Les Armemens financiers de la France et de l’Allemagne

Les Armemens financiers de la France et de l’Allemagne
Revue des Deux Mondes6e période, tome 16 (p. 415-444).
LES ARMEMENS FINANCIERS
DE LA FRANCE ET DE L’ALLEMAGNE

Il n’est d’autre mot que celui d’armement pour désigner les mesures financières auxquelles ont en ce moment recours la France et l’Allemagne. C’est en vue d’augmenter leurs forces militaires que ces deux nations élaborent des programmes, dont la presse, de chaque côté des Vosges, ne cesse, depuis des mois, d’entretenir ses lecteurs. Il nous a paru que l’heure était venue d’examiner la façon dont le problème a été résolu par les Gouvernemens et de faire connaître à nos lecteurs les projets de loi que vient de voter le Reichstag à Berlin et ceux qui sont actuellement en discussion dans les Chambres françaises.

Les Allemands sont partis de cette conception qu’une fraction de la dépense à envisager ne devait pas être fournie par un emprunt, ni par des impôts susceptibles de le gager, mais par une contribution extraordinaire, une fois payée, établie sur les bases que nous allons étudier. D’autre part, ils introduisent des taxes destinées à couvrir les dépenses annuelles permanentes qui vont s’ajouter au budget. En France, le Cabinet Barthou a résolu le problème dans un esprit semblable, c’est-à-dire qu’il a divisé en deux parties les nouvelles dépenses militaires, mais il n’a pas eu recours au même moyen de s’assurer les recettes nécessaires. Les frais qu’on peut appeler de premier établissement seraient couverts par l’emprunt ; pour les dépenses qui devront être inscrites annuellement par suite de l’adoption du service de trois ans et de l’augmentation des effectifs qui en sera la conséquence, on créera des impôts. Il en faut aussi d’ailleurs pour l’annuité nécessaire au service de l’emprunt. Nous verrons comment ces divers points sont réglés par M. Dumont, ministre des Finances. A l’heure où nous écrivons, le Parlement français n’a pas encore émis de votes définitifs. Nous ne pouvons donc examiner que les projets soumis aux Chambres par le Gouvernement, sans savoir quel sera le texte des lois futures. Mais la question est assez grave, elle nous intéresse tous assez profondément, pour qu’il convienne de discuter immédiatement les mesures proposées et les principes sur lesquels elles s’appuient. Plus, en effet, les dépenses publiques augmentent, plus les anciennes idées de sagesse financière paraissent oubliées et les principes économiques méconnus. Il semble que le patriotisme consiste non seulement à accorder sans coup férir les crédits demandés par les ministres, mais à ne pas même chercher à contrôler l’emploi qui en est fait et à ne pas se préoccuper des répercussions dangereuses que peuvent avoir des taxes inventées par l’imagination féconde des « argentiers » qui gèrent les finances du pays.


I. — CONTRIBUTION MILITAIRE EN ALLEMAGNE

Au mois de mars 1913, le Gouvernement allemand a déposé sur le bureau du Reichstag une série de projets militaires et financiers. Grâce à l’énorme accroissement de la population de l’Empire, il n’a pas besoin, pour augmenter ses effectifs, de recourir au service universel de trois ans qui s’impose à la France. Sans rien modifier aux dispositions actuelles, qui ne comportent que deux ans de présence dans les régimens d’infanterie, il se borne à appeler sous les drapeaux une plus forte proportion du contingent, dont une partie était jusqu’ici laissée dans ses foyers : d’où la nécessité de construire de nouvelles casernes, d’acheter des armes et des munitions, d’agrandir dans tous les sens l’édifice militaire. On évalue à environ 1 milliard de marks, soit 1 250 millions de francs, le coût de ces travaux à exécuter à brève échéance. D’autre part, l’élévation des effectifs entraîne une majoration des dépenses annuelles d’environ 200 millions de marks.

Nous examinerons les deux parties du programme. Commençons par celle qui occupe le plus en ce moment nos voisins, chez qui elle a donné lieu aux discussions les plus vives, tant au Reichstag que dans la presse et le pays ; nous avons nommé la contribution militaire.

L’exposé des motifs du 28 mars 1913 déclare que l’augmentation des forces de l’Empire exige non seulement la création d’impôts qui couvriront les charges permanentes nouvelles inscrites au budget, mais la réunion de ressources extraordinaires destinées à subvenir aux dépenses faites une fois pour toutes. A cette occasion, le chancelier de Bethmann-Hollweg a invoqué les sentimens patriotiques qu’éveille le centenaire de 1813. Il insiste sur le fait qu’il s’agit d’un effort exceptionnel et que l’appel adressé au pays ne se reproduira pas. Voici les règles qui serviront de base. La contribution est due pour toute fortune égale ou supérieure à 10 000 marks. Elle est fixée d’après l’échelle suivante :

¬¬¬

Pour les premiers 50 000 marks 0,15 pour 100
Pour les suivans 50 000 — 0,35 —
100 000 — 0,5 —
300 000 — 0,7 —-
500 000 — 0,85 —
1 000 000 — 1,10 —
3 000 000 — 1,30 —
5 000 000 — 1,40 —
Pour les fortunes supérieures... 1,50 —


Le tarif s’applique à chaque tranche du patrimoine, de sorte qu’une fortune de G millions par exemple paie 1,21 et non pas 1,50 pour 100.

