Les Assemblées provinciales en France avant 1789/06


LES PROVINCES DE L’EST.


I. — LORRAINE ET BAR

Les assemblées provinciales de l’est de la France forment, à côté de celles dont nous avons essayé déjà de restituer l’histoire, un groupe particulier, en tête duquel se place la Lorraine.

La généralité de Nancy comprenait les deux anciens duchés de Lorraine et de Bar, c’est-à-dire le département actuel des Vosges et une partie de la Meurthe, de la Meuse et de la Moselle. Réunie à la couronne depuis une vingtaine d’années seulement, cette province n’avait pas tout à fait la même organisation que le reste du royaume, sans cependant avoir conservé d’états particuliers. Elle ne se divisait pas en élections, mais en bailliages ; on en comptait trente-six, dont vingt-cinq dans le duché de Lorraine et onze dans le duché de Bar. La même étendue forme aujourd’hui douze arrondissemens, Épinal, Mirecourt, Neufchâteau, Remiremont et Saint-Dié dans les Vosges, Nancy, Lunéville et Château-Salins dans la Meurthe, Bar-le-Duc et Commercy dans la Meuse, Briey et Sarreguemines dans la Moselle. On y payait très peu d’impôts, 13 livres seulement par tête ou la moitié de ce qu’on payait en Champagne, et la population y était bien plus nombreuse et plus riche.

L’assemblée provinciale de cette généralité se composait de 48 membres. M. de Fontanges, évêque de Nancy, qui la présidait d’abord, ayant été nommé archevêque de Bourges, l’évêque de Saint-Dié, M. de La Galaisière, le remplaça dans la présidence, en attendant l’arrivée du nouvel évêque de Nancy, M. de La Fare. M. de La Porte, intendant, remplissait les fonctions de commissaire du roi. Les procureurs syndics élus furent, pour les deux premiers ordres, le baron de Fisson, conseiller au parlement, et pour le tiers-état, M. Coster, avocat, ancien premier commis des finances, secrétaire perpétuel de l’académie de Nancy, auteur d’une Vie du dux de Lorraine Charles III et d’un Éloge de Colbert, qui avait concouru avec celui de Necker à l’Académie française. Parmi les membres, on peut citer : dans le clergé, l’évêque d’Ascalon, vicaire-général de l’évêque de Trêves pour la partie française de son diocèse, et l’abbé de Dombasle, chanoine de l’église cathédrale de Nancy, oncle du célèbre agronome de ce nom ; dans la noblesse, le comte de Custine, maréchal-de-camp, qui venait de prendre une part glorieuse à la guerre d’Amérique ; dans le tiers-état, M. de Manézy, maire de Nancy ; M. Durival, ancien secrétaire des conseils du roi Stanislas, auteur de la grande Description historique de la Lorraine et du Barrois ; M. Duquesnoy, avocat à Briey, qui s’est fait connaître plus tard par de nombreux écrits économiques et politiques ; M. Haxo, prévôt à Saint-Dié, etc.

Les procès-verbaux de cette assemblée[1] sont des plus importans. Les documens qu’ils renferment attestent une grande habitude de toutes les questions financières et administratives. La Lorraine n’avait pu voir en vain des règnes comme ceux de Léopold, de François et de Stanislas. Elle avait déjà plus de six cents lieues de routes ouvertes. La corvée y avait, comme tous les impôts, un tel caractère de douceur que, lorsqu’il fut question d’exécuter l’édit qui la supprimait, un cri s’éleva de toutes parts pour demander au moins la liberté d’option. Dans toutes les autres provinces, excepté le Hainaut, le roi avait arrêté d’avance le règlement de l’assemblée provinciale et des assemblées secondaires ; mais en Lorraine il provoqua une délibération pour lui indiquer les changemens que les habitudes locales pouvaient rendre nécessaires. L’assemblée consacra un grand nombre de séances à l’examen du règlement, et arrêta une constitution complète de la province, qui contenait de véritables améliorations, surtout pour les municipalités rurales.

La principale de ses délibérations roula sur une question de douanes. Dans un mémoire présenté à l’assemblée des notables, M. de Calonne, adoptant un plan tracé par Necker dans son traité de l’Administration des Finances, avait proposé la suppression immédiate de toutes les douanes intérieures et l’établissement d’un tarif uniforme et modéré aux frontières du royaume. « Un travail récemment terminé, disait-il, a fait connaître que le droit de circulation intérieure, objet de 5,500,000 livres, serait facilement compensé par l’extension générale du commerce, par une perception égale de droits sagement combinés à toutes les entrées et sorties du royaume, par une diminution très considérable des frais de recouvrement, et par l’abolition de la contrebande… » Suivait l’énumération des droits nouvellement proposés, et dont aucun n’avait en effet le caractère prohibitif ni même fiscal à l’excès, puisque les plus élevés ne dépassaient pas 20 pour 100 et qu’ils se tenaient presque tous entre 10 et 15 pour 100 de la valeur. C’était, à très peu de chose près, le tarif qui fut voté quatre ans plus tard par l’assemblée constituante, avec cette différence que l’assemblée admit un plus grand nombre de prohibitions. Ce tarif, le plus libéral qu’on ait vu, était donc parfaitement conforme aux principes du récent traité avec l’Angleterre, et, s’il avait pu être appliqué, notre commerce extérieur, déjà considérable en 1787, aurait pris un rapide essor, au lieu de tomber de moitié pendant la période révolutionnaire et impériale.

L’assemblée des notables avait approuvé en principe le tarif, mais sous la réserve que les assemblées provinciales de Nancy, de Metz et de Strasbourg seraient préalablement appelées à donner leur avis. Ces trois généralités formaient en effet, à l’angle nord-est du territoire, ce qu’on appelait les provinces d’étranger effectifs c’est-à-dire qu’elles communiquaient librement avec l’étranger, tandis qu’une barrière de douanes les séparait du reste du royaume. Depuis là réunion de la Lorraine à la France, on avait souvent voulu faire disparaître cette anomalie ; mais l’opinion locale avait toujours défendu ce qu’elle regardait comme un précieux privilège. Une polémique assez vive s’était engagée à ce sujet, quelques années auparavant, entre M. Coster, qui soutenait l’ancien état de choses, et l’abbé Morellet, qui l’attaquait au nom des intérêts manufacturiers. Le bureau chargé d’examiner cette question choisit pour rapporteur l’abbé de Domnasle ; son rapport, fort étendu, exposait le pour et le contre, et ne concluait pas. La nomination de M. Coster comme procureur-syndic indiquait cependant l’opinion qui dominait dans l’assemblée. Les syndics présentèrent ce qu’on appelait leurs réquisitions dans un sens tout à fait contraire au nouveau tarif. Ce fut le baron de Fisson qui porta la parole. « Il y a vingt-sept ans, dit-il, qu’on imprime et qu’on raisonne sur le tarif. À l’exception de quelques mémoires particuliers qui nous ont été donnés par quelques maîtres de forges et d’usines à fer, toutes les réponses faites à la commission intermédiaire ont été contraires, et, si l’on excepte un très petit nombre de fabricans, tous ont fait des vœux pour qu’il fût rejeté. »

Les syndics résumaient en ces termes les principales raisons invoquées : « Nos grains, qui sont la principale de nos exportations, conviennent rarement à un pays aussi fertile que la France, et nous les voyons tomber de valeur quand il ne nous est pas permis de les vendre hors du royaume ; c’est le Luxembourg, c’est la Suisse, par les débouchés de la Franche-Comté et de l’Alsace, qui nous débarrassent de ce que nous avons de superflu dans notre production. La Suisse se charge aussi de nos huiles de navette. Nos vins sont trop médiocres pour supporter la concurrence des vins de France. Notre commerce étranger semble fondé sur les indications mêmes de la nature. Les rivières qui prennent leur source dans cette province ne touchent à la France par aucun point et ne deviennent navigables qu’en s’avançant vers l’étranger. Le reculement des barrières, en interrompant nos communications avec l’étranger, nous donnerait, il est vrai, une liberté entière de commerce avec la France ; mais il est facile de connaître que nous aurions, à quelques nuances près, la même liberté, si on nous maintenait dans notre état actuel. Tous les produits des manufactures françaises nous parviennent actuellement en franchise absolue. Jetons un coup d’œil sur la Suisse : elle n’a pas de barrières, et elle est renommée par ses manufactures. Il en est de même des cercles de l’empire et des villes anséatiques. Sous ce régime favorable, il s’en élève tous les jours de nouvelles parmi nous, tandis que la Bourgogne, qui a reçu le tarif de 1664, et la Franche-Comté celui de 1667, n’en ont presque point. Nos manufactures de coton prospèrent par la liberté de notre commerce. Un de leurs avantages est de tirer les cotons de la Turquie et du Levant, qui ne leur arriveraient, d’après le tarif, que chargés de droits considérables. Il s’en forme tous les jours de nouvelles, les fabriques se répandent même dans les campagnes. La petite ville de Sainte-Marie-aux-Mines, à l’extrémité de la province, a plus que doublé sa fabrication depuis le faible espace de dix à douze années. La comparaison du progrès de ces fabriques avec l’état de langueur des fabriques champenoises ne laisse aucun doute que la liberté qu’auraient nos manufactures de verser en France ne compenserait pas la perte des autres privilèges dont elles jouissent dans leur état d’indépendance actuelle. Les propriétaires des usines à fer semblent seuls désirer le tarif ; mais une preuve que ces usines n’en ont pas besoin, c’est qu’elles se sont élevées sans ce secours, et que leur nombre devient tous les jours plus considérable. » Les syndics terminaient en invoquant le souvenir du duc Léopold, si justement populaire. « Le duc Léopold, en rentrant dans ses états, y trouva les mœurs, l’agriculture, la population et le commerce ruinés par les malheurs que les deux duchés venaient d’essuyer. Son génie réparateur ressuscita d’abord les mœurs par la sagesse de ses lois. Il prodigua des encouragemens à l’agriculture, Sous un règne aussi modéré, la population s’accrut, et l’on sait avec quel empressement les étrangers accoururent dans notre pays, où ils étaient attirés par la douceur du gouvernement. Les regards du prince se portèrent bientôt sur le commerce, qui devait vivifier la nation. Le commerce étranger ne lui parut pas un obstacle à ses desseins et il dédaigna le système timide des prohibitions. Cette prospérité commande beaucoup de circonspection dans les lois nouvelles : il ne faut pas faire d’expérience d’anatomie sur les corps vivans. »

Les avantagés attachés à cette liberté de commerce étaient fort atténués par ce qu’on appelait les droits de traite foraine, perçus au profit du roi entre la province de Lorraine et celle des Trois-Évêchés. Les syndics proposaient de s’entendre avec l’assemblée provinciale de Metz pour racheter en commun ces droits, qui, bien que très modiques, gênaient beaucoup le commerce à cause des nombreuses enclaves que les deux provinces avaient l’une dans l’autre. La délibération qui fut prise à la presque unanimité se terminait ainsi : « L’assemblée déclare qu’elle regarde le projet de reculement des barrières comme désastreux pour la Lorraine et le Barrois, contraire à leurs privilèges, nuisible à leur agriculture, destructif de leur commerce, et en particulier de celui d’entrepôt, sans qu’il en résulte pour le gouvernement aucun avantage réel. » A la suite de cette délibération, il en fut pris une seconde portant que la commission intermédiaire se concerterait avec celle de Metz pour examiner dans quelle proportion chacune des deux provinces devrait contribuer au rachat de la traite foraine.

À voir les termes évidemment exagérés de la délibération, on devine qu’il s’y glissait autre chose que la question du moment. L’application du nouveau tarif pouvait être plus ou moins avantageuse à la province, mais à coup sûr elle ne pouvait avoir pour effet de nuire à son agriculture et de détruire son commerce. Ce qui le prouve, c’est que la Lorraine, soumise plus tard, avec toute la France, à un tarif beaucoup plus restrictif, à néanmoins doublé sa richesse ; mais elle craignait, et non sans raison, de se laisser absorber dans le système financier de la monarchie et de n’être plus maîtresse d’elle-même. On ne peut, en douter quand on lit dans les conclusions des syndics le passage suivant, qui, relégué à la fin de leur rapport et présenté sans développemens, contenait cependant le motif principal du refus : « Il est de la nature d’un tarif de changer d’un moment à l’autre, de varier suivant la politique des princes, ce qui substituerait à une législation simple, immuable, à l’abri des changemens et des vexations, une législation qui n’aurait pas les mêmes caractères, et qui livrerait tôt ou tard les habitans de ces provinces à l’arbitraire le plus inquiétant et le plus inévitable. » Probablement les idées auraient changé avec le temps, si la Lorraine avait vu durer le gouvernement libre qui succédait au bon plaisir monarchique ; pour le moment, l’exemple du passé ne justifiait que trop sa défiance. On y jouissait d’une aisance très supérieure à celle des provinces plus anciennement réunies ; la modicité des impôts y avait produit un bon marché général. La livre de Lorraine n’était que les trois quarts de la livre de France, et une différence analogue se retrouvait dans le prix de toutes choses.

L’extrême division des propriétés commençait adonner des embarras, et on avait songé aux remèdes qui pouvaient apporter au mal quelque adoucissement. Le rapport sur cette question fut encore fait par le baron de Fisson. « Le cultivateur qui possède vingt jours de terre dans une saison est souvent obligé de conduire à trente endroits différens s’a charrue et de parcourir tout un canton. De cette division résulte, outre la perte de temps, celle du terrain et de la semence qui tombe et qui pourrit dans les raies séparatrices de ces propriétés morcelées. La facilité des anticipations de la part de tant de voisins donne lieu à une infinité de procès. De là aussi la difficulté de clore. Il s’agirait de remédier à cette division par des échanges. Ne serait-il pas nécessaire que l’assemblée sollicitât des bontés du roi que tous échanges qui auraient lieu pendant l’espace de dix ans, et qui se feraient dans la vue d’opérer des réunions d’héritages, pussent s’exécuter sans autres frais que ceux des contrats authentiques, lesquels ne paieraient que le droit le plus modique pour le contrôle ? » Le baron de Fisson indiquait encore quelques précautions à prendre dans les successions, sans toucher au principe de l’égalité des partages, consacré par la coutume de la province. « La coutume veut, dit-il, que l’aîné dresse les lots et que le plus jeune choisisse, et ainsi des autres successivement, sans distinction de sexe. Quelque égalité que l’aîné se soit appliqué à mettre dans les lots, il ne peut manquer d’être lésé par cette forme : c’est toujours le moins bon qui lui reste. Pour se garantir de tout dommage et s’assurer d’une parfaite égalité, les aînés ont coutume, entre les gens de la campagne, de diviser chaque pièce de l’héritage commun en autant de parties qu’ils ont de cohéritiers, et voilà la véritable cause du morcellement des propriétés. Pour le prévenir, il ne faut point toucher à l’ordre établi, ce serait porter le trouble dans les familles ; mais on pourrait ordonner qu’à l’avenir, après que les lots auraient été dressés par l’aîné des enfans ou son représentant i ils seraient tirés au sort, et défendre de morceler les champs et les prés, sauf à assigner une plus value en argent en cas d’inégalité dans la valeur des héritages. » Ces vœux ont reçu un commencement de satisfaction par le code civil, mais une grande partie du mal subsiste encore.

