Les Aspirations des ouvriers et leurs projets de réforme sociale

Les Aspirations des ouvriers et leurs projets de réforme sociale
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 10 (p. 133-168).
LES
ASPIRATIONS DES OUVRIERS
ET LEURS PROJETS DE REFORME SOCIALE

RAPPORT DE LA DELEGATION OUVRIERE FRANCAISE A L’EXPOSITION DE VIENNE.

Dans notre société, il y a deux grandes catégories de personnes qui se connaissent assez mal mutuellement, — les ouvriers et les bourgeois. Assurément les uns et les autres se rencontrent très fréquemment dans les mille occupations de la vie ; mais ces relations, quoique journalières, sont superficielles et spéciales, surtout dans les grandes villes. Elles ne portent guère que sur la commande, la livraison d’un ouvrage manuel et le paiement du salaire ; elles n’entraînent pour l’ordinaire aucun échange cordial et profond d’idées générales et de sentimens intimes. Nous connaissons beaucoup mieux le paysan que l’ouvrier ; nous pénétrons davantage dans l’intérieur du premier, nous sommes plus en rapport avec sa famille, les détails de sa vie habituelle nous échappent moins. L’ouvrier est au fond un monde inconnu que nous sommes obligés de deviner et où nous n’avons guère accès. Quels sont ses désirs, ses pensées, ses projets ? Est-il pacifique, est-il belliqueux ? Se contenterait-il de réformes de détail ? Prétend-il tout renverser et tout reconstruire ? Se résignera-t-il à une amélioration progressive de sa destinée ? Veut-il du premier bond réaliser sur terre l’idéal ? Voilà toute une série de questions sur lesquelles nous n’avons que peu de données. Les prétendus interprètes des ouvriers, ceux qui dans la presse ou à la tribune se déclarent leurs défenseurs, expriment-ils bien leurs idées ? Ont-ils un penchant à les atténuer par une tactique de prudence ou à les exagérer par un désir d’intimidation ? Voilà encore ce qu’il est difficile de savoir. Aussi sommes-nous heureux toutes les fois qu’il nous arrive d’avoir sous la main des documens nombreux, d’une origine toute populaire, où sont exposés méthodiquement, mais simplement, par cent auteurs improvisés, les plaintes, les aspirations et les plans des travailleurs manuels. Ce sont les rapports des délégués ouvriers aux grandes expositions internationales qui nous fournissent ces sources nombreuses et authentiques d’information. Nous avons déjà trois collections de ce genre : celle des délégués à Londres en 1862, celle des délégués à Paris en 1867 et celle des délégués à Vienne en 1873. Cette dernière vient de paraître ; elle est la plus volumineuse : par des raisons que nous expliquerons, elle est aussi la plus sincère. Il en est des délégations ouvrières aux expositions comme de toutes les institutions naissantes, elles se développent et s’enhardissent ; timides et circonscrites à leurs débuts, elles deviennent bientôt plus audacieuses et plus vastes. A la suite de l’exposition de 1862, il n’avait été publié que cinquante-deux rapports, la plupart fort courts et tous ensemble ne formant qu’un gros volume ; le ton y était plein de circonspection, de bienveillance même et de flatterie pour le pouvoir existant. En 1867, les rapports sont plus nombreux, ils remplissent deux gros volumes in-quarto ; le fond est plus riche, la forme plus indépendante et plus vive. L’exposition de 1873, nous a valu une centaine de rapports de délégués ; beaucoup de ces documens sont très étendus ; ; réunis, ils forment 4,000 ou 6,000 pages. On devait les faire précéder d’un rapport d’ensemble qui eût résumé les griefs et les demandes de la population ouvrière française : cette œuvre, qui eût été curieuse et instructive, n’a pas encore paru, et l’on ne sait si elle paraîtra. Est-ce la longueur du travail, est-ce la prudence politique qui empêche la rédaction ou la publication de ce mémoire général ? Faute de cet abrégé commode, nous avons dû lire les quelques milliers de pages des rapports spéciaux ; nous ne regrettons pas d’avoir entrepris cette tâche monotone, elle nous a permis de nous rendre compte des pensées exactes et des : désirs précis de ce monde du travail qu’il nous est si difficile de pénétrer.


I

Il est nécessaire d’indiquer d’abord l’origine des délégations ouvrières aux grandes expositions. Certes rien n’est plus naturel et plus légitime que de faire visiter par des ouvriers, d’élite ces sortes v de musées industriels. Ils sont plus aptes que personne à saisir d’un coup d’œil l’importance des progrès accomplis, l’utilité des méthodes nouvelles et des inventions récentes. Aussi de tout temps les patrons intelligens ont-ils fait accompagner leurs produits par des contre-maîtres ou des travailleurs manuels qui avaient donné des preuves de capacité technique et d’intelligence éveillée ; mais les délégations ouvrières diffèrent notablement de ces choix, faite individuellement, par les divers fabricans dans le personnel qu’ils emploient. Au mois de septembre 1861, quelques ouvriers de diverses professions, pour la plupart présidens de sociétés de secours mutuels, adressèrent une lettre à l’empereur pour qu’il voulût, bien faciliter le voyage d’un certain nombre d’ouvriers français à l’exposition de Florence. Cette première démarche n’eut pas de succès : le ministre de l’agriculture et du commerce répondit aux signataires. de cette lettre que, l’exposition de Florence étant purement nationale et partielle, le gouvernement ne disposait d’aucun crédit pour des frais de voyage ou des missions dont elle serait l’occasion. Ce n’était pas, on le voit, un refus qui dût enlever tout espoir aux solliciteurs. On était à la veille de l’exposition de Londres ; les mêmes ouvriers s’adressèrent au prince Napoléon, président de la commission impériale. Cette fois la demande fut bien accueillie. On forma une commission ouvrière, composée de présidens de sociétés de secours mutuels ; on décida que cette commission aurait la responsabilité morale de l’œuvre et la mission d’organiser l’élection des délégués, que ceux-ci seraient choisis par le suffrage des ouvriers de leur profession, — que les fonds nécessaires à l’œuvre seraient recueillis d’abord par des souscriptions ! volontaires dans les ateliers, et que la ville de Paris et la commission impériale fourniraient chacune un subside de 20,000 francs.

La commission ouvrière adressa aux ouvriers de Paris une circulaire faisant appel à tous les dévoûmens, afin d’organiser dans chaque profession des bureaux qui fussent chargés de faire procéder à l’élection des délégués ; 50 bureaux électoraux furent constitués dans 50 professions différentes, représentant environ 150 spécialités et occupant plus de 200,000 ouvriers ; 200 délégués furent ainsi nommés ; ils furent envoyés à Londres par séries, chacune d’elles restant dix jours en Angleterre. Les départs successifs commencèrent le 19 juillet et se terminèrent le 15 octobre, ce qui laisse supposer qu’il n’y avait guère à Londres plus d’une vingtaine de délégués à la fois. Chacun d’eux recevait à son départ une somme de 115 francs et un billet de deuxième classe, aller et retour ; le logement et un repas, ainsi que les entrées à l’exposition, les interprètes et les frais accessoires étaient payés par le membre de la commission ouvrière qui accompagnait chaque groupe.

On voit dans quelles conditions officielles et avec quelles précautions s’accomplit cette première mission des ouvriers français à l’étranger. La commission ouvrière avait pris soin de donner aux délégués des instructions détaillées qui formaient une sorte de mandat. La mission des délégués ouvriers devait être essentiellement technique et non pas sociale. Il ne s’agit en effet dans ces instructions que d’une comparaison entre les produits français et les produits étrangers, d’une enquête sur la provenance des matières premières, sur le prix de revient, les salaires et les prix de vente, — de la recherche des moyens de supporter la concurrence étrangère, — de la visite des ateliers anglais et de l’examen des outils ou des procédés de fabrication ; enfin les délégués étaient invités à signaler les noms des ouvriers qui auraient exécuté les travaux exposés les plus remarquables. Les rapports furent adressés au président de la commission impériale et publiés par ses soins ; ils sont au nombre de 53 et n’ont qu’une médiocre étendue : ils sont écrits d’ordinaire avec beaucoup de modération, ils traitent principalement les questions techniques intéressant chaque métier. Ce n’est qu’en quelques lignes, tout au plus en quelques pages qu’ils demandent ou proposent des réformes sociales, notamment la formation de chambres syndicales ouvrières et de sociétés coopératives, la concession du droit de réunion.

Le public éclairé lut les rapports des délégués ouvriers à l’exposition de 1862 ; il s’y intéressa, et fut heureusement surpris de la simplicité et de la modération de leur langage. Les réformes demandées n’avaient rien de bien effrayant, on pouvait en contester la possibilité, l’opportunité ou l’efficacité ; mais, rapprochées des déclamations et des utopies de 1848, elles indiquaient une sorte d’apaisement et de retour au bon sens. Aussi, lorsque l’exposition de 1867 s’organisa, la commission impériale n’attendit pas que les ouvriers fissent une démarche, elle les prévint. On institua une commission d’encouragement « pour les études à entreprendre par les ouvriers, contre-maîtres et coopérateurs divers de l’agriculture et de l’industrie. » Le ministre d’état en désigna les membres. Cette commission devait provoquer les souscriptions, centraliser et administrer les fonds qui lui seraient adressés de Paris et des départemens, en vue de faciliter les visites des ouvriers à l’exposition. Elle devait en outre se charger de la publication des rapports qui seraient faits par les délégués des corps de métiers. De 1862 à 1867, les ouvriers avaient déjà acquis davantage la conscience de leur importance et le goût de l’indépendance : il y eut, paraît-il, de leur part au début quelques hésitations ; ils craignaient de n’être pas assez maîtres de leurs allures. On les rassura ; on leur permit de se réunir et de se concerter pour élire des délégués, 114 corps de métiers prirent part aux élections, et nommèrent 354 représentans. Les ouvriers ainsi choisis reçurent de la commission d’encouragement des billets pour visiter l’exposition pendant une semaine ; ils eurent droit à une indemnité qui équivalait à leur paie. La même commission se mettait en rapport avec les comités des départemens qui s’étaient formés pour faciliter le voyage à Paris des travailleurs manuels. Elle établissait au Champ de Mars un grand restaurant et des baraquemens à bon marché. Les délégués furent exacts à faire leurs rapports, plus nombreux cette fois qu’en 1862. Ils y apportèrent un peu plus de franchise d’allure ; le ton s’y animait davantage, cependant il ne devenait pas acerbe. Les réformes sociales y tenaient plus de place, mais elles étaient toujours les mêmes : droit de réunion, fondation d’associations syndicales et de sociétés coopératives, développement de l’enseignement professionnel. Le public intelligent et curieux de ces sortes d’études lut encore ces comptes-rendus, en retira de nouveau un sentiment de sécurité et de calme.

Lorsque l’exposition universelle de Vienne approcha, il était naturel que les ouvriers éprouvassent le désir d’y être représentés comme aux expositions précédentes. Par un de ces brusques changerons de fortune qui sont assez fréquens dans notre pays, l’assemblée nationale comptait parmi ses membres l’un des signataires de la demande adressée en 1862 au gouvernement impérial, M. Tolain, jadis ouvrier ciseleur. L’honorable député déposa un projet de loi afin que l’état allouât une somme de 100,000 francs pour couvrir les frais de l’envoi d’une délégation ouvrière à Vienne. Dans l’intervalle de l’exposition de 1867 et de celle de 1873, il s’était passé des faits trop graves pour que le succès de cette proposition fût assuré. Les réunions publiques des dernières années de l’empire avaient commencé à inspirer des doutes sur les intentions pacifiques des ouvriers parisiens : on avait alors assisté à un renouveau de socialisme et même de communisme ; les orateurs applaudis dans ces réunions populaires étaient, pour la plupart, les plus violens adversaires du capital et de la propriété. La bonne impression qu’avait naguère produite la lecture des rapports des délégués à Londres et à Paris en 1862 et en 1867 avait complètement disparu. Les excès de la commune n’étaient pas de nature à rassurer l’opinion publique. On voyait partout la main de la célèbre Association internationale des travailleurs, dont la fondation avait coïncidé avec l’envoi à Londres des délégués ouvriers à l’exposition de 1862. Le projet de M. Tolain, discuté dans la séance du 27 mars 1873, fut repoussé à une très forte majorité ; il ne rallia guère que les voix de l’union républicaine et de la fraction de la gauche qui en était voisine. C’est alors qu’un journal démocratique, aujourd’hui disparu, le Corsaire, eut l’idée de remplacer les subventions gouvernementales par une souscription publique : 60,000 francs furent ainsi recueillis en quelques jours. Les chambres syndicales ouvrières organisèrent aussi des collectes dans leur sein. Une commission d’initiative fut instituée pour centraliser tous les efforts. On voulait entourer le choix des délégués de toutes les garanties qu’exige l’esprit démocratique. La commission d’initiative s’adressa donc à toutes les corporations ouvrières de Paris, les priant de nommer chacune un représentant pour la composition d’une commission du travail, qu’on chargerait d’arrêter un programme général qui servirait de mandat impératif aux délégués. Il paraît que la police ou le gouvernement s’inquiéta de tous ces préparatifs un peu compliqués. Le Corsaire fut supprimé, la commission du travail dut se dissoudre ; elle fut remplacée par deux autres moins nombreuses, l’une dite exécutive, composée de cinq membres, l’autre, dite de contrôle, n’ayant que trois membres, et chargée de surveiller la première.