A cette taxe sur le capital s’ajoute une taxe sur le revenu, qui se calcule de la façon suivante. On admet que le capital doit rapporter 5. Si le revenu du contribuable est supérieur à ce pourcentage, on frappe le surplus, à condition qu’il soit supérieur à 5 000 marks, d’un droit qui varie de 1 à 8 pour 100. Ce dernier taux n’est applicable qu’aux excédens de revenus (au delà de ce qui est considéré comme le rendement normal) dépassant un demi-million de marks. Des adoucissemens sont consentis aux pères de familles nombreuses : c’est ainsi que, pour les fortunes ne dépassant pas 10 000 marks, ou les revenus inférieurs à 10 000 marks, il est déduit 5 pour 100 du montant imposable par enfant, lorsqu’il y en a au moins trois. La déduction est double, c’est-à-dire s’élève au dixième, là où le troisième fils a accompli son service militaire avant 1916. Le contribuable jouit de ce dernier privilège si son avoir ne dépasse pas 200 000, ou son revenu 20 000 marks.

La fortune est évaluée, déduction faite des dettes : elle comprend les immeubles et ce qui en dépend, le cheptel, les capitaux engagés dans les exploitations agricoles ou forestières, les mines ou l’industrie. Sont assimilés aux immeubles les droits auxquels les dispositions relatives aux biens fonciers sont applicables d’après le code civil. Tout ce qui sert a l’exploitation est considéré comme capital d’exploitation. Celui-ci est réparti, parmi les associés d’une société commerciale, au prorata de la fraction qu’ils possèdent du capital. Sont considérés comme capitaux mobiliers les droits personnels, les créances de toute nature, les actions et parts d’intérêt, les espèces et lingots de métaux précieux, la valeur actuelle des rentes viagères et des annuités. Les pensions des veuves et orphelins, les secours fournis par des caisses d’assurances contre la maladie ou l’invalidité ne tombent pas sous le coup de la loi, non plus que les rentes faites à d’anciens serviteurs ou ouvriers. Les droits encore non échus à des rentes résultant de contrats d’assurance ne sont pas frappés. Le mobilier n’entre pas en ligne décompte, à moins qu’il ne soit devenu immeuble par destination. L’usufruitier d’un fidéicommis est autorisé à prélever la contribution sur le fonds qu’il détient. Les dettes réelles ou personnelles sont à déduire.

Sont assujettis à la contribution pour la totalité de leur fortune, à l’exception des immeubles ou des capitaux d’exploitation situés hors des frontières : a) tous les Allemands, sauf ceux qui séjournent depuis plus d’un an d’une façon permanente à l’étranger, sans posséder de domicile en Allemagne (l’exception ne s’applique pas aux fonctionnaires qui résident au dehors pour l’accomplissement de leurs fonctions) ; b) les personnes non allemandes qui n’ont cependant pas d’autre nationalité et qui ont leur domicile d’une façon permanente en Allemagne ; c) les étrangers qui résident en Allemagne et y ont leurs occupations. Sont assujettis à la contribution, pour le montant de leurs immeubles et de leurs capitaux d’exploitation qui se trouvent sur territoire allemand, toutes personnes réelles, sans avoir égard à leur nationalité, domicile ou lieu de séjour. Sont également assujetties les sociétés par actions ou en commandite par actions pour tout leur avoir, à l’exception de leurs immeubles situés à l’étranger. Celles qui n’ont pas de siège en Allemagne ne paient que pour les immeubles qu’elles possèdent sur le territoire de l’Empire. Les patrimoines des époux non séparés sont additionnés et les époux sont solidairement responsables de l’impôt.

La fortune sera évaluée au 31 décembre 1913. Les capitaux d’exploitation pourront être chiffrés d’après l’inventaire de clôture du dernier exercice. Pour l’évaluation, on adoptera la valeur vénale de chacun des objets dont l’ensemble constitue le patrimoine. Toutefois, les terrains agricoles et forestiers seront comptés pour la somme obtenue en multipliant par 25 le revenu net normal qu’ils sont susceptibles de fournir. Les valeurs mobilières sont estimées d’après la cote ; les actions non cotées, d’après la fraction de l’ensemble qu’elles représentent. Les parts d’intérêt ou créances sont prises pour leur valeur nominale, s’il n’existe pas de raison plausible de s’écarter de cette évaluation. Les rentes viagères ou perpétuelles sont capitalisées d’après certaines bases fixées par la loi. Celle-ci détermine le régime des biens qui appartiennent au contribuable sous condition suspensive ou résolutoire.

