Les Arts décoratifs en Orient et en France/03

Les Arts décoratifs en Orient et en France
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 72 (p. 138-160).
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LES
ARTS DECORATIFS
EN ORIENT ET EN FRANCE

UNE VISITE A L'ORIENT A L'EXPOSITION UNIVERSELLE

Quelle que soit l’opinion que peuvent prendre de nous les ingénieurs qui s’extasient sur l’aménagement de l’exposition du Champ de Mars, nous avouons humblement que, pour nous reconnaître dans ce dédale, il nous a fallu un temps considérable. Si les grandes divisions et les infinies subdivisions qu’on prétend si claires suffisent à diriger la promenade nonchalalante des simples curieux, la disposition de l’enceinte, les fausses indications, les omissions du catalogue, engendrent les plus sérieuses difficultés pour ceux qui veulent comparer et étudier de près. Il est convenu toutefois que ce palais est une merveille de l’esprit humain, et que tout ce qu’il renferme est digne d’admiration. On est un fâcheux, on est presque un mauvais Français, si l’on ose regretter l’effet produit sur les yeux par cette halle gigantesque et insinuer que notre réputation de goût pourrait bien en être abaissée. Le beau doit venir après l’utile, a-t-on dit, comme si en pareille occurrence l’utile et le beau ne devaient pas s’unir ! Puisque nous voilà contraint, non sans quelque surprise, d’aller chercher un exemple de pittoresque en Angleterre, qui ne se souvient d’avoir admiré à l’exposition de Londres les grands arbres de Hyde-Park étalant leur feuillage sous les voûtes élancées du Palais de Cristal ? Ce fut là une des causes du succès de l’exposition anglaise. Le pittoresque, loin de nuire à l’utile, lui prêtait un précieux concours. A ceux qui ont vu les bazars d’Orient, celui de Constantinople entre autres, qui, aux richesses accumulées dans les galeries, ajoute le charme d’arcades élégantes et variées, les effets splendides de lumière jaillissant comme un incendie au milieu des brumes bleues de perspectives sans fin, nous n’avons pas à apprendre comment l’industrie et l’art peuvent s’allier. Là, pas un coin qui ne soit un tableau merveilleux ; au Champ de Mars, qui donc pourrait faire un seul croquis ? C’est avec un vif regret que nous avons vu prendre un emplacement si malencontreux pour y élever à grands frais ce hangar immense dont les constructions provisoires coûteront plus cher qu’un palais définitif, car, par une amère ironie, cette bâtisse éphémère est composée des matériaux les plus durables. Le palais n’eût-il pas été mieux placé en face, sur les hauteurs de Passy ? Les visiteurs venant du quai seraient montés de terrasse en terrasse jusqu’au plateau sur lequel il se serait dressé. Les deux quinconces du pont d’Iéna, disposés en jardins, servaient à l’exposition des fleurs, des kiosques, des fontaines, des objets qui ne redoutent pas l’air libre. Ils eussent accompagné les terrasses et les jardins de ce piédestal grandiose. Serres transparentes, jets d’eau et cascades, arbres splendides, fleurs rares, formaient une décoration que venait couronner le temple de l’industrie avec ses escaliers majestueux, ses portiques, ses colonnades, ses statues, ses dômes de cristal et de faïence, étincelans sous le soleil. Une réunion de décorateurs, de paysagistes, de gens de goût, pouvait accomplir aisément cette tâche et imposer ses décisions aux architectes chargés de l’exécuter. La terrasse de Saint-Germain, les rampes et l’escalier de l’Orangerie à Versailles, le Monte-Pincio à Rome, donnent une faible idée de ce qu’on pouvait faire sur ces hauteurs si admirablement disposées. On ne s’explique pas qu’on ait osé détruire cet amphithéâtre magnifique, qu’on ait fait disparaître si maladroitement et à tant de frais ce balcon naturel qui dominait de toute sa hauteur la ville entière. La moitié seulement des millions enfouis dans ces terrassemens en y joignant ceux employés à construire l’exposition, à en disposer les jardins, à créer un chemin de fer spécial, permettait d’exécuter une œuvre permanente, qui aurait ajouté à un utile emploi l’avantage de réaliser le plus beau décor dont Paris pût s’enorgueillir. La construction d’un palais de l’exposition sort d’ailleurs de tous les programmes connus, et on peut y secouer impunément les entraves de l’école. Il serait bien trivial de le mettre au rang d’une halle ou d’un marché, et le titre de palais qu’on lui donne n’est destiné qu’à le relever de cette parenté vulgaire. C’est le caravansérail de toutes les nations, l’endroit où les commerçans du monde entier viennent abriter leurs marchandises ; il appartient par conséquent à tous les peuples, à tous les styles, et tout est permis au décorateur, pourvu que le sentiment du grand et du beau l’inspire. Aussi aurions-nous aimé que ce palais fût le résultat des efforts de tous les arts et de toutes les industries, au lieu de devenir le monopole de quelques usines déjà surchargées de travaux. C’était une belle occasion de donner un peu d’élan et de vitalité à ces travaux de décoration qui meurent de détresse, sculpture, peinture, marbres et faïences, poterie, dallage et tant d’autres ; mais qu’importent maintenant ces questions et ces regrets ? A cet amphithéâtre naturel si heureusement placé et si bien approprié à l’établissement d’un édifice grandiose, on a préféré substituer une pente affadie, un désert sans caractère et sans grandeur. Le nivellement, l’uniformité partout, tel semble être le mot d’ordre de notre époque.

Ces timides réflexions seront sans doute traitées d’audacieuse révolte, car c’est une grande hardiesse de protester contre l’esprit du jour, qui n’est pas précisément favorable aux aspirations vers le beau. L’éducation qui depuis soixante ans dirige toutes les intelligences vers les études positives a été certainement une des raisons principales de l’abaissement des idées en matière d’art. L’artiste et l’artisan ne croient plus à ces forces extérieures et morales qui ont élevé si haut les maîtres du moyen âge. L’homme croit surtout aux mécanismes de son invention ; essentiellement empirique dans l’art comme dans la science, il se contente de voir les effets sans remonter aux causes. Pressé de vivre, ne songeant qu’au présent, ne comptant plus sur un lendemain, il s’agite dans un milieu qui ne laisse ni repos ni liberté à son intelligence. « Le génie, a dit Buffon, est une longue patience, » et la patience n’est-elle pas le temps, le temps, ce collaborateur de la nature dans toutes ses créations, que nous dédaignons de faire concourir à la perfection des nôtres ? En Occident, la question principale est non plus de faire du beau, mais de produire vite, beaucoup et au meilleur marché possible. Les artistes eux-mêmes se laissent entraîner dans ce tourbillon.


I

Au milieu de l’accumulation des objets exposés au Champ de Mars, nous dirigerons notre promenade vers les produits de l’Orient, car c’est là que nous aimons surtout à retrouver les règles, les lois, les exemples de fabrication intelligente, trop méconnus aujourd’hui en Europe. Comme dans un vrai voyage aux pays du soleil, nous rencontrons d’abord en notre chemin l’Italie : elle est bien déchue ; mais comment ne pas être frappé de la verrerie vénitienne ? Là du moins la tradition s’est conservée, et si la fabrication de Murano est inférieure à celle du temps passé, c’est au manque d’argent qu’il faut s’en prendre, non au manque de goût et de savoir-faire. La Russie, qui se présente à côté, est, par ses productions, plus orientale qu’européenne. Elle s’inspire de l’art byzantin sans trop le comprendre. A bien dire, elle n’a pas, elle n’aura jamais un art personnel. Elle a trop vécu déjà pour n’avoir pas depuis longtemps donné la mesure de ses aptitudes. Elle imitera, elle héritera, mais ne sera jamais créatrice. Rien chez elle n’attire bien vivement l’attention, si ce n’est deux candélabres en lapis-lazuli rose ou rodomite de Sibérie. Encore n’est-ce pas certes le dessin qu’il faut admirer, c’est la couleur du marbre. Si on a l’esprit de comprendre la beauté de cette pierre, qui semble la roche originelle du rubis, elle deviendra le plus décoratif et le plus élégant de tous les marbres employés pour les cheminées, les revêtemens de lambris, les moulures.