On trouve dans toute cette organisation une nouvelle preuve du goût des ouvriers pour la multiplicité des comités, dont la plupart n’ont d’autre objet que de se faire contre-poids et de se contrôler mutuellement. Les délégués parisiens à l’exposition de Vienne furent élus dans le sein de chaque corps d’état après plusieurs délibérations. Dans la plupart des corporations, on fit subir des examens aux candidats, on rédigea un questionnaire qui devait servir, de guide à l’élu. L’élection d’un député ne donne pas lieu à plus de discussions et à une plus sérieuse enquête. Un fait qui distingue la délégation nouvelle de toutes les précédentes, c’est qu’elle ne fut pas composée seulement d’ouvriers parisiens : un certain nombre de villes de France envoyèrent aussi à Vienne des travailleurs manuels désignés par leurs camarades ; Lyon, Angers, Angoulême, Nancy, Limoges, Mèze (Hérault), furent ainsi représentés par des ouvriers. À Lyon, le conseil municipal et le conseil-général, où domine l’élément radical, votèrent une subvention ; à Angoulême, l’assemblée ouvrière pour le choix des candidats se tint pacifiquement dans une salle de la mairie. À Limoges au contraire, qui est soumis à l’état de siège, il ne put pas y avoir de réunion préparatoire, l’autorité militaire ayant refusé son consentement, mais le vote eut lieu quand même. Après leur nomination, les délégués se réunirent deux fois à Paris en assemblée générale, puis le 2 août 1873 ils partirent pour Vienne. Les membres de la délégation ouvrière étaient au nombre de 107, moitié moins environ qu’en 1862 : la pénurie d’argent était sans doute la cause de cette réduction de nombre. On remarquera qu’en 1862 le voyage s’était fait par séries, chacune ne comprenant qu’une vingtaine d’ouvriers ; en 1873 au contraire, ils partirent et revinrent tous ensemble. À peu près tous les corps d’état se trouvaient représentés dans cette délégation, on y rencontre même un instituteur et une institutrice nommés, nous dit-on, par un syndicat d’instituteurs parisiens. Le rapport qu’ont fait ces deux derniers délégués, quoique comprenant d’assez bonnes parties, est souvent déclamatoire et empreint de doctrines suspectes : c’est ainsi qu’il semble pencher pour cette singulière théorie que l’on appelle l’équivalence des fonctions, en vertu de laquelle un homme comme Newton n’est pas plus utile à l’humanité qu’un casseur de pierres sur les routes, ou bien encore un général comme M. de Moltke n’est pas à son pays d’un plus grand secours que le dernier des conscrits.

Les délégués arrivèrent à Vienne le 4 août, ils étaient de retour à Paris le 15, ayant passé seulement neuf jours en Autriche. L’autorité autrichienne mit à leur disposition des baraquemens qui avaient été construits près de l’exposition ; ils y occupaient cinq grandes pièces, dont quatre contenaient chacune trente lits, et la cinquième servait de salle à manger. Quelques-uns des délégués ont raconté la vie qu’ils menaient pendant ce rapide séjour. Ils conféraient ensemble de six à sept heures du matin sur l’objet de leur mandat, la meilleure manière de le remplir, et aussi sur les questions sociales. Ils déjeunaient à huit heures, allaient à l’exposition, dînaient à midi, soupaient à huit heures. Plusieurs se plaignent amèrement du régime auquel on les mit : coucher et nourriture sont l’objet de l’indignation violente de quelques-uns d’entre eux. Ils blâment la commission exécutive ouvrière, qui n’a pas eu assez de soin de leur bien-être. Ce qui est certain, c’est que le séjour des ouvriers était bien bref pour qu’ils fissent une étude un peu approfondie des produits exposés, c’est qu’ils manquaient d’interprètes, n’en ayant que quatre pour 107 qu’ils étaient. Quelques-uns des rapports parlent assez dédaigneusement de la commission officielle française à l’exposition. Aucun n’en fait l’éloge ; plusieurs la représentent comme ayant été pour eux pleine d’indifférence, sinon d’hostilité. Ils ont au contraire beaucoup de louanges pour l’administration autrichienne, pour le conseil municipal de Vienne, qui les invita à une fête donnée au palais de Schœnbrunn en l’honneur du shah de Perse, invitation qu’ils déclinèrent, ayant été envoyés à Vienne, dirent-ils, pour travailler, non pour se divertir. En général, les délégués furent bien reçus, à Vienne tant par les patrons que par les ouvriers, ils purent visiter un certain nombre d’ateliers, quoique l’ignorance de la langue fût un grand obstacle à des relations un peu étroites avec les habitans du pays. Il y eut pourtant quelques exceptions à ce bon accueil. Le délégué des ouvriers en papiers peints raconte que, s’étant présenté à l’une des principales fabriques de Vienne et ayant demandé à la visiter en se recommandant de sa qualité, on lui répondit par un refus, « sous le prétexte, dit-il, qu’à Vienne les ouvriers vivent en bonne intelligence avec les patrons, et qu’on craignait que je ne leur suggérasse des idées d’émancipation capables de rompre cette bonne harmonie. » Cette défiance ne semble s’être manifestée que dans quelques cas particuliers. Les délégués français se plaignent qu’aucune autre nation, sauf la Suisse, n’ait jugé à propos d’envoyer à l’exposition des ouvriers choisis par leurs camarades : les cantons de la Suisse, nous disent-ils, accordèrent des subventions à cette délégation ouvrière.

Ces détails montrent que les délégués de 1873 se trouvaient dans des conditions de complète indépendance ; ils ne recevaient du gouvernement aucun subside, ils n’étaient plus soumis à la tutelle d’une commission supérieure, ils vivaient enfin tous ensemble dans des chambrées, loin de l’autorité française, et ne devaient pas échapper à cette effervescence que produit inévitablement le contact prolongé d’un grand nombre d’hommes de même opinion et de même profession. C’est pour cette raison sans doute que les résolutions collectives prises par cet ensemble de délégués sont incomparablement plus radicales que les propositions des différens rapports partiels. Nous avons dit qu’on devait rédiger un rapport d’ensemble : ce rapport n’a pas paru, et probablement ne paraîtra pas ; mais après plusieurs conférences dans les baraquemens de Vienne le préambule en a été arrêté et voté. C’est une sorte de manifeste ; la plupart des réformes qu’il demande n’ont rien en elles-mêmes de révolutionnaire : la création de chambres syndicales, de sociétés coopératives, le développement de l’instruction générale et de l’instruction professionnelle ; mais ces vœux sont formulés dans des termes qui sont peu mesurés, et on y joint des formules qui témoignent d’un grand penchant à l’utopie. C’est ainsi que, dans les sociétés coopératives de production, le manifeste ne veut admettre qu’une participation égale pour tous les sociétaires ; c’est ainsi encore qu’il déclare que les sociétés de crédit mutuel sont un moyen d’arriver « progressivement à l’annulation complète de l’intérêt du capital. » Quand ils s’expriment individuellement, la plupart des délégués, non pas tous, ont un langage plus retenu et plus sensé. Il est visible que dans les réunions générales l’élément violent et déclamatoire domine : la nature humaine le veut ainsi.

La tâche des délégués ouvriers à l’exposition de Vienne était double, d’abord technique, ensuite sociale. Les programmes ou les questionnaires qu’avaient rédigés la plupart des corporations ne négligeaient ni l’un ni l’autre de ces points de vue. Ce serait se tromper que de regarder les délégués comme de simples commissaires enquêteurs sur la situation de la population laborieuse à l’étranger. La plupart ont étudié avec beaucoup de soin les produits exposés ; ils les décrivent et ils semblent les juger avec compétence, généralement avec impartialité. Les envoyés de certaines corporations avaient à examiner quelques problèmes spéciaux à leur corps d’état. Le délégué des cordonniers devait se préoccuper des machines à coudre, à visser, et en général de toutes celles qui sont employées dans la fabrication de la chaussure ; celui des céramistes, plusieurs autres encore, avaient reçu mission d’étudier particulièrement des questions techniques du même genre. Il ne faudrait donc pas croire que la délégation ouvrière à Vienne n’ait eu aucune utilité industrielle ; beaucoup de ces envoyés en sont revenus avec des idées plus nettes et plus larges à la fois sur les progrès possibles dans la fabrication des produits auxquels ils travaillent.

Ce qui frappe dans la lecture de ces comptes-rendus, c’est la haute opinion qu’a l’ouvrier de son métier et en général de la classe à laquelle il appartient. Il y a peu de rapports qui ne se signalent par des manifestations souvent naïves de l’amour-propre professionnel. Le mécanicien de précision dira que « son industrie est de sa nature l’industrie-mère, puisque la plupart des théories scientifiques doivent nécessairement subir dans son sein les modifications qui les rendront fécondes ; » il ajoutera que « la multiplicité des connaissances à acquérir pour exercer dignement sa profession la place sans contredit au premier rang. » L’opticien, plus modeste, se contentera d’affirmer que sa corporation « est une des premières de l’industrie française par les services qu’elle a rendus à la science et au commerce. » Il n’est pas jusqu’à des métiers en apparence moins élevés qui n’aient le don de provoquer l’enthousiasme de ceux qui s’y livrent : le délégué des cordonniers nous dira que « la France s’est montrée à Vienne ce qu’elle a toujours été, la première nation dans l’art de la cordonnerie, qu’elle seule possède au plus haut degré les trois qualités nécessaires pour ce genre de travail, qui sont le goût dans la garniture, l’élégance dans la coupe et le fini de la main-d’œuvre. » Des esprits caustiques pourraient, à propos de cet amour-propre professionnel, rappeler la fameuse querelle du maître de danse et du maître de musique de Molière. Quant à nous, il ne nous déplaît pas que l’ouvrier aime, même avec excès, sa profession, et qu’il en soit fier ; ce sentiment est le contraire de celui qui existait dans l’antiquité : le travail manuel est chaque jour dans notre civilisation de plus en plus en honneur.