La contribution est assise et perçue par l’État sur le territoire duquel le contribuable a son domicile. Cet État désigne les autorités compétentes à cet effet ; il détermine la collaboration éventuelle des autorités communales. Toute personne ayant une fortune supérieure à 10 000 marks est tenue de la déclarer : elle fournira un état séparé des élémens qui la constituent. L’autorité compétente contrôle ces déclarations et fixe le montant à taxer ; elle peut citer des témoins et des experts. Le contribuable peut être tenu de prouver l’exactitude des chiffres fournis par lui, au moyen de livres, contrats, obligations, quittances, comptes de banque ou autres documens ; de certifier, sous la foi du serment, que sa déclaration totale est exacte, ou que telle de ses déclarations partielles l’est, ou encore qu’il a fourni la totalité des preuves en sa possession. Les employés de l’Empire, des États particuliers et des communes sont obligés de fournir aux autorités chargées de l’assiette de l’impôt tous les renseignemens dont ils disposent. Les notaires ne sont soumis à la même obligation qu’en ce qui concerne les successions réglées par leurs soins. Cette obligation n’existe ni pour les employés des sociétés qui ont des livres d’inscription de leurs créanciers, ni pour les employés des Caisses d’épargne, ni pour les établissemens qui gèrent ou conservent la fortune de leurs cliens. La moitié de la contribution sera payable un mois après que la décision de l’autorité chargée de l’assiette aura été portée à la connaissance du contribuable, l’autre moitié au plus tard le 31 mars 1915. Le délai pourra être porté à 3 ans, et un fractionnement des versemens autorisé.

La contribution militaire frappe les fortunes des particuliers et celles des sociétés par actions ainsi que des sociétés à responsabilité limitée. Elle n’atteint pas les autres corporations et laisse ainsi de côté les biens de mainmorte, c’est-à-dire ceux dont l’aliénation est interdite ou entourée de formalités qui la rendent difficile. Rentrent dans cette catégorie les fortunes de certaines fondations ou corporations. On ne conteste cependant plus aujourd’hui en Allemagne le droit de l’Etat à ce sujet. Il y a longtemps que l’Église y a renoncé à la prétention qu’elle émettait jadis de ne pas être astreinte à l’impôt. L’Etat a bien encore quelques égards pour ses biens, notamment en matière de taxes foncières. La Prusse exonère les temples, les cimetières, certains bâtimens servant à des institutions charitables. Mais la loi d’Empire sur l’impôt de plus-value du 14 février 1911 n’exempte pas les biens ecclésiastiques. La loi d’Empire sur les successions du 3 juin 1906 frappe d’un droit de 5 pour 100 les legs faits à des églises ou à des fondations charitables. Certains États particuliers soumettent les biens de mainmorte à une taxe annuelle, destinée à représenter les droits de mutation supportés par les biens qui se transmettent entre vifs. Le principe de l’égalité devant l’impôt veut que ces biens soient traités comme ceux des sociétés par actions. Au point de vue de la justice, le contribuable ne doit être frappé que dans la mesure de ses moyens ; s’il est prouvé qu’il emploie la majeure partie de ses ressources à des objets d’intérêt général, l’exemption ou l’allégement est justifié. On se préoccupera donc de la force contributive des corporations ; on aura des égards spéciaux pour celles qui rendent des services au public, particulièrement celles qui le font en temps de guerre, puisqu’il s’agit d’une contribution militaire.

Beaucoup d’Allemands considèrent qu’il n’y avait pas de motif pour ne pas couvrir ces dépenses extraordinaires par un emprunt. Des écrivains, tel le docteur Strutz, ont fait observer qu’il ne faut pas appeler contribution ce qui est un véritable impôt, dont la perception est réglée d’après des principes analogues à ceux qui président à l’assiette de l’impôt prussien sur le capital. La nouvelle contribution n’est autre chose qu’un impôt personnel sur la fortune nette de chacun ; d’après les dernières modifications, ce n’est pas seulement le capital, mais le revenu qui servira de base. D’autre part, on affranchit de l’impôt les objets mobiliers qui ne sont pas devenus immeubles par destination, les capitaux à recevoir à des échéances ultérieures en vertu d’assurances, les emprunts hypothécaires, tandis que, d’après la loi prussienne de 1906, le seul fait de l’inscription d’une dette foncière ne suffit pas pour la faire retrancher de la somme imposable. Au point de vue de ceux qui doivent l’impôt, on ne s’est pas borné à frapper les individus elles citoyens allemands. Les étrangers qui séjournent sur le territoire national en se livrant à une occupation y sont soumis, ainsi que les sociétés par actions et les sociétés par actions en commandite. Sont exemptes, les sociétés à responsabilité limitée, qui se développent de plus en plus en Allemagne, où leur nombre est triple de celui des sociétés par actions. Il est vrai que l’ensemble de leurs capitaux ne représente que le quart du total de ceux des autres sociétés.

Le principe de la contribution extraordinaire payée une fois pour toutes par le prélèvement d’une fraction du capital de chaque contribuable est très contestable et très contesté, même en Allemagne. Tout d’abord, on a fait observer que les taux envisagés dépassent de beaucoup les maxima auxquels on avait été habitué jusqu’ici. En Prusse, l’impôt complémentaire sur le capital n’atteint pas un pour 1 000, c’est-à-dire, le quinzième du taux maximum inscrit dans la loi nouvelle, et qui est encore augmenté quand le revenu du contribuable dépasse 5 pour 100 de son capital. Dès lors, la contribution représentera des sommes que beaucoup de contribuables ne seront pas en mesure de prélever sur leur revenu annuel. Il convient en effet de remarquer que le paiement d’un pour 100 du capital correspond au prélèvement d’un quart du revenu, si on admet que celui-ci soit au taux de 4 pour 100.