Mais voici l’Orient ! On peut le dire sans hésiter, il a la part la plus belle au milieu de cet amas de produits venus des cinq parties du monde. Rompons une bonne fois avec ce patriotisme mal entendu qui non-seulement fausse la conscience, mais encore prolonge les illusions et pousse de plus en plus nos fabricans et surtout nos dessinateurs dans la route funeste où le hasard seul les guide. Partons de ce fait, qui n’est au reste sérieusement contesté par personne, que toutes les industries, toutes les fabrications en Europe, quelle qu’en soit la nature, nous viennent de l’Orient. Cachemires de l’Inde, bijoux de Lahore, satins et nankins, ivoires et porcelaines de Chine, damas, perses et velours d’Alep, de Chiraz et d’Ispahan, gazes et mousselines de Gwalior et d’Agra, armes et tapis du Kurdistan, laques de Satzouma, bronzes et papiers du Japon, sont tellement supérieurs à nos imitations par la qualité de la matière, par la beauté des dessins, l’harmonie des couleurs, la solidité, le bon marché, que tout homme éclairé et de bonne foi ne saurait un seul instant hésiter dans ses préférences, qu’il se place au point de vue de l’art ou à celui de l’industrie. C’est une belle occasion pour nos fabricans d’ouvrir les yeux, de remonter à la source du vrai et du beau, sans lesquels le luxe n’est rien, d’étudier ces tapis, véritables symphonies de couleur, de se rendre compte enfin de ce qui assure, à ces compositions si pures l’éternelle faveur des gens de goût, quelles que soient la mode et la fantaisie. Les étoffes de Babylone, de Memphis, de Tyr, d’Alexandrie, de Byzance, de Trébizonde, de la Perse sassanide, sont aussi belles aujourd’hui et aussi appréciées que celles qui se fabriquent encore et suivant les mêmes traditions à Constantinople, à Brousse, en Perse, dans l’Inde ou à Pékin, tandis que les étoffes de France, les tapis et les châles qu’on admirait il y a dix ans, que dis-je ? l’année dernière, sont déjà passés de mode et à juste titre dédaignés de tout le monde. Nous supplions ceux qui ont le moindre sentiment de la couleur d’aller voir avec soin ces produits de l’Orient et de visiter ensuite les vitrines de Lyon. Lorsque de cette harmonie savante et riche on passe sans transition à cette mêlée de tons qui s’entre-choquent, le contraste est tel que les yeux en sont réellement blessés.

La collection arabe rétrospective du docteur Meymarie, logée dans un recoin trop étroit pour son importance, offre d’intéressans spécimens de l’art oriental depuis le VIIIe siècle jusqu’à nos jours, bois sculptés et gravés, marqueteries, damasquinage, manuscrits illustrés, reliures d’un mètre de haut, faïences, lampes en verre émaillé des XIIe et XVe siècles, chefs-d’œuvre de cette industrie que Tyr, Sidon, Carthage, puis enfin Byzance et Venise ont portée si haut. Ce serait là le noyau d’un musée qui manque absolument aux collections du Louvre. Ces lampes sont en verre très épais et rappellent un peu par la forme les vases que les Grecs appelaient kalpé, La surface extérieure est ornée de ronds et de cartouches enrichis d’inscriptions et d’arabesques en émail azur, rouge, turquoise, blanc et or. Ces émaux opaques se détachent sur la transparence du verre. Les lois du Coran, qui défendent de se servir de vaisselle d’or ou d’argent, étaient encore à cette époque rigoureusement observées. Mahomet ayant dit : « Quiconque boit dans des vases d’or ou d’argent servira d’aliment au feu de l’enfer, » le luxe des objets usuels, à défaut de la richesse de la matière, ne pouvait consister que dans l’élégance des contours et des ornemens. Les coupes, les flambeaux, les houka, les sébiles damasquinées d’argent dans le style indien, sont remarquables par ce sentiment de la forme pure, de la courbe gracieuse qui se retrouve toujours dans les productions de la nature. Les Orientaux en ont le don inné. Aussi, lorsque nous imitions au moyen âge les modèles qu’ils nous fournissent, nous ne tombions pas dans ces aberrations de la forme qui, de nos jours, ont envahi les arts. Voilà pourquoi aussitôt après la première croisade, sortant à peine de la barbarie, nous pûmes tout à coup devenir de bien plus habiles artistes industriels que nous ne le sommes maintenant après huit ou neuf siècles de civilisation. Cela est triste à dire, mais, dans le galbe de la plupart de nos ustensiles à la mode, on chercherait en vain un sens logique, une seule ligne naturelle. Rien n’y laisse deviner la destination de l’objet, ni l’intention de l’artiste. Malheureusement, nous ne le savons que trop, cette nature terne et vague qui nous entoure, ce soleil voilé qui nous éclaire, ne sauraient mettre sous nos yeux la couleur et le dessin que l’Orient montre sans cesse d’une façon nette à ses habitans privilégiés. Raison de plus pour que nous nous mettions à leur école. L’idée ingénieuse de faire de l’écriture un des principaux motifs d’ornementation permet souvent d’assigner la date de ces objets d’une façon très précise. Ainsi sur une de ces lampes nous trouvons l’inscription suivante : « Honneur à notre maître le glorieux sultan El-Zaher Abou-Saïd. Que Dieu lui donne la victoire. » Nous savons que le kalife Zaher régnait en 1497. Ce vase fragile a donc aujourd’hui près de quatre siècles d’existence. Sur une autre est inscrit un beau verset du Coran qui trouve dans la disposition de la lampe même une heureuse application : « Dieu est la lumière des cieux et de la terre. Cette lumière ressemble à un flambeau placé dans un cristal, cristal semblable à une étoile brillante entre toutes. »

Le docteur Meymarie, qui habite Le Caire, a eu l’heureuse idée de ramasser les boiseries, portes, volets, morceaux de plafonds et grilles sculptés, provenant de la mosquée El-Teyloun, qui date des premiers temps de l’islamisme. L’antiquité, la belle architecture et les détails décoratifs de ce monument donnent à tout ce qui en vient une grande importance. En réparant certaines parties du mirab ou sanctuaire, on avait abattu et jeté parmi les gravats une foule de détails ravissans, où des nielles de nacre, d’ivoire et d’ambre se mêlent au cèdre et à l’ébène. M. Meymarie a recueilli et sauvé ces débris. L’histoire et la description exacte de cette mosquée sembleraient arrangées à plaisir, comme un conte de fées. Les pierres précieuses et entre autres d’énormes turquoises, la pierre des guerriers, ornaient la chaire et la niche sainte. Ces turquoises, qui depuis la vieille époque égyptienne décorent les objets de luxe, ne proviennent ni de la Turquie ni de la Perse, comme on le croit généralement, et nous pouvons visiter au palais même du Champ de Mars un des curieux rochers qui les contiennent. Le gisement principal vient d’être retrouvé en plein désert d’Afrique, dans l’est, à une journée des bords de la Mer-Rouge et à deux du golfe de l’Akaba. C’est un vaste plateau hérissé de masses granitiques et de pics de grès ferrugineux. Dans ces derniers, élevés de 100 à 250 mètres au-dessus de la vallée, se trouvent les turquoises, enfermées dans le roc comme une amande dans son noyau. A l’aide de la mine, on fait sauter le grès, et dans les fragmens se ramassent les précieux cailloux. Cette carrière, déjà exploitée par l’antique Égypte, ainsi que le prouvent les hiéroglyphes tracés sur le rocher, a été découverte par un joaillier français, M. Petiteau. Le premier, il a sérieusement étudié ces belles pierres bleues, et il est le seul parmi les exposans qui offre au public ce qu’on peut appeler l’histoire de la turquoise depuis le moment où elle se forme dans la gangue originelle jusqu’aux dernières transformations qui en font une pierre d’ornement si remarquable. La turquoise se présente très rarement avec des formes rectilignes. La dureté varie comme la coloration, et croît en même temps qu’elle. Il y a des turquoises blanchâtres qui sont spongieuses et friables ; il y en a au contraire de colorées en bleu intense et voisin du bleu cobalt, celles-là sont presque cristallisées et très dures. La turquoise d’un bleu vif et parfaitement homogène est rare, par conséquent d’un grand prix. Cette nuance, due aux sels de cuivre qu’elle contient, ne se trouve dans aucune pierre précieuse transparente. Elle se taille en cabochon et se polit aisément. Toutefois, en raison des élémens chimiques dont elle se compose, il faut lui faire subir l’épreuve de l’air, de la lumière et de l’eau avant de la livrer au commerce.