Le roi venait de rendre un édit pour faciliter les clôtures et soustraire le plus possible de terres cultivées à la servitude du parcours et de la vaine pâture. Le baron de Fisson, dont la parole avait d’autant plus d’autorité qu’il était conseiller au parlement en même temps que syndic-général, insista sur l’utilité de ces dispositions et proposa de les étendre à toutes les terres semées en prairies artificielles, ce qui a été fait par le code rural de 1791. Son opinion sur la nouvelle loi pour la liberté du commerce des grains mérite d’être citée. « Cette liberté, dit-il, est un bienfait pour la Lorraine comme pour toutes les provinces agricoles ; c’est le moyen de soutenir à une valeur à peu près égale une denrée de première nécessité, dont le prix règle tous les autres prix, et d’éviter ces baisses trop considérables qui ruinent les laboureurs et ces augmentations immodérées qui réduisent le peuple à l’extrême misère. L’exportation habituelle et illimitée est comme un fleuve qui s’écoule tranquillement, etc. »

Pour la formation des assemblées secondaires, la province fut divisée en douze districts, qui correspondaient assez exactement aux douze arrondissemens d’aujourd’hui ; l’assemblée provinciale montra pour ces assemblées secondaires autant de déférence que l’assemblée des notables en avait montré pour elle-même : aucune délibération un peu importante ne fut prise sans avoir consulté les districts.

Au nombre des membres de l’assemblée, élus en 1789 aux états-généraux se trouvait le comte de Custine, qui ne fut pas nommé à Nancy, mais à Metz. Après avoir toujours voté à l’assemblée nationale avec la majorité réformiste, il fut appelé en 1792 au commandement de l’armée du Rhin, et défendit bravement le territoire. On sait que, l’année suivante, accusé de trahison pour n’avoir pu délivrer Mayence, il fut condamné à mort et exécuté. Il avait pour aide-de-camp son fils, qui subit le même sort.

Le nouvel évêque de Nancy, M. de La Fare, qui devait présider à l’avenir l’assemblée provinciale, était le petit-fils de ce marquis de La Fare, ami de Chaulieu, bien connu pour ses poésies légères. Nommé aux états-généraux, il fut choisi pour prononcer le sermon d’inauguration, le 4 mai 1789, en présence du roi, après la messe du Saint-Esprit. « Ce discours de près de sept quarts d’heure, dit l’Introduction au Moniteur, fut écouté avec intérêt ; le tableau des funestes effets du régime féodal, du luxe de la cour et des villes, mis en opposition avec la misère des campagnes, l’éloge du roi et des bienfaits qu’il préparait à la nation, de concert avec ses représentans, causèrent une impression qui fit oublier la décence, et l’orateur fut applaudi sans respect pour la majesté de la cérémonie. » Tous les contemporains sont unanimes sur l’effet produit par ce discours, qui contenait le programme des réformes généralement désirées. M. de La Fare ne conserva pas longtemps ces espérances ; il émigra en 1790, et ne revint en France qu’à la restauration ; il devint alors archevêque de Sens, pair de France, ministre d’état et cardinal. Charles X le désigna, en 1823, pour prononcer à Reims le sermon du sacre, rapprochement curieux pour ceux qui se souvenaient de l’avoir entendu à Versailles en mai 1789.


II. — TROIS-ÉVÊCHÉS ET CLERMONTOIS.

La généralité de Metz ou des Trois-Évêchés comprenait les arrondissemens actuels de Metz et Thionville dans la Moselle, de Verdun et Montmédy dans la Meuse, de Toul et Sarrebourg dans la Meurthe et de Sedan dans les Ardennes, plus une partie de la vallée de la Sarre, qui a cessé de nous appartenir. Bien plus anciennement réunie que celle de Nancy, elle était aussi beaucoup moins prospère ; on n’y comptait que 680 habitans par lieue carrée au lieu de 934, et on y payait 19 livres 9 sols d’imposition par tête au lieu de 12 livres 19 sols. La petite principauté du Clermontois, enclavée dans la province, appartenait à la maison de Condé, qui venait de la céder au roi ; la petite ville de Varennes, célèbre par l’arrestation de Louis XVI, faisait partie du Clermontois, qui avait pour chef-lieu Clermont en Argonne, et qui forme aujourd’hui deux cantons du département de la Meuse.

La généralité de Metz ayant moins d’étendue que celle de Nancy, l’assemblée provinciale ne se composait que de 32 membres. Le président nommé par le roi était l’évêque de Metz, M. de Montmorency-Laval, grand-aumônier de France et frère du maréchal duc de Laval ; après lui venaient l’évêque comte de Verdun et l’évêque comte de Toul : tous trois avaient eu autrefois la souveraineté de leur diocèse, et portaient encore le titre de princes du saint-empire. Dans la noblesse figuraient le marquis de Chérisey, lieutenant-général, M. de Walter de Neurbourg et le baron de Pouilly, maréchaux-de-camp, qui furent élus plus tard aux états-généraux ; dans le tiers-état, plusieurs échevins de Metz, le maire de Toul, le maire de Sarrebourg, le maire de Thionville, le lieutenant-général du Clermontois. Les deux procureurs-syndics élus furent, pour les deux premiers ordres, M. de Tinseau, lieutenant-colonel, et pour le tiers-état M. Maujean, chevalier, seigneur de Labry, maître-échevin de la ville de Metz.

Ce titre de maître-échevin avait une grande importance historique, La ville de Metz avait été longtemps une véritable république, gouvernée par une aristocratie bourgeoise assez semblable à celles des républiques italiennes et des villes libres de l’empire. La charge de maître-échevin était d’abord à vie ; elle devint annuelle à partir du XIIe siècle. Tant que dura la souveraineté épiscopale, le maître-échevin balança l’autorité des prélats ; après la réunion du pays messin à la France, il ne fut guère plus qu’un maire ordinaire, et en échange de ses antiques privilèges on lui donna la noblesse et le titre de chevalier. Une organisation analogue se retrouvait dans les villes épiscopales de Toul et de Verdun.

L’intendant de Metz, M. Depont, étant empêché par un deuil de famille, ce fut l’intendant de Nancy, M. de La Porte, qui remplit les fonctions de commissaire du roi. La question du tarif fut, comme à Nancy, le principal objet des délibérations, mais elle ne donna lieu qu’à un rapport assez bref. « La province, y était-il dit, a toujours été très attachée à ses franchisés ; le reculement des barrières n’a jamais été envisagé qu’avec effroi par toutes les classes d’habitans. Demander ou consentir le tarif, quand même on aurait l’espérance qu’il ferait naître des manufactures, serait opérer un mal très certain et très grand, pour un seul espoir très incertain et peu vraisemblable. » L’assemblée vota, à l’unanimité des voix, que le roi serait supplié de ne pas reculer les barrières à l’extrême frontière de la province et de ne pas lui imposer le tarif. Là aussi on s’exagérait la portée du changement proposé ; ce vote montre toujours combien les provinces qui avaient goûté de la liberté du commerce répugnaient à accepter des douanes, même quand on leur offrait en échange le libre accès du marché français.

L’assemblée retentit des doléances des manufacturiers de Sedan contre le traité de commerce avec l’Angleterre. « La draperie royale de Sedan, dit le bureau du bien public, qui voit sa ruine inévitable, a représenté au conseil du roi l’anéantissement de son commerce, la situation désespérée de quatorze mille ouvriers sans ressources, la chute prochaine de ses maisons les plus accréditées. La ville de Sedan, quoique contrariée par sa situation géographique à l’extrémité du royaume, éloignée de tous les ports, manquant des matières premières qu’elle tire à grands frais de l’Espagne, était parvenue, malgré tant d’obstacles, à un point qu’elle ne pouvait espérer. Mille métiers en activité fabriquaient vingt mille pièces de draps fins de 24 à 26 aunes, qui se vendaient depuis 18 jusqu’à 34 livres l’aune, et qui produisaient une somme de 10,780,000 liv., tirée en grande partie de l’étranger. Le dernier traité a brisé les barrières protectrices des fabriques nationales. Les Anglais achèteront par de premiers sacrifices l’avantage de les écraser ; ils peuvent mettre leurs draps à des prix si bas qu’ils arrêteront toute concurrence et attireront à eux seuls ce commerce important. » Ces plaintes étaient bien un peu en contradiction avec le vote précédent, mais l’assemblée ne se piqua pas d’être fort logique ; elle accueillit les réclamations des manufacturiers de Sedan, et chargea son président d’interposer ses bons offices auprès du conseil du roi.

Une autre délibération roula sur la liberté d’exportation pour les grains, qui venait d’être instituée par édit royal. Sur le rapport de l’évêque de Toul, l’assemblée opina que cette liberté ne devait pas être illimitée, et que, quand le quintal de blé aurait atteint sur le marché de Metz le prix de 12 livres 10 sols, ce qu’elle espérait ne voir arriver jamais, le roi serait supplié d’arrêter l’exportation, à la condition toutefois que l’assemblée provinciale de Lorraine se réunirait à celle des Trois-Évêchés pour en faire la demande. C’était mettre une bien basse limite au prix du blé dans la province, où il était en effet moins cher que dans le reste du royaume ; au point de vue économique, c’était une erreur, mais une preuve de désintéressement de la part des propriétaires qui formaient l’assemblée.

Pour les vingtièmes, l’assemblée offrit la moitié de l’augmentation demandée, à la condition qu’elle en ferait elle-même la répartition. Comme elle annonçait l’intention de toucher aux formes jusqu’alors suivies par le clergé pour la levée de sa part d’impôt, les membres de cet ordre protestèrent, non sans quelque raison, car ces formes traditionnelles allégeaient beaucoup le fardeau pour les ecclésiastiques pauvres ; tout en posant le principe d’une contribution additionnelle de la part du clergé, les instructions ministérielles avaient admis le maintien des anciennes formes.

Tous les rapports sur les travaux publics furent faits par l’évêque de Verdun, M. Desnos. Telle était alors l’occupation favorite du successeur de ces grands évêques de Verdun qui accolaient dans leurs armes l’épée avec la crosse et qui tenaient tête aux rois et aux empereurs. Mais ce qui parut passionner le plus les esprits par suite sans doute de quelque circonstance locale, ce fut une sorte d’acte d’accusation dressé par l’évêque de Toul, au nom du bureau du bien public, contre les offices d’huissiers-priseurs pour meubles. « Un cri public, disait ce prélat, s’est élevé dans la province contre les huissiers-priseurs. Depuis leur funeste établissement, ils n’ont été occupés qu’à donner une extension progressive à leurs fonctions et aux droits qui leur ont été attribués. Cette augmentation presque illimitée est devenue aujourd’hui effrayante ; elle nous a paru telle d’après les plaintes générales et malheureusement trop fondées qui nous ont été portées. Cet objet est devenu infiniment intéressant pour toutes les classes de citoyens, et surtout pour les malheureux habitans des campagnes, dont les faibles successions sont dévorées par les droits excessifs, les abus crians, etc. » Suivait un long détail des exactions attribuées aux huissiers-priseurs, tableau probablement fort grossi, mais que l’assemblée sanctionna par son vote, en demandant la suppression de ces officiers publics ! et en chargeant son président d’insister auprès des ministres pour l’obtenir le plus tôt possible.

L’assemblée ayant eu à désigner trois avocats qui devaient être rétribués, par la province pour donner gratuitement des consultations dans l’intérêt des communes, un de ses choix se porta sur M. Rœderer, avocat à Metz, dont le fils devait être députe aux états-généraux, conseiller d’état, comte, sénateur, pair de France et membre de l’Institut. M. Rœderer fit répondre qu’étant déjà le conseil des principaux propriétaires de la province, dont les intérêts pouvaient se trouver en désaccord avec ceux des communes, il ne croyait pas devoir accepter.

Dans son discours de clôture, l’évêque président, après avoir rappelé sommairement les principales délibérations, ajouta : « Oui, le clergé, la noblesse, le tiers-état, animés des mêmes sentimens, du même désir du bien, ont cherché tous les moyens de l’opérer. Vous qui partagez avec moi les fonctions honorables qu’il a plu au roi de nous confier, je dois vous rendre et je vous rends avec la plus grande satisfaction un témoignage public de votre zèle patriotique, de vos vues bienfaisantes et éclairées, de votre capacité, de votre activité, de votre assiduité au travail, de votre entier et absolu désintéressement. C’est à ces traits qu’on reconnaît le vrai citoyen et zélé patriote. Vous allez retourner dans vos foyers, au milieu de vos concitoyens ; vous vous écrierez avec un juste et légitime enthousiasme : Français, écoutez-nous, le roi bienfaisant qui nous gouverne voudrait que nous fussions tous heureux ; forcé par la situation des finances de lever des impôts sur ses peuples, il veut que la perception s’en fasse avec justice, égalité et économie ; il nous a prescrit de prendre tous les moyens possibles pour soulager les peuples, pour encourager et accroître le commerce, pour fertiliser les campagnes. » Cet évêque de Metz, d’une éloquence si affectueuse, si patriotique, était le cousin du vicomte Matthieu de Montmorency-Laval, qui avait été élevé par Sieyès, et qui, après s’être distingué aux états-généraux par sa passion pour toute sorte de réformes, se repentit dans l’émigration, et reçut de Louis XVIII le titre de duc et le portefeuille des affaires étrangères.

Après la clôture de l’assemblée, l’agitation qui régnait partout se répandit dans le pays messin. Ce pays voulut avoir aussi ses états provinciaux ; on alla même jusqu’à leur donner le nom ambitieux d’états-généraux d’Australie, en souvenir de l’époque mérovingienne. M. Emmery, avocat à Metz, qui est devenu depuis sénateur, comté et pair de France, se mit à la tête du mouvement. Une réunion se tint à l’hôtel de ville de Metz, le 15 janvier 1789, sous la présidence du marquis de Chérisey, que le roi avait nommé le premier membre de la noblesse à l’assemblée provinciale ; elle se composait de 22 membres du clergé, 49 de la noblesse et 75 du tiers-état ; Rœderer, alors conseiller au parlement, et déjà connu par ses écrits économiques et politiques, y assistait. « Nous avons dessein, dit le président, de demander à sa majesté que l’administration provinciale soit convertie en états provinciaux. » Le maréchal de Broglie, gouverneur de la province, blâma cette assemblée comme illégale, mais M. de Chérisey tint tête au maréchal ; il fut nommé à la fin de 1789 colonel-général de la garde nationale.