Il faudra, pour asseoir cette contribution, qui ne doit être perçue qu’une fois, organiser un appareil fiscal coûteux et compliqué. Il serait excessif de compter sur la bonne volonté des contribuables. M. de Bethmann-Hollweg invoque les souvenirs de 1813, mais l’histoire nous apprend combien fut mal accueilli l’impôt sur la fortune et le revenu établi à cette époque. Les pères de famille de condition moyenne devront restreindre leur budget, diminuer leur consommation d’objets qui ne sont pas de première nécessité ; la répercussion se fera sentir sur nombre d’industries, qui verront leurs débouchés se rétrécir. Au contraire, si l’Empire se procurait le milliard par voie d’emprunt, l’argent lui serait apporté seulement par les contribuables qui épargnent, et dans la mesure de la somme que chacun de ces épargnistes a mise de côté ; en outre, le concours de l’étranger ne serait pas exclu, et de ce chef également la tension serait moindre sur le marché indigène. La contribution de guerre est injuste, car elle frappe les habitans d’une façon irrévocable, alors qu’au lendemain de l’assiette de l’impôt leur situation peut être modifiée. Le fardeau des intérêts et de l’amortissement d’un emprunt se répartit sur un grand nombre d’années, au cours desquelles cette charge se partagerait plus équitablement entre tous les citoyens, au prorata de leurs facultés.

Au point de vue économique, ce milliard sera employé à des dépenses improductives. Quel que soit le mode de prélèvement, le retrait d’une pareille somme exercera son influence sur le marché des capitaux. C’est une erreur de penser que la baisse des fonds publics ne serait pas la même dans les deux systèmes. L’émission directe d’un emprunt n’amènerait évidemment pas la hausse. Mais lorsque les disponibilités du pays auront été réduites d’une somme égale, les Allemands achèteront d’autant moins de rentes, et le cours de celles-ci fléchira en proportion des demandes normales que le paiement de la contribution militaire aura supprimées. Alors même que le milliard prélevé sur le capital de la nation ne représenterait que le cinquième ou le sixième de la plus-value annuelle de la fortune publique, c’est une somme dont la disparition se fera sentir.

Un autre reproche adressé au projet gouvernemental est qu’il favorise indûment les agrariens. Il constitue un privilège en faveur des grands propriétaires, en permettant d’évaluer les domaines non pas d’après leur valeur véritable, déterminée par le prix auquel ils sont vendables, mais d’après le produit net multiplié par 25, c’est-à-dire capitalisé à 4 pour 100. Or, pour les seigneurs qui vivent sur leurs terres, le produit direct est peu de chose par rapport aux avantages et agrémens qu’ils tirent de leur résidence. Dès lors, la capitalisation du revenu qui doit servir de base à l’impôt ne représente qu’une fraction de la valeur réelle. Le Reichstag a cherché à pallier ce que cette exception avait de trop choquant en l’étendant aux immeubles urbains. La faveur accordée par la loi ne profite pas aux fermiers, puisque ceux-ci sont taxés d’après leur capital d’exploitation. D’autre part, dans beaucoup de provinces prussiennes, l’assiette de l’impôt fait ressortir un produit net, c’est-à-dire une valeur proportionnellement supérieure pour les petites exploitations : l’hectare du paysan rapporte 100 marks, là où celui du grand propriétaire n’est estimé en rendre que 60. Le premier se trouve ainsi imposé presque deux fois plus que le second.

L’une des raisons qui ont déterminé les autorités impériales à recourir à la contribution extraordinaire est l’état du marché des fonds allemands, et la difficulté qu’elles prévoyaient à se procurer une somme aussi considérable par l’émission d’un emprunt. On sait que, depuis longtemps, l’Empire et la Prusse ont vendu presque régulièrement chaque année des rentes, afin de couvrir leur budget extraordinaire. C’est ainsi qu’en pleine paix, la dette impériale s’est peu à peu élevée à 5 milliards de marks. On a souvent critiqué et le principe de cette gestion financière, et le système des « petits paquets » qui jette, à des intervalles très rapprochés, des titres sur le marché : celui-ci n’a dès lors pas le loisir d’absorber et de classer dans les portefeuilles des capitalistes les fonds d’Etat qu’on lui apporte sans arrêt. Dans les derniers temps toutefois, grâce aux ressources considérables que lui ont fournies les impôts nouveaux créés en 1909, l’Empire avait ralenti ses émissions : en 1911, il n’en avait fait aucune ; en 1912, il n’a créé qu’un capital de 80 millions ; et, en 1913, il n’a jusqu’ici demandé au public que 100 millions. Néanmoins, les cours de ses fonds ont baissé dans une proportion notable. On sait que le phénomène est général et que, depuis le commencement du XXe siècle, la signature de tous les grands Etats s’est dépréciée. Ce n’est pas ici le lieu de rechercher l’origine de ce phénomène qui est dû à deux causes primordiales, la hausse du taux de l’intérêt et la croissance démesurée des dépenses, en particulier de celles qui concernent l’armée et la marine.

Le 4 p. 100 de l’Empire coté le 31 déc. 1911 101,70 est aujourd’hui à 98,80
Le 3 1/2 — — 91,60 — 84
Le 3 p. 100 — — 82,65 — 74

Il y a une quinzaine d’années, le 3 pour 100 était aux environs du pair et le 3 1/2 à 103.