Il est seulement malheureux que cet esprit de corps, en soi légitime, devienne tellement exclusif qu’il ne voie en dehors de la classe ouvrière proprement dite que du parasitisme. La plupart des rapports des délégués semblent empreints de cette idée, que les travailleurs manuels sont les seuls véritables producteurs, que toutes les inventions, toutes les découvertes de ce temps viennent d’eux, que la renommée de l’industrie française et ses succès dans le monde ne tiennent qu’à leur propre habileté. Voici par exemple comment s’exprime le délégué des mécaniciens : « nous avons recherché d’où venait cette supériorité qui réside non dans la richesse minéralogique de (notre sol, comparé à celui de nos voisins, non dans notre outillage, encore imparfait, mais bien dans l’habileté des prolétaires français, qu’aucune nation ne conteste. Cette assertion est loin d’être nouvelle. Déjà, à la fin du siècle dernier, un grand citoyen qui fut longtemps un prolétaire assurait que, si chaque Français produisait seulement quelques heures par jour, la France ne saurait bientôt que faire de ses richesses. En formulant cette assertion, il avait constaté deux choses : l’habileté des ouvriers français et le parasitisme qui dévorait la France. Depuis cette époque, ces deux choses n’ont fait que s’accroître. » Le grand citoyen, longtemps prolétaire lui-même, qui a fait cette observation est, nous dit-on, Franklin. Croire que la moitié des Français sont des parasites, et qu’il suffirait que chacun travaillât quelques heures par jour pour que la France fût embarrassée de ses richesses, c’est vraiment se faire de grandes illusions : c’est en outre pécher par défaut de mémoire que de prétendre que les parasites ont augmenté de nombre en France depuis la fin du XVIIIe siècle. Le même délégué pense que presque toutes les découvertes industrielles, presque tous les procédés nouveaux de fabrication proviennent d’ouvriers. « Il ne faut pas oublier, dit-il, comme on le fait trop souvent, que les innombrables moyens d’abréviation employés dans ces derniers temps sont l’œuvre des travailleurs aux pièces qui les inventent, les perfectionnent, et il n’en est presque aucun qui ne prétende avoir un ou plusieurs moyens, que dans son langage imagé il appelle des trucs, pour abréger le travail qui lui est confié. » Il s’étend ensuite sur les raisons qui empêchent les ouvriers de prendre des brevets d’invention, et il convie les chambres syndicales à venir en aide à ces modestes inventeurs, à se substituer à eux dans leurs droits en leur accordant une indemnité. Le délégué des conducteurs typographes affirme que « bon nombre d’innovations, perfectionnemens, nouveaux systèmes de machines, ont été découverts par des conducteurs, chercheurs infatigables, dont le seul intérêt et le principal mobile étaient l’amour de leur métier ; ils ont livré leurs découvertes aux constructeurs mécaniciens, qui seuls les ont exploitées et en ont eu tout le profit et toute la gloire. » Le délégué des tailleurs insiste sur la même idée, et déclare que « la plupart des inventeurs ont été plus ou moins ouvriers. » Quant au délégué des ouvriers en voitures, il ne se donne même pas la peine d’affirmer ce fait qui pourrait prêter à discussion ; il n’y touche que par cette figure de rhétorique qui a reçu le nom de prétérition, comme à une vérité évidente. « On croirait, dit-il, que plus l’ouvrier invente de machines et perfectionne l’outillage pour diminuer sa peine, et plus il augmente sa tâche, » et il ajoute dans un autre passage : « Le progrès ayant inspiré à l’homme le désir du bien-être, nous ne comprenons pas pourquoi l’ouvrier, qui en est l’instigateur, n’aspirerait point à en posséder au moins une petite part. » La pensée, qui est au fond de ces déclarations, c’est que le travailleur manuel est dans les sociétés modernes le principal agent, quelques-uns diraient le seul agent du progrès. Il en est même qui assurent qu’il est le seul vrai producteur. Parlant des récompenses qui sont accordées aux industriels et non aux ouvriers, le délégué des marbriers dira : « Le producteur vrai, le créateur est-il souvent récompensé ? Non, tandis que la plupart des exploiteurs qui n’apportent en réalité que leurs capitaux se voient écraser de récompenses. »

Nous avons tenu à laisser parler nos auteurs ; leur langage est assez précis pour que personne n’y trouve d’équivoque. Il y a là un esprit singulièrement exclusif. Ces facultés inventives, ces dons naturels que les délégués attribuent aux ouvriers, ils les refusent aux patrons. Si l’on veut être complètement impartial, on verra qu’il y a quelque chose de fondé dans leurs affirmations et dans leurs plaintes. Que la plupart des découvertes viennent des ouvriers, cela est inexact et ne se peut soutenir ; mais peut-être faut-il distinguer deux termes que l’on considère comme synonymes, ceux de découvertes et d’inventions. Les découvertes, c’est-à-dire la conception de quelque grande lot scientifique inconnue, de quelque force naturelle jusque-là négligée, comme la vapeur, l’électricité, c’est aux hommes de science qu’on les doit en général. Au contraire les inventions, c’est-à-dire quelque perfectionnement de détail, quelque procédé nouveau de travail, on ne peut nier que beaucoup ne proviennent d’ouvriers. Or ceux-ci n’en sont pas toujours récompensés comme ils devraient l’être : ils ont eu l’idée, un autre aura le profit et l’honneur. Nous trouvons assez heureuse la pensée du délégué des mécaniciens qui voudrait dans ce cas faire intervenir, pour la protection de leurs membres, les chambres syndicales ouvrières. Quant aux récompenses qui sont décernées aux expositions universelles, il est clair que, pour toutes les industries qui demandent dans l’exécution une grande habileté de main-d’œuvre, les noms des ouvriers devraient être associés à ceux du patron. C’est du reste ce que l’on fait dans beaucoup de cas depuis quelques années ; on peut étendre ce système, qui n’est pas toujours, il faut le reconnaître, d’une application aisée.

La plupart des délégués n’ont que des éloges pour l’industrie française : ils affirment que l’exposition de Vienne a été pour elle un nouveau triomphe. Ils ne semblent pas redouter de concurrence sérieuse de la part de l’étranger. On a fait remarquer qu’il y a bien quelque chose d’intéressé au fond de tous ces éloges de l’industrie nationale. Un des argumens des patrons pour repousser les demandes d’augmentation de salaires, c’est que la concurrence de l’étranger est pressante, que le prix de revient des produits français ne peut pas hausser sans péril pour nos exportations. Les ouvriers sont ainsi dans leur rôle en contestant que nous ayons au dehors des rivaux sérieux. Il y a pourtant dans ce concert de louanges quelques exceptions : parfois les délégués se laissent entraîner contre leurs compatriotes à des jugemens d’une excessive sévérité. Celui des ferblantiers, parlant des compteurs à gaz, donne la supériorité aux Anglais, et ajoute : « Chez nous, on semble né avec une tendance à la fabrication camelotte ; sans cette malheureuse tendance, nous serions arrivés à égaler et à dépasser les Anglais. » Ce jugement vaut la peine d’être signalé. C’est en effet un trait commun à tous ces rapports que le parfait dédain pour les produits communs et à bon marché. On peut dire que tous ces ouvriers, de corps d’état si différens, ne perdent pas une occasion de s’indigner contre la production d’objets vulgaires et à bas prix destinés à la consommation générale ; ils y voient une cause de dégradation de leur art et d’avilissement de leurs salaires. Il semble qu’ils conçoivent l’acheteur comme un personnage aristocratique et opulent dont les ressources soient intarissables. Ils ne se rendent pas compte qu’eux-mêmes ont besoin d’une foule de produits qu’ils ne pourraient payer à des prix excessifs, et que la fabrication à bon marché, pourvu qu’elle soit loyale, leur est plus utile en leur qualité de consommateurs qu’elle ne leur est nuisible en leur qualité de producteurs. Ce singulier contraste d’hommes qui récriminent avec véhémence contre l’inégalité des conditions et qui voudraient ne travailler que pour les classes opulentes, supposant que le luxe n’a pas de limites, est un des traits caractéristiques de la situation d’esprit des ouvriers parisiens.

Il était naturel que les délégués comparassent leur situation à celle des ouvriers autrichiens. La destinée de ceux-ci est-elle préférable à la leur ? ont-ils des salaires plus élevés et des loisirs plus longs ? Sur ces points, les réponses sont contradictoires. Quelques-uns affirment que la main-d’œuvre est mieux rétribuée à Vienne qu’à Paris ; la plupart reconnaissent que les vivres, les loyers, les vêtemens, sont plus chers à Vienne. En définitive, l’impression générale paraît être que les ouvriers d’Autriche sont dans une situation inférieure à celle des ouvriers de France ; quelques rapports témoignent même d’un assez grand dédain pour leur genre de vie. Ils n’auraient, assure-t-on, aucune habitude de la vie de famille ; le sort de leurs femmes serait déplorable : elles seraient attachées aux métiers les plus pénibles, servant tantôt d’aides-maçons, tantôt de terrassiers, allant d’ordinaire pieds nus. Les ouvriers viennois, dit un autre, sont très humbles devant leurs patrons ; les ouvriers travaillant dans les premières catégories ne fréquentent pas ceux des dernières, si bien, dit le délégué des tailleurs, que « la nation est divisée en une foule de petites castes se superposant les unes aux autres, et faisant supporter et au-delà à celles qui sont au-dessous toutes les misères et toutes les humiliations qu’elles reçoivent de celles qui sont au-dessus. » Il ne paraît pas qu’aucun délégué ait eu la moindre envie de changer son sort contre celui de ses confrères de Vienne.

Personne ne saurait s’étonner que les ouvriers se plaignent de la médiocrité de leurs salaires. Sur ce point, il y a parmi eux un accord unanime : les corps d’état où la journée est payée 7, 8 ou 9 francs font entendre les mêmes plaintes que ceux où elle n’est encore rétribuée que 4 ou 5 francs. Presque tous les rapports reconnaissent que, soit depuis dix ans, soit depuis vingt, le prix de la main-d’œuvre a haussé dans une proportion moyenne qui serait de 25 pour 100 environ ; mais ils allèguent que le prix des vivres et le loyer se sont élevés, dans le même espace de temps, de 80 pour 100. Cette assertion est sans doute exagérée, si l’on réfléchit que l’un des principaux objets de l’alimentation populaire, le pain, est resté au même prix qu’autrefois. Pour être complètement juste, il faudrait dire encore que le prix du vêtement a incontestablement baissé depuis quinze ans, comme en font foi les dépositions des chefs des grandes maisons de confection à l’enquête de 1870. Par exception, quelques corps d’état affirment que leurs salaires depuis vingt ans sont restés absolument stationnaires, ou même ont fléchi dans une assez forte proportion : les graveurs sont dans le premier cas, les opticiens dans le second.

L’une des parties les plus importantes du programme des délégués, c’étaient les moyens d’améliorer la destinée de la population ouvrière. Tous ou presque tous se sont particulièrement préoccupés de cet ordre de recherches. En général, les réponses à cette partie du questionnaire sont très affirmatives et très catégoriques ; quelques-uns hésitent, ont des doutes sur les résultats prochains de réformes radicales : le délégué des graveurs est dans ce cas ; mais il appartient à une profession qui se rapproche des ans. La plupart de ses collègues n’ont point cette perspicacité ou cette irrésolution d’esprit. L’un d’eux, le délégué des mécaniciens, dont le rapport a plus de cent soixante-dix pages, dit hardiment : « Dans la limite du possible, nous apportons une solution à toutes les questions qui nous ont été posées. » Voilà certes quelqu’un qui a de la décision et de la confiance en ses lumières. Un des embarras qu’éprouve le lecteur en parcourant les innombrables pages de ces rapports, c’est que, toutes les fois que l’on y traite ce que l’on appelle la question sociale, la langue cesse d’être simple et claire, elle devient déclamatoire et confuse. Ne croyez pas que ce soit inexpérience de la part des rédacteurs : Dieu nous garde de reprocher à des ouvriers de ne pas écrire comme des académiciens. En général, les délégués s’expriment bien, avec une suffisante correction et quelquefois une verve pittoresque. Les rapports de 1862 et même de 1867 sont écrits avec agrément ; ils se lisent sans ennui. En 1873, la partie technique des rapports garde le même caractère, mais la partie économique ou sociale devient singulièrement déclamatoire : c’est souvent comme un chapelet de mots retentissans qui ont été enfilés au hasard. Il nous semble que certains de ces délégués ont imité ces écoliers qui font des cahiers d’expressions réputées heureuses, et qui, dans leurs discours ou leurs pièces de vers, les jettent par douzaines sans s’inquiéter de l’effet discordant qu’elles peuvent produire. Ainsi peut-être quelques-uns des délégués ouvriers cueillent dans les journaux des termes sonores qu’ils s’empressent ensuite de répandre dans leurs rapports. Le naturel, la clarté, disparaissent. Le délégué des mécaniciens dira que « la solidarité, ce levier par excellence, est le critérium qui successivement servira de guide à tous ceux, nations et individus, dont les déceptions continues en auront démontré la nécessité. » Parlant de l’article 291 du code pénal, qui interdit les associations de plus de 20 personnes, le délégué des menuisiers écrit : « Nous avons la conviction que les gouvernemens, jusqu’à ce qu’ils ne soient plus servis par les cléricaux, les nobles et le fonctionnarisme héréditaire, conserveront avec soin dans leur panoplie cette hache ébréchée par le progrès industriel et par l’échange des communications rapides que notre siècle possède. » Celui qui s’exprime en ce langage macaronique est cependant un homme qui ne manque pas de bon sens : il en donne une preuve précisément à l’occasion de ce même article 291, dont il demande non pas la suppression, mais simplement l’amélioration graduelle, c’est-à-dire que la prohibition ne s’étende qu’aux associations de plus de 50 ou 60 personnes, pour devenir ainsi de moins en moins étroite avec le progrès des mœurs. Plusieurs délégués dérobent à la science des termes dont ils font un usage fort imprévu : c’est ainsi que celui des tisseurs met sur le compte de notre « civilisation malthusienne » la nécessité pour le prolétaire de payer un loyer au propriétaire. Malthus revient plusieurs fois dans ces rapports, il est l’un des grands épouvantails des ouvriers.