La ruelle de la Chine et du Japon nous montre d’abord dans ses vitrines quelques livres chinois des éditions impériales, vrais chefs-d’œuvre de typographie. Les belles gravures sur bois représentant les vases antiques du musée de l’empereur Khian-Loung, publiées en 1750, donnent les plus précieux renseignemens sur la beauté des formes et la grande tournure de ces vases, qui remontent parfois à dix-huit cents et deux mille ans avant Jésus-Christ, alors que des Grecs il n’était pas encore question. Ce qui manque à l’exposition des produits de la Chine, ce sont les porcelaines, l’empereur du Céleste-Empire n’ayant pas trouvé convenable d’envoyer les siennes chez « les barbares à cheveux rouges. » Le grand art de l’époque des Sung et des Ming n’est donc pas représenté. A part quelques vases sang caractère, quelques grès de Satzouma, quelques porcelaines de Yeddo, la capitale du Japon, et de Miacho, ville du même pays où se fabrique la porcelaine blanche et bleue, il ne se trouve rien de véritablement remarquable, rien de ce que nous offrent les collections de quelques-uns de nos amateurs. Les Chinois oublient trop la « grande étude, » comme Confucius intitule la philosophie, « autrement dit l’art de se renouveler, — seule manière pour l’esprit humain de marcher en avant sans dépérir. »

Ce qui n’a pas dépéri ni déchu, c’est la vieille industrie des laques du Japon. Les taïciuns rivalisent entre eux de merveilles ; coffres, tables, cabinets, étagères, vases et plateaux, sont là comme des échantillons de ce que savent faire ces admirables ouvriers japonais ou plutôt ces artistes, car plus que personne ils ont droit à ce titre par le goût exquis qu’ils déploient dans le décor et par la perfection qu’ils apportent à la fabrication. Porcelaine, nacre, écaille, ivoires sculptés, gravés et niellés, sont incrustés dans ces meubles avec une inexplicable habileté. Leurs dessins sont saisissans de vérité et irréprochables d’harmonie. S’il vous tombe entre les mains un de ces livres d’aquarelles qui représentent des fleurs, des animaux, des paysages peints sur soie gris-perle, il ne vous restera plus qu’à vous incliner devant eux : ce sont des maîtres. L’auteur d’un de ces albums si remarquables exposés cette année se nomme Yoktoyo. Le peintre Tengago, dans la principauté de Firzen, s’est fait aussi un nom célèbre dans ce genre. N’oublions pas ces charmans portraits de femmes japonaises, celle-ci jouant de la guitare ou tenant son enfant sur ses genoux, cette autre arrangeant des fleurs et se coiffant avec l’afféterie d’une marquise. Tout cela révèle une étude et un amour profonds de la nature. Que dire de leurs splendides étoffes, de l’éclat incomparable des couleurs, de la beauté des tissus, de ces langoutis du royaume de Siam tressés en fils d’or et de soie et servant d’étole aux mandarins de première classe, enfin de ces papiers plus solides que le parchemin et fabriqués avec l’écorce du daphné papyrifère ? Malgré ce que l’étude du jury a eu peut-être de trop précipité, ces papiers ont valu aux Japonais la grande médaille d’honneur.

On s’étonne du prix très élevé de la plupart de ces choses et entre autres des meubles en laque aventurine. De ce qu’une étagère composée de trois ou quatre planches et haute d’un mètre environ se vend six ou huit mille francs, on en conclut que cette fabrication n’est pas commercialement pratique. Il faut songer que les prix de l’exposition ne sont pas toujours les prix du pays, qu’on profite sans doute un peu de la circonstance et de la rareté de ces meubles pour en augmenter la valeur réelle, enfin qu’il y a bien des qualités possibles en fait de laques. De même que les Anglais ou les Français n’ont pas exposé de simples meubles en noyer, de même les taïcouns ne nous montrent que des pièces hors ligne. On ignore absolument ici le temps, l’art, les soins, qu’exigent de pareils travaux, qui se font non pas pour les chaumières, mais pour les palais, pour les princes et leur cour. Ces prix, qui semblent si élevés aux amateurs, le seraient bien davantage sans le bon marché de la main-d’œuvre et la sobriété des ouvriers japonais. D’ailleurs, pour estimer ce que fabriquent les étrangers, nous partons d’un faux point de vue : nous sommes tellement convaincus de notre supériorité sur ces sauvages qui ne parlent pas français, que les prix de nos meubles, un bahut de 50,000 francs par exemple, ne nous étonnent en aucune façon. Cependant, placée à côté du bahut français, l’étagère japonaise ne redouterait pas la comparaison, et entre les deux, si on nous donnait à choisir, nous devons avouer que nous n’hésiterions pas un seul instant à nous décider en faveur de cette dernière.

Plus que toute autre partie de l’Orient, la Perse a conservé ses traditions, ses secrets de métier, son type originel. Ces célèbres toiles de coton auxquelles en France nous avons donné le nom de perses et d’indiennes à l’époque où on essaya de les imiter sont ornées d’arabesques fleuris représentant, de même que le décor de leurs faïences, des fleurs aplaties comme dans un herbier. Que ce soient des œillets, des pavots, des marguerites ou des roses, la loi géométrique qui préside à la construction de la fleur naturelle est toujours habilement surprise. C’est à Ispahan que se fabriquent ces kalam-kar[1], qui prennent les noms de perdes, de sofras et de djanamaz suivant qu’elles servent de tenture, de nappes ou de tapis de prière. À Kirman se font des cachemires assez gros, mais solides, souples et surtout harmonieux. Les villes de Yezd et de Rescht sont célèbres par leurs velours et par le darayi, soie chinée, flambée et unie, enfin par ces kollab-douzi dont on fait des tentures et de merveilleuses housses pour les chevaux. La broderie en cordonnet de soie de toutes couleurs se fait au crochet sur drap écarlate, bleu pâle, gris ou noir. Ces étoffes, un peu surchargées de couleurs et d’ornemens, sont fort chères ; mais l’industrie qui surpasse toutes les autres est celle des tapis. Depuis le kali, fin comme du cachemire, jusqu’au feutre épais d’un demi-pied, on en compte plus de cinquante espèces fabriquées dans ces contrées de l’Iran. Habitans des villes, des villages et des montagnes ont tous dans leur maison un métier de tapisserie. Les plus beaux tapis se font à Ferhan, près d’Ispahan, d’autres, plus ordinaires, à Mesched. Ceux du Kurdistan n’ont pas d’envers. Charmans de couleur et de dessin, ils sont d’un usage excellent. Dans toute la Perse se fabrique le guilim, tapis qu’Andrinople a su très bien imiter. Le djadjin est une sorte de moquette mince, serrée et fort bon marché. C’est à Hamadan, dans le Kurdistan, qu’on trouve les plus fines moquettes sur cordes de soie. À la fois ras, épais, d’une solidité incroyable et d’une pureté de couleur et de dessin dont rien n’approche, ils surpassent tout ce qui se fabrique dans le reste du monde. En Turquie, dans l’Inde, où cette industrie fut apportée par les ouvriers persans, elle est loin d’avoir la même perfection. Nous avons vu un de ces tapis du Kurdistan qui avait été enlevé dans la tente du shah de Perse par Soliman le Magnifique. Le fond en était gros bleu, couvert’d’arabesques bleu pâle et argent avec des angles rose de Chine et turquoise. Après plus de trois cents ans d’usage, les couleurs en étaient restées aussi fraîches que le premier jour. Quoi d’étonnant ? Il y a des tons, tels que le turquoise ou le vert-de-gris, le rose orangé ou le lilas, qu’ils teignent jusqu’à soixante fois de suite. Lorsque l’été arrive et qu’il est temps de rouler les tapis, on les dépose d’abord pendant quinze jours au fond de la rivière, et ils en sortent plus éclatans que jamais. Quelle solidité, quelle symphonie de couleurs, quel goût dans le dessin ! Comme les distances dans les bordures et dans la division des espaces sont bien comprises et bien gardées ! Tel est le fruit de la science traditionnelle. Hélas ! déjà l’influence européenne, facile à discerner au Champ de Mars dans quelques échantillons malheureux, nous fait trembler pour l’avenir de cette grande industrie, qui remonte sans discontinuer aux époques premières des sociétés humaines.