Un emprunt 4 pour 100 a été émis au début de 1913 à 98,60 : il s’élevait à 50 millions de marks pour l’Empire et 100 millions pour la Prusse. Le public ne lui a pas fait mauvais accueil ; il a manifesté son goût pour les titres de rente, de préférence aux Bons du Trésor, contrairement à l’attente des banquiers qui pensaient que, dans les circonstances actuelles, les capitalistes préféreraient des obligations à courte échéance. Celles-ci, qui consistaient en 400 millions de Bons du Trésor prussien, n’ont pas encore trouvé preneur, en dehors du syndicat des banques, pour la totalité de l’émission. On comprend qu’en présence de la baisse profonde des cours, on hésite à créer de nouvelles quantités de rentes : ce n’est cependant pas une raison suffisante pour recourir à un procédé aussi anormal que celui de la contribution extraordinaire. Du reste, l’adoption de cette idée n’a empêché ni l’Empire ni la Prusse de continuer à emprunter pour leurs besoins courans. Le 12 juin 1913, ils ont émis 175 millions de consolidés prussiens et 50 millions de consolidés impériaux à 97,90. En même temps, le Trésor prussien a offert, au taux de 5 1/2, 75 millions de bons à échéance d’un an. Le public n’a presque rien souscrit. C’est toujours le système des émissions, à jet continu, de rentes et d’obligations à court terme, qui n’a pas contribué à relever la cote du crédit national.

Le vote de la loi a redonné de l’actualité à la question de savoir quel est le total de la fortune allemande. Les statistiques que l’on possède à cet égard n’ont quelque précision que dans les Etats qui ont déjà institué un impôt sur la fortune, tels que les royaumes de Prusse et de Saxe, les grands-duchés de Bade, Hesse, Oldenbourg, les duchés de Brunswick et Saxe-Gotha, la principauté de Schaumbourg-Lippe. Les législations de ces divers pays, bien que n’étant pas uniformes, s’accordent pour ne pas frapper les objets d’un usage courant, mobilier, ustensiles de ménage, vêtemens, bijoux, livres, collections. En général, les petits patrimoines sont exempts, au-dessous d’un chiffre qui est de 3 000 marks en Hesse, 6 000 en Prusse, 12 000 en Saxe. Le capital imposé est de 104 milliards de marks en Prusse, 10 en Saxe, 7 en Bade, 5 en Hesse.

Si l’on prend, comme moyenne de l’Empire, le chiffre prussien, qui correspond à 2 600 marks par tête, on arrive à 170 milliards. Si l’on admet celui de 3 000 marks, on dépasse 200 milliards. A cette somme il faut ajouter la fortune consistant en objets mobiliers des catégories non frappées par l’impôt, que l’on peut évaluer au moyen de certaines données, par exemple des polices d’assurances contre l’incendie. Les publications faites par plusieurs Etats permettent de fixer à un minimum de 2 000 marks par tête d’habitant l’importance de cet élément. Le total serait dès lors, pour l’Empire, de 140 milliards de marks, qu’il convient d’ajouter aux 200 milliards ci-dessus, afin de déterminer la fortune totale de l’Allemagne, qui dépasserait ainsi 400 milliards de francs. Certains publicistes ont indiqué des chiffres encore plus élevés. Nous avons nous-même signalé, dans la Revue du 1er ’mai 1912, le travail de M. Steinmann-Buecher, qui conclut à 345 milliards de marks, c’est-à-dire 430 milliards de francs.


II. — NOUVEAUX IMPOTS ALLEMANDS

La contribution militaire est destinée à couvrir des dépenses extraordinaires. Pour faire face au supplément de crédits permanens qu’exigera l’augmentation des effectifs, le Gouvernement impérial, d’accord avec le Conseil fédéral, proposait d’abord une série d’impôts dont le total s’élevait à 185 millions de marks, ce chiffre étant déterminé par les considérations suivantes. Les dépenses extraordinaires se répartissent sur trois années, durant lesquelles il y a lieu de pourvoir aux dépenses destinées à ne pas se renouveler, à concurrence d’environ 900 millions de marks, en même temps qu’à 400 millions de dépenses permanentes nouvelles. De ces 1 300 millions, un milliard devait être fourni par la contribution militaire, 65 millions par l’excédent de l’exercice 1912, le reste par les nouveaux droits de timbre, la réforme successorale, et certaines réserves budgétaires, parmi lesquelles figurent le timbre des transferts immobiliers (Grundstücksstempel) et la surtaxe du sucre, maintenus jusqu’à nouvel ordre. A partir de 1916, les dépenses permanentes seront augmentées de 186 millions, qui, d’après le projet primitif, étaient couverts de la façon suivante : 15 millions par la réforme successorale, donnant à l’Etat la qualité d’héritier dans plusieurs circonstances, 64 par les nouveaux droits de timbre, 80 par les contributions matriculaires additionnelles, le solde par le renoncement à certains abaissemens de droits antérieurement décidés.