Ce n’est point par goût des minuties que nous avons relevé ces différens traits : le ton du style est un indice du ton de la pensée. comme en général les délégués dans leurs rapports, quand il s’agit des questions sociales, abandonnent le style simple ou le style tempéré pour le style sublime, il est probable qu’ils exagèrent eux-mêmes leurs propres sentimens afin de faire impression sur leur auditoire, qu’au fond ils sont plus calmes et plus pacifiques qu’ils n’en ont l’air. De tous ces rapports, à quelques exceptions près, il se dégage une pensée commune, c’est que les prolétaires doivent travailler à leur affranchissement, à leur émancipation. Ces deux mots reviennent sans cesse : la plupart ajoutent, il est vrai, que cette émancipation doit être progressive, qu’on ne saurait l’atteindre d’un seul bond, ni par des moyens violens ; mais qu’entendent les délégués par l’émancipation des travailleurs ? Est-ce simplement une hausse des salaires, une réduction des heures de travail, la participation aux bénéfices, la fondation de caisses de retraite pour la vieillesse ? Ce n’est rien de tout cela, c’est la suppression du « salariat » et du patronat. » On trouve des degrés divers dans l’affirmation de ce vœu et de ce programme. Il y a les prudens, qui veulent modérer les impatiens ; il y a les sceptiques, qui ont des doutes sur la capacité de la génération actuelle pour accomplir cette grande réforme ; il y a même les contradicteurs, mais en bien petit nombre, qui ne croient pas qu’il soit possible de supprimer d’une manière absolue le patronat. A côté de ces hommes sensés, nous trouvons les déclamateurs. Quelle est dans leurs récriminations la part de l’entraînement oratoire et celle de la pensée réfléchie, il est malaisé de le dire. Sans doute le désir d’atteindre l’éloquence fait enfler la voix à ces mandataires improvisés, mais au fond les idées qu’ils expriment paraissent, avec plus ou moins de mesure et d’atténuation suivant les divers caractères et les diverses natures d’esprit, être partagées par la plupart de ceux qui les ont envoyés à Vienne.


II

Depuis 1862 et 1867, il y a sur un point un progrès sensible dans les aspirations, des ouvriers parisiens : naguère ils comptaient plus qu’aujourd’hui sur l’assistance de l’état. Le rêve de beaucoup d’entre eux était, d’avoir un gouvernement qui leur dût sa naissance et qui se fît l’initiateur des réformes qu’ils attendaient. Souvent, dans les rapports des délégués de 1862, on voit réclamer l’intervention administrative pour la fixation de la journée de travail, pour l’exclusion des femmes de certaines professions, même pour la détermination des salaires. En 1873, presque tous les rapports établissent comme une sorte de dogme qu’il ne faut pas compter sur l’état, qu’il ne faut rien lui demander. Les ouvriers ont plus conscience de leur propre force ; ceux même qui réclament l’institution du crédit gratuit, l’abolition du salariat, du marchandage, du commerce de détail, croient pouvoir par leurs seuls efforts et avec le temps accomplir ces changemens considérables. Les lignes suivantes du délégué des mécaniciens méritent à ce point de vue d’être citées. « Un fait qui a démesurément étonné les ouvriers viennois, dit-il, ce fut d’apprendre que la délégation française était envoyée aux frais d’une souscription nationale. C’était pour eux un événement incroyable, et nous ne craignons pas d’affirmer qu’ils auraient voulu être à la place des délégués, eux qui sont encore si loin, hélas ! de notre niveau social. Ils attendent tout de l’état, sorte de providence des peuples enfans, et cette tutelle est si profondément enracinée dans les esprits qu’il a fallu une certaine persuasion pour leur faire admettre que nous n’avions pas de chefs, qu’il y avait entre nous une égalité parfaite de droits. Il est bon de dire que sur ce point l’autorité supérieure partageait complètement les mêmes idées, tant ce pays est saturé de préjugés qu’heureusement nous voyons disparaître ici. »

Ces quelques lignes expriment les principaux sentimens, quelquefois opposés, qui animent une catégorie nombreuse des ouvriers parisiens : la passion démocratique de l’égalité, l’aristocratique dédain de ceux qu’ils jugent leurs inférieurs en éducation, enfin une absolue confiance en leur propre sagesse et en leur avenir. Il y a cependant encore des attardés qui seraient heureux que l’état vînt à leur secours, et préparât quelques-unes des réformes qu’ils désirent. Le délégué des ferblantiers réclame très nettement la fondation de maisons de retraite par l’état. Le délégué des ouvriers en papiers peints revendique le droit au travail et la suppression de la misère, sans qu’il soit facile de savoir si c’est de l’initiative des sociétés ouvrières ou de celle du gouvernement qu’il attend ce bienfait. Au contraire il paraît bien que le délégué des tabletiers en peignes ne pensait qu’aux efforts individuels et collectifs des ouvriers quand il écrivait les lignes suivantes : « L’assurance générale pourrait, avec les bénéfices provenant des associations et des sociétés de consommation, venir en aide à tous ceux qui ont besoin, en commençant toutefois par l’enfance, en assurant à l’enfant l’instruction, du pain, des vêtemens et un asile, seuls moyens qui permettraient d’empêcher la prostitution, le vol… C’est parce que la société n’assure pas le pain quotidien à l’enfance et ne fait pas pratiquer la solidarité entre tous les individus que nous voyons se produire autant de mal parmi nous. » Ainsi, d’après les uns, la société doit nourrir l’enfance ; d’après les autres, elle doit nourrir la vieillesse. Ce sont là des vœux très philanthropiques ; mais, comme la société n’est pas un être en dehors des individus qui la composent, il en résulte que cette charge de la subsistance des enfans et de celle des vieillards tombera uniquement sur les hommes adultes ou d’un âge mûr. C’est aussi ce qui se voit aujourd’hui ; seulement alors chaque homme contribuerait pour une très faible part à la subsistance de ses propres enfans et de ses propres parens, et pour, une part beaucoup plus considérable à la subsistance des enfans et des parens d’autrui. Il est permis de douter que ce soit là un progrès. Quelques-uns de ces rapports sont encore trop empreints de ces théories qui remplacent les devoirs individuels par des devoirs sociaux, et qui tendent à supprimer les obligations de famille ; mais l’action immédiate de l’état est moins souvent réclamée : elle doit faire place à celle des sociétés ouvrières soit séparées, soit réunies en fédération.

Comptant moins sur l’assistance directe de l’état, les délégués comptent beaucoup sur celle du temps. On les croirait disciples de la nouvelle école scientifique qui a propagé la théorie de l’évolution : ce n’est pas un changement à vue qu’ils attendent, c’est une lente et graduelle modification. Les projets de réforme élaborés par les plus sages d’entre eux exigeraient en effet bien des années pour la transformation sociale qu’ils désirent : fondation de chambres syndicales ouvrières, création d’un capital par les cotisations des membres, emploi de ce capital à la constitution de sociétés coopératives de consommation et de sociétés de crédit, accumulation des bénéfices produits par ces sociétés coopératives de distribution et organisation de sociétés ouvrières de production. C’est cette méthode d’évolution qui est le trait nouveau et caractéristique des rapports de la délégation ouvrière à Vienne ; dans quelques cas, elle pourrait réussir, si elle était pratiquée avec un esprit de prudence, de concorde et de persévérance. Malheureusement toutes ces créations successives de sociétés de diverses natures et dont les unes sont filles ou mères des autres ne pourront pas se faire en un clin d’œil. La plupart des délégués ne l’ignorent pas : aussi plusieurs déclarent-ils que la génération actuelle ne verra pas l’émancipation complète du prolétariat.

En attendant ce définitif affranchissement, il est bon de s’accommoder du patronat et de constituer avec lui une sorte de modus vivendi, régime fait de concessions réciproques, plus supportable que le régime actuel, quoique inférieur au millenium espéré. Cette pensée pratique se retrouve dans la plupart des rapports. En examinant quelles sont ces réformes de détail que réclament les délégués, on peut constater que plusieurs seraient très utiles et faciles ; on verra aussi que les conceptions des ouvriers sur différens points de l’économie industrielle se sont améliorées.

Un heureux symptôme, c’est que la plupart des rapports sont très explicites contre les grèves. Les ouvriers anglais ont fait de la grève une arme systématique qu’ils emploient d’une manière savante, à laquelle ils ont dû d’abord de grands succès, mais qui n’a pu les préserver, dans ces derniers temps, de nombreux et cruels revers. En France, la population ouvrière n’a jamais eu beaucoup d’inclination pour ce moyen brutal et périlleux. « L’expérience nous a prouvé, dit le délégué des opticiens, que nous ne pourrions jamais arriver à notre but par les grèves. Combien d’économies, réalisées à grand’peine, se sont trouvées englouties, pour arriver à quoi ? à une augmentation dérisoire et momentanée, car, sitôt que l’ouvrage commençait à baisser, elle était retirée pour faire place à l’ancien tarif. » C’est là parler en homme de sens ; ce langage n’est pas exceptionnel. Le délégué des marbriers revient à quatre reprises différentes sur les grèves ; cependant il ne semble pas qu’il ait une disposition d’esprit particulièrement modérée. Après avoir dit « qu’il est inadmissible qu’il y ait des gens qui mangent bien, et les autres rien, » il ajoute : « Il faut sans retard chercher le remède ; ce que nous pouvons affirmer ici, c’est qu’il n’est pas dans la grève. La grève tourne toujours au profit des patrons. » Notez que ce n’est pas un novice qui parle ; c’est, si l’on nous passe ce terme, un vieux routier. En 1869, les ouvriers marbriers se mirent en grève pour obtenir une augmentation de salaire, la suppression des heures supplémentaires et encore quelques autres améliorations de détail. Cette grève dura un mois ; « elle coûta cher à la marbrerie, les ouvriers subirent bien des misères, la chambre syndicale s’endetta pour une somme de 18,000 francs, sur lesquels 7,000 étaient encore dus en 1873. » Le délégué a vraiment raison de dire que l’argent dépensé dans la grève « aurait bien mieux profité en créant une association coopérative de production. » Cependant cette grève s’était terminée par la victoire des ouvriers, qui obtinrent, au moins sur le moment, tout ce qu’ils voulaient. Le délégué des ouvriers en voitures, l’un de ceux pourtant qui ont écrit sur la question sociale les passages les plus déclamatoires, vient déclarer aussi que « les grèves n’ont amené que des résultats insignifîans après de grands sacrifices. » Quant au délégué des mécaniciens, c’est un vrai docteur ; un lauréat de l’Académie des Sciences morales et politiques ne tiendrait pas d’autre langage, et il aurait moins d’autorité.