Admirez ces coffres, ces reliures, ces miroirs, dont les arabesques sont peintes sur carton-pâte et vernies ensuite au doigt comme les laques de Chine. Jamais travail plus exquis, plus fin, n’a été exécuté par la main humaine. Chardin en avait apporté de Perse les secrets, et c’est alors qu’apparut chez nous le vernis qu’on appela vernis Martin, du nom du peintre français qui en propagea l’usage. Et ces broderies à l’aiguille sur les chemises ou les vêtemens, combien elles nous font amèrement sentir l’infériorité de nos moyens perfectionnés !

A côté de la Perse se trouve la Turquie. Cette année, au lieu de la place trop modeste qu’elle occupait en 1855, elle couvre le plus grand espace de toutes les puissances d’Orient. On s’imaginait généralement en France qu’à part les pantoufles et les tuyaux de pipe, l’essence de rose et les pastilles du sérail, il n’y avait plus rien à demander à l’industrie de ces contrées. La Turquie nous prouve que, si ses fabriques ne sont plus aussi nombreuses et aussi occupées qu’elles l’étaient jadis, elles n’ont pas encore perdu complètement ce sens de la couleur et de la ligne qui placera toujours la fabrication orientale, si primitifs qu’en soient d’ailleurs les procédés, au-dessus de tout ce que produit à grand renfort d’inventions et de machines notre Europe civilisée ! Ah ! c’est que là est le soleil, ce grand coloriste, qui non-seulement vivifie les matières premières et couvre tout des vives nuances de ses éclatans rayons, mais qui permet en outre de vivre sans contrainte au milieu de ces splendeurs et d’en remplir ses yeux.

Nous lisions dernièrement dans un compte-rendu sur l’exposition de l’Orient que les habitans de ces contrées n’avaient aucune idée du comfortable. Ceux qui ont habité sérieusement ces beaux pays pensent exactement le contraire, et il nous serait facile de prouver, si c’était ici l’occasion, à quel haut degré de comfort les peuples d’Orient sont arrivés, à quel point les gens les moins riches même ont dans leur intérieur d’aisance et de luxe. « Ils n’ont d’autres meubles que des divans, des tapis et des nattes, » dit-on. Cela est vrai ; mais quels divans, quels tapis et quelles nattes ! Au lieu de ces chaises ridicules sur lesquelles on n’ose se remuer de peur de les briser et de se casser les reins, ce sont de larges et moelleux coussins où le corps tout entier se repose ; au lieu de mesquines étoffes, ce sont ces beaux tapis que les Gobelins ne parviendront jamais à faire. « Ils n’ont point de cheminées, de lits ni d’armoires, » ajoute-t-on. Dans une partie de l’Orient, au Caire ou à Philœ par exemple, les cheminées n’ont pas de raison d’être, et d’ailleurs cette remarquable ornementation de tuyaux de poêle qui couronne nos palais doit ôter, ce me semble, toute espèce de regrets ; mais, dans les parties de l’Asie-Mineure et de la Perse où l’hiver se fait sentir, il y a des cheminées, et elles sont d’une forme et d’une élégance exquises. Le divan sert en effet de lit dans les appartemens orientaux ; mais n’est-ce pas une science véritable que de savoir simplifier les moyens en conservant autant de bien-être, si ce n’est davantage ? Les armoires sont dans l’épaisseur des murs et, au lieu d’encombrer l’appartement et d’en déformer l’architecture, ornent les parois de la pièce de battans sculptés ; les tables, véritables objets d’art, sont d’une commodité parfaite. Pour leur vaisselle, les artistes d’Europe qui visitent l’Orient savent apprécier ce qu’elle vaut, et nos orfèvres essaient vainement de la reproduire. Nous n’en finirions pas, s’il nous fallait suivre et discuter toutes les erreurs accréditées sur l’Orient, depuis surtout que nos conquêtes en Algérie, dans les parties les plus sauvages de l’Afrique, ont fait supposer que le reste de ces pays du soleil avait le même caractère de rudesse et de barbarie.

C’est au bazar de Constantinople qu’on peut surtout se rendre compte de la diversité des fabrications de l’Orient. Les étoffes de soie, de laine et de coton sont faites à Scutari, à Brousse, à Nicomédie, à Andrinople, à Smyrne et Amazia, à Tarnowo, à Damas et Alep, enfin dans la plupart des villes et villages de l’empire. En Albanie aussi bien qu’en Asie-Mineure, on tisse admirablement ces gazes crêpées nommées bouroundjouk. C’est une toile de soie transparente comme de la mousseline, mais très forte, parfois rayée de couleur ; elle est le plus souvent blanc mat sur blanc transparent, et sert à faire ces chemises (geumlek) si recherchées des kaïdji du Bosphore[2]. On en trouve de toutes qualités et pour toutes les fortunes. Il y a dans une des vitrines de la Turquie une chemise de Scadra, capitale de l’Albanie, dont les broderies au col et aux poignets, représentant des arabesques d’or fin avec fleurettes de couleur, ne sont pas indignes des plus beaux ornemens byzantins. On reconnaît ces étoffes dans les élégantes draperies transparentes des cariatides du petit temple d’Arété à Athènes. Ces tissus vaporeux, dont la simplicité ingénieuse est le comble de l’art, ont été inventés par le goût raffiné des femmes, qui, occupées sans cesse de nouveaux moyens de relever leurs charmes, savent bien l’effet de cette demi-transparence qui cache et laisse entrevoir. Une ceinture de Tripoli en soie violette dont les extrémités sont ornées à la manière des étoffes sassanides nous a frappé par la franchise du caractère décoratif. A côté se trouvent une robe bulgare dont les broderies, de divers tons rouges, sont pour un coloriste un modèle d’harmonie, et un charmant satin d’Alep, bleu de lin ornementé d’or. C’est une étoffe pour meuble, de l’espèce de celles qu’on nomme kiama. Les habitans préparent eux-mêmes toutes ces nuances avec le jus des fruits, des fleurs et des graines. Ils savent ainsi se composer une palette très riche en couleurs franches. En Orient, les ornemens sont toujours dans un rapport parfait avec la grandeur, le tissu, l’usage de l’étoffe. Les rayures sont disposées soit pour faire des plis et des reflets, soit pour grandir la personne ou la chose sur laquelle on doit la placer ; tout est habilement calculé pour obtenir le résultat voulu. Ici au contraire, voyez ces manteaux et ces robes de cour dont les hideuses broderies ont dénaturé le tissu au lieu de l’enrichir, ces mantelets monstrueux qu’on prendrait, à voir les franges et les glands qui les garnissent, pour de vieux rideaux du siècle passé, ces lourdes guirlandes de chêne, de myrte, de lauriers ou autres feuillages de la symbolique gréco-romaine appliqués sur les habits en masse compacte, exactement comme s’il s’agissait des frises et des cordons sculptés d’un palais. Ces broderies servent à désigner le métier ou le grade de ceux qui s’en affublent ; on n’a pas daigné songer le moins du monde à la décoration ou à la forme du vêtement, au corps qui doit le porter, aux espaces à remplir, au travail de l’étoffe. En France, où l’on prend la dureté des couleurs pour de l’éclat, il faut que les tons se heurtent pour satisfaire le goût public. L’art des transitions, des vibrations est complètement ignoré. C’est par une tendance de même nature que dans les profils, au lieu d’une élégante symétrie, nous ne cherchons jamais que la régularité absolue. Quelques-uns de nos fabricans français, en voyant le nouveau traité de commerce donner libre entrée aux tapis de Perse et de Turquie, se sont effrayés avec raison de la lutte qu’ils auraient à soutenir. Ils essaient maintenant d’imiter ces tapis, et nous les en félicitons. Déjà M. Braquenié et M. Bernard Laurent entre autres sont arrivés à de bons résultats ; mais que dire de ces tapisseries à personnages qui s’efforcent en vain d’imiter les Gobelins et Beauvais ? Ce genre exceptionnel ne supporte pas la médiocrité. Laissez donc aux manufactures impériales le monopole de ces tours de force qui n’ont qu’un but : « produire avec la laine l’effet de la peinture à l’huile, » et cherchez une autre voie, plus simple, plus décorative surtout. Restez dans le domaine assigné aux étoffes de tenture, — une belle couleur, un dessin aux contours fermes et purs sans ces tons rabattus, ces ombres, ce trompe-l’œil enfin sous lequel disparaît le tissu. Ainsi vous obtiendrez, comme l’Orient, des effets décoratifs bien supérieurs ; vous avez la science, ayez aussi le bon goût et la raison.