III. — ALSACE.

La généralité de Strasbourg comprenait les deux départemens actuels du Haut-Rhin et du Bas-Rhin, qu’on désignait alors sous le nom de Haute et Basse-Alsace. Malgré le peu d’étendue de cette généralité, l’assemblée provinciale se composait de 48 membres à cause de sa population et de sa richesse. Le président naturel eût été le cardinal de Rohan, prince-évêque de Strasbourg ; mais la scandaleuse affaire du collier étant encore toute récente, le roi choisit à sa place le bailli de Flachslanden, grand’croix de l’ordre de Malte, avec le titre de turcopolier ou chef de la langue de Bavière[2]. Parmi les autres membres du clergé se trouvaient l’évêque de Dora, vicaire-général de Strasbourg, le baron d’Andlau, prince-abbé de Murbach et de Lure, l’abbé de Neubourg, l’abbé de Marmoutier ; dans la noblesse, le prince de Broglie, fils du maréchal, le duc de Valentinois, prince héréditaire de Monaco ; dans le tiers-état, M. Chauffour, syndic de Colmar, M. de Cointoux, prêteur royal de Haguenau, M. Schwendt, syndic de la noblesse immédiate de la Basse-Alsace, M. de Dartein, prêteur royal de Schelestadt, Les procureurs syndics élus furent, pour les deux premiers ordres, le baron de Schauenbourg, chevalier d’honneur d’épée au conseil souverain ou parlement d’Alsace, et pour le tiers-état M. Hell, grand-bailli du Haut et Bas-Landser.

Le trait caractéristique de cette assemblée, c’est qu’il s’y trouvait plusieurs protestans qui siégèrent sans difficulté auprès des membres les plus élevés du clergé catholique. Un ajustement reproché à l’ancien régime les lois contre les protestans ; ces règlemens barbares n’étaient plus appliqués sous Louis XVI. Quelle plus grande preuve peut-on avoir de cette tolérance que la nomination de Necker au ministère, quoiqu’il fût protestant et même étranger ? Les protestans servaient depuis longtemps dans l’armée, si bien qu’un ordre spécial, l’ordre du mérite militaire, avait été créé pour eux en 1759, le serment imposé aux chevaliers de Saint-Louis étant incompatible avec leur foi. Un édit venait de leur rendre l’état civil, c’est-à-dire d’autoriser les curés, et à leur défaut les juges civils, à enregistrer légalement les naissances, les mariages et les décès, concession plus importante en droit qu’en fait, car la filiation des familles n’en était pas moins constatée, et les successions se réglaient sans trop d’embarras. Les protestans formant le tiers environ de la population de l’Alsace, et leurs droits ayant été réservés par des conventions particulières, il avait paru naturel et juste de les appeler à faire partie de l’assemblée provinciale. On peut citer parmi eux le baron de Falkenhayn, lieutenant-général des armées du roi, et le baron de Dietrich, célèbre minéralogiste, stettmeister ou maire de Strasbourg.

Quoique la langue allemande dominât encore dans la province, les procès-verbaux de l’assemblée sont en français. Dans ce pays de grande féodalité politique et religieuse, on ne dissimula point la nécessité de répartir plus également que par le passé les charges publiques. L’intendant de la province, M. de La Galaisière, s’exprimait ainsi dans son discours d’ouverture : « S’il n’est pas en votre pouvoir de diminuer la masse des contributions de la province, vous en rendrez le fardeau moins sensible en le répartissant avec plus d’égalité. L’opération que j’ai commencée pour établir cette égalité précieuse a eu un plein succès dans quelques bailliages où l’essai en a été fait ; peut-être croirez-vous devoir l’adopter, et ce qui me donne cette confiance, c’est que cette opération, présentant l’idée d’un cadastre fait volontairement et sans frais entre les propriétaires, sans aucune intervention d’autorité, semble entrer absolument dans les vues et dans les principes de la nouvelle forme d’administration que le roi donne à son royaume. » Dès les premières séances, M. Schwendt, membre du tiers-état, lut un mémoire long et détaillé sur les impositions perçues en Alsace, où se trouvait le passage suivant : « Les prérogatives attachées à la naissance, à l’état, au caractère civil, aux charges et emplois, à l’existence politique et aux privilèges, sont innombrables dans cette province et présentent un tableau d’exemption peut-être unique. Les princes étrangers possessionnés en Alsace, les ordres de Malte et teutonique, jouissent de l’exemption de toute contribution personnelle et réelle ; la noblesse et le clergé sont affranchis de toute imposition autre que les vingtièmes, la capitation, le remboursement et les gages du conseil souverain. Les biens des officiers du conseil souverain, ceux des officiers de chancellerie, ne sont cotisés qu’à la portion colonique quand ils sont affermés, et, quand ils sont exploités par les propriétaires, exempts de la subvention pour trois charrues. Les bourgeois de la ville de Strasbourg ou leurs descendans possédant ces mêmes biens non imposés lors de la capitulation sont exempts. Vous jugerez par cette énumération succincte du nombre étonnant d’exemptions que renferme cette province. Tant de privilégiés doivent aggraver les charges des contribuables ordinaires, et s’il n’est pas possible de les diminuer, ayons du moins les yeux sur les abus qui peuvent en résulter. »

Pour remédier, disait-on, à ces abus, et en réalité pour préparer le moment où tous les propriétaires contribueraient dans la proportion de leur fortune, le bureau des impositions proposa l’exécution d’un cadastre où toutes les propriétés devaient figurer sans exception. « Il sera nécessaire, dit-il, de solliciter un arrêt du conseil d’état pour être sûr de n’avoir aucune résistance ou aucun refus à craindre, de la part surtout des grands propriétaires qui, à raison de leurs privilèges, pourraient faire naître des obstacles à ces opérations. Vous aurez à y comprendre les princes étrangers, qui, jusqu’à présent, n’ont voulu partager avec vous aucune charge de l’état, et d’autres privilégiés imposés jusqu’à présent sur des rôles particuliers. C’est à l’autorité souveraine qu’il faut demander la facilité de former ce tableau de proportion, que plusieurs administrateurs ont tenté en vain d’établir. Nous en ayons la preuve sous les yeux : M. de La Galaisière, guidé par l’intérêt général, a éprouvé des refus et de la résistance ; c’est à quoi il faut obvier. » Les privilégiés comprirent parfaitement où l’on voulait en venir, et dans la séance du 3 décembre 1787 l’évêque de Dora, produisant une procuration du cardinal de Rohan, déclara en son nom que, le clergé n’ayant jamais contribué aux impositions que sous forme de don gratuit, il ne pouvait consentir à ce que les biens ecclésiastiques fussent compris dans le cadastre. Il n’en fut pas moins décidé séance tenante, et à la très grande pluralité des suffrages, dit le procès-verbal, que l’assemblée solliciterait du roi un arrêt du conseil pour obtenir les moyens de faire dresser un cadastre des biens-fonds de la province, sans aucune exception, et quant aux déclarations de l’évêque de Dora il fut délibéré qu’aucune espèce de réserves ni de protestations ne pouvait être admise par l’assemblée : vote d’autant plus remarquable que parmi ceux qui y prirent part figuraient le président, représentant de l’ordre de Malte, les principaux abbés et quelques-uns des plus grands propriétaires de la province.

À propos de l’augmentation demandée pour les vingtièmes, une démonstration du même genre se reproduisit. « Le bureau des impositions, dit le rapporteur, a considéré que le roi, ayant ordonné la perception de l’imposition des vingtièmes selon les véritables principes établis par l’édit de 1749, n’a point entendu en augmenter la contribution pour ceux qui l’ont acquittée conformément à ces principes, mais qu’il a voulu l’étendre à ses propres domaines et à ceux des propriétaires se prétendant privilégiés ou exempts qui n’y ont point contribué jusqu’à présent ; toute augmentation sur cette partie d’imposition ne pouvait avoir lieu en cette province, écrasée sous le poids des charges supportées uniquement par la classe roturière, qu’autant qu’un plus grand nombre de contribuables y seraient assujettis. Cette augmentation ne pourra donc être assise qu’autant qu’il plaira au roi de supprimer ou de suspendre l’effet des exemptions qui ont eu lieu jusqu’ici. » M. Schwendt donna en même temps lecture d’une déclaration du corps de la noblesse immédiate de la Basse-Alsace, ainsi conçue : « Le corps de la noblesse, toujours prêt à faire le sacrifice de ses droits et privilèges à l’intérêt général, offre d’acquitter les vingtièmes dans les lieux où les biens de ses membres sont situés. » Sur quoi l’assemblée, après avoir voté des remercîmens au corps de la noblesse de la Basse-Alsace, offrit une augmentation d’un sixième sur les vingtièmes, mais à la condition que tous les domaines qui formaient le sol de l’Alsace, sans distinction de privilégiés et d’exempts, y seraient assujettis.

Parmi les mémoires présentés sur des questions de travaux publics, il y en eut un du prince de Broglie, mestre-de-camp commandant du régiment de Bourbonnais-infanterie, chevalier de l’ordre de Saint-Louis et de l’ordre américain de Cincinnatus. Ce mémoire avait pour objet de montrer que les ouvrages faits jusqu’alors contre les débordemens du Rhin avaient eu des résultats insuffisans, et qu’il valait mieux, y substituer une digue continue de Huningue à Strasbourg. On estimait qu’une somme annuelle de 130,000 livres devait suffire pour terminer avec le temps ce grand travail ; la province contribuait déjà pour 30,000 livres par an à ce qu’on appelait les épis du Rhin, on proposait de s’imposer volontairement 100,000 livres en sus. Le mémoire du jeune officier fut inséré par acclamation au procès-verbal Le nom de la principale promenade de Strasbourg, le Broglie, prouve que l’auteur n’était pas le premier de sa famille qui s’occupât des travaux publics de cette province.

Si les protestans commençaient à jouir de tous leurs droits civils et même politiques, les juifs, plus nombreux en Alsace qu’ailleurs, restaient encore en dehors des lois. Dans son discours de clôture, le bailli de Flachslanden dit sur eux quelques mots bien méritoires de la part d’un membre du clergé : « Une société d’hommes que sa religion et ses préjugés rendent étrangère partout excitera votre attention. Le contrat que vous avez fait avec eux, l’humanité, vous ordonnent de les protéger. Il devient nécessaire d’implorer de la sagesse du gouvernement une loi qui, en les rendant plus citoyens, les force à adopter un genre de vie plus analogue à la société et moins oppressif pour les peuples dont ils préparent la ruine sans être plus heureux, puisque le plus grand nombre est réduit à l’indigence. » On sait que l’assemblée constituante elle-même recula d’abord devant les préjugés ; les juifs ne furent assimilés qu’en 1791 aux autres citoyens.

À tout instant, dans les procès-verbaux, on voit percer une assez vive irritation contre les princes étrangers possesseurs de terres en Alsace. L’assemblée provinciale les eût certainement contraints à acquitter leur part des charges publiques, et peut-être même à vendre leurs domaines. La révolution a voulu les en dépouiller sans indemnité, et il en est résulté la guerre de 1792, qui a coûté à la France en général et à l’Alsace en particulier cent fois plus que la valeur des possessions confisquées. La vente des biens du clergé et des émigrés a produit en Alsace une révolution dans la propriété qui n’a eu d’égale dans aucune autre partie de la France ; mais l’agriculture alsacienne et la population rurale ne s’en sont pas très bien trouvées. Nulle part le fléau du morcellement n’est poussé si loin. La conservation d’un certain nombre de grands domaines eût contenu cet émiettement, qui donne aujourd’hui de si vives inquiétudes. Ces ventes forcées n’ont pas créé en Alsace la petite propriété, puis qu’elle s’étendait déjà sur une moitié du sol ; elles n’ont fait que la généraliser et la pousser à l’excès.

En 1789, le bailli de Flachslanden fut nommé député aux états-généraux par le tiers-état du bailliage d’Haguenau, nomination caractéristique pour un homme de son rang et de son ordre. En même temps le baron d’Andlau, prince-abbé de Murbach et de Lure, fut élu par le clergé du bailliage de Colmar, le prince de Broglie par la noblesse du même bailliage, ainsi que le baron de Flachslanden, frère du bailli et maréchal-de-camp, M. Schwendt par le tiers-état de Strasbourg, M. Hell, procureur-syndic, par le tiers-état d’Haguenau, etc. Ces députés votèrent tous, dans les premiers mois de l’assemblée nationale, avec la majorité réformiste, sans en excepter le titulaire de cette grande abbaye-principauté de Murbach, où l’on ne pouvait être admis qu’en prouvant seize générations de noblesse, tant du côté maternel que du côté paternel. En 1791, les députés du clergé émigrèrent, ainsi que le baron de Flachslanden, qui devint dans l’exil le ministre de la guerre de Louis XVIII. Le prince de Broglie resta fidèle à la cause de la révolution : à la clôture de l’assemblée constituante, il prit du service comme maréchal-de-camp à l’armée du Rhin ; mais, quand on lui présenta le décret du 10 août qui prononçait la suspension du roi, il refusa de le reconnaître. Traduit devant le tribunal révolutionnaire, il mourut sur l’échafaud le 27 avril 1794, laissant un jeune enfant, qui a été président du conseil des ministres sous le règne de Louis-Philippe.

Un autre membre de l’assemblée provinciale d’Alsace, le baron de Dietrich, eut une fin non moins tragique. Comme le prince de Broglie, il embrassa d’abord avec ardeur les principes de la révolution ; mais, comme lui, il refusa d’aller jusqu’à la chute de la monarchie. Premier maire constitutionnel de Strasbourg, il rédigea l’adresse de sa municipalité, qui demandait à l’assemblée nationale la punition des auteurs du 10 août. Poursuivi, pour ce fait, il fut d’abord acquitté, puis repris et condamné à mort. Le baron de Schauenbourg, procureur-syndic, devenu général en 1792, commanda avec succès les armées de la république. M. Schwendt est mort conseiller à la cour de cassation en 1821.


IV. — FRANCHE-COMTÉ.

La généralité de Besançon, ancienne province de Franche-Comté, se divisait en quatre grands bailliages : le bailliage d’amont, chef-lieu Vesoul ; le bailliage d’aval, chef-lieu Lons-le-Saulnier ; le bailliage du milieu, chef-lieu Dôle, et le bailliage de Besançon, qui forment aujourd’hui les trois départemens de la Haute-Saône, du Doubs et du Jura. Ces quatre grandes fractions se subdivisaient en quatorze bailliages secondaires, qui forment aujourd’hui dix arrondissemens, et dont les chefs-lieux étaient Besançon, Dôle, Gray, Vesoul, Salins, Arbois, Lons-le-Saulnier, Orgelet, Pontarlier, Baume-les-Dames, Ornans, Poligny, Quingey et Saint-Claude[3].