Déshabitué des grèves, l’ouvrier français semble définitivement réconcilié avec les machines. Il n’a plus envie de les proscrire ou de les briser ; il revendique pour les hommes de sa classe l’honneur d’en avoir inventé le plus grand nombre. L’ouvrier sent que ces perfectionnemens de l’outillage industriel tournent en définitive à son avantage ; il se plaint seulement des inconvéniens temporaires que la brusque introduction de machines nouvelles peut avoir pour le personnel des travailleurs, si l’on n’use pas de ménagemens à son égard. En vérité, on ne peut blâmer ces restrictions. C’est déjà beaucoup que d’avoir obtenu des ouvriers une sorte de reconnaissance des bienfaits de la mécanique. Le délégué des conducteurs typographes est vraiment un enthousiaste des machines. Quelques autres délégués, ceux des cordonniers, des ouvriers en voitures, des imprimeurs typographes, tout en admettant et en célébrant même les avantages des machines, font des réserves sur l’application qui en est faite. Le délégué des mécaniciens de précision semble exprimer avec exactitude le sentiment général de ses confrères quand il dit : « C’est un besoin impérieux du présent d’avoir des connaissances suffisantes pour que l’ouvrier puisse tourner à son profit l’action révolutionnaire des machines-outils dans la main-d’œuvre mécanique. » La possession de l’outillage industriel par les sociétés coopératives, c’est là le rêve de l’ouvrier de nos jours : il est certain que la réalisation générale de cet idéal se fera longtemps attendre. Quant aux tempéramens qui doivent accompagner et adoucir l’introduction de machines nouvelles, l’ouvrier a raison de les rechercher et de les réclamer. Par malheur il est assez difficile de découvrir des mesures ; protectrices qui soient universellement applicables. Le délégué des ouvriers en voitures propose que, dans le cas d’introduction de machines nouvelles, la journée de travail soit réduite d’une heure ou d’un temps plus ou moins long, afin que tout le personnel puisse être conservé. Une semblable pratique, si elle ne devait pas être temporaire et exceptionnelle, aurait bien des inconvéniens : elle ferait une situation tout à fait privilégiée aux ouvriers des corps d’état où la mécanique se serait le plus développée, et les consommateurs ne profiteraient pas de la baisse des prix ; enfin, comme il est peu probable que toutes les nations s’entendissent pour une semblable réglementation, elle donnerait des avantages aux industriels étrangers qui seraient moins humains ou moins débonnaires. Pour protéger l’ouvrier contre les maux qu’entraîne la brusque introduction de machines dans une industrie, nous ne voyons guère qu’une garantie efficace : l’assistance mutuelle fortement organisée. Si les ouvriers réalisaient avec le temps leur projet de constituer une foule de petites sociétés accumulant des fonds de prévoyance et se soutenant réciproquement, ils pourraient supporter, sans trop souffrir, les crises passagères qui seraient la suite d’un changement instantané de l’outillage industriel.

Remarquons d’ailleurs que ces complètes révolutions de la mécanique sont rares et le deviendront de jour en jour davantage. Il se passe un grand nombre d’années avant qu’une machine dont les avantages sont reconnus ait envahi tous les ateliers et chassé les méthodes antérieures de travail. Voyez le tissage à la main, qui n’est pas encore complètement détruit, quoique le tissage automatique soit inventé depuis cinquante ans ; voyez aussi avec quelle lenteur le puddlage mécanique, qui fera faire un si grand progrès à l’industrie du fer, se propage chez nos voisins d’outre-Manche. La valeur de l’ancien outillage, le manque de capitaux, l’incertitude des résultats, le penchant à la routine, sont des obstacles considérables à la brusque transformation d’une industrie.

Il y a un lien évident entre la question des machines et celle de la division du travail et du travail aux pièces. On sait que l’ouvrier a toujours eu une certaine répugnance pour ces habitudes nouvelles de l’industrie moderne. Aujourd’hui encore on trouve dans la lecture des rapports des délégués la trace de ces impressions défavorables. L’ouvrier a bien quelque raison pour justifier ses opinions sur ces deux points. Ce n’est pas contre le principe, dit-il, c’est contre l’excès ou les vices d’application qu’il se raidit. Au point de vue esthétique, il trouve que la division du travail, quand elle dépasse une certaine limite, réduit trop son rôle et le rabaisse, que c’est ainsi un amoindrissement de sa dignité. Toutefois ce n’est pas là le grief principal de l’ouvrier ; ce qu’il reproche surtout à la division du travail, c’est de créer un trop grand nombre de spécialités et de rendre les crises soit plus fréquentes, soit plus accablantes. Un ouvrier ne sait plus faire qu’un détail et hors de là n’est bon à rien : il y a quatre catégories distinctes de travailleurs pour faire un gant ; il en est de même pour tout. Suivant l’expression d’un des délégués, à côté des machines-outils on a des hommes-outils. Ces plaintes sont en général exagérées. La division du travail ne tourne pas d’ordinaire contre l’ouvrier ; elle abrège la durée de son apprentissage, elle le met plus tôt en état de gagner des salaires élevés. Il est vrai aussi qu’elle rend les travailleurs manuels plus dépendans du patron : celui-ci n’est plus embarrassé pour remplacer les mécontens : comme il n’y a pas besoin d’une forte éducation technique et d’une longue expérience pour s’acquitter d’une lâche très circonscrite, on trouve facilement des hommes de bonne volonté pour succéder à ceux qui ont des prétentions trop élevées. C’est ce dernier grief qui est pour l’ouvrier le véritable. Quant au travail aux pièces, les délégués ne lui font pas non plus une opposition absolue. Les plus sages et même les plus nombreux en reconnaissent la justice. Il n’y a que dans les professions voisines des arts qu’on trouve une répugnance invincible pour ce mode de travail. Quelques corporations qui l’avaient combattu ont fini par s’y soumettre. C’est ainsi que la grève des marbriers avait supprimé dans ce corps d’état le travail aux pièces ; mais bientôt il a réapparu, triomphant de la mauvaise humeur des ouvriers. Les critiques que quelques-uns des délégués adressent au travail aux pièces peuvent, dans des cas particuliers, n’être pas dépourvues de raison : ils disent que c’est souvent pour le patron un moyen de réduire successivement les salaires, qu’ainsi tous les moyens abréviatifs que découvre l’ouvrier dans l’exécution d’une tâche tournent contre lui. En admettant qu’il y ait là des abus, une trop grande rigueur du patron à restreindre au minimum le gain de l’ouvrier, il est certain que ce ne sont pas des conséquences nécessaires du travail aux pièces, et que l’on peut supprimer ces abus en le conservant.

Si les ouvriers paraissent avoir perdu une grande partie de leurs préventions contre les machines, la division du travail et le travail à la tâche, ils gardent au contraire beaucoup de leurs rancunes contre la concurrence et les intermédiaires. Là encore cependant il y a un certain progrès. Les récriminations contre les intermédiaires et contre la concurrence n’ont pas, dans les rapports des délégués, le caractère dogmatique et absolu qui distingue les œuvres de M. Louis Blanc et d’autres écrivains socialistes. Les ouvriers se plaignent de la concurrence que les patrons se font entre eux, de celle que se font les ouvriers et de celle que la province fait à Paris. En parlant de cette dernière, le délégué des cordonniers déclare que, « si l’administration de la ville ne prend pas quelques mesures à cet égard, elle verra peu à peu les ouvriers disparaître de son sein. » Il néglige d’indiquer quelles mesures la ville pourrait prendre, — la réduction des droits d’octroi sans doute ; ce serait bien insuffisant. Peut-être voudrait-il, comme le délégué des tisseurs, que l’administration portât son attention sur l’élévation croissante du prix des baux et des loyers ; mais qu’y pourrait-elle faire ? Ceux qui travaillent en atelier se plaignent de ce que les travailleurs en chambre acceptent l’ouvrage à des prix trop réduits. Il y a dans les corps d’état les plus élevés une sorte de sentiment aristocratique qui s’indigne contre l’emploi d’ouvriers inférieurs, ne sachant pas leur métier, faisant de la pauvre et médiocre besogne qui est naturellement mal rémunérée. Ces récriminations se ressentent de l’esprit de corps qui règne dans toutes les couches de la société, en haut et en bas. De même que les médecins contestent souvent l’utilité des officiers de santé, ainsi les artisans qui se croient des artistes s’habituent difficilement à voir employer à côté d’eux et souvent à leurs dépens des ouvriers de piètre instruction et de nul talent. L’industrie française, disent-ils, est compromise par ces mauvaises pratiques. C’est surtout à la concurrence des femmes et à celle des apprentis qu’ils s’en prennent.

Sur le sujet des femmes, ils ont deux sentimens qui sont assez opposés : gémissant d’un côté de ce que leur rémunération est dérisoire, prétendant de l’autre les proscrire de la plupart des occupations où elles pourraient trouver un gagne-pain. Comme beaucoup de moralistes, les délégués croient avoir fait preuve de perspicacité et d’esprit d’invention en signalant le scandale public qui s’étale chaque jour devant nos yeux, et qui consiste à confier à de grands jeunes gens dans nos magasins de nouveautés la vente des soieries et des autres étoffes riches : critique banale, car, outre que ces fonctions qu’on voudrait restituer aux femmes n’occupent pas un nombreux personnel, elles sont plus fatigantes, exigent plus de force physique qu’on ne le pense, et elles sont aussi incompatibles que le travail en atelier avec la vie de famille, les heures de présence étant généralement aussi longues dans les magasins que dans les fabriques.

Une des questions les plus souvent traitées dans les rapports des délégués, c’est celle de l’apprentissage ; sauf la constitution des sociétés syndicales ouvrières et l’organisation de sociétés coopératives, il n’est pas de sujet qu’ils étudient avec plus d’insistance. Tous les rapports s’en occupent, à quelques exceptions près. Dans leurs sentimens et leurs idées sur ce point, les délégués sont tantôt dirigés par l’intérêt personnel, tantôt par l’intérêt général. Ils confondent volontiers l’un avec l’autre. Ils regardent le mode actuel d’apprentissage comme une école mauvaise abusive, qui demande trop de temps et donne trop peu de connaissances à l’apprenti ; ils le considèrent en outre, et ce n’est pas là leur moindre grief, comme une sorte d’institution qui est destinée à faire une concurrence à bas prix au travail des adultes. Que certains patrons occupent quatre ou cinq apprentis quand un ou deux seraient suffisans, qu’ils prolongent pendant cinq ou six années la durée de cette sorte de stage, quand la moitié de ce temps pourrait donner une ample connaissance du métier, qu’ils obtiennent ainsi du travail soit tout à fait gratuit, soit à vil prix, nombre de délégués l’affirment ; ces abus sont trop naturels pour que nous puissions douter qu’ils ne se présentent parfois. Le patron a autant d’intérêt à exagérer le nombre de ses apprentis que l’ouvrier à le réduire. Même quand l’apprentissage serait loyalement pratiqué, plus il y a d’ouvriers dans une profession, plus l’offre de bras est considérable par rapport à la demande, et plus les salaires ont de chances de baisse ou du moins de stagnation. Il est vrai qu’à la longue le nombre des apprentis finit toujours par se régler sur le taux des salaires, les professions les moins rémunérées finissant par ne plus trouver de recrues. Que les ouvriers se plaignent du nombre parfois excessif des apprentis, nous le comprenons ; qu’ils veuillent limiter ce nombre aux exigences de la profession, quoique la mesure exacte soit singulièrement difficile à trouver, nous l’excusons. Malheureusement ils émettent parfois des prétentions qui sont injustifiables ; quelques délégués semblent considérer un corps d’état comme étant la propriété collective et exclusive du personnel qui le compose. Un d’eux, le délégué des fondeurs en caractères, va jusqu’à dire que l’on ne devrait admettre comme apprentis que les fils d’ouvriers de la profession et non ceux des hommes déclassés de tous les métiers. La plupart toutefois sont plus modérés, ils se contentent de regretter que les travaux des champs soient de plus en plus abandonnés pour ceux des villes : poétique sentiment, s’il était absolument spontané et s’il n’était pas inspiré par un intérêt personnel.

Les rapports sont plus justes et plus intéressans quand ils dépeignent la triste condition faite à l’apprenti. Généralement il n’y a pas de contrat écrit : les courses en ville, le nettoyage de l’atelier, quelquefois les services personnels envers le patron, prennent la plus grande partie du temps de l’enfant ou du jeune hommes le reste n’est pas employé d’une manière plus fructueuse pour lui. Ses occupations sont beaucoup trop spécialisées : on lui donne un détail à faire, toujours le même, parce qu’au bout de peu de temps il arrive à l’exécuter plus facilement, ce qui profite au patron ; s’il est apprenti mécanicien par exemple, on lui fait polir des vis ou ébaucher des pièces, rien de plus pendant des années. Un apprenti en optique, d’après le délégué des opticiens, n’aurait été employé pendant quatre ou cinq ans qu’à faire des biseaux soit aux verres de boussoles, soit à des boutons de verre, c’est-à-dire le travail d’un apprenti lapidaire, et il ignorait ce qu’est un objectif. Les conseils des prud’hommes on le sait, sont chargés aujourd’hui de faire respecter les contrats d’apprentissage : s’acquittent-ils bien de cette tâche ? Le délégué des marbriers l’assure ; tous les autres déclarent que cette surveillance est insuffisante ; si un apprenti viole son contrat, c’est-à-dire quitté le patron avant le temps déterminé, il est condamné par le conseil ; mais, si un patron ne remplit pas ses obligations, c’est-à-dire s’il n’a donné aucune instruction sérieuse à l’apprenti, comme cette violation ne se manifeste pas par un fait précis et déterminé, elle n’entraîne aucune peine et aucune indemnité. La réforme de l’apprentissage est absolument nécessaire ; il y a là plus qu’un intérêt industriel, il y a un intérêt social. Les ouvriers déclarent qu’eux seuls, par leurs chambres syndicales, peuvent accomplir cette réforme. Ils ont déjà commencé : dans quelques corporations, ils ont fondé soit des cours professionnels, soit des bureaux de placement, c’est le délégué des ouvriers en voitures qui nous l’apprend. Les chambres syndicales des patrons aussi se sont occupées de la même question. Assurément les associations ouvrières des divers corps d’état, si elles parvenaient à s’organiser, pourraient rendre l’apprentissage plus fécond et plus moral à la fois.