Le Gouvernement impérial déclare qu’en présence de l’importance des sommes à réunir, il ne saurait se contenter des sources de revenus qui étaient jusque-là à sa disposition, et il demande aux Etats confédérés un concours plus étendu. Il désirait que ceux-ci fussent taxés en raison de leur richesse, déterminée par une législation imposant les capitaux, les revenus ou les successions. Là où celle-ci n’existe pas encore, elle aurait dû, dans un délai déterminé, être établie conformément aux règles édictées par l’Empire. A cet effet, le chancelier déposait dès maintenant un projet de taxe sur la plus-value des fortunes, qu’il intitulait impôt sur le patrimoine (Besitzsteuer). Cette forme d’imposition n’est encore admise par aucun des Etats confédérés. Elle constituait, par conséquent, une ressource pour ceux de ces Etats qui n’auraient pas cru pouvoir augmenter la charge des impôts directs déjà en vigueur chez eux. La loi venant à être appliquée dans un de ces pays, soit en vertu de la législation impériale projetée, soit par une décision des autorités locales, il aurait dû verser à l’Empire la totalité du produit de la taxe, au lieu de la contribution matriculaire fixée par le Conseil fédéral d’après la base ci-après.

Les Etats confédérés auraient payé à l’Empire allemand, à partir de 1916, en dehors des contributions matriculaires, une taxe annuelle correspondant à 1 mark 2.5 par tête (environ 1 franc 55 centimes). Elle eût été répartie entre les Etats, non plus d’après leur population, comme l’était l’ancienne contribution matriculaire organisée par la constitution impériale, mais en raison de la fortune de leurs habitans, déterminée par l’assiette de la contribution militaire. C’est ce qu’on appelait l’anoblissement des contributions matriculaires (Veredelung der Matrikulaerbeitraege) ; cette répartition eût été opérée par les soins du Conseil fédéral, qui aurait pu la réviser de temps à autre. On a critiqué cette conception, qui faisait servir à l’assiette d’un impôt permanent une évaluation qui peut être tolérable pour un impôt perçu une seule fois, mais dont les défauts fussent devenus insupportables s’ils devaient se perpétuer.

En dehors de cet appel direct au concours des Etats particuliers, l’Empire a réclamé le montant de certaines taxes établies à titre temporaire et l’attribution à lui seul de l’intégralité de plusieurs impôts indirects, dont il partageait jusqu’ici le produit avec les autorités locales.

D’après la loi de 1912, la taxe sur le sucre devait être abaissée dès que la loi d’impôt sur la fortune aurait été votée. Le Gouvernement a proposé et le Reichstag admis que cet abaissement n’eût pas lieu. Le droit de timbre supplémentaire sur les mutations de terrains est maintenu jusqu’au 31 mars 1916. L’Empire encaissera désormais la totalité des droits de timbre sur les constitutions de sociétés et sur les assurances. Ils présentent dans une certaine mesure le caractère d’un impôt sur la fortune, en ce sens qu’ils permettent d’atteindre des élémens du patrimoine qui autrement échappent en totalité ou en partie à la taxation. Les droits sur la constitution des sociétés étaient jusqu’ici perçus, en partie au profit de l’Empire, en partie au profit des Etats particuliers, dont la législation à cet égard présentait une grande diversité. Le tarif est élevé de 3 à 4 1/2 pour 100, et la taxe calculée sur la valeur effective et non plus sur la valeur nominale des actions. Les constitutions de sociétés à responsabilité limitée, qui se substituent de plus en plus aux sociétés par actions, seraient frappées de 5 pour 100. Les sociétés sont sévèrement atteintes : dans les dernières années, on les avait déjà soumises à l’impôt de renouvellement des talons de coupons et à celui des tantièmes. On ménage au contraire les formes surannées de l’association industrielle (Gewerkschaft) et de la corporation (Genossenschaft).

Une disposition du projet gouvernemental modifiait l’ordre successoral : elle reprenait à cet effet une idée déjà soumise au Reichstag en 1909. Là où le droit civil reconnaît comme héritiers les descendans de grands-parens du de cujus dans la ligne collatérale ou des parens au quatrième degré ou au delà, l’État prétendait les remplacer comme héritier ab intestat. Le net produit d’un héritage recueilli par le Trésor d’un État eût été attribué, jusqu’à concurrence des trois quarts, à l’Empire, et pour un quart à l’Etat particulier dans lequel le défunt était domicilié. Une bonification en faveur de la commune aurait été prélevée sur ce dernier quart. L’exposé des motifs de cette réforme est celui qui avait été présenté, il y a quatre ans, pour introduire le nouvel ordre de succession, duquel on attendait une recette de io millions. Le Reichstag a rejeté cette partie du projet et l’a remplacée par une élévation du tarif sur les héritages recueillis par des collatéraux. La part des Etats confédérés dans cette recette est réduite de 25 à 20 pour 100.

Le Reichstag a considérablement modifié les propositions du gouvernement. Aux contributions matriculaires nouvelles il a substitué un impôt impérial sur la plus-value des fortunes, qui devra être appliqué dès maintenant et duquel on attend 90 millions de marks. Jointe aux 15 millions que doit donner l’élévation des droits successoraux que nous venons d’indiquer, aux 45 millions du timbre et aux 40 millions de la surtaxe sucrière maintenue, cette somme complète un total de 195 millions de recettes permanentes à inscrire dans les budgets futurs.