La Franche-Comté, conquise par Louis XIV, n’avait été définitivement réunie à la couronne que par le traité de Nimègue en 1678. En 1787, il n’y avait donc pas beaucoup plus de cent ans qu’elle appartenait à la France. Elle avait joui, tant qu’elle fit partie de l’empire, d’une indépendance presque complète. Il n’en était pas de même depuis la réunion à la France. Comme l’Alsace et la Lorraine, elle payait fort peu d’impôts, 13 livres 14 sols par tête ; mais ces immunités ne la contentaient pas, et elle regrettait ses anciens privilèges. La capitulation de Dôle en 1668, signée par Louis XIV en personne, portait (article 3) que la ville de Dôle resterait la capitale de la province, qu’on y continuerait toujours l’assemblée des états, et qu’on n’en ôterait jamais le parlement et l’université. Ces promesses n’avaient pas été tenues ; les états, dont l’origine remontait aux temps les plus anciens, ne s’étaient pas réunis depuis 1666, le parlement et l’université avaient été transférés à Besançon ; un intendant ou commissaire-départi gouvernait arbitrairement la province.

Quand il s’agit d’y établir une assemblée provinciale sur le modèle des autres, les ministres eurent soin de déclarer, pour ménager les susceptibilités locales, que le roi n’entendait pas déroger aux privilèges de la province, et que, les états ayant été seulement suspendus par ses prédécesseurs, il se réservait d’en ordonner la convocation quand il le croirait utile à son service et au bien de ses sujets. Ces précautions n’empêchèrent pas l’explosion qu’on redoutait de la part de la nation séquanaise ou franc-comtoise, comme elle aimait encore à s’appeler. Il a été impossible de retrouver la liste des membres désignés par le roi pour former la première moitié de l’assemblée provinciale ; mais tout indique que cette liste a existé, du moins en projet, et que la présidence avait été dévolue à l’archevêque de Besançon, M. de Durfort, un des prélats les plus pieux et les plus respectés du royaume.

Le parlement de Besançon donna le premier le signal de la résistance[4]. Ce corps n’avait cessé, depuis la conquête, de réclamer les antiques libertés, et il s’était mis plusieurs fois en révolte ouverte contre l’autorité royale. Il garda la même attitude quand le roi rendait par le fait les institutions si regrettées en les adaptant aux besoins nouveaux. Ses remontrances, du 1er septembre 1787, débutaient ainsi : « Sire, du sein de la douleur dont votre majesté a été pénétrée à la vue de la misère des peuples et de l’épuisement de ses finances, elle a cru ne pouvoir accorder à ses sujets un plus grand bienfait, ni se procurer à elle-même des droits mieux fondés à leur reconnaissance que de détruire une administration odieuse dans tous les temps et tombée dans un discrédit universel. Vous avez reconnu le désordre de cette administration informe et essentiellement oppressive ; l’abus a crié si fort, et de toutes parts, qu’enfin il s’est fait entendre ; on ne s’est plus occupé qu’à sauver du mécontentement général une administration plus onéreuse aux peuples que les besoins de l’état, et à l’accréditer davantage en paraissant l’abandonner : c’est dans cette vue que paraît avoir travaillé celui qui vous a proposé le nouveau plan des assemblées provinciales. Il n’était pas possible de présenter avec plus d’artifice un projet plus séduisant pour votre cœur paternel : votre majesté a ducroire que les peuples auraient une satisfaction complète ; les commissaires départis et tous leurs suppôts paraissaient dépouillés de tout. »

Le gouvernement avait envoyé au parlement, pour le faire enregistrer, l’édit général sur les assemblées provinciales ; mais il avait refusé de communiquer le règlement spécial à la province comme étant un acte d’administration non soumis à l’examen du parlement. C’est à cette omission que s’attacha le parlement de Besançon, comme celui de Bordeaux, pour refuser l’enregistrement. « Nous sommes, disait-il, dans l’impossibilité de discuter exactement le mérite de ce nouvel ordre d’administration inconnu dans la monarchie depuis treize siècles. Nous ne connaissons ni les règlemens auxquels elle doit être assujettie, ni son régime, ni ses fonctions. Ce mystère fait naître nécessairement une idée peu favorable à une innovation si importante, et qui, accordée comme un bienfait, ne pouvait être trop tôt ni trop clairement développée ; il en résulte un obstacle perpétuellement invincible à la vérification de l’édit. » Suivait un tableau de l’administration des intendans, qui n’avait été que trop vrai sous les deux derniers règnes, mais qui cessait de l’être : « Le commissaire départi du conseil exerce de fait, avec tous ses suppôts, un pouvoir énorme que la loi désavoue ; par un bouleversement de toutes les notions, les officiers-généraux commandans dans la province, les évêques qui la dirigent, les membres de votre parlement, les officiers municipaux des villes, tous réunis, n’exercent pas une autorité aussi absolue, aussi universelle, aussi redoutée qu’un seul subdélégué. Ce pouvoir arbitraire est exercé d’une manière qui répond parfaitement à sa destination ; il n’a pour base que des décisions clandestines, appelées arrêts du conseil, qui chargent les peuples d’une grande partie des impôts sous le poids desquels ils succombent. On ne prend plus la peine de faire illusion aux peuples, on date ces ordres effrayans de tous les jours de l’année indifféremment, même de ceux où il est le plus notoire que votre majesté n’a tenu aucun conseil ; on ne leur donne pas moins la sanction de votre présence. »

Ce que le parlement voulait supprimer, c’était l’institution même des intendans et la suprématie du conseil d’état ; le régime des assemblées provinciales, qui admettait l’une et l’autre en les renfermant dans de justes bornes, ne pouvait donc lui convenir. « Une assemblée ainsi organisée, disait-il, de quelques noms illustres et chers à la province dont on affecte d’en décorer le début, ne pourrait être regardée comme une assemblée provinciale, puisque la province n’aurait aucune part à sa formation, et, sous le point de vue de la dépendance du commissaire départi et des arrêts du conseil, elle ne pourrait être considérée que comme un surcroît d’administrateurs de même espèce que ceux à qui ils seraient associés. » Bien que l’édit eût été approuvé par l’assemblée des notables et promulgué par le nouveau ministère, on le présentait comme l’œuvre exclusive de M. de Calonne. « Nous ne pouvons dissimuler à votre majesté que ses sujets sont consternés quand ils voient qu’un homme renvoyé de son conseil avec le plus grand éclat au milieu de ses opérations, qu’on a livré sans ménagement à la haine publique, qui est poursuivi criminellement pour tous genres de prévarications et de malversations, qui a commencé à se faire justice en se bannissant du royaume, est cependant celui dont tous les plans sont constamment suivis, tant en administration qu’en finances. »

Non content de flétrir avec cette violence un premier ministre à peine tombé, le parlement poussait la hardiesse jusqu’à invoquer le souvenir du temps où la Franche-Comté appartenait à la maison d’Autriche et jouissait de tous ses droits. « Alors, disait-il dans un langage presque factieux, les mots d’amour paternel annonçaient toujours des bienfaits, et le mot de bienfait appelait toujours la reconnaissance. Ces rois, dignes de l’être, ont cédé à Louis XIV les droits qu’ils avaient sur la province ; ils ont stipulé pour elle la conservation de ses privilèges, franchises et immunités dans toute leur intégrité, et toutes les puissances de l’Europe s’en rendirent garantes dans les traités qui ont confirmé cette cession. L’instant qui réunit l’héritière de ceux qui, avec une exactitude religieuse, nous ont conservé notre constitution avec l’héritier de celui qui a promis solennellement de la maintenir, loin d’être la funeste époque de sa destruction, sera consacré par le rétablissement de son activité ; sa majesté reconnaîtra qu’il est de sa justice, et la reine qu’il est de la protection héréditaire que réclame la Franche-Comté, de lui conserver une représentation des trois ordres qui la composent, et de ne pas y substituer une assemblée inconstitutionnelle qui ne représente rien, soumise à une autorité plus inconstitutionnelle encore. »

Cette allusion au mariage de Louis XVI avec une princesse de la maison d’Autriche servait assez habilement de voile à la comparaison des deux dominations, mais n’en déguisait qu’à demi la gravité. Le parlement réclamait donc comme un droit le rétablissement des états de la province tels qu’ils étaient avant la réunion, c’est-à-dire en trois ordres séparés ; il admettait seulement que la chambre du tiers-état devînt plus nombreuse. « Si la sollicitude paternelle que votre majesté doit principalement aux pauvres n’est pas suffisamment apaisée par la représentation dont jouissait le tiers-état dans les assemblées de nos états, elle peut y suppléer en ordonnant que le tiers-état sera représenté par des députés de chaque district, et même, si elle le juge à propos, de chaque communauté (commune). Plus la représentation du tiers-état sera nombreuse, plus votre parlement applaudira, et nous pouvons vous assurer, sire, que les deux premiers ordres, loin d’envier au peuple tout ce qui peut soulager sa misère ou l’en consoler, seront flattés, honorés d’avoir pour coopérateurs les citoyens vertueux que cet ordre estimable choisira dans son sein. »

Le gouvernement maintint d’abord sa volonté ; cependant il ne paraît pas que l’assemblée provinciale se soit réunie, car on n’en a trouvé aucune trace. Quand survinrent les malheureux édits de mai 1788, le parlement de Besançon refusa de les enregistrer comme tous les parlemens de France, et y fut, comme les autres, contraint par la force. Exilés et dispersés, ses membres se répandirent sur tous les points de la province et y portèrent l’agitation. Le corps de la noblesse n’avait pris jusque-là aucune part à la querelle ; mais après l’exil du parlement cent gentilshommes se réunirent et signèrent le 4 juin une lettre au roi pour réclamer à leur tour le rétablissement des anciens états. M. de Brienne, premier ministre, leur répondit que, la noblesse ne pouvant s’assembler sans la permission du roi, tout acte non précédé de cette formalité était nul de soi, que le roi pèserait cependant le vœu qu’on venait de lui exprimer, et qu’après tout une assemblée d’états ne différait guère d’une assemblée provinciale. La, noblesse voulut se réunir de nouveau ; mais sur l’ordre du marquis de Saint-Simon, commandant de la province, qui menaçait d’employer la force, elle se sépara par deux fois, et finit par s’assembler au prieuré de Saint-Renobert le 10 septembre 1788. Là elle vota une seconde lettre au roi, en y joignant une pièce historique très importante, la protestation des gentilshommes de Franche-Comté contre la suppression des états, adressée à Louvois lui-même le 5 août 1679 et revêtue de quatre-vingt-douze signatures.

Presque en même temps la révolution ministérielle s’accomplissait à Versailles, M. de Brienne était remplacé par Necker. Dès ce moment, tout changea de face en Franche-Comté comme partout. La noblesse put se réunir à Quingey pour exprimer librement ses doléances. Le parlement, relevé de son exil, rentra solennellement à Besançon. Louis XVI, pressé par la reine, qui n’avait pas été insensible au souvenir de famille rappelé si à propos, se montra disposé à rétablir les états de la province ; mais un nouveau personnage venait d’entrer en scène et allait l’occuper tout entière. Les états-généraux étaient convoqués, et toute la France fermentait à cet appel. Le tiers-état de Franche-Comté, peu actif jusqu’alors, éleva la voix pour protester contre l’ancienne forme des états, qui ne lui accordait qu’une représentation insuffisante, et il fut soutenu par le clergé inférieur ; le haut clergé et la noblesse résistèrent, et une nouvelle lutte commença.

Un arrêt du conseil du roi, en date du 1er novembre 1788, essaya de tout concilier. « Le roi, y était-il dit, ayant voulu confier aux provinces de son royaume une partie de l’administration intérieure, avait formé le projet d’établir dans chacune d’elles une administration provinciale ; mais ses sujets de la Franche-Comté ont montré le vœu d’obtenir par préférence leurs anciens états provinciaux. Considérant que ses intentions peuvent être remplies sous l’une et l’autre forme, et ayant égard aux représentations qui lui ont été faites, notamment par son parlement de Besançon, sa majesté avait fait inviter quelques personnes notables des trois ordres à se réunir pour lui présenter un projet de nouvelle formation d’états qui, en se rapprochant autant qu’il serait convenable de l’ancienne constitution du pays, se conciliât néanmoins avec les diverses dispositions qu’un changement dans l’ordre des choses paraît exiger. Et comme, durant cet examen, la chambre ecclésiastique de la province et la noblesse, assemblées avec la permission du roi pour concourir au même but, ont supplié sa majesté de convoquer les états du pays dans leur ancienne forme, afin d’avoir un avis encore plus éclairé sur la meilleure manière de constituer dorénavant cette assemblée, le roi a bien voulu adhérer à leur demande, d’après la connaissance que sa majesté a prise de leur délibération, laquelle annonce la ferme intention de propose ? des changemens conformes aux vues de justice et de sagesse qui l’animent, et notamment d’admettre dans l’ordre du clergé un certain nombre de curés qui, par leur état et leurs occupations journalières, se trouvent à portée de faire connaître les besoins de la classe la plus indigente du peuple, d’admettre indistinctement dans les états des représentans de toutes les villes du pays, d’appeler aussi dans une proportion équitable les habitans des campagnes, etc. » Ce langage peut être considéré comme peu royal après ce qui s’était passé ; mais à coup sûr il ne pouvait être plus paternel et, plus bienveillant.

En exécution de cet arrêt du conseil, les états de Franche-Comté se réunirent à Besançon dans la même forme qu’en 1666, c’est-à-dire en trois chambres séparées, le 27 novembre 1788. Le marquis de Saint-Simon, commandant-général, et M. de Canmartin de Saint-Ange, intendant, remplissaient les fonctions de commissaires du roi. « Il est enfin arrivé, dit l’intendant, ce jour si longtemps attendu, si vivement désiré par vos pères, où les trois ordres de la Franche-Comté peuvent s’occuper en commun du bonheur de la province. Un changement de domination, un siècle de désuétude, tout semblait éloigner de plus en plus la restauration de cette assemblée ; mais le vœu public est enfin exaucé : la Franche-Comté voit renaître son ancienne constitution, et je regarde comme l’époque la plus brillante de ma vie celle où je suis chargé d’annoncer à une grande province le bienfait le plus signalé qu’elle pût attendre de la justice de son souverain. » M. de Caumartin réclamait une part personnelle dans le rétablissement des états ; voici en quels termes : « Après quelques essais heureux tentés dans différentes provinces, sa majesté s’était déterminée à former dans tout le royaume des assemblées provinciales. Consulté alors sur cet objet important, j’ai pensé que cette institution salutaire n’était pas applicable à une province qui avait joui pendant une longue suite de siècles d’une constitution différente, dont la forme, quoique suspendue, n’avait jamais été abrogée. Plusieurs de vous savent quels furent à cette époque mes discours et mes démarches. L’événement a justifié mes présages. Pendant que je parlais avec franchise dans le secret du conseil, le parlement faisait entendre avec éclat sa voix au pied du trône, et renouvelait au nom de la province une demande qu’il avait déjà formée dans des temps moins prospères. Lorsque je remettrai entre vos mains l’administration qui sera confiée à votre vigilance, je tâcherai de vous développer, etc. » Ainsi l’intendant lui-même, si violemment attaqué par le parlement, abdiquait devant les états.