Il semble que les ouvriers soient enfin pénétrés de la doctrine du selfhelp, aide-toi toi-même : ils veulent tout faire par leurs propres forces. Loin qu’on ait besoin de les pousser dans cette voie, il faudrait peut-être calmer un peu leur ardeur, ou du moins les engager à ne pas se priver du concours des autres parties de la société. L’enseignement professionnel est un des objets qui leur tiennent le plus à cœur : ils voudraient le développer, le fortifier ; beaucoup de délégués pensent que les associations ouvrières suffiraient à cette tâche. Quelques autres s’adressent bien, sans exagération d’ailleurs, au gouvernement : le délégué des graveurs par exemple réclame la fondation d’un musée des arts industriels, comme en Angleterre, comme en Autriche, comme à Moscou, et une grande école supérieure de dessin sur la rive droite de la Seine ; mais le même rapporteur, quelques pages plus loin, tout en rendant hommage à la ville de Paris pour la création récente d’écoles d’apprentissage, déclare qu’il compte principalement sur les chambres syndicales pour la fondation d’ateliers où les plus habiles ouvriers viendraient enseigner à leurs heures de loisir : il n’y aurait, dit-il, rien de pédantesque dans cet enseignement tout fraternel. Le délégué des marbriers engage les corporations à se grouper au nombre de cinq ou six pour avoir un même local et entretenir chacune un professeur, ce qui ne serait pas coûteux. Si la corporation des marbriers a dépensé 18,000 francs dans une grève, elle eût été capable aussi de fonder une école professionnelle et de la faire vivre avec succès.

Les délégués parlent assez fréquemment des conseils de prud’hommes ; leur opinion sur ce point est unanime et facile à analyser : ces conseils ne sont pas assez multipliés, ils ne répondent pas aux nombreuses spécialités de l’industrie parisienne, de sorte que souvent les juges sont absolument incompétens ; la nomination des présidens par le gouvernement leur paraît aussi une violation de leurs droits et de leur dignité ; enfin ils voudraient que les délégués fussent payés ; on trouve à ce sujet dans un des rapports une pensée pleine de bon sens. Après avoir insisté sur la nécessité de rémunérer les prud’hommes, le délégué des mécaniciens d’Angers ajoute : « Nous ne devons pas pour cela demander des rétributions au gouvernement, toutes les corporations doivent indemniser elles-mêmes leurs prud’hommes. » Voilà un trait, entre bien d’autres, qui est caractéristique : ne rien attendre du gouvernement et tout d’eux-mêmes, c’est là la devise de la plupart des délégués.

Sur quelques autres points encore, les plaintes ou les vœux des ouvriers nous semblent dignes de considération. Plusieurs des rapports récriminent avec assez d’aigreur contre le mode de paie, contre les heures supplémentaires qui sont suivies de morte-saison, et enfin contre le livret, qui est aboli en droit, mais qui est encore exigé en fait dans beaucoup de circonstances. Si l’on voulait chercher quel est le caractère qui distingue les ouvriers des autres parties de la nation, on serait à coup sûr embarrassé : est-ce le travail manuel ? mais beaucoup de professions, réputées plus ou moins libérales, comportent un certain travail manuel. Est-ce le salaire ? mais depuis que le salaire à la tâche est devenu prédominant, les ouvriers ne se séparent plus par ce fait des professions libérales, qui presque toutes sont payées à la tâche. Le trait qui malheureusement distingue en général l’ouvrier, c’est l’absence d’épargne : ce que l’on est convenu d’appeler prolétariat, c’est cette classe d’hommes qui n’a pas d’épargnes et qui n’est pas assurée du travail du lendemain. Cette seule définition, dont on ne peut contester l’exactitude, indique quelle est l’une des obligations morales de ceux qui emploient les ouvriers : c’est de ne pas leur faire attendre le paiement du salaire. Le crédit en effet est pour eux beaucoup plus cher que pour les patrons ; on peut dire que la nécessité ou l’habitude de faire des achats qu’ils ne paient pas comptant est l’une des principales causes des difficultés et des embarras, parfois inextricables, de la vie de l’ouvrier. Dans un très grand nombre de corps d’état, la paie se fait tous les mois, d’autres fois tous les quinze jours, rarement toutes les semaines. Les rapports des délégués s’élèvent avec énergie contre cette coutume et réclament la paie hebdomadaire, qui est de règle absolue, disent-ils, en Angleterre et en Autriche. Ce vœu est non-seulement naturel, mais légitime : la paie mensuelle surtout est évidemment abusive. On objecte que le travail à la tâche entraîne souvent une comptabilité compliquée, et qu’il faut que plusieurs unités de travail soient faites dans l’intervalle d’une paie à l’autre ; mais on pourrait donner tous les huit jours, si ce n’est le salaire définitif, du moins un à-compte. Les délégués se plaignent aussi quelquefois que le paiement de leurs salaires leur fasse perdre plusieurs heures. Dans de grands ateliers, on ne peut sans doute payer 500 ou 1,000 ouvriers en quelques instans ; mais des considérations morales et sociales doivent porter les patrons à s’ingénier pour éviter aux travailleurs manuels des pertes de temps qui restreignent leurs rares heures de loisirs et de vie de famille.

On comprend encore que les ouvriers de la petite industrie s’élèvent contre ce double fléau, la morte-saison et les heures supplémentaires, tâche accablante pendant une partie de l’année, manque presque complet d’ouvrage pendant une autre partie. Certes il sera toujours difficile, on peut même dire impossible, de répartir également le travail sur toutes les saisons et sur toutes les semaines. Il y aura toujours des périodes d’activité et des périodes de langueur qui se présenteront avec une certaine régularité. C’est dans la petite industrie surtout que ces perturbations reviennent avec le plus de constance. L’influence de la mode est prédominante en pareil cas. On ne se doute pas des excès de travail qu’imposent les commandes précipitées, qui veulent toutes être exécutées à bref délai. Les patrons déclarent avec quelque raison qu’il leur est impossible de refuser des ordres, et qu’ils ne peuvent souvent étendre les limites qu’on leur impose ; mais l’ouvrier est dans son droit en voulant que les heures supplémentaires, celles qui dépassent la journée ordinaire ; soient payées au-delà du salaire habituel. Cette exigence d’ailleurs est satisfaite dans beaucoup d’industries. Il faut dire en outre que la morte-saison tend à s’amoindrir ou à s’adoucir par le développement que prennent les industries de la confection, c’est-à-dire de la fabrication sans commande d’ouvrages de demi-luxe ou de consommation générale.

Plusieurs des délégués ont assez d’impartialité pour reconnaître que depuis un quart de siècle la législation industrielle et civile a été plusieurs fois remaniée en leur faveur. Celui des typographes énumère quelques-uns de ces changemens récens. « Nous avons obtenu, dit-il, les sociétés de secours mutuels corporatives (sociétés qui auparavant n’étaient que tolérées), les chambres syndicales ouvrières, les sociétés de crédit mutuel, les associations coopératives ouvrières, le livret d’ouvrier devenu facultatif, l’abolition de l’article 1781 du code pénal, par lequel le maître était cru sur parole, etc. » Parmi les conquêtes que signale ce délégué, il y en a qui ne sont pas définitives, et que la législation n’a pas encore reconnues. En revanche, il en est d’autres qu’il oublie, telle que l’abolition de la loi contre les coalitions. Quoique devenu facultatif, le livret excite encore les plaintes d’un très grand nombre de délégués. Tel qu’il existait, il n’était pas bien gênant. Le patron ne pouvait y inscrire aucune remarque désobligeante : dans certains cas, il rendait même des services à l’ouvrier, il facilitait notamment les prêts et les avances que le patron pouvait lui faire ; mais il constituait une obligation spéciale au travailleur manuel et blessait sa dignité. L’ouvrier ne s’accommode plus d’obligations légales qui ne lui soient pas communes avec l’employé, l’artiste, l’avocat et le médecin. Il faut prendre son parti de cette susceptibilité, que justifient nos lois électorales. Il paraît que le livret, qui n’est plus obligatoire, est encore-exigé des votans pour les élections au conseil des prud’hommes : le délégué des marbriers s’en plaint. Peut-être était-ce simplement là un moyen de constater la qualité et le droit électoral de celui qui se prétendait électeur ; nous ne voyons aucun inconvénient à ce qu’on supprime cette formalité. Ce qui est moins admissible dans les réclamations des ouvriers, c’est leur vive opposition aux règlemens d’ateliers. Ils ne comprennent pas ou ne veulent pas admettre, du moins dans l’industrie parisienne, qu’on ne soit pas libre d’entrer et de sortir à son gré, de commencer sa tâche à l’heure qui plaît à chacun. Ils ont à ce sujet des critiques qui sont généralement passionnées. Nous savons que le défaut de la population française n’a jamais été le culte de la discipline. La discipline est pourtant une des plus grandes forces sociales ; elle n’a en elle-même rien d’humiliant, elle est pour la société ce qu’est l’ordre pour l’individu. Que dans les règlemens de certains ateliers il y ait des clauses soit superflues, soit trop rigoureuses, cela est possible. Elles disparaîtront avec le temps par l’accord des ouvriers et des patrons ; mais qu’on puisse concevoir une grande industrie où chacun prendrait et laisserait son travail à son gré, suspendrait subitement le jeu de son métier ou dérangerait son voisin, c’est là un rêve fort peu idéal et dont la réalisation ne saurait concorder avec le développement de la production. Cette aversion pour les règlemens d’atelier trouve une excuse, non pas une justification, dans la situation particulière de la plupart des industries parisiennes, qui, se pratiquant jadis exclusivement et encore aujourd’hui partiellement à domicile, tendent à s’exercer désormais dans de grands ateliers. Il y a pour l’ouvrier de nouvelles habitudes à prendre qui lui répugnent. Convenons d’ailleurs que, dans toutes les industries où la mécanique ne joue pas un grand rôle, le travail à domicile peut avoir des avantages considérables.