Au-dessous des sofrali[3], des sirali, des sidjadé de Smyrne sont étalées les étoffes de Brousse, cette ville merveilleuse, aujourd’hui ruinée par d’affreux tremblemens de terre. Hélas ! n’est-ce pas un triste présage ? Comme son berceau, l’empire ottoman s’écroule aussi. C’est sur le grand pont Urgandhé ou pour mieux dire dans l’intérieur du pont que demeure la corporation des tisseurs de soie. Jeté hardiment sur le large ravin de Keuk-Déré (la Vallée-Céleste), il a dû plus qu’aucun autre édifice de Brousse se ressentir des convulsions de l’Olympe, sur les flancs duquel il s’appuie. En dessinant ce magnifique paysage encadré par l’arc ogival unique et gigantesque sous lequel se précipite le torrent écumeux, je voyais les ouvriers avancer leurs têtes aux mâchicoulis et aux fenêtres étroites qui garnissent les façades du pont. Assis fort à leur aise sur une sorte d’estrade recouverte de tapis, ils travaillent lentement, charmés par la beauté du site, par le mouvement des cascades et le chant harmonieux des bulbuls. C’est bien le travail attrayant, s’il en est, qu’on trouve dans ce phalanstère asiatique, sous ce beau climat où il est si doux de jouir de l’ombre et de la fraîcheur des eaux pendant qu’un chaud soleil prodigue tout autour la vie et la force.

On peut même dire que le travail ici vient au-devant des habitans. Ils n’ont qu’à tendre la main pour cueillir de toutes parts sur le mûrier les cocons du ver à soie. Ces millions de petits ouvriers préparent la besogne pour toute la population de cette vallée heureuse. Hommes, femmes et enfans vivent sans fatigue et sans peine du produit de la soie, sans souci de l’existence, dirions-nous, si le terrible tremblement de terre de 1854 n’était venu leur rappeler les réalités d’ici-bas. De là sont sortis tous ces tissus charmans fabriqués par les procédés les plus simples et les plus primitifs, où l’or, la soie et le coton se combinent avec tant de goût. L’ouvrier, tout actif et industrieux qu’il est, n’y possède pas cet esprit d’entreprise commerciale, cette intelligence appliquée presque uniquement aux intérêts matériels, qui sont aujourd’hui, il est vrai, les élémens premiers de la puissance politique, mais sans doute aussi, comme toute excitation exagérée, la cause la plus menaçante de ruine. Dans cette Asie, dont le sol est si riche et si varié, la facilité de vivre permet à l’homme d’accepter aisément son sort et apaise sa nature, surexcitée ailleurs par les embarras, les privations et la souffrance. Cette absence de préoccupations matérielles se reflète dans le caractère, les habitudes et le costume de ce peuple superbe affranchi de nos craintes et de nos angoisses. Les procédés de tissage sont à la portée de tous, et la mécanique y joue le moindre rôle ; mais la main qui la remplace est guidée par un sentiment si juste de la forme et de la couleur, qu’elle atteint une perfection de trame et une fantaisie qui dépassent tout ce que peuvent faire nos machines compliquées. Chez nous, c’est la mode seule qui fait la règle ; ne s’appuyant que sur la convention, elle change à chaque instant et pour le seul plaisir de changer. Telles ne sont pas les conditions de l’art dans les pays où les principes se transmettent de père en fils au moyen d’une sorte d’initiation traditionnelle aux procédés sanctionnés par l’expérience séculaire. La fabrication y a des Ibis qui reposent sur la base invariable des créations de la nature, et l’habitude de la pratique finit par développer dans les âmes une sorte d’instinct du beau plus sûr que toutes les règles des écoles.

Quelques pas séparent la Perse de l’Inde anglaise. Une première vitrine accolée à la carte des Indes, dans la rue des Indes, nous captive entre toutes. La merveilleuse, collection qu’elle renferme appartient à M. Gathrie, représenté à l’exposition par M. Phillips, aussi habile joaillier que savant archéologue. Ces coupes, ces coffrets, ces écritoires, ces armes et ces ustensiles en jade, en améthiste, en cristal de roche, inscrustés d’arabesques d’or, de rubis et d’émeraudes, nous donnent clairement l’idée de ce luxe suprême des rajahs de l’Inde, dont les palais, les jardins, les terrasses et les mausolées nous sont révélés par d’admirables photographies anglaises que nous recommandons aux amateurs de l’art. Elles racontent énergiquement la civilisation incomparable de ces villes. Selon nous, c’est la plus haute expression du beau pittoresque en architecture. L’art persan, joint aux matériaux superbes de ces contrées, a produit des chefs-d’œuvre qu’on ne peut se lasser d’admirer. Nous citerons plus particulièrement les vues d’Amristur, celle de la porte d’or du temple sikh, la mosquée Jumma d’Ahmedabad, les grilles en dentelle de marbre du sarcophage de Tag-Mahal à Agra, la vue générale de Beejapour, puis les détails du tombeau de Begurn-Sahib, la mosquée de Jakout-Daboudi, celle d’Ibrahim-Roza et son mausolée, toujours dans la même ville, la porte de Secundra prise des jardins, l’Hosiainabad-Emambara de Lucknow, les façades diverses du Tag-Mahal d’Agra, surtout celle qui regarde les bords de la rivière, le palais Seerhutee de Dharwar, le temple Jain à Delhi avec son balcon délicieux et les jardins du palais Deeg à Rajpootana. Il y en a cent autres, et ce serait sans contredit la plus intéressante collection que pourrait faire un musée d’architecture. A chaque pas, nous retrouvons ici l’influence de la domination persane sur ces contrées, à l’époque la plus brillante de sa puissance et de sa splendeur.