La chambre du clergé fut présidée, suivant l’ancien usage, par l’archevêque de Besançon ; la chambre de la noblesse choisit pour président le prince de Bauffremont, qui comptait parmi ses ancêtres le président de la noblesse de tout le royaume aux états-généraux de 1614. La présidence de l’ordre du tiers revenait, d’après la coutume au lieutenant-général du bailliage d’amont ; mais le titulaire de cette charge, M. de Raze, ayant déclaré dès la première séance qu’il n’entendait pas faire valoir son droit, la présidence fut déclarée élective, et l’assemblée élut aussitôt M. de Raze lui-même, rendant ainsi à la personne de l’officier l’honneur qu’il venait de détacher de son office. La ville de Besançon, autrefois ville impériale et jouissant à ce titre d’une constitution républicaine, hésita d’abord à députer aux états ; mais elle finit par s’y décider, tout en exprimant la réserve de tous ses droits, libertés, privilèges, immunités, franchises, coutumes et usances, et elle adressa un mémoire au roi pour prendre acte de ces réserves.

Ce qu’il était facile de prévoir arriva. Les trois ordres ne purent pas s’entendre. Au lieu d’un seul plan combiné en commun pour l’organisation future des états, il y en eut deux, l’un présenté par la noblesse et le clergé, et l’autre par le tiers. Dans le plan des deux premiers ordres, les états devaient continuer, pour se conformer à l’ancienne constitution, à se composer de trois ordres, trois chambres et trois voix. Le plan du tiers-état, copié sur celui que venait de voter le Dauphiné, se rapprochait beaucoup plus de la constitution des assemblées provinciales ; les états n’y devaient former qu’une seule chambre, composée de 144 membres, 24 pour le clergé, 48 pour la noblesse et 72 pour le tiers-état.

En réponse à cette double proposition, le roi adressa le 31 décembre un message aux états pour les dissoudre : « Les trois ordres ne se sont pas accordés sur la manière d’organiser les états de la province ; le roi se croit en conséquence obligé de s’assurer du vœu général des habitans. Comme il va se tenir dans chacun des grands bailliages une assemblée pour l’élection des députés aux états-généraux, ces assemblées, en même temps que leurs cahiers de doléances, exprimeront dans un acte séparé leur vœu respectif sur la constitution à donner aux états de la province. Si le moment où ces assemblées bailliagères se sépareront se trouvait éloigné de l’ouverture des états-généraux, les états seront convoqués de nouveau, et, réunis aux députés élus dans les assemblées bailliagères, ils examineront les plans arrêtés par lesdites assemblées. Si la tenue des états-généraux est prochaine, la question des états provinciaux pourra y être traitée, et après la clôture des états-généraux on mettra en activité les états particuliers de la Franche-Comté. » Il était impossible de montrer plus de condescendance.

En même temps parut le fameux Résultat du conseil du roi du 27 décembre 1788, qui réglait les formes à suivre pour les élections aux états-généraux. Ce règlement, rédigé par Necker, portait que les élections auraient lieu par bailliages, et que le nombre, des députés du tiers-état serait égal à celui des deux autres ordres réunis. À cette nouvelle, les deux chambres du clergé et de la noblesse des états de Franche-Comté se réunirent et protestèrent le 6 janvier 1789. Vingt-deux membres de la noblesse et neuf membres du clergé se séparèrent de leur ordre et prirent une délibération à part pour adhérer aux ordres du roi. Parmi les vingt-deux gentilshommes qui se prononçaient ainsi pour l’abolition des privilèges figuraient le prince de Saint-Mauris[5], colonel du régiment de Monsieur et grand-bailli de Besançon, le marquis et le vicomte de Toulongeon, deux frères qui furent nommés plus tard aux états-généraux, le célèbre ingénieur d’Arçon, qui avait inventé en 1780 les batteries flottantes pour le siège de Gibraltar, Terrier de Montciel, qui fut en 1792 un des derniers ministres de Louis XVI, le marquis de Lezay-Marnésia, qui cultivait les lettres et l’agriculture dans son château de Saint-Julien, près de Lons-le-Saulnier, et qui venait de publier une brochure sur la suppression des corvées et le rétablissement des états provinciaux, le marquis de Grammont, un des cinq gendres du duc d’Ayen et par conséquent un des beaux-frères du général Lafayette, etc. Le prince de Montbarey, ancien ministre de la guerre, père du prince de Saint-Mauris, était présent ; mais il s’abstint de prendre parti, alléguant sa qualité de ministre d’état. En tête des dissidens du clergé se plaça M. Seguin, chanoine du chapitre de Besançon, qui fut plus tard évoque métropolitain de l’est en remplacement de M. de Durfort, démissionnaire pour refus de serment, puis député à la convention et au conseil des cinq-cents.

Le parlement se réunit aussitôt, et un arrêt du 12 janvier 1789 ordonna la suppression des deux délibérations qui, n’ayant pu être consignées sur le registre des états, avaient été déposées chez un notaire. Un officier du parlement se rendit chez le notaire détenteur et enleva la minute des deux actes. Les membres de la noblesse et du clergé qui n’avaient commis d’autre crime que de se déclarer prêts à obéir au roi s’adressèrent à Versailles ; l’arrêt du parlement fut cassé par un arrêt du conseil du 21 janvier. « Sa majesté, y était-il dit, déclare qu’elle honore de son approbation spéciale les motifs d’amour, d’obéissance et de zèle qui ont dicté ces deux déclarations, et pour donner aux membres des deux ordres qui les ont souscrites une marque authentique de sa satisfaction, veut sa majesté que le contenu desdites déclarations soit annexé au présent arrêt, et qu’il soit imprimé et affiché partout où besoin sera. »

Cette division des deux premiers ordres, cette lutte ouverte du parlement contre la volonté royale, redoublèrent la fermentation. D’innombrables brochures se succédèrent. Les curés de campagne se réunirent de tous côtés pour signer des actes d’adhésion à la déclaration des membres dissidens du clergé. Les municipalités des villes et villages prirent des délibérations ardentes pour réclamer les droits du tiers-état. Le parlement ne se tint pas pour battu par cette levée de boucliers, qu’encourageait la déclaration du roi, affichée partout, et il eut l’imprudence de rendre l’arrêt longuement motivé du 27 janvier 1789 qui mit le comble à la confusion.

Aucun parlement ne s’était encore attribué avec tant d’arrogance le droit de faire la leçon à tout le monde. La cour y déclarait, après force considérans historiques, tenir pour maximes inviolables : que les états de la province étaient composés de trois chambres et de trois ordres, qu’il n’était pas permis aux états d’en changer la constitution et qu’elle ne pourrait être modifiée que par la nation franc-comtoise assemblée par individus, que les députés aux états-généraux devaient être nommés par les états de la province et non par les bailliages, que les états-généraux devaient être convoqués, dans la forme de 1614, en nombre égal pour chaque ordre, que les députés ne pouvaient rien changer à la constitution des états-généraux, et que ce droit n’appartenait qu’à la nation entière assemblée individuellement, etc. La chambre de la noblesse aux états de la province avait décidé qu’elle n’admettrait dans son sein que les gentilshommes ayant cent ans de noblesse : le parlement annulait cette décision comme inconstitutionnelle et reconnaissait le droit d’entrée et de vote à tout gentilhomme possédant fief.

Une émeute populaire éclata contre le parlement à Besançon ; les maisons de plusieurs membres de la cour furent insultées, et ils se crurent obligés de prendre la fuite. Le marquis de Lahgeron, qui avait succédé dans le commandement de la province à M. de Saint-Simon, était l’ami de Necker et le partisan de ses idées ; il arrivait tout exprès de la cour pour faire exécuter les ordres du roi. Sa fille avait épousé le prince de Saint-Mauris, qui s’était mis à la tête des novateurs, et que poursuivait plus que tout autre la haine du parlement. Le régiment de Piémont, alors en garnison à Besançon, avait pour colonel le comte Louis de Narbonne, autre ami de Necker et de Mme de Staël, qui partageait aussi les idées nouvelles. Ces trois hommes commandant la force armée firent sans doute peu d’efforts pour contenir les passions populaires.

Cette province était la seule en France où il restât encore des serfs sur un point isolé du mont Jura : Voltaire avait attaqué avec énergie les droits du chapitre de Saint-Claude ; une décision du parlement de Besançon les avait maintenus. En 1779, le roi Louis XVI avait affranchi par un édit les derniers serfs de ses domaines. Le chapitre de Saint-Claude résistait toujours. En 1789, les serfs du mont Jura remplirent la France entière de leurs protestations. « C’est l’attribut de la royauté, disaient-ils dans une requête au roi, d’effacer les traces de l’esclavage et de restituer à des hommes qui naissent libres le droit qu’ils tiennent de la nature. » Quand des serfs parlent ainsi, ils sont bien près de devenir libres. L’évêque de Saint-Claude, M. de Rohan-Chabot, se déclara publiquement pour eux. « La mainmorte, dit-il à une assemblée du bailliage d’aval, est au nombre des abus qui affligent le plus les habitans des campagnes ; les terres de mon évêché, encore indivises avec mon chapitre, sont affligées de ce fléau. J’ai souvent regretté de ne pouvoir le détruire, et j’unis de bon cœur mes supplications à celles que mes vassaux adressent à sa majesté pour qu’il lui plaise affranchir gratuitement leurs personnes et leurs biens. »

C’est au milieu de ces agitations qu’eurent lieu les élections pour les états-généraux. Le haut clergé s’abstint généralement, les curés de campagne firent tout ce qu’ils voulurent ; ni l’archevêque de Besançon ni l’évêque de Saint-Claude ne furent élus ; l’abbé de Luxeuil, M. de Clermont-Tonnerre, ne fut même pas admis à voter. La noblesse avait d’abord déclaré qu’elle ne se rendrait pas aux élections, mais elle se ravisa ; elle avait surtout pour but d’écarter le prince de Saint-Mauris, qui succomba en effet à Besançon devant M. de Grosbois, premier président du parlement. Cette petite victoire fut la seule qu’obtint le parti de la résistance. Un incident fortuit vint bientôt montrer à quel point les passions étaient excitées. Un conseiller au parlement de Besançon, M. de Mesmay, avait ouvert son château de Quincey à des réjouissances populaires, quand un baril de poudre éclata dans une écurie, sans blesser personne. La foule se répandit au dehors en criant qu’on avait voulu la faire sauter. Les paysans prirent les armes, se jetèrent sur les châteaux, les incendièrent, et massacrèrent les habitans. Il fut prouvé que l’explosion avait eu lieu par accident, mais le coup était porté. Ce baril de poudre retentit dans toute l’Europe.

Le prince de Saint-Mauris, premier auteur de la révolution de Franche-Comté, émigra en 1791 et se rendit à l’armée des princes ; il y fut assez mal reçu et rentra en France ; arrêté en 1794 comme accusé de conspiration contre Robespierre, il porta sa tête sur l’échafaud. Sa veuve, qui avait partagé sa prison, épousa en secondes noces le prince Louis de La Trémouille ; elle a joué sous ce nom un rôle brillant et actif au commencement de la restauration, mais dans un sens bien différent de ses opinions premières[6]. Le marquis de Toulongeon rejoignit de bonne heure l’armée des princes ; son frère le vicomte resta fidèle à la majorité. L’ingénieur d’Arçon prit du service dans les armées de la république ; il est mort sénateur et membre de l’Institut. Le marquis de Lézay-Marnésia émigra en Amérique, où il fit une grande tentative de colonisation qui ne réussit pas. Le marquis de Graramont n’est mort qu’en 1841, membre de la chambre des députés. Le comte Louis de Narbonne fut élu en 1790 commandant des gardes nationales du département du Doubs. Après avoir été Un moment ministre de la guerre en 1792, il se réfugia à l’étranger ; rentré en France en 1800, il devint aide-de-camp de l’empereur et ambassadeur à Vienne.


V. — LYONNAIS.

Entre la Franche-Comté et le Dauphiné, la généralité de Lyon comprenait les deux départemens actuels du Rhône et de la Loire, qui n’ont ensemble que l’étendue moyenne d’un département, et qui n’en ont d’abord formé qu’un. Elle se divisait en cinq élections : Lyon en Lyonnais, Villefranche en Beaujolais, Saint-Étienne, Montbrison et Roanne en Forez, qui forment aujourd’hui autant d’arrondissemens. L’assemblée provinciale se composait de 40 membres et avait pour président M. Malvin de Montazet, archevêque de Lyon, membre de l’Académie française[7]. On peut encore remarquer dans le clergé l’abbé de Castellas, doyen de l’église de Lyon, et le fameux abbé Rozier, auteur du Dictionnaire de Physique et du Cours général d’Agriculture ; dans la noblesse, le marquis d’Albon, le marquis de Monspey, le baron de Rochetaillée ; dans le tiers-état, M. Goudard, négociant en soieries, nommé aux états-généraux en 1789, et M. de Gérando, père du conseiller d’état. L’intendant de la province, commissaire du roi, était M. Terray, que l’on a déjà vu intendant de la Haute-Guienne en 1779 et assez mal disposé pour la nouvelle forme administrative. Les deux procureurs-syndics élus furent, pour les deux premiers ordres, le baron de La Roche, et pour le tiers-état M. Barou du Soleil, procureur-général honoraire à la cour des monnaies.

Les procès-verbaux de cette assemblée[8] ne présentent rien de saillant. Elle se réunit régulièrement du 5 novembre au 5 décembre 1787, et s’occupa des travaux ordinaires. Le discours d’ouverture de l’intendant, plus court et plus sec que ceux de la plupart de ses collègues, témoignait encore d’une certaine réserve ; celui de l’archevêque-président respirait au contraire la plus parfaite confiance dans le succès de l’institution. Le seul vote remarquable porta sur l’augmentation des vingtièmes, que l’assemblée refusa en se fondant sur l’état de crise où se trouvait la ville de Lyon. Ce vote eut des conséquences assez graves. Après la clôture de l’assemblée, la commission intermédiaire[9] demanda au prévôt des marchands de tenir ses séances à l’hôtel de ville ; mais les magistrats municipaux, poissés par l’intendant, refusèrent. La commission fut contrainte de se réunir au château d’Oullins, près de Lyon, qui appartenait à l’archevêque, et là elle écrivit aux ministres pour se plaindre de ce procédé. En même temps l’intendant s’opposait à l’impression des procès-verbaux sans son autorisation préalable ; les syndics-généraux lui firent une réponse assez vive. « Nous sommes chargés, monsieur, de vous témoigner l’étonnement de la commission sur l’interprétation que vous avez donnée aux ordres de M. le garde des sceaux en vous déterminant à empêcher par voie d’autorité la distribution des procès-verbaux que l’assemblée a fait imprimer en la forme de droit. La plus simple réflexion peut rétablir les choses dans l’état où elles doivent être, et la commission se flatte d’autant plus que votre opinion s’accordera avec la sienne sur cet objet, qu’ayant entre vos mains, depuis plusieurs jours, une expédition en forme du procès-verbal, vous n’y avez sûrement rien trouvé qui puisse blesser l’ordre public. » L’intendant ayant persisté dans sa résistance, l’archevêque écrivit lui-même aux ministres, et la défense fut levée. Il fut en même temps décidé que les séances de la commission se tiendraient à l’avenir à l’hôtel du Concert, qui formait une des dépendances de l’hôtel de ville.