III

Les espérances des délégués ne se bornent pas au remaniement des règlemens d’atelier, à la suppression des heures supplémentaires, aux rapprochemens des époques de paie ; ce ne sont là que les conditions d’un modus vivendi qu’ils regardent comme transitoire. Est-ce la participation aux bénéfices, la création de caisses de retraite, qui leur apparaissent comme les signes distinctifs d’un régime définitif ? La plupart d’entre eux : accepteraient, comme un avantage suffisant pour la période de transition, des institutions de cette nature ; quelques-uns en font même l’objet d’un vœu formel, notamment les délégués des imprimeurs typographes, des marqueteurs et des fondeurs en caractères, mais avec cette réserve que leurs espérances pour l’avenir vont beaucoup plus loin. D’autres délégués sont plus impatiens et se montrent singulièrement dédaigneux pour toutes les améliorations que la philanthropie ou l’intelligence de quelques patrons s’est efforcée de réaliser. « Nous n’admettons pas, dit le délégué des céramistes, que le système de participation dans les bénéfices soit la solution du problème : dans ce système, le capital est plus favorisé que le travail. L’ouvrier, par un surcroît d’efforts, en vue d’un bénéfice illusoire, use plus promptement ses facultés et devient avant l’heure impropre au travail sans compensation. D’ailleurs où sera le contrôle de la participation réellement juste du travailleur dans les bénéfices ? L’ouvrier a-t-il le droit de contraindre le patron à lui faire connaître la part de bénéfice qu’il s’attribue ? »

C’est là le langage d’un intransigeant qui se défie des concessions des politiques et qui s’attache à la logique inexorable. Il a plusieurs confrères qui partagent ses idées. Le délégué d’Angoulême pour les divers métiers d’art et d’utilité relève avec amertume des paroles qu’aurait prononcées à l’assemblée nationale M. Benoît d’Azy en faveur des institutions de caisses de retraite, qui, moyennant une retenue de 20, 30 ou 50 francs par an, peuvent procurer à l’ouvrier âgé de cinquante-cinq ans une pension viagère de 500 à 600 francs. Ces hommes « ne se doutent pas le moins du monde, dit ce farouche citoyen, que dans son for intérieur l’ouvrier souffre de leurs aumônes, et qu’il préférerait cent fois le prix de son travail à ces sortes de bienfaits qui blessent sa fierté et peuvent le rendre servile. » Pour le délégué d’Angoulême, les caisses de retraite sont donc une humiliation ; pour le délégué parisien des ouvriers en voitures, elles sont une duperie, un acte de machiavélisme. Celui-ci s’en prend surtout aux compagnies de chemins de fer. « Par ce moyen, dit-il, elles parviennent à embaucher des ouvriers et à leur faire accepter les prix dérisoires de main-d’œuvre de leurs tarifs. Aussi, dès qu’un ouvrier a travaillé quinze ou vingt ans dans les ateliers d’une compagnie, celle-ci met-elle le plus grand empressement à le remercier de ses services, afin de ne pas avoir à lui assurer une pension, et oublie-t-elle facilement de lui rembourser les retenues faites pour former le capital de cette pension. Dans les maisons ou les compagnies qui possèdent des caisses de secours alimentées au moyen de retenues, l’ouvrier ne peut jamais en connaître les ressources, parce que le patron en est habituellement le gérant, à moins que ce ne soit le premier commis. » Ainsi les institutions philanthropiques les plus utiles et les plus recommandables ne satisfont pas toutes les aspirations des délégués : ce n’est certes pas une raison pour renoncer aux caisses de retraite et aux encouragemens divers que l’on a groupés sous le titre un peu vague de participation aux bénéfices. A côté de ces natures implacables, impatientes, qui veulent obtenir l’objet entier de leurs désirs, qui dédaignent tous les succès partiels et tous les progrès lents, il y en a d’autres qui sont plus souples et plus traitables, qui se félicitent de toute amélioration dans leur destinée, qui acceptent avec contentement, même avec reconnaissance, les adoucissemens graduels que leur accorde l’initiative de la société ou des patrons. Ce serait plus qu’une injustice, ce serait une erreur, de ne tenir compte que des violens et de négliger les pacifiques et les patiens.

Quoi qu’il en soit, le but final que se proposent les délégués à l’exposition de Vienne, c’est l’abolition complète du patronat et du salariat. Sur ce point, on peut dire qu’il y a unanimité parmi eux, ou du moins une immense majorité qui ne laisse place qu’à une ou deux voix dissidentes. Quelques-uns, en très petit nombre, passent cette question sous silence : un seul, le délégué des graveurs, parle à cette occasion le langage, non pas de la prudence seulement, mais du plus ferme bon sens. Traitant de la suppression du patronat, il s’exprime ainsi : « Nous avouons qu’au point de vue pratique il nous est absolument impossible d’admettre une semblable théorie, et que nous ne comprenons guère qu’un travail quelconque puisse s’exécuter sérieusement sans une direction précise. Que le directeur s’appelle patron, gérant ou délégué, il n’en est pas moins démontré que c’est un moteur indispensable, et que l’association la plus intelligente ne saurait s’en passer. » Encore voit-on que ces lignes ne sont pas une profession de foi absolue dans la durée du patronat, même à l’état exceptionnel ; elles contiennent simplement un conseil pour que les associations ouvrières de l’avenir aient un pouvoir directeur solidement constitué et jouissant de larges attributions.

Si les ouvriers considèrent la constitution et la fédération d’un nombre indéfini d’associations ouvrières comme devant être les caractères distinctifs du régime social de l’avenir, ils n’attendent pas à bref délai la réalisation de cet idéal. Ils sont seulement résolus à y’travailler avec énergie, avec persévérance et avec méthode. Ils ont pour les sociétés coopératives l’engouement que partageait il y a quelques années la bourgeoisie lettrée ; mais ils savent mieux les difficultés de la création et surtout de la vie de ces sociétés. Aussi ne regardent-ils pas la fondation de ces associations comme l’œuvre la plus pressante. Ils ont un autre moyen d’affranchissement, pour parler leur langage, qui doit être essayé auparavant, qui ne donnera guère de mécomptes et qui les mènera graduellement à la coopération : ce moyen, c’est l’institution ou le développement des sociétés syndicales ouvrières. On sait ce que sont celles-ci : des groupes professionnels tendant à embrasser tous les ouvriers d’un corps d’état dans un même district. Leur tâche est multiple, elle ne sera pas la même pendant la période de transition et dans le régime définitif. Aujourd’hui elle a pour objet de concentrer les forces des ouvriers pour défendre leurs intérêts et les faire prévaloir dans les conflits avec les patrons, pour aider à la propagation de l’enseignement professionnel, à la surveillance de l’apprentissage, pour remplacer au besoin les prud’hommes par une juridiction encore plus populaire, encore plus fraternelle, enfin pour obtenir dans les règlemens d’atelier, dans le taux des salaires, dans le mode de travail, les modifications raisonnables qui peuvent être utiles à l’ouvrier. Voilà les attributions actuelles et originelles des chambres syndicales ; mais elles pourraient, et, suivant les délégués, elles devraient beaucoup s’étendre. Les cotisations qui alimentent ces sociétés devraient être assez importantes pour subvenir à des secours mutuels, pour mettre le crédit à la portée de l’ouvrier et pour constituer un capital qui appartiendrait a la corporation. Les délégués comprennent tous maintenant que l’acquisition d’un capital est la première condition de leur émancipation. Ils croient y parvenir plus facilement par l’épargne collective, en quelque sorte imposée, que par l’épargne individuelle. Avec ce capital social, on essaierait prudemment la création de sociétés de consommation. Celles-ci, croit-on, ne pourraient manquer de donner des bénéfices ; on les emploierait à acheter un outillage professionnel qui servirait d’abord à exercer les apprentis, à former une ressource pour les temps de morte-saison ou de chômage, et qui, s’agrandissant peu à peu, serait un jour assez important pour qu’on pût créer une société coopérative de production fonctionnant régulièrement. Cette marche serait suivie simultanément dans tous les corps d’état » agissant d’ailleurs chacun à part, quoique avec les secours bienveillans les uns des autres. Une fois qu’une première société de production serait organisée, si les bénéfices continuaient, comme on le présume, on en constituerait une seconde, puis une troisième ; peu à peu les patrons seraient complètement éliminés, il ne leur resterait que le rôle de commanditaires des associations ouvrières. Ces associations, devenant chaque jour plus prospères, auraient moins besoin des capitaux d’autrui : aussi l’intérêt tomberait-il à un taux de plus en plus, bas, ce qui réduirait la part des capitalistes dans le partage des produits et augmenterait d’autant celle des travailleurs manuels. Tel est le plan de réforme des ouvriers : il est séduisant, mais en grande partie utopique ; pour qu’il réussit même partiellement, il faudrait beaucoup de temps, beaucoup de vertu, beaucoup d’intelligence, beaucoup de discipline, et beaucoup de bonheur, biens que la Providence jalouse ne prodigue pas ensemble.

Que sont aujourd’hui ces chambres syndicales ouvrières sur lesquelles on fonde tant d’espérances ? A l’époque où ont été rédigés les rapports des délégués, on en comptait à Paris 55, la plupart de création récente ; chaque jour, il en naît de nouvelles. L’organisation de toutes ces chambres syndicales est à peu près la même, quoique les formes diffèrent. Quelques-unes de ces sociétés sont très conciliantes et veulent se mettre en rapport avec celles des patrons pour constituer des commissions mixtes ; c’est ce qui existe déjà dans le corps d’état des imprimeurs en taille-douce. Les gantiers ont voulu faire de même, mais les patrons n’ont pas accepté des relations aussi étroites ; ils se sont contentés de décider que l’ordre du jour de chacune des séances de la chambre patronale serait adressé à la chambre ouvrière, avec invitation d’envoyer deux délégués. D’autres chambres syndicales ouvrières sont plus exclusives ; sans se mettre complètement en hostilité avec les patrons, elles craignent de compromettre leur indépendance par des relations régulières et officielles avec eux.

Il ne semble pas que jusqu’ici toutes ces petites sociétés soient très prospères ; presque tous les rapports se plaignent de la froideur, de la négligence des ouvriers à s’affilier ou à payer leurs cotisations, qui sont en général de 25 centimes par quinzaine ou de 50 centimes par mois, contribution modique à coup sûr. Il ne paraît pas que plus de la moitié des travailleurs de chaque corps d’état ait adhéré à ces associations ; beaucoup d’entre elles sont endettées soit par d’anciennes grèves, soit par une mauvaise gestion ; celles des graveurs, celles des marbriers sont dans ce cas. Les agens comptables n’ont pas toujours été irréprochables ; la tenue des livres n’est pas très connue dans ces petites sociétés. « Des délégués d’ateliers infidèles à leur mandat se sont appropriés des cotisations et ont ensuite disparu comme l’ombre. » C’est le rapporteur des marbriers qui parle ainsi. Dans certaines de ces chambres syndicales, le bureau est permanent et quelquefois n’a pas changé depuis la fondation, chez les orfèvres par exemple ; dans la plupart au contraire, il n’y a ni président, ni vice-président, chacun l’est à tour de rôle ; le secrétaire seul est permanent. Toutes ces fonctions sont en général gratuites, quelques-uns proposent de les rémunérer.

On voit combien ces jeunes associations ont besoin d’efforts pour arriver à avoir des ressources et de la puissance ; à vrai dire, quelques-unes sont d’un désintéressement, d’une fierté ou d’une imprévoyance singulière. C’est ainsi que l’article premier des statuts de la chambre syndicale des coupeurs et brocheurs de chaussures de Paris contient cette clause étrange : « la chambre syndicale s’interdit toute acceptation de dons et legs. » Peut-être n’y a-t-il là qu’un renoncement tout philosophique à des biens sur la venue desquels ne comptaient guère les organisateurs de la société. On ne comprend pas pourquoi les chambres syndicales feraient vœu de pauvreté ; l’argent leur est nécessaire, qu’elles n’hésitent donc pas à le prendre quand il leur arrive de bonne grâce. Déjà dans plusieurs corporations la chambre syndicale a enfanté une société de crédit mutuel ou une société coopérative de production ; c’est ce système de générations successives qui doit former la nouvelle méthode d’émancipation du prolétariat. Le délégué des marbriers raconte avec assez de détails ce qui s’est passé dans ce sens au sein de sa profession. Constituée en janvier 1869, la chambre syndicale des marbriers débuta par une grève dont elle demande aujourd’hui pardon au ciel et aux hommes ; elle dut beaucoup emprunter pour la soutenir ; il lui resta, après la victoire, un solde inemployé de ses emprunts ; elle s’en servit pour organiser un atelier de chômage qui fonctionna près de deux mois. Cet atelier fut ensuite cédé à la société ouvrière de crédit mutuel du même corps d’état, qui disposait d’assez de fonds pour créer une société coopérative de production. Celle-ci fut constituée par acte notarié le 13 mars 1870 sous le titre de l’Union ; elle se rendit acquéreur pour 6,000 francs du matériel et des marchandises de l’atelier de chômage ; on nous dit que cette association coopérative se soutient, qu’elle a obtenu une médaille à l’exposition de Lyon en 1872. On a là pour un corps d’état l’exemple de cette évolution que les ouvriers espèrent généraliser. Trois sociétés naissent successivement, distinctes, mais alliées : la chambre syndicale, la société de crédit mutuel ou la société de consommation, enfin, comme couronnement, l’association coopérative de production. La plupart des délégués reconnaissent que, dès que tous les corps d’état se seront complètement organisés en associations coopératives de production, la chambre syndicale, qui est un instrument transitoire de progrès, aura fait son temps et devra disparaître. S’il en est ainsi, il n’est pas probable que notre génération voit la fin des chambres syndicales.