Il existait déjà un impôt impérial sur la plus-value immobilière, établi par la loi du 14 février 1911, qui frappe les immeubles lors de chaque mutation, à condition que la plus-value ne provenant pas du fait du propriétaire dépasse 20 000 marks pour les constructions ou 5 000 marks pour les terrains. La somme taxée est celle qui représente l’écart entre le prix auquel l’immeuble est entré dans le patrimoine du contribuable et celui auquel il a été aliéné. Cet impôt s’élève de 10 à 30 pour 100, selon que la plus-value elle-même varie de 10 à 280 pour 100 ou bien dépasse ce dernier chiffre. Le montant de l’impôt ainsi établi est diminué de fractions correspondant à des dépenses et aussi d’une somme proportionnelle à la durée de la période pendant laquelle la plus-value s’est produite. Le législateur a consenti à ce qu’une certaine augmentation de valeur, conséquence en quelque sorte naturelle du progrès des sociétés humaines, ne fût pas taxée. Le produit de cet impôt de la plus-value immobilière revenait pour moitié à l’Empire, pour un dixième à l’Etat particulier sur le territoire duquel l’immeuble est situé, pour deux cinquièmes à la commune.

L’impôt nouveau frappe la plus-value des fortunes et porte sur les immeubles aussi bien que sur les meubles. Il supprime donc l’impôt de plus-value immobilière, au moins en ce qui concerne la part revenant à l’Empire. Y sont soumis les Allemands pour l’accroissement de leur fortune imposable, les étrangers pour l’accroissement de leur fortune immobilière et de leurs capitaux d’exploitation sis en Allemagne. Les fortunes au-dessous de 20 000 marks sont exemptes, ainsi que les plus-values de moins de 10 000 marks. On additionne les fortunes des époux qui vivent ensemble. Les accroissemens de fortune par voie d’héritage sont également frappés, même en ligne directe ; ne sont exemptes que les successions entre époux.

La fixation de la plus-value aurait lieu pour la première fois le 31 décembre 1916 : elle sera constituée par l’accroissement survenu entre le 1er janvier 1914 et le 31 décembre 1916 ; les périodes ultérieures courront de trois ans en trois ans. La plus-value résulte de la différence entre la valeur, constatée en dernier lieu, de la fortune totale imposable, et la valeur actuelle. L’écart est diminué éventuellement de l’excédent des dettes et charges, si le total en dépasse, à la fin de la période considérée, le chiffre de ce qu’il représentait au début. L’impôt sera perçu selon une échelle qui commence à 3/4 pour 100 de la plus-value qui ne dépasse pas §0 000 marks, pour s’élever à 1 1/2 pour 100 lorsque la plus-value dépasse un million. Quand la fortune imposable d’un contribuable dépasse 100 000 marks, l’impôt est majoré de 0,1 pour 100, et cette majoration croit successivement jusqu’à 1 pour 100 lorsque la fortune dépasse 10 millions, si bien qu’alors l’impôt est de 2 1/2 pour 100 de la plus-value.

La plus-value ne se calculera pas toujours sur le montant initial de la fortune pris comme point de départ. Dans certains cas, il y aura lieu de tenir compte de variations ultérieures : par exemple lorsque la dernière évaluation a été inférieure à la précédente. Supposons un patrimoine de 100 000 marks au 31 décembre 1913. S’il est de 150 000 au 31 décembre 1916, l’impôt frappera la plus-value de 50 000 marks. Si au 31 décembre 1919 la valeur est tombée à 90 000 marks, le fisc ne percevra rien. S’il trouve au 31 décembre 1922 une valeur de 130 000 marks, il s’abstiendra encore de rien percevoir, puisque le total est inférieur à celui du point de départ. Si en 1925 l’évaluation est de 180 000 marks, la taxe sera due, mais seulement sur 30 000 marks, différence entre la valeur nouvelle et la somme la plus forte enregistrée précédemment.

Sont tenus de faire une déclaration tous possesseurs d’une fortune égale ou supérieure à 20 000 marks, s’ils n’ont pas été antérieurement soumis à la contribution militaire, dont l’assiette a renseigné le fisc, et tous les contribuables dont la fortune s’est augmentée de plus de 10 000 marks depuis la dernière assiette de l’impôt. Les autorités ont le droit de demander à chaque contribuable une déclaration de sa fortune, et l’assurance qu’il la fait en âme et conscience. Il doit indiquer séparément les élémens de son patrimoine. S’ils ne peuvent être chiffrés d’après une valeur nominale ou une cote, on se contente d’un état descriptif qui en permet l’évaluation. Celui qui ne fournit pas, dans le délai prescrit, ces renseignemens est passible d’un impôt supplémentaire de 5 à 10 pour 100. Les administrateurs de sociétés sont tenus de donner à leurs actionnaires contribuables des renseignemens sur la valeur des titres. Ils peuvent être requis de communiquer un état de l’actif social aux autorités, qui peuvent d’ailleurs exiger des déclarations sous serment.

Les bureaux de l’état civil doivent informer les autorités fiscales des décès, et les tribunaux leur communiquer les déclarations de mort qui leur sont faites. Dans les six mois qui suivent le décès d’un contribuable, les autorités peuvent exiger des héritiers ou exécuteurs testamentaires un état de la fortune du défunt en capitaux ou capitaux d’exploitation. Le projet contient des stipulations analogues à celles qui sont proposées pour la contribution militaire en ce qui concerne les devoirs de certains fonctionnaires ou officiers ministériels, dont les uns sont invités à fournir des renseignemens au fisc, les autres au contraire dispensés de le faire.