Un mémoire lu à la commission à la fin de février 1788 contient des détails intéressans sur une de ces crises commerciales qui affligent périodiquement la ville de Lyon. Une souscription ouverte sur place pour venir au secours des ouvriers sans travail avait produit 280,000 livres, « somme qui paraîtra d’autant plus considérable, disait l’auteur du mémoire, que dans le cours de la même année l’Hôtel-Dieu a reçu en aumônes extraordinaires, pour l’établissement des lits à seul, 165,000 livres. » Ces efforts généreux ne suffisaient pas. Le nombre des ouvriers secourus, suivant les états fournis par les curés, s’élevait à 19,680, et les deux sous qui leur étaient alloués par jour formaient un total de 59,000 livres par mois ; si de nouvelles aumônes ne survenaient pas, la caisse ne devait plus avoir de fonds à distribuer au 15 avril. »

L’élévation subite du prix de la soie, sans doute par suite de quelque maladie analogue à celle qui attaque aujourd’hui le précieux ver, avait commencé par ralentir le cours ordinaire des manufactures. « A ce premier inconvénient, poursuivait le mémoire, s’en joint un autre plus affligeant encore, c’est la stagnation totale du commerce de nos étoffes. La ville de Lyon fournit essentiellement l’Allemagne et tous les états du nord ; mais les lois somptuaires de la Prusse, de la Suède, de l’empire, la guerre de la Russie avec le Turc, le défaut de consommation dans le Levant, les manufactures d’Italie, celles de Valence en Espagne, et depuis longtemps les révolutions de la mode dans la capitale, toutes ces causes, réunies à la rareté des soies, non-seulement ont arrêté toutes les commissions, mais empêchent même la vente des étoffes fabriquées. On assure qu’il y en a d’amoncelées dans les magasins de nos fabricans pour plus de 12 millions. Il est impossible de proposer au gouvernement de soutenir la fabrication par des avances sur le prix de là matière et des façons, puisqu’un pareil moyen ferait monter encore le prix des soies et emmagasinerait inutilement des étoffes dont la multiplicité rabaisserait de plus en plus la valeur. »

On attendait la foire de Leipzig, « regardée comme le vrai thermomètre des manufactures de Lyon, » pour savoir si les commissions reviendraient. Pour le moment, on réclamait de nouveaux secours de la part des souscripteurs volontaires, et on suggérait une organisation plus active de la charité. « Nous vous proposons de former dans chacun des vingt-huit quartiers de la ville un bureau des pauvres, comme il en existe déjà dans plusieurs paroisses ; ce bureau serait composé de dix ou douze personnes, hommes ou femmes, dont l’aisance, le loisir et la charité leur permettraient de surveiller cent ménages par exemple, et qui fourniraient le pain et la viande nécessaires par des cartes signées chez le boucher et le boulanger. Cette inspection, bornée sur un certain nombre d’individus, s’exercerait plus exactement : elle rapprocherait le riche du malheureux, elle exciterait davantage la sensibilité du bienfaiteur et la reconnaissance du pauvre ; on trouverait plus facilement les moyens d’occuper les ouvriers sans travail. La mendicité pourrait être rigoureusement défendue. MM. les curés présideront, guideront, éclaireront les commissaires dans leurs paroisses, et la Providence hâtera le succès d’une œuvre dictée par l’humanité, la religion et le patriotisme. » Ces conclusions furent adoptées, et les syndics-généraux se chargèrent de l’exécution.

L’archevêque de Lyon, qui était en même temps abbé de Saint-Victor de Paris, mourut à Paris, dans son palais abbatial, le 2 mai 1788 ; la commission intermédiaire, qu’il avait soutenue de son crédit dans un moment critique, exprima les plus vifs regrets de sa perte ; il fut remplacé dans son archevêché par M. de Marbeuf, évêque d’Autun, remplacé lui-même par M. de Talleyrand, et il eut pour successeur à l’Académie française le chevalier de Boufflers. Lors de la réception du nouvel élu, l’Académie française entendit de nobles paroles sur son prédécesseur. Après un élégant portrait de M. de Montazet comme homme d’église, comme homme du monde et comme écrivain, M. de Boufflers ajoutait : « C’est lui, quand la Providence semblait oublier son diocèse, qui en remplissait les fonctions ; c’est lui qui veillait aux besoins renaissans d’un pays où les habitans des campagnes attendent leur subsistance de la prospérité de la capitale », tandis que le sort de cette capitale elle-même dépend du goût et des caprices du luxe de tout l’univers. On ne sait que trop sur quelle base fragile repose l’opulence de cette cité superbe, et la fortune, qui a tout fait pour elle, est toujours prête à détruire son ouvrage. Plus d’une fois, sans sa main protectrice, cette précieuse colonne de notre commerce était prête à s’écrouler. Dans ces momens de crise, prompt à se montrer au milieu de son peuple affligé, ses discours promettaient des temps plus heureux, ses bienfaits permettaient de les attendre, et c’est ainsi que la vertu d’un homme balançait une calamité publique. »

À son tour, Saint-Lambert, qui répondait au récipiendaire, s’exprima ainsi : « M. l’archevêque de Lyon aimait l’assemblée provinciale dont il était le président. Là il voyait la noblesse, oubliant ses prétentions et non le véritable honneur, se confondre avec le peuple, et le peuple n’avait plus pour elle ce respect mêlé de crainte qui tient les hommes dans un état de haine, mais ce respect tendre et touchant qu’inspirent l’estime et la confiance. Il aimait à voir le peuple et les ordres privilégiés concourant ensemble, et des deux parts en même nombre, tantôt à marquer la route et à calculer les frais d’un canal, tantôt précipitant la construction d’un édifice consacré à l’indigence, quelquefois cherchant à encourager un nouveau genre d’industrie sans nuire à la liberté du commerce, et s’occupant de répartir l’impôt suivant la richesse et non suivant les rangs, ici retrancher un dixième inutile, là sauver au pauvre les frais d’une dépense nécessaire ; enfin le peuple et la noblesse montrer toujours et toujours de concert l’amour du bien général, l’amour des lois et le plaisir d’unir leurs intérêts, » C’est ainsi qu’on parlait à l’Académie française le 29 décembre 1788.

L’agitation qui suivit dans toute la France la promulgation des édits de mai 1788 eut son retentissement à Lyon. M. Barou du Soleil, procureur-syndic pour le tiers-état, avait été nommé procureur du roi près du grand-bailliage de Lyon ; il refusa d’accepter. Le commandant de la province reçut l’ordre de le faire arrêter et enfermer au fort Brescou. La commission intermédiaire écrivit aussitôt dans les termes les plus pressans au ministre pour demander sa mise en liberté, et invita le nouvel archevêque de Lyon, M. de Marbeuf, à l’appuyer dans ses instances. Dès le retour de Necker au ministère, la détention de M. Barou fut convertie en un exil dans sa terre du Soleil ; mais, la commission ayant insisté pour obtenir sa liberté pleine et entière, il revint prendre séance avec ses collègues, qui applaudirent à son retour.

La commission continua à tenir ses séances jusqu’au 30 juin 1790. Parmi les affaires dont elle eut à s’occuper, on trouve une concession faite par le gouvernement au marquis d’Osmond des houillères de Roche-la-Molière et lieux circonvoisins, dans les environs de Saint-Étienne. La commission s’éleva contre le principe même de la concession, comme contraire au droit de propriété et comme devant faire renchérir le charbon de terre. La concession de Roche-la-Molière et Firminy, la plus étendue du bassin de la Loire, n’embrassait pas moins de quatre lieues carrées ; elle donnait lieu à un procès avec les propriétaires du sol, qui n’était pas encore jugé en 1789.


VI. — DAUPHINÉ.

Voici enfin, pour terminer cette longue énumération, la province qui fit échouer l’institution des assemblées provinciales, et qui mit à la place un mouvement plus radical, prélude et signal de la révolution. La généralité de Grenoble, ancienne province du Dauphiné, comprenait les trois départemens actuels de l’Isère, de la Drôme et des Hautes-Alpes. Elle se divisait en six élections, qui avaient pour chefs-lieux Grenoble, Vienne, Romans, Valence, Gap et Montélimart. Le tout forme aujourd’hui onze arrondissemens[10].

Réuni à la couronne par traité et non par conquête au milieu du XIVe siècle, le Dauphiné avait conservé pendant trois cents ans une indépendance effective et des états particuliers. Depuis Louis XIII, les états étaient suspendus, mais non abolis, et la province n’avait cessé d’en réclamer le rétablissement. On lui donnait une satisfaction nominale en conservant le titre de dauphin, que portait l’héritier de la couronne ; mais là se bornait la reconnaissance de ses anciens droits. Cet oubli des engagemens les plus sacrés y entretenait une constante irritation : on n’y obéissait qu’en frémissant aux intendans nommés par le roi, et on n’y acquittait les impôts que par force. Au milieu même du règne de Louis XV, un audacieux contrebandier, maudit par les uns comme un brigand, vénéré par les autres comme un héros, Mandrin, y avait soutenu une guerre en règle contre les troupes royales, et il n’y avait guère plus de trente ans que cet audacieux partisan avait expiré sur la roue.

Pour calmer autant que possible ces colères, Necker avait voulu, en 1779, établir en Dauphiné la seconde de ses assemblées provinciales. Le parlement de Grenoble s’était montré favorable à cette création, qui rendait à la province ses franchises perdues ; mais les descendant des anciens barons des états réclamèrent le privilège exclusif de former l’ordre de la noblesse : d’autres discussions s’élevèrent sur le choix du lieu où devrait se réunir l’assemblée, toutes les villes où s’étaient tenus autrefois les états ayant fait valoir à la fois leurs titres. Ces difficultés n’étaient pas encore réglées quand Necker sortit du ministère, et l’assemblée provinciale du Dauphiné fut abandonnée. Huit ans après, à propos de l’édit de 1787, le gouvernement eut à examiner si le Dauphiné serait réintégré dans son ancien droit de s’assembler en états, ou si l’on y établirait purement et simplement une assemblée provinciale sur le modèle des autres. Ce fut ce dernier avis qui l’emporta.

L’édit qui instituait l’assemblée provinciale du Dauphiné est du mois de juillet 1787. Le roi y prenait les titres de dauphin de Viennois, comte de Valentinois et de Diois, et y exprimait, comme en Franche-Comté, une réserve expresse en faveur des anciens états. « Sans déroger, disait-il, à l’édit de 1628, par lequel Louis XIII, après avoir établi des sièges d’élections dans le Dauphiné, se réserva de permettre l’assemblée des états dans ladite province, lorsqu’il se présenterait des circonstances qui l’exigeraient, nous voulons dès à présent faire participer la généralité de Grenoble à l’avantage de l’institution des assemblées provinciales. » Le règlement annexé à l’édit portait que l’assemblée du Dauphiné se composerait de 56 membres. La proportion ordinaire entre les ordres était changée : le clergé ne devait compter que 10 membres, la noblesse 18, et le tiers-état 28. Le roi avait choisi pour président l’archevêque de Vienne, Lefranc de Pompignan, frère de l’auteur des Odes sacrées, prélat vertueux et libéral, mais d’une bonté qui allait jusqu’à la faiblesse.

Le parlement de Grenoble ne fit d’abord aucune difficulté pour enregistrer l’édit. L’arrêt d’enregistrement fut rendu le 11 août 1787 ; mais il contenait plusieurs réserves importantes. La cour commençait par stipuler que les assemblées créées par l’édit ne pourraient se composer que de sujets payant des impositions foncières en Dauphiné, et qu’elles ne pourraient répartir ou ordonner d’autres impositions que celles qu’on percevait déjà, ou qui seraient établies par lettres patentes dûment enregistrées. Puis, renouvelant la même prétention que les parlemens de Bordeaux et de Besançon, l’arrêt portait que « le seigneur roi serait très humblement supplié d’adresser incessamment à son parlement les règlemens particuliers pour y être vérifiés et leur donner la même sanction qu’audit édit dont ils doivent faire partie. » À cette déclaration déjà pleine de menaces, la cour en ajoutait une autre plus grave encore, puisqu’elle reproduisait l’éternelle protestation du Dauphiné : « Et sera encore ledit seigneur roi très respectueusement supplié de permettre la convocation des états de cette province. » La chambre des comptes alla plus loin : elle refusa l’enregistrement et demanda tout net la convocation des anciens états. Pas plus à Grenoble qu’ailleurs, le gouvernement ne jugea convenable de soumettre le règlement d’organisation à la sanction du parlement.

L’assemblée provinciale se réunit à Grenoble le 1er octobre 1787[11]. Elle se composait pour le clergé de l’archevêque de Vienne, président, de l’archevêque d’Embrun, de l’évêque de Valence, de l’évêque de Grenoble et d’un chanoine du chapitre de Vienne ; pour la noblesse, du marquis de Valbonnais, premier président de la chambre des comptes, du comte de Morges, du comte de Virieu, d’un président au parlement et de quatre autres gentilshommes ; pour le tiers-état, de quatorze avocats, échevins, négocians ou propriétaires. M. Caze de La Bove, intendant, remplissait les fonctions de commissaire du roi. Après les formalités et les discours d’usage, les vingt-huit membres désignés par le roi nommèrent au scrutin les vingt-huit qui devaient les compléter, et se séparèrent pour se réunir en assemblée générale au mois de novembre suivant. Les procureurs-syndics élus furent, pour les deux premiers ordres, le comte de Virieu, mestre-de-camp commandant du régiment du Limousin, et pour le tiers-état, M. Sadin, vice-bailli du Graisivaudan.