Les vitrines où sont placés les bijoux de l’Inde n’offrent pas de pierreries d’une bien grande valeur. On voit que c’est non pas la beauté des pierres, mais l’originalité de la monture qui les a fait choisir. Cette absence d’uniformité, de raideur, de régularité trop absolue dans le travail de l’or et l’arrangement des pierres précieuses donne à ces objets un charme particulier. Voici une boîte en or et rubis qui attire et charme les yeux. De la grosseur d’une orange, elle est formée de doubles zigzags en cloisons d’or enchâssant des rubis dont la taille, la forme, la couleur et la monture représentent les grains de la grenade retenus dans leur gangue. Rien n’est parfait comme ce bijou. Pour ces peuples qui vivent en plein air, la nature, si belle et si variée chez eux, est le modèle sans cesse présent, sans cesse consulté. Les laques de Bhangulpore, les bois de santal sculptés et incrustés d’ivoire, sont d’une finesse remarquable. Calcutta et Bombay ont envoyé des meubles de bois de fer et d’ébène travaillés à jour comme une dentelle ; malheureusement la forme anglaise qu’on leur a donnée et les hideuses étoffes, de tapisserie qui les recouvrent en détruisent tout le charme.

Nous ne ferons que passer devant ces admirables tissus, impossibles à décrire, qui reflètent vaguement dans leurs broderies fantastiques le soleil, les fleurs et les oiseaux des paysages de l’Asie, dont l’éclat résume en un mot tout l’éblouissement du monde tropical. Ainsi sans effets criards, sans bizarreries mélodiques, en passant par les plus habiles transitions ou contrastes, ils réunissent tous les tons et toutes les nuances. Les Orientaux connaissent à fond les effets que la lumière produit sur la trame, alors qu’elle se présente horizontalement, verticalement ou de biais, et dès lors en variant le grain, en changeant de rayure, en calculant le miroitage produit par un fil élevé ou aplati, ils arrivent à des harmonies qui nous sont inconnues, ou que nous avons bien rarement l’occasion d’observer, l’absence du soleil ici ne les faisant pas ressortir comme dans ces pays lumineux. Le modèle enfin, qui là-bas se trouve partout, sur le plumage des oiseaux aussi bien que sur le corps métallique des insectes ou le tissu des fleurs, ne se montre chez nous que par de rares exceptions. Cela explique l’ignorance dans laquelle nous sommes encore des lois de la couleur et de l’harmonie. Vous tous, fabricans, ouvriers, dessinateurs d’ornemens, c’est là que vous devriez aller de préférence pour essayer de saisir ces lois naturelles, cet instinct merveilleux de l’équilibre dans la forme et la couleur. La loi de la hiérarchie des tons est toujours respectée dans les productions de l’art industriel de l’Orient, et par suite les yeux sont satisfaits de cette clarté qui n’empêche ni la variété ni la plus libre fantaisie, mais arrête le désordre, l’anarchie, la discordance et la confusion.

Les habitans de l’Asie ont un vif sentiment de la dominante dans la couleur, chose aussi importante pour la peinture que pour la musique. Remarquez dans ces trois petits tapis en moquette de laine et de soie comme le rouge carmin prédomine et comme la bordure orangée vient s’y joindre en accords du même ton, puis comme le fond rouge est lui-même modulé. Que de nuances dans cette gamme, et quel heureux contraste établissent ces marguerites blanches semées sur le fond, donnant ainsi le diapason à toutes les couleurs ! Il faut examiner aussi les dentelles ou pour mieux dire les passementeries en cordonnet de soie, d’or ou d’argent qui servent à border les vêtemens. Nulle part on n’exécute avec plus de goût et de délicatesse ce genre de travail ; il est inconnu chez nous, et, par la variété, la légèreté ou l’ampleur qu’il est susceptible de présenter suivant la destination, mérite de servir de leçon et d’exemple à nos brodeuses.

L’Égypte moderne a exposé fort peu de chose. C’est dans le jardin qu’il faut aller la voir. Son okel et ses kiosques sont les seuls monumens d’ailleurs qui puissent donner une idée saine de l’architecture orientale ; tout le reste n’est que l’Orient du Café turc ou de l’Hippodrome.


II

Hélas ! en terminant cette promenade à travers tant de richesses, nous constatons avec un sentiment de regret et de douleur que cette grande exhibition ne nous montre aucun progrès dans les diverses fabrications, la céramique exceptée. Le goût depuis 1862, au lieu de s’épurer, n’a fait que s’abâtardir encore. C’est toujours le même désordre dans les procédés, le même esprit faussé par l’abus d’un luxe fastidieux. Décorateurs ou dessinateurs industriels se fourvoient de plus en plus. Bronzes, cristaux, châles, étoffes ou meubles, succombent sous une abondance déréglée d’ornemens. Rien de vrai, de sain, d’élevé, toujours des compilations indigestes, des amalgames insensés. Assurément le beau est plus simple et n’a pas besoin de si prodigieux efforts. Et cet Orient que nous venons de chanter ne subit-il pas lui-même les fâcheuses influences de l’Occident ? Nous sommes frappé de la décadence qui apparaît depuis l’exposition de 1855 dans certains de ses produits. Les châles de Lahore et de Cachemire, grâce aux entrepreneurs et dessinateurs parisiens, ne nous montrent plus que des couleurs ternies, disposées sans art, des formes sans raison d’être manquant absolument de cette simplicité ingénieuse qui repose et égaie l’œil. L’ignorance prétentieuse de ces compositions se révèle aux yeux les moins clairvoyans. La fabrique impériale d’Érékié dans le golfe de Nicomédie perd l’art des étoffes dans cette partie de l’Asie. En voulant imiter Lyon, non-seulement elle dénature le caractère et les traditions du pays, mais encore elle détruit son originalité et son esprit. Ces imitations sont donc aussi malencontreuses qu’anti-nationales. N’en est-il pas de même du honteux abandon de ce beau costume échangé contre notre misérable vêtement ? Nous supplions les fabricans de ces contrées, au nom de leurs intérêts, de reprendre sans hésiter leur ancien savoir-faire. Le moment est mal choisi d’ailleurs pour nous imiter. Nos écoles d’art industriel sont dans une voie déplorable. C’est sur elles qu’il faut énergiquement frapper, si l’on veut conserver la supériorité de l’industrie française. Qu’on les éloigne des grandes villes, où cette jeunesse devient de plus en plus inconsciente de la nature, de la vérité et du juste esprit des choses. C’est à ce prix seulement que la régénération se fera. Les chiffres parfois sont éloquens ; les achats faits aux vitrines d’Europe par les visiteurs de l’exposition sont loin d’égaler en importance les ventes de l’Inde, du Japon, de la Perse et de la Turquie. C’est par millions qu’il faut compter ces dernières.

De cette promenade au milieu de la fabrication orientale, quelle déduction devons-nous tirer lorsque nous parcourons la partie européenne de l’exposition ? C’est que dans la première le goût se trouve presque toujours, tandis que dans la seconde, à part quelques fabricans qui s’inspirent des vrais principes parce qu’ils ont vu ou étudié l’Orient, le plus grand nombre, malgré des dépenses, des efforts et un talent incontestables, est en dehors de la route. Ce que nous disions il y a quelque temps ici même des peintres et des architectes de l’école moderne[4], nous l’appliquerons encore aux décorateurs, aux fabricans de toute chose pour l’art industriel. Les récompenses, les applaudissemens accordés par le public éclairé viennent à l’appui des sentimens et de la conviction que nous formulons ici. Voyez la charmante exposition de M. Roudillon ; ne semble-t-il pas que ses étoffes et ses tapis arrivent tout droit d’Alep ou de Pékin ? Ce lit en satin garance rosé de Chine relevé d’applications de velours pareil d’un dessin très pur est un modèle de goût. Là tout est sobre et mérite d’être observé. Nous citerons entre autres son petit tapis d’Aubusson brodé dans le style des serma de Damas et d’une élégance que les Persans ne renieraient point.