Ce n’est pas assez pour les ouvriers de constituer chaque corps d’état en association syndicale ; ils ont des vues plus larges et veulent former une fédération générale de toutes ces petites sociétés particulières. Ils invoquent l’exemple des patrons, qui ont à Paris plus de cent dix chambres syndicales et les ont réunies en deux grands groupes, dont l’un s’appelle l’Union nationale et l’autre le Comité central, ces deux groupes agissant d’ailleurs de concert dans toutes les questions importantes. Pourquoi les ouvriers ne s’organiseraient-ils pas comme les patrons ? disent à l’envi leurs délégués. Cependant l’autorité le leur a interdit. Ils avaient fondé un « cercle de l’union syndicale ouvrière ; » il paraît que l’administration, qui ne se souciait pas de cet essai fédératif, a suspendu les réunions des délégués syndicaux. Il ne semble pas au contraire qu’une société de crédit mutuel, instituée par toutes les chambres syndicales pour développer les sociétés coopératives de consommation et de production, ait été l’objet des défiances gouvernementales. Les ouvriers auraient aussi voulu avoir un journal qui fût à eux, qui ne fût pas rédigé par des clubistes ou des demi-bourgeois ambitieux, qui traitât de préférence les questions que l’on appelle sociales et laissât de côté la politique quotidienne, soit intérieure, soit internationale. La plupart des délégués expriment un vœu pour la fondation de cet organe. Une souscription a été ouverte cette année même pour cet objet ; elle n’a pas réussi, les fonds ont été restitués aux souscripteurs. Le titre de ce journal était trouvé : il devait se nommer le Syndical. Admirez la fortune des mots : il n’en est guère qui depuis longtemps ait pris autant d’extension que celui de syndical. En finances, en agriculture, dans les questions sociales, vous le rencontrez partout.

L’association coopérative de production devant être, suivant les délégués, le terme définitif de l’évolution sociale actuelle, il convient de rechercher brièvement quelles sont les idées qu’ils se font des conditions d’existence de ces sociétés. Les sociétés coopératives peuvent réussir dans un grand nombre d’industries, mais c’est au prix de beaucoup d’efforts, de beaucoup d’intelligence, de beaucoup de concorde et de beaucoup de temps. On a écrit des milliers de volumes sur ce mode d’association, et les faits restent encore fort obscurs. On a de suffisantes données sur l’essor des sociétés de crédit en Allemagne ou en Italie et des sociétés de consommation en Angleterre ; mais, dès que l’on aborde les sociétés de production, on se trouve en présence de profondes ténèbres. Tous les délégués dont nous avons parcouru les rapports font l’éloge, soit simple et bref, soit diffus et ampoulé, des sociétés coopératives ; il n’en est pas un seul qui prenne souci de s’enquérir du nombre et de la situation des sociétés coopératives parisiennes. Nous glanons à grand’peine quelques renseignemens épars que nous réunissons sans parvenir à en faire un tout de quelque importance. Le délégué des lithographes par exemple nous laisse entendre qu’il y a dans sa corporation une société coopérative qui a traversé de dures épreuves, mais qui prospère grâce à sa bonne administration, et qui journellement attire de nouveaux adhérens. Chez les typographes parisiens, il existe deux sociétés de production, l’une appelée l’Association générale et l’autre l’Imprimerie-Nouvelle ; c’est cette dernière qui a publié tous les rapports des délégués ouvriers à Vienne. On néglige de nous apprendre l’état de ces deux associations, on se contente de nous dire qu’elles sont encore dans la période de l’enfance, et qu’elles devront passer par bien des phases avant de réaliser l’idéal qu’elles se proposent. Chez les cordonniers, il y a deux sociétés coopératives de production, dont l’une date de 1870 ; mais le délégué de ce corps d’état, quoique l’un des plus fervens partisans de la coopération, a trouvé que, dans un rapport de plus de 100 pages, ces matters of fact ne méritaient pas plus de trois lignes. Les tailleurs de Paris ont aussi une société de ce genre, dont le capital consiste en actions de 100 fr. payables en plusieurs années, donnant droit à un intérêt de 5 pour 100, et à une part éventuelle de 3 pour 100 sur les bénéfices nets, le reste devant être réparai entre tous les travailleurs. Le délégué des selliers nous avoue qu’aucune des sociétés qui ont été fondées dans sa profession n’a eu de grands succès, et que « malheureusement la sellerie ne s’est pas distinguée jusqu’ici par sa persévérance et son sens pratique. » Cet aveu mélancolique est plein d’enseignemens. Ce n’est pas un des traits les moins caractéristiques de la situation intellectuelle et morale des délégués que la négligence à rassembler des faits précis et à les étudier. Voilà des hommes qui recommandent un système comme étant le dernier terme du progrès social, qui le prônent à leurs commettans comme le seul moyen d’émancipation, et ils ne songent pas à recueillir les faits qui le concernent, à les comparer, à les juger, à en tirer des enseignemens pratiques !

Sans doute le peu de succès obtenu jusqu’ici par les sociétés coopératives de production ne doit pas être considéré comme un argument décisif contre le système coopératif. Les ouvriers répondraient que jadis ils fondaient des associations de production sans capital, c’est-à-dire sans ressources et sans force de résistance, tandis qu’à l’avenir la société de production doit être créée avec un capital qui sera constitué par une partie des cotisations de la chambre syndicale ouvrière et par les bénéfices des sociétés de crédit mutuel ou des sociétés de consommation. Cette marche est infiniment plus prudente en même temps qu’elle est plus lente. Il y aura néanmoins encore bien des mécomptes temporaires et bien des échecs définitifs dans cette voie. Le délégué des marbriers nous donne une idée de la confiance excessive avec laquelle certains ouvriers abordent cette difficile campagne. La corporation a élaboré un projet de statuts d’une société de consommation qui serait appelée « la Ruche marbrière. » Voici comment ce délégué entrevoit les perspectives de cette association. Il y a dans notre corps d’état, dit-il, 1,800 membres ; ils consomment en moyenne 3 francs d’alimentation par jour, ce qui fait une dépense quotidienne de 5,400 fr. Si l’on double cette somme pour les femmes et les enfans, on arrive à une dépense quotidienne de 10,800 fr. Que l’on prenne le minimum des bénéfices, soit 20 pour 100, — « bien entendu nous sommes au-dessous, » ajoute ce délégué, — on arrive au chiffre de 2,160 francs que la marbrerie donne en bénéfice journalier aux intermédiaires : dans l’année, cela fait un chiffre de 788,400 francs. « Nous prenons pour les frais généraux la moitié ; c’est beaucoup, mais soit, cela nous laisse encore la somme de 394,200 francs comme bénéfice net. » On rencontre des raisonnemens du même genre dans plusieurs autres rapports.

Nous désirons de tout notre cœur que les ouvriers mettent à l’épreuve leur méthode d’affranchissement. Malheureusement ils ne paraissent pas, pour la plupart, se rendre compte des conditions essentielles de succès de toute entreprise industrielle et commerciale. Ils ne veulent pas de chef, pas de président permanent, pas de gérant ayant une situation un peu prépondérante. Ils admettent bien le capital comme un facteur nécessaire, mais ils veulent lui faire une part infinitésimale. Dans ce fâcheux manifeste, qui a été voté comme préambule du rapport d’ensemble par la délégation ouvrière tout entière, il est dit que les sociétés de consommation et de production ne doivent comporter qu’une participation égale pour tous les sociétaires. Cette idée revient sous plus d’une forme dans les rapports spéciaux. Ici on ne veut pas que les sociétaires aient plus d’un très petit nombre d’actions : là, on n’accorde à chaque action qu’un intérêt fixe, la totalité ou la presque totalité des dividendes étant répartis par tête. Le délégué d’Angoulême pour les métiers divers a dans son rapport un passage merveilleux de naïveté et de vanité. « Les ouvriers tailleurs et cordonniers, dit-il, possèdent à Vienne, à Munich et dans plusieurs villes de l’Allemagne des sociétés organisées par eux, et toutes paraissent être en voie de prospérité, quoique leurs statuts ne soient pas fondés sur des bases aussi démocratiques que les sociétés de production de Paris, en ce sens que la répartition des bénéfices se fait selon la part du capital possédé par chaque actionnaire. Cependant une limite est établie : un membre ne peut posséder qu’un certain nombre d’actions afin de permettre l’entrée de la société aux autres. Le souscripteur qui possède dix actions touche à la répartition du dividende dix fois la somme allouée à celui qui n’en possède qu’une. Plusieurs délégués leur ont fait sentir ce vice d’organisation, et, après avoir pris connaissance des statuts parisiens, ils ont promis de réviser les leurs. » Mais, malheureux ! vous ne voyez donc pas qu’avec vos changemens vous allez tout compromettre. Comment ! voilà des sociétés coopératives allemandes qui prospèrent ; voici d’autre part des sociétés coopératives françaises qui meurent ou qui languissent : il semblerait que celles-ci doivent emprunter les statuts de celles-là, il paraît que c’est le contraire qui va se faire. Ainsi l’expérience n’est rien, et la théorie est tout !

Quoi qu’il en soit, il conviendrait, selon nous, de laisser les ouvriers faire à leurs risques et périls l’essai de leur méthode. Ils disent qu’ils rencontrent un obstacle légal, c’est le fameux article 291 du code pénal, qui défend les réunions et les associations de plus de 20 personnes. Les circonstances ne sont guère opportunes pour le rappel de cette prohibition ; néanmoins une loi spéciale devrait autoriser les chambres syndicales ouvrières fondées pour s’occuper des intérêts spéciaux de chaque corporation. L’expérience prouve que ces chambres existent et se multiplient en dépit des défenses légales, soit par la tolérance, soit par l’ignorance de l’administration. Elles ont plus d’avantages que d’inconvéniens ; si on les interdit soit en fait, soit en droit, l’ouvrier peut toujours accuser la société, qui met obstacle, dit-il, à ses efforts pour améliorer sa condition ; si on les permet au contraire, l’ouvrier n’a qu’à s’en prendre à lui-même ou à la force des choses de ses déceptions et de ses échecs.

Nous avons fidèlement résumé les rapports que les délégués ouvriers à l’exposition de Vienne ont rédigés, non-seulement pour leur propre instruction, mais pour celle du public en général. On ne doit pas regretter l’envoi de cette délégation : elle nous a permis de voir un peu plus clair qu’auparavant dans les esprits des masses ouvrières des grandes villes. Il y a là à coup sûr bien des illusions encore, bien des préjugés, bien des exagérations ; la rhétorique a trop d’influence et la réflexion trop peu sur ces intelligences qui ont reçu une demi-culture. L’utopie y tient trop de place ; du moins elle s’y allie avec le sentiment que le temps est un des facteurs indispensables de tout progrès humain. Sur plusieurs points de détail, les idées des ouvriers sont devenues plus sages ; sur d’autres, leurs plaintes sont parfois fondées, on doit louer en tout cas leur détermination de ne rien demander à l’état et de devoir principalement à eux-mêmes l’amélioration de leur destinée. Quant à leur projet de supprimer entièrement le patronat pour le remplacer par des sociétés coopératives, c’est certainement là un de ces plans grandioses dont l’accomplissement total serait un miracle. Ni la génération actuelle, ni les générations prochaines ne réussiront complètement dans cette tâche ; mais peut-être pourront-elles y avoir quelques succès partiels. Qu’elles essaient : l’expérience corrigera ce que leurs vœux ont d’exagéré ; elle les réconciliera peut-être avec le système du salariat, qui a bien ses avantages et ses compensations, et qui sera toujours le régime commun. Elle leur fera sinon acquérir, du moins estimer ces vertus bourgeoises pour lesquelles ils ont aujourd’hui trop de dédain, et qui rendent seules possibles le succès d’une industrie, c’est-à-dire l’ordre, l’économie, la prévoyance. Schultze-Delitsch, le célèbre inventeur des banques populaires de crédit en Allemagne, disait que les classes aisées et instruites pouvaient seules par leur contact et leur coopération aux mêmes entreprises contribuer au développement intellectuel des ouvriers. Nous craignons que les délégués à l’exposition de Vienne n’aient un peu perdu de vue cette vérité, et qu’ils ne s’exposent à bien des mécomptes en voulant se passer absolument du concours de la bourgeoisie.


PAUL LEROY-BEAULIEU.