L’esprit qui régnait dans cette assemblée est attesté par le rôle qu’ont joué plus tard ses principaux membres. Le discours d’inauguration de l’archevêque-président ne peut d’ailleurs laisser aucun doute : « Dans cette multitude d’établissemens utiles qui attirent les regards et l’empressement de la nation, le Dauphiné ne pouvait être oublié. Il avait autant de droit qu’aucune autre province du royaume et plus que beaucoup de ces provinces à une administration domestique et territoriale. Je ne vous rappellerai pas les anciens états. Ils prouvent l’esprit des souverains connus sous le nom de dauphins et des peuples qu’ils gouvernaient. Dans les circonstances présentes, le roi a cru devoir préférer à des administrateurs établis par le titre unique de leurs dignités et de leurs seigneuries des membres du clergé et de la noblesse appelés par le suffrage de leurs concitoyens. Nulle séance perpétuelle, exclusive, concentrée dans un certain nombre de personnes ou de familles. L’espoir de participer à son tour et chacun dans son ordre à l’administration provinciale est offert à quiconque en paraîtra digne par son zèle, ses Services et ses talens… Tout, dans ce monument mémorable, respire la droiture et la bonté de l’âme du roi. Il y déclare authentiquement combien il abhorre ces gouvernemens asiatiques où les peuples ne sont comptés pour rien. »

Il eût sans doute mieux valu, dans la situation particulière où se trouvait le Dauphiné, le reconnaître franchement comme pays d’états et lui rendre ses anciennes coutumes, tout en l’invitant à modifier lui-même ce que leurs formes pouvaient avoir de suranné, afin de se rapprocher du type admis pour les assemblées provinciales. Cette faute une fois commise, on ne pouvait douter que les observations de l’archevêque-président ne fussent parfaitement justes. Comme toutes les anciennes constitutions, l’organisation des états du Dauphiné présentait un ensemble de privilèges et d’inégalités qui ne pouvait plus subsister. La constitution des assemblées provinciales, plus logique, mieux ordonnée, plus véritablement représentative, avait une supériorité sensible sur ces vénérables débris du passé ; mais rien ne put compenser le vice originel de la nouvelle institution. Soutenu par l’opinion locale, le parlement de Grenoble rendit un arrêt, toutes chambres assemblées, le 15 décembre 1787, pour défendre à l’assemblée provinciale de se réunir tant que le règlement ne lui aurait pas été envoyé pour être enregistré. Le gouvernement fit casser par le conseil du roi l’arrêt du parlement et enjoignit par lettres de cachet à deux des magistrats de venir à Versailles pour rendre compte de leur conduite. Le parlement s’assembla de nouveau et adressa au roi ses remontrances contre les lettres de cachet. Elles débutaient ainsi : « La cour, considérant que l’autorité légitime du monarque n’est distinguée du pouvoir absolu du despote que parce qu’elle est réglée par les lois qui garantissent à chaque citoyen la sûreté de sa personne, la première et la plus sacrée des propriétés, que la nation entière est blessée par la violence faite au moindre des citoyens, etc. »

Le garde des sceaux, M. de Lamoignon, répondit au parlement de Grenoble comme au parlement de Bordeaux, mais avec plus d’embarras : « Sa majesté m’ordonne de vous dire qu’elle est fort étonnée que ses cours regardent comme une punition pour ceux de ses magistrats qu’elle a appelés près de sa personne l’ordre qu’ils reçoivent de s’y rendre pour le bien de son service. La liberté légitime de tous ses sujets est aussi chère au roi qu’à eux-mêmes ; mais il ne souffrira pas que ses cours s’élèvent contre l’exercice d’un pouvoir que l’intérêt des familles et la tranquillité de l’état réclament souvent, et dont le roi a la satisfaction de penser qu’il a usé avec plus de modération qu’aucun de ses prédécesseurs. » C’était prendre faiblement la défense des lettres de cachet. La juste réprobation qui s’attachait au mot, le souvenir de l’usage odieux qu’on en avait fait sous le dernier règne, ne permirent aucune transaction. Tous les parlemens du royaume, suivant le courant impétueux de l’opinion publique, fulminèrent à la fois contre un pouvoir détesté qui se condamnait en quelque sorte lui-même.

Ce fut alors que l’étourderie présomptueuse de M. de Brienne fit rendre, avec un grand appareil de force, ces édits de mai 1788, la plus grande faute du gouvernement de Louis XVI. Ce coup d’état contre les parlemens parut un retour au pouvoir absolu. Il échoua partout à la fois ; mais nulle part il ne souleva une plus vive résistance qu’à Grenoble. Le duc de Clermont-Tonnerre, commandant de la province, se rendit au palais du parlement, accompagné de l’intendant, M. de La Bove, et de l’intendant de Lyon, M. Terray, envoyé tout exprès, pour faire enregistrer militairement les édits. Quelques jours après, la cour, ayant voulu se réunir, trouva les portes du palais fermées. Elle se retira dans l’hôtel du premier président, et là rendit un arrêt qui dénonçait les auteurs des édits au roi et aux états-généraux comme perturbateurs du repos public, fauteurs du despotisme, coupables de l’interruption de la justice, de la subversion des lois, du renversement de la constitution de l’état, et déclarant tous ceux qui en favoriseraient l’exécution traîtres au roi et à la nation, et, comme tels, poursuivis et notés d’infamie.

Le gouvernement riposta, comme partout, par de nouvelles lettres de cachet qui exilaient dans leurs terres les membres du parlement. Le peuple de Grenoble s’ameuta ; il se porta en foule à l’hôtel du premier président, M. de Bérulle, qui s’apprêtait à partir, détacha ses malles et démonta sa voiture, alla successivement en faire autant chez tous les magistrats exilés, et se précipita devant l’hôtel du duc de Clermont-Tonnerre, demandant à grands cris les clés du palais et le rétablissement du parlement. Un détachement de troupes s’avança pour repousser l’émeute ; il s’ensuivit un combat sanglant. Cette journée du 7 juin 1788 prit le nom de journée des tuiles, parce que les tuiles pleuvaient sur les soldats du haut des maisons. Les magistrats effrayés partirent dans la nuit ; mais le branle, une fois donné, ne s’arrêta plus. L’effervescence gagna rapidement tous les habitans de Grenoble. Le 14 juin, les trois ordres de la ville et des environs se réunirent à l’hôtel de ville pour adhérer aux protestations du parlement. On ne s’en tint pas là : il fut décidé que les trois ordres de la province entière se réuniraient le 21 juillet suivant de plein droit et sans convocation royale. Cet acte révolutionnaire, le plus décisif qu’on eût encore vu, fut principalement appuyé par les membres du clergé et de la noblesse. Le tiers-état résistait d’abord, mais il fut entraîné par un de ses membres, qui conquit dès ce moment une immense influence non-seulement en Dauphiné, mais dans la France entière, et qui devint pendant un an le chef du mouvement national. Né en 1758, Mounier avait alors trente ans. Fils d’un marchand de draps de Grenoble, il avait acheté depuis cinq ans la charge de juge royal dans sa ville natale. Esprit ferme et hardi, caractère généreux et fier, il avait longtemps médité sur le droit public, et rêvait pour son pays la liberté anglaise.

Des mesures militaires ayant été prises pour empêcher à Grenoble la réunion annoncée, on se donna rendez-vous au château de Vizille, séjour des anciens dauphins et de leur successeur Lesdiguières, et récemment acheté du duc de Villeroy, héritier du connétable, par un manufacturier, M. Claude Perier (père de Casimir Perier), qui y avait établi une fabrique de toiles peintes. Cette assemblée, qui devait être si fameuse, se réunit au château de Vizille au jour fixé : 600 membres des trois ordres y étaient accourus de tous les points du Dauphiné. Le clergé comptait 50 représentans ; 165 gentilshommes formaient l’ordre de la noblesse, 60 autres avaient envoyé leurs procuration, ce qui portait à 225 le nombre des adhérens. Le tiers-état comptait à lui seul près de 400 députés, et parmi eux Mounier et Barnave. C’était bien la province entière qui se levait. Le comte de Morges fut élu président et Mounier secrétaire. Il fut délibéré à l’unanimité que les trois ordres du Dauphiné protestaient contre les nouveaux édits, que de respectueuses représentations seraient adressées au roi pour lui demander de rétablir le parlement et les autres tribunaux, de convoquer les états-généraux du royaume et les états particuliers de la province, que les trois ordres tiendraient pour infâmes et traîtres à la patrie tous ceux qui auraient accepté ou pourraient accepter des fonctions en exécution des nouveaux édits, que dans les états de la province les députés du tiers-état seraient égaux en nombre à ceux des deux premiers ordres, et que toutes les places y seraient électives. Enfin, ce qui contribua surtout à rendre ces votes populaires dans toute la France, on décida que le Dauphiné ne séparerait jamais sa cause de celle des autres provinces, et qu’en soutenant ses droits particuliers il n’abandonnerait pas ceux de la nation.

Les très respectueuses représentations adressées au roi furent rédigées par Mounier. « Sire, y était-il dit, les limites qui séparent la monarchie du despotisme sont malheureusement faciles à franchir. Le despotisme s’établit quand le monarque emploie pour faire exécuter ses volontés particulières la force publique dont il n’a reçu le dépôt que pour faire exécuter les lois. La France entière rejette avec horreur les nouveaux édits, à l’exception de quelques hommes vils qui veulent établir leur fortune sur les ruines de la prospérité publique. La cour plénière ne se formera jamais ; les prélats, les premiers gentilshommes du royaume, les magistrats des cours souveraines, seront trop fidèles à l’honneur pour vouloir en être membres. Quel a donc été jusqu’ici le fruit des efforts et des intrigues des ministres ? Un petit nombre d’hommes méprisés, en prenant place dans les nouveaux tribunaux, n’ont fait qu’en compléter l’infamie. » Parmi les griefs allégués Contre les édits, il en était un qui paraîtra aujourd’hui singulier : « Les ministres n’ont pas craint de multiplier à l’excès le nombre dès officiers dans les tribunaux inférieurs et de surcharger ainsi le peuple de l’augmentation effrayante des frais de justice, suite nécessaire de la destruction des tribunaux des seigneurs, dans lesquels une grande partie des contestations se terminait presque sans frais. »

Quant aux droits particuliers du Dauphiné, on les invoquait avec non moins d’énergie. « Nous ne rappellerons pas, sire, les titres solennels, les témoignages authentiques de vos prédécesseurs, qui confirment les privilèges des Dauphinois ; mais nous devons répéter ce que disait un membre du tiers-état à Henri le Grand : « Ne vous offensez pas, sire, de ce qu’on ose dire librement en présence de votre majesté que la province de Dauphiné ne lui doit aucune taille, car la vérité est telle ; votre majesté le tient à cette condition, et cette clause est une partie de votre titre, laquelle ne peut s’effacer sans mettre le tout au néant ; tous vos prédécesseurs l’ont ainsi déclaré, ont juré de l’observer, et ainsi l’ont fait. » Après cet appel aux souvenirs historiques, Mounier avait soin d’ajouter : « En parlant de nos privilèges, nous sommes bien éloignés de vouloir abandonner les intérêts des autres Français. Toutes les provinces ont des Chartres qui les affranchissent des impôts arbitraires, et, quand elles n’en auraient pas, elles n’en devraient pas moins être exemptes. Ni les temps, ni les lieux ne peuvent légitimer le despotisme : les droits des hommes dérivent de la nature seule et sont indépendant de leurs conventions. »

Voilà ce que ne craignaient pas de signer avec le tiers-état et le clergé deux cents gentilshommes des premières familles de la province. Les trois ordres du Dauphiné étaient strictement dans leur droit, mais ils auraient pu qualifier avec moins de virulence les édits intempestifs suggérés au bon et faible Louis XVI. Mounier avait beaucoup étudié l’histoire politique de l’Angleterre ; en l’étudiant mieux encore, il aurait vu qu’on pouvait résister efficacement aux actes arbitraires tout en respectant le pouvoir royal. Il venait de porter un coup fatal au trône ; ce qui l’excuse et le justifie, c’est qu’il était loin de s’en douter. On ne savait pas encore, au mois de juillet 1788, jusqu’à quel point la France détestait l’ancien régime, et on ne pouvait soupçonner qu’il y eût à craindre un autre ennemi que le despotisme. En reportant à leur date les déclarations de Vizille, en les plaçant en face d’un gouvernement encore entouré du prestige de la toute-puissance, on leur donne leur véritable sens ; chacun des signataires croyait exposer sa personne aux vengeances d’un pouvoir sans limites.

Avant de se séparer, l’assemblée déclara qu’elle se considérait en permanence jusqu’au moment où ses vœux seraient remplis, et s’ajourna au 1er septembre suivant. Des remercîmens furent votés à M. Perier, seigneur du marquisat de Vizille, pour l’accueil qu’il avait fait à ses concitoyens, et les trois ordres se promirent solennellement un accord inaltérable. Le procès-verbal de l’assemblée de Vizille fut imprimé et répandu dans toute la France, où il excita un enthousiasme universel. Le ministère se sentit vaincu ; afin de tourner la difficulté, il convoqua lui-même une nouvelle assemblée, qu’il composa de 180 membres, en lui donnant pouvoir de délibérer sur la constitution définitive des états du Dauphiné. Cette concession n’obtint qu’un refus dédaigneux de la part de la noblesse, réunie à Grenoble sous la présidence du comte de Morges. M. de Brienne voulut alors employer la force ; il avait donné l’ordre de faire arrêter Mounier et le comte de Morges, quand il fut lui-même renversé et remplacé par Necker. Le nouveau ministre essaya de calmer les provinces soulevées. En même temps qu’il révoquait les malencontreux édits et fixait au mois de mai 1789 la réunion des états-généraux, il fit autoriser par le roi l’assemblée des trois ordres du Dauphiné, qui devait se tenir en vertu des délibérations de Vizille, et désigna pour la présider l’archevêque de Vienne, qui avait déjà présidé l’assemblée provinciale. La victoire du Dauphiné était complète.

Cette seconde réunion se tint à Romans le 10 septembre, dans l’église des cordeliers ; elle se composait de 48 membres du clergé, 190 membres de la noblesse et près de 400 membres du tiers. Pour rétablir une plus exacte proportion entre les ordres, on décida spontanément que chaque voix du clergé compterait pour deux, et que les voix comptées du tiers-état n’excéderaient pas celles des deux premiers ordres. Quand l’archevêque de Vienne prit possession de la présidence, le comte de Morges déclara que l’assemblée voulait bien le reconnaître comme président pour cette fois, afin de donner au roi des marques de son respect, mais qu’elle entendait à l’avenir élire elle-même son président, à quoi l’archevêque de Vienne répondit : « J’adhère à cette protestation, et j’y joins la mienne. » Ainsi le seul acte émané de l’autorité royale était moralement frappé de nullité, du consentement de son délégué.