Nous n’avons garde d’en dire autant des faïences anglaises qui lui font face. Cette céramique froide et sèche comme tout ce que fait la machine produit, pour des yeux d’artiste, le même effet que l’orgue de barbarie aux oreilles d’un musicien. Si nous passons dans la galerie française des arts libéraux, nous rencontrons Sèvres et Baccarat. Laissons de côté la manufacture impériale ; les critiques que nous nous permettrions sur les formes et la coloration de ses vases pourraient-elles l’atteindre ? Nous ne ferions d’ailleurs que nous répéter. Les observations que nous adresserions à Sèvres s’appliquent en partie aux cristaux de Saint-Louis et de Baccarat. En apercevant ces coupes de trente pieds de haut, ces lustres surchargés de girandoles dont la lourdeur effraie l’œil, bien loin de le charmer, ces amas de cristaux superposées, on cherche son manteau comme s’il s’agissait de traverser les glaces du pôle. Cette coupe formidable, lors même que le dessin en serait excellent, à quoi pourrait-elle jamais servir ? Si vaste que soit la salle à laquelle on la destine, elle est trop grande pour y former une décoration admissible, et l’hiver défend de la placer dans un jardin. Produire des pièces d’une taille qui les rend forcément inutiles, c’est dépasser le but et manquer par conséquent aux lois du bon sens en même temps qu’à celles du bon goût. Que dire de ces vases en verre peint qui cherchent à imiter des tableaux à l’huile ? L’erreur n’est-elle pas plus grossière encore sur ce fond transparent que sur la porcelaine ? Dans tout cela, où trouver le progrès ? Le cristal en est-il plus blanc et plus pur ? ou bien est-ce uniquement la difficulté vaincue qui fait ici tout le mérite ?

Supposons maintenant que ces fabriques, avec les talens, avec les moyens considérables dont elles disposent, se soient posé ce programme : unissons forces pour faire une salle d’été entièrement composée de tous les modes divers dont la fabrication du verre est susceptible. Ainsi, par exemple, exécuter des murs en cristal tantôt transparens, tantôt opaques et étamés, des colonnes torses ou cannelées soit blanches soit de couleurs diverses, des frises gravées par l’acide fluorhydrique ou niellées d’argent par la pile, des voussures stalactiformes, des dômes en verre d’une seule pièce, des colonnettes et des moulures en cristal et en miroirs, des torchères élégantes de style vénitien à côté de cadres à facettes, enfin des caisses de fleurs en verre craquelé, frisé ou rubanné, qu’on se figure, pour compléter cet ensemble, ici des fontaines coulantes, ornant l’entrée comme au kiosque de Soliman le Magnifique à Constantinople, là au contraire un bassin d’eau tranquille éclairé par une lumière souterraine, enfin des lampes émaillées comme celles des mosquées de Damas ou du Caire : n’est-il pas vrai que tout cela bien conçu, bien étudié, eût offert un coup d’œil aussi neuf qu’enchanteur ? C’eût été le palais d’une fée, à la fois élégant et pratique, digne enfin de devenir la salle d’été d’un souverain.

C’est ainsi que nous aurions compris la disposition d’une partie de l’exposition. Au lieu de faire, comme au palais de Sydenham, des copies archéologiques de telle ou telle époque ancienne, nous aurions arrangé des salles faciles à habiter de nos jours et rappelant les temps et les contrées où la civilisation est arrivée à son apogée : — une salle en boiserie sculptée par Grohé dans le style Louis XV ou Louis XVI, mais sans imitation servile, une autre en-panneaux des Gobelins confiée au goût parfait de M. Badin, à la suite un salon tout en lampas ou en brocart, avec les peintures et les dorures rappelant le grand luxe du palais des doges. Le talent de nos peintres s’y étalerait sans gêne, ce sont des travaux que ne dédaignaient pas Boucher et Paul Véronèse. Puis viendrait l’antichambre en marbre et en porphyre sculptés, avec des statues calculées pour la décoration. Nos habiles statuaires sont tout prêts, et les modèles qui ornent le jardin intérieur prouvent ce qu’ils feraient sous une impulsion intelligente. La galerie d’entrée donnant sur toutes les salles eût été en faïence de style persan, ornée de tapis fabriqués dans l’esprit des merveilles que l’Inde et la Perse offrent à notre admiration. Un boudoir en laque du Japon, avec étoffes et meubles de la Chine, serait disposé à la mode du pays ; la serre en fer ouvré, chef-d’œuvre de serrurerie, terminerait cette suite d’appartemens. Tout cela en un mot pouvait être combiné de façon à réunir les forces de nos meilleurs artistes au lieu de les éparpiller, au lieu d’aller au hasard et sans guide, et il eût été intéressant, instructif surtout, de diriger par un conseil de gens de goût les artisans français. Nous les avons tous sous la main, nous les rencontrons successivement dans cette promenade, et, bien qu’ils n’aient pas donné, toute leur mesure à cette exposition, nous ne craignons pas de dire que le résultat eût frappé d’enthousiasme et d’étonnement. Là on aurait vu ce dont ils sont capables, tandis qu’on en est réduit à le deviner. C’est que ni l’adresse, ni la science, ni l’argent, ni les plus habiles mécaniques ne pourront jamais remplacer le sentiment juste du beau et le bonheur de la conception. Cette exposition, hélas ! ne le prouve que trop.

Parmi les artistes que nous aimerions à employer pour les étoffes d’ameublement, voici le seul qui nous arrête dans les produits de Lyon, parce que seul à l’exposition il est dans la route véritable. C’est M. Paul Grand. Sa vitrine renferme des étoffes aussi remarquables par le dessin que par la couleur. On y retrouve le goût si pur de Venise à sa plus belle époque. Ses velours en relief sur satin couleur thé, ses lampas capucine, or et bleu, argent et fleur de pêcher, ses bordures chinoises noir et or sur des draperies rouge de cinabre, atteignent le plus haut degré de l’art des étoffes. Il n’y a que l’Inde qui les dépasse encore ; mais, quand on s’inspire de l’art vénitien, on a déjà un pied dans l’Orient : le reste du corps doit y passer.

En revenant à la classe VIII, nous retrouvons bientôt, adossée à la cloison des cristaux de Baccarat, l’exposition céramique de M. Collinot. C’est une salle persane tout en faïence digne de l’examen le plus sérieux. Non-seulement les panneaux, dans le style oriental, offrent des résultats décoratifs aussi parfaits que ceux produits par les plus belles faïences de l’Asie, mais les vases, par la taille, par la solidité de la terre, comparable à de la pierre dure, enfin par la décoration qui les recouvre, arrivent au niveau des poteries chinoises, les premières du monde. Cependant ce n’est pas ici de la porcelaine, dont la pâte si fine et si blanche se prête mieux que toute autre à la décoration. Tout le monde a été frappé du rôle important que joue la faïence française à l’exposition de 1867 et, nous ne craignons pas de le dire, de la suprématie qu’elle a conquise sur celle des autres pays. Nous ne voulons pas assurément, par un faux sentiment de patriotisme, rabaisser cette industrie chez nos voisins. Les fabriques de Minton, de Copland, d’autres encore, ont contribué des premières à la relever de l’oubli où elle était tombée, et lui ont donné une existence nouvelle. Grâce à leurs relations commerciales avec le monde entier, grâce à de grands capitaux et à de puissantes machines, les Anglais ont répandu leurs faïences de tous les côtés, nous créant à l’aide du libre échange une concurrence terrible. Toutefois leur succès de 1855 a été très affaibli en 1867, et l’impression générale est qu’ils ont perdu cette fois plutôt que gagné.

L’exposition de la classe VIII est certainement une de celles qui remplit le mieux les conditions du progrès. Ici on n’a cherché à imiter personne, et de plus on a su trouver des procédés nouveaux et créer un genre absolument en dehors de la fabrication ordinaire, élargissant avec une extrême hardiesse le rôle des émaux. Il faut n’avoir pas vu toutes ces mosquées couvertes d’émail de la cime à la base pour méconnaître la beauté qu’en tire l’architecture. Si Venise a été le foyer des coloristes, n’oublions pas qu’elle le doit à ces mosaïques orientales qui habituaient ses enfans à remplir leurs yeux de l’éclat des monumens. La décoration en faïence, comme elle a été comprise en Perse, en Asie-Mineure et dans l’Inde, jetterait sur l’ensemble gris et blafard de nos villes la couleur et la gaieté qui leur manquent, donnerait la vie et le pittoresque à l’architecture froide et compassée des cités européennes. A Paris, on tâtonne, on essaie sans savoir au juste ce que l’on veut. Tantôt on exécute des peintures de grand style dont le seul mérite est de faire croire que ce sont de mauvaises peintures à l’huile, car la faïence ne s’y trouve jamais avec ses qualités propres, qui sont l’éclat, la franchise et la simplicité des couleurs-mères ; tantôt ce sont ces têtes de médailles grecques et ces éternels rinceaux italiens, jaunes et bleus, dont l’harmonie douteuse ne produit aucun effet pour la décoration. Dès que le but de la faïence est dépassé et que vous lui demandez ce qu’il lui est impossible de donner, vous seriez Raphaël, que vous n’arriveriez à atteindre ni l’art, ni la couleur, et ne parviendriez à produire qu’un monstre. Laissez à la peinture à l’huile ses effets de trompe-l’œil, de relief et de vie, les glacis, les lointains vaporeux, la lumière des bois, les eaux calmes ou turbulentes, toutes choses incompatibles avec les couleurs limitées qui vont au feu. L’art décoratif ne veut pas de tout cela ; un beau trait, une couleur franche et pure, voilà ce qu’il lui faut. Jusqu’à présent, l’art céramique s’est trop complu dans la reproduction facile des faïences italiennes, françaises et hollandaises de ces derniers siècles. Tout en appréciant la finesse et le goût des ornemens de celles-ci, on doit reconnaître que c’est là cependant l’enfance de cet art. La terre en est mauvaise ainsi que l’émail et s’ébrèche facilement, puis la couleur est absente, car on ne saurait donner ce nom au bleu terne et sans modulation qui décore la plupart d’entre elles. Applaudissons donc à ceux qui sortent de l’ornière, aux procédés nouveaux qu’ils inventent et qui marquent d’un progrès l’histoire de l’art industriel. Espérons surtout qu’en examinant les merveilles de l’art individuel en Orient comme en France les fabricans comprendront que les immenses associations, les puissantes compagnies, qui, sous prétexte de liberté de l’industrie, créent une sorte de féodalité, sont une des causes principales de l’abaissement de l’intelligence et du goût dans les productions dont nous venons de nous occuper. Au lieu de multiplier les établissemens, de susciter des efforts personnels, une concurrence féconde, elles constituent des monopoles, imposent à la société leurs exigences, et ont pour tendance commune de substituer la régularité à la vie, la précision des mouvemens à l’activité de la pensée. Les ouvriers ne sont plus que les rouages infimes d’un organisme sans caractère et sans grandeur, et l’on s’étonne de l’absence complète d’individualisme dans ces œuvres qui sont le produit fatal des machines !

Stimuler l’initiative particulière, voilà surtout à quoi il faudrait s’attacher d’abord pour relever l’art. N’est-ce pas ce qu’il faudrait faire aussi pour revivifier le commerce, l’industrie, toutes les manifestations de notre vie économique ? On s’est sans doute proposé de hâter ce progrès quand on a organisé la grande exhibition du Champ de Mars ; nous ne croyons pas que le moyen fût mauvais en lui-même, nous trouvons seulement qu’il n’a pas rendu en cette occasion tout ce qu’on eût paru en droit d’en espérer. En songeant aux conséquences que devrait amener ce grand concours commercial, aux fertiles effets qui naîtraient naturellement des rapports plus intimes entre les producteurs et les consommateurs sur tous les points du globe, à l’élan prodigieux que des besoins nouveaux sont appelés à imprimer aux communications déjà si rapides, on reste consterné de la durée si courte dévolue à cette exposition. On craint de voir tant de frais, tant de peines, perdus sans donner de résultat sérieux. Au moment même où l’heure est venue de profiter de ce prodigieux effort, il serait triste de le laisser s’affaisser sur lui-même, comme un ballon qui crève avant de s’enlever. On remue le monde, on l’attire par tous les moyens ; ce n’est pas tout, il faut extraire de ce mouvement tout ce qui peut le rendre fructueux. Voyez les directeurs des musées de Kensington, de Vienne, de Berlin, de Pétersbourg et de Tiflis ; avec quel empressement ils mettent la main sur tout ce qui leur paraît utile ! Les gouvernemens étrangers, les sociétés particulières, n’ont pas manqué cette précieuse occasion, que la France semble négliger. Assurément l’exposition universelle de 1867 est de toutes la plus complète et la plus brillante, elle a causé un ébranlement général des hommes et des choses de l’industrie, elle attire à Paris une partie de l’univers, et par suite elle est une source momentanée de richesse pour le pays ; mais le but même qu’on s’est proposé, et qui est d’exciter par la comparaison à faire mieux et à meilleur marché, ce but, nous craignons qu’il ne soit pas touché. Notre manque de capitaux, notre médiocre esprit de persévérance et d’union dans les entreprises, placeront pour longtemps encore notre industrie après celle de l’Angleterre. L’Allemagne de son côté a pour elle l’avantage d’une main-d’œuvre beaucoup moins chère qu’en Angleterre et en France, et les prix de revient y sont inférieurs aux nôtres. Ce sont là pour le moment deux obstacles difficiles à surmonter. Restent l’art, le style, le goût, et nous faisons les affaires de nos voisins en les conviant à venir en surprendre chez nous les secrets. Est-ce bien là le but des expositions ? Sont-elles faites pour que les peuples se mesurent entre eux, s’enlèvent mutuellement leurs procédés nouveaux ? ou plutôt ne sont-elles pas uniquement destinées à faire connaître et vendre les produits ? Les grandes foires d’autrefois remplissaient parfaitement ces conditions, et permettaient la vente immédiate, qui n’est pas à dédaigner. C’est donc, croyons-nous, à l’ancien système commercial des foires, telles que celles de Beaucaire, de Leipzig, de Nijni-Novgorod, qu’on sera logiquement conduit à revenir quand cette mode des expositions universelles sera passée. Les foires ont la plupart des avantages de ces dernières, et en même temps elles échappent à des inconvéniens et à des dépenses qui tiennent au caractère même des concours officiels.

C’est à la France de profiter de la grande exhibition de 1867 pour inaugurer ce régime des foires en organisant un marché continu et libre où viendront aboutir les fabrications du monde entier. On voit par le succès de cette exposition et la secousse qu’elle a donnée au commerce l’importance qu’il y aurait à ne pas arrêter tout à coup cette force d’impulsion. L’œuvre, selon nous, n’est que commencée ; il faut songer à continuer ce mouvement d’attraction vers Paris et empêcher la réaction qui pourrait résulter d’un trop brusque arrêt. Le courant est établi au profit de la France, qui s’y prête par sa position géographique ; continuons-le, soutenons-le énergiquement, et nous deviendrons l’entrepôt du monde. Avec les chemins de fer et les bateaux à vapeur, il sera plus facile aux Chinois et aux Tartares de venir planter leur tente à Paris que de se rendre à travers leurs steppes à la foire de Novgorod. A quoi serviraient les nouveaux moyens de s’entendre et de se connaître, si on ne les appliquait à ce qui importe le plus, les rapports industriels des nations. N’est-ce pas à nous que revient ce rôle civilisateur ? Quel pays, quelle ville, se trouvent en pareille position pour devenir le lac central de tous les affluens commerciaux ? Quel moment plus propice peut-on espérer pour la réalisation de cette idée ? C’est ainsi que l’exposition universelle de 1867, si elle est continuée, agrandie, transformée, peut acquérir une importance sans pareille et donner à la France d’incalculables résultats.


ADALBERT DE BEAUMONT.

  1. Kalam-kar, littéralement œuvre du kalam ou du pinceau. Ces toiles sont en réalité imprimées au bloc, pois retouchées à la main pour faire disparaître les joints.
  2. Kaïdji ou conducteurs de kaïh, nom des barques de Constantinople.
  3. Les sofrali sont de grands tapis qui ont une rosace au centre indiquant la place de la table (sofra).
  4. Voyez la Revue du 15 octobre 1866.