Pour mieux témoigner de la bonne volonté du gouvernement, le duc de Clermont-Tonnerre, commandant de la province, et l’intendant, M. de La Bove, ouvrirent tous deux l’assemblée en qualité de commissaires du roi. « Le roi, dit le duc de Clermont-Tonnerre, ayant fait connaître ses intentions, modifiées suivant les circonstances et le vœu des trois ordres, veut bien vous donner une nouvelle preuve de sa bonté paternelle en rétablissant sous une forme plus avantageuse vos états provinciaux, qui étaient suspendus. » Le duc avait d’autant plus le droit de parler ainsi qu’à l’assemblée des notables il avait lui-même demandé le rétablissement des états, et n’avait cessé depuis d’écrire aux ministres dans ce sens. Sa famille appartenant au Dauphiné, il partageait toutes les aspirations de la province[12]. À son tour, M. de La Bove ajouta : « Le roi, uniquement occupé du bonheur de son peuple, n’attend que de connaître le vœu de la nation pour lui assurer une administration qui concilie ses vrais intérêts avec l’amour qu’elle porte à son souverain. Un ministre désigné par l’opinion publique, le guide le plus sûr pour éclairer les rois, vient d’être rappelé à la tête des finances. La nation va être rassemblée autour du trône, sous les yeux d’un monarque qui ne cherche que la vérité. Dans la crainte que vos formes anciennes ne puissent exciter de nouvelles réclamations, le roi vous rassemble pour vous consulter et vous mettre à portée de faire connaître celles qui vous paraîtront les meilleures pour procurer au Dauphiné une constitution sage. »

Ce fut en effet sur la nouvelle forme à donner aux états que roulèrent les délibérations. On avait réclamé à Vizille les anciens états pour constater le droit de la province, mais on entendait bien qu’ils seraient réformés. L’évêque de Grenoble, président-né des états d’après leur ancienne constitution, protesta pour la forme, ainsi que le marquis de Maubec au nom des anciens barons. L’assemblée décida qu’il ne serait tenu aucun compte de ces protestations. Après avoir arrêté les principes qui devaient servir de base à la nouvelle constitution de la province, elle vota une adresse au roi et une autre à M. Necker, et se sépara paisiblement. Le gouvernement répondit à ces témoignages de reconnaissance en donnant la sanction royale aux propositions adoptées.

L’arrêt du conseil du 22 octobre 1788, qui contenait cette concession décisive, se composait de soixante et un articles. Les états du Dauphiné devaient être formés à l’avenir de 144 députés des trois ordres : 24 pour le clergé, 48 pour la noblesse et 72 pour le tiers-état[13]. La représentation du clergé devait se composer de 3 archevêques ou évêques, 3 commandeurs de Malte, 7 députés des églises cathédrales, 5 des églises collégiales, 2 curés propriétaires, 2 députés des abbés et prieurs, 1 député des communautés régulières d’hommes, à l’exception des ordres mendions, et 1 député des communautés régulières de filles. Pour être électeur dans l’ordre de la noblesse, il suffisait d’avoir la noblesse acquise et transmissible ; mais pour être éligible dans le même ordre, il fallait faire preuve de cent ans de noblesse et avoir la libre administration d’immeubles payant au moins 50 livres d’impositions foncières. Aucun noble ou ecclésiastique ne pouvait être admis parmi les représentans du tiers-état. Le roi devait convoquer les états tous les ans au mois de novembre ; chaque assemblée, avant de se séparer, pouvait exprimer son vœu sur le lieu où se tiendrait la suivante. Les états devaient choisir eux-mêmes leur président, mais parmi les deux premiers ordres seulement. Comme les assemblées provinciales, ils devaient élire une commission intermédiaire et deux syndics-généraux. Il n’était rien changé à leurs autres attributions.

Presque tous les historiens de la révolution ont affirmé que le Dauphiné eut alors l’honneur d’inaugurer les trois grands principes qui devaient triompher l’année suivante aux états-généraux : le doublement du tiers, la réunion des ordres et le vote par tête. C’est une erreur matérielle. Ces trois principes étaient pratiqués par les états du Languedoc depuis un temps immémorial, et le roi les avait généralisés dès 1779 par l’institution des assemblées provinciales. Les délibérations de Vizille et de Romans ne purent créer ce qui existait déjà. Les véritables différences entre l’organisation de l’assemblée provinciale et celle des états provinciaux portaient sur deux points : le nombre d’abord (au lieu de 56 représentans, la province en obtenait 144), ensuite l’élection immédiate ; on n’acceptait pas les nominations faites par le roi, et on n’attendait pas la sortie du premier tiers pour procéder à l’élection. Ces changemens n’avaient en eux-mêmes que peu d’importance, et ils n’auraient pas suffi, pour expliquer la résistance du Dauphiné, s’ils n’avaient couvert une autre question bien autrement grave, celle de la souveraineté. L’institution des assemblées provinciales émanait du roi, et celle des états, de la province elle-même. Ce qui acheva de donner à la démonstration du Dauphiné le caractère imposant qui frappa la France entière, ce fut l’unanimité.

Dès que l’arrêt du conseil fut connu, toutes les provinces réclamèrent la même constitution, quoique la plupart n’eussent pas historiquement les mêmes droits. Si le mot d’états provinciaux avait été prononcé dès l’origine, on l’aurait certainement repoussé comme entraînant l’ancienne distinction des ordres, ainsi que l’avait remarqué Turgot dans son mémoire de 1776. Le vieux mot venait de prendre un nouveau sens qui le rendait populaire. Necker comprit parfaitement qu’il était impossible de résister à ce mouvement d’opinion ; il accepta en principe la substitution des états provinciaux aux assemblées provinciales, et renvoya aux états-généraux leur organisation définitive.

Cependant les nouveaux états du Dauphiné, reconstitués d’après l’arrêt du conseil, se réunissaient au mois de novembre 1788. L’archevêque de Vienne fut élu président, et Mounier secrétaire. Quand vint le moment d’élire les députés de la province aux états-généraux, on n’attendit pas l’édit royal qui devait régler les formes du vote ; l’assemblée décida que chacun des trois ordres procéderait au choix d’un nombre d’adjoints égal à celui de ses membres, et que ces nouveaux électeurs se réuniraient aux états pour élire les députés. Cette forme intermédiaire, qui n’était ni l’élection par les états, ni celle par les bailliages, fut particulière au Dauphiné. Mounier fut élu le premier et par acclamation le 31 décembre, sur la proposition d’un membre de la noblesse, le chevalier de Murinais ; avec lui furent élus pour le tiers-état le protestant Barnave, pour le clergé l’archevêque de Vienne, et pour la noblesse MM. de Morges et de Virieu. Quand l’archevêque de Vienne se présenta à Versailles quelque temps après : « Ah ! voilà, dit en le voyant Louis XVI, l’archevêque qui a pacifié le Dauphiné. — Non, sire, répondit-il, c’est notre secrétaire qui a tout fait. »

Aux états-généraux, Mounier fut d’abord accueilli par les mêmes applaudissemens ; ce fut lui qui dicta les premières délibérations du tiers-état, y compris le fameux serment du jeu de paume. Après le 14 juillet, son influence commença à décliner. Membre et rapporteur du comité de constitution, il essaya de faire adopter une constitution monarchique avec deux chambres, sur le modèle du gouvernement anglais ; mais la logique révolutionnaire ne voulut admettre aucun tempérament au principe absolu de la souveraineté nationale[14]. Président de l’assemblée pendant les tristes journées des 5 et 6 octobre, il vit avec douleur les désordres qu’il ne put empêcher, et partit désespéré pour le Dauphiné, d’où il envoya sa démission. Il chercha dans la commission intermédiaire des états un point d’appui pour organiser une résistance des provinces contre les clubs de Paris ; mais, traité de monarchien et d’aristocrate, insulté, menacé dans son propre pays, après en avoir été l’idole un an auparavant, il se réfugia en Suisse, où il publia un mémoire justificatif sous ce titre : Recherches sur les causes qui ont empêché les Français de devenir libres. L’empire le fit préfet, conseiller d’état et baron.

Quant au bon archevêque de Vienne, il fut aux états-généraux ce qu’il avait été en Dauphiné ; il se mit à la tête des 149 membres du clergé qui se réunirent le 22 juin au tiers-état, et, nommé plusieurs fois président de l’assemblée, il crut toujours calmer les esprits par des concessions ; il mourut au mois de décembre 1789, à l’âge de soixante-quinze ans. Parmi les 48 membres de la noblesse qui se réunirent le 25 juin au tiers-état, figuraient les huit députés de la noblesse du Dauphiné, fidèles au mandat qu’ils avaient reçu de leur province. Le comte de Morges, qui avait été si actif à l’assemblée de Vizille, comprit sans doute de bonne heure la portée des événemens et rentra dans l’obscurité. Le comte de Virieu, un des procureurs-syndics de la première assemblée provinciale, vota d’abord aux états-généraux avec le parti des réformes, mais ne tarda pas à s’en séparer ; en 1793, il prit part à la défense de Lyon contre les armées républicaines et fut tué dans une sortie les armes à la main. Le duc de Clermont-Tonnerre, commandant de la province, et M. de Bérulle, premier président du parlement, moururent tous deux sur l’échafaud. Le comte de Clermont-Tonnerre, fils du duc et député de la noblesse de Paris aux états-généraux, y fut l’ami le plus intime et le principal collaborateur de Mounier ; il périt assassiné le 10 août.

Ici, finissent les vingt-six généralités des pays d’élection ; il faudrait maintenant, pour achever le tableau de la France avant 1789, raconter ce qui se passa dans les six généralités des pays d’états. Il me suffira de dire que la bonne harmonie entre les ordres n’y fut pas tout d’abord aussi complète : les libertés du moyen âge avaient conservé des formes qui s’y opposaient ; mais il fut bientôt facile de voir que les anciens privilèges ne pouvaient pas durer, et que la constitution des assemblées provinciales, surtout avec les modifications qu’y avait introduites le Dauphiné, devait finir par se généraliser. La plus grande des provinces, le Languedoc, qui avait déjà fourni le type des assemblées provinciales, reconnut la première, dans ses états assemblés, la nécessité d’une transformation ; les états de Bourgogne annoncèrent à leur tour des concessions prochaines : il n’y eut de véritable résistance qu’en Bretagne ; mais là même il devint bien vite évident que les deux premiers ordres seraient contraints de céder. Quant à la Flandre, au Béarn, à la Provence, la constitution de ces provinces était déjà si libérale qu’elles avaient peu à faire pour se mettre au niveau des idées nouvelles.

Telle était donc en 1788 la situation de toutes les généralités que chacune avait fait sa révolution intérieure, à l’exception de la Franche-Comté et de la Bretagne, où la lutte durait encore, mais ne pouvait manquer de se terminer à l’avantage du tiers-état. Partout l’autorité royale avait pris l’initiative, et une grande partie de la noblesse et du clergé avait répondu à son appel. Les noms des ordres subsistaient encore, mais les noms seulement. Je ne veux pas dire par là qu’il fût alors possible d’éviter la révolution ; ces faits semblent plutôt prouver le contraire, puisqu’ils n’ont pas pu l’empêcher, et qu’ils ont même contribué à la rendre plus prompte et plus générale. La haine et le mépris amassés dans les cœurs par plus d’un siècle de gouvernement absolu, la convoitise qu’excitaient les biens de la noblesse et du clergé, l’ignorance et la fureur des uns, l’inexpérience et la faiblesse des autres, les illusions de tous rendaient à peu près inévitable cette terrible commotion. Je veux dire seulement qu’au lieu d’accélérer la marche de la société moderne, elle l’a probablement retardée au moins d’un quart de siècle. Les conquêtes véritablement légitimes, celles qui ont survécu, étaient presque toutes obtenues dès les premiers mois de 1789, et avec elles d’autres qui nous manquent encore et nous manqueront peut-être longtemps. Quoi qu’il en soit, il demeure maintenant prouvé que les ordres privilégiés ont donné partout le signal des réformes ; même quand le dernier mot, le mot fatal, a été prononcé, c’est encore un noble et un prêtre qui l’ont dit, Mirabeau et Sieyès.


L. de Lavergne.
  1. 1 vol. in-4o, imprimé à Nancy, chez Hœner.
  2. Les grands dignitaires de l’ordre de Malte portaient des titres différens. Le chef de la langue de France se nommait le grand-commandeur ; pour la langue d’Auvergne, c’était le maréchal ; pour la langue de Provence, le grand-hospitalier ; pour la langue d’Italie, l’amiral ; pour la langue d’Aragon, le grand-conserwteur ; pour la langue de Castille, le grand-chancelier ; pour la langue d’Allemagne, le grand-bailli ; pour la langue de Bavière, le turcopolier.
  3. Salins, Arbois, Orgelet, Ornans et Quingey ne sont plus que des chefs-lieux de canton ; Lure est devenu chef-lieu d’arrondissement. Le comté de Montbéliard, conquis en 1793, n’appartenait pas alors à la France.
  4. Je dois presque tous les documens qui m’ont servi pour la Franche-Comté à l’obligeance parfaite de M. Castan, sous-bibliothécaire de la ville de Besançon ; le vénérable bibliothécaire, M. Weiss, a bien voulu me fournir aussi quelques notes.
  5. Ou Saint-Maurice. Tous les documens du temps portent Saint-Mauris, mais le véritable nom paraît être Saint-Maurice.
  6. Dans ses mémoires, écrits pendant l’émigration, le prince de Montbarey reproche assez amèrement à sa belle-fille son influence sur son mari.
  7. L’éloquent Montazet gourmandant les impies…
    (Voltaire, Epitre à un homme, 1776. )
  8. 1 vol. in-4o, imprimé à Lyon, chez Aimé de La Roche.
  9. Les procès-verbaux manuscrits de cette commission intermédiaire sont conservés aux archives ne Lyon ; j’ai pu en prendre communication sur les indications ne M. Dareste de La Chavanne, correspondant de l’Institut.
  10. Les nouveaux chefs-lieux sont Saint-Marcellin et La Tour-du-Pin dans l’Isère, Die et Nyons dans la Drôme, Briançon et Embrun dans les Hautes-Alpes ; Romans n’est plus qu’un chef-lieu de canton.
  11. Les procès-verbaux de l’assemblée provinciale du Dauphiné ne forment qu’un cahier in-4o de 61 pages, imprimé à Grenoble. Ce document est devenu extrêmement rare. Je dois des remercîmens particuliers à M. Gariel, bibliothécaire de la ville de Grenoble, bien connu par ses travaux sur l’histoire de sa province, qui a bien voulu me communiquer sans réserve les précieux documens qu’il a recueillis sur cette époque.
  12. Dans l’ancienne constitution des états, les barons ne Clermont siégeaient en tête de la noblesse. (M. Gariel, Delphinalia.)
  13. Le Dauphiné étant environ le trentième de la France, le total des membres des états provinciaux, s’ils avaient été organisés partout sur les mêmes bases, aurait été de 4,000. Dans la conception première des assemblées provinciales, il devait être de 1,800. Le nombre des membres des conseils-généraux est aujourd’hui de 2,938.
  14. J’ai essayé, il y a déjà bien des années, de rappeler dans la Revue le rôle de Mounier et de ses amis à l’assemblée nationale. Voyez l’article intitulé les Monarchiens de la constituante dans la livraison du 15 juin 1842.