Lorsque la comparaison de l’état des patrimoines aux différentes époques fait ressortir une plus-value susceptible d’être taxée, le fisc indique au contribuable la somme qu’il a à verser et le chiffre qui servira de base pour la fixation ultérieure de la taxe (Steuerbescheid). S’il n’y a pas eu de plus-value, ou si celle-ci n’est pas imposable, on notifie au contribuable qui possède plus de 10 000 marks une décision qui détermine la valeur de son patrimoine, destinée à former le point de départ de la plus-value qui pourrait être constatée dans l’avenir (Feststellungsbescheid). Si le contribuable le demande, l’autorité lui communique le détail de l’assiette de l’impôt, et spécifie les points sur lesquels elle a rectifié ses déclarations. L’impôt est payable par semestre ou trimestre. Les Gouvernemens des Etats particuliers prennent les mesures d’exécution.

La contribution de guerre et l’impôt sur la plus-value ont été votés par le Parlement à une grande majorité, comprenant même les socialistes, qui étaient opposés à l’augmentation de l’armée, mais qui ont vu dans ces nouvelles taxes un commencement de satisfaction donnée à leur désir de frapper ce qu’ils appellent la fortune acquise. Ils les considèrent comme un premier pas fait vers l’établissement d’un impôt direct sur la fortune et d’un droit sur les successions, qui n’épargnerait les héritages, ni en ligne directe, ni entre époux. D’autre part, la loi nouvelle rompt définitivement avec la tradition en vertu de laquelle le Conseil fédéral prétendait réserver les impôts directs aux Etats particuliers et alimenter le budget impérial exclusivement au moyen des impôts indirects, des droits de douane et des taxes de consommation. C’est un des argumens qu’ont fait valoir les députés de gauche, partisans en général de l’extension des attributions de l’Empire, pour expliquer leur assentiment à des mesures financières destinées à fournir des ressources pour des armemens contre lesquels ils avaient protesté. Ils ont d’ailleurs été battus lorsqu’ils ont demandé que les princes régnans fussent taxés comme les autres citoyens. A l’aile opposée, les conservateurs sont restés en minorité lorsqu’ils ont voulu s’opposer à la loi de plus-value, qui leur a paru une violation des droits des Etats particuliers. C’est dans ces conditions qu’a été votée, le 30 juin 1913, moins de trois mois après le dépôt des projets gouvernementaux, au milieu d’une émotion que justifiait la grandeur des sacrifices consentis, la série des impôts que nous venons d’exposer. Par une contradiction singulière et que, seule, la tactique socialiste explique, les lois instituant les taxes nouvelles ont réuni plus de suffrages que la réforme militaire proprement dite.

Cette législation de 1913 marque, à tous les points de vue, une date mémorable dans l’histoire de l’Empire d’Allemagne. Le même Reichstag, qui naguère refusait sa confiance au prince de Bulow et repoussait ses projets de réformes financières, vient d’en accomplir de beaucoup plus radicales. Jamais encore l’intervention parlementaire ne s’était exercée avec cette énergie et cette efficacité. En général, les députés se bornaient à accepter, ou à rejeter les propositions des ministres et du Conseil fédéral. Cette fois-ci, ils ont pris en mains la direction des débats ; la commission du budget a fait subir des transformations profondes au plan qui lui était soumis. L’œuvre de la gauche a été particulièrement importante et efficace. Le chancelier de l’Empire a senti l’utilité de ce concours et accepté de bonne grâce les millions qu’on lui apportait par des voies quelque peu différentes de celles qu’il avait tout d’abord envisagées. Il a été jusqu’à promettre à ses nouveaux alliés une modification à la composition des conseils de guerre. Ce fut la récompense du loyalisme dont les libéraux avaient fait preuve au cours de cette session du printemps de 1913, dont toutes les conséquences, au point de vue de l’histoire de l’Allemagne et de l’Europe, ne peuvent encore se deviner.


III. — MESURES PROPOSÉES POUR FORTIFIER LES RÉSERVES MONÉTAIRES DE L’ALLEMAGNE

Dans l’arsenal législatif que le Gouvernement allemand a préparé en vue de complications politiques extérieures, il n’a eu garde d’oublier le côté monétaire. Il s’est préoccupé de fortifier dès maintenant ses réserves métalliques. C’est d’ailleurs une des parties du programme qui a donné lieu aux critiques les plus serrées de la part des gens du métier, non pas que ceux-ci blâment la mise à l’abri d’une partie du numéraire qui circule dans le pays, mais ils jugent sévèrement l’augmentation du papier-monnaie impérial.

En vertu de la loi qui autorise la création de monnaies divisionnaires jusqu’à concurrence d’un maximum de 20 marks par habitant, chiffre qui est loin d’être atteint, il serait frappé pour 120 millions de marks de pièces d’argent divisionnaires ; le bénéfice de cette frappe, au delà de 10 millions 3/4, serait versé au budget de 1913. Il serait émis 120 millions de marks en Bons de caisse de l’Empire, analogues à ceux qui avaient été créés après la guerre de 1870 et dont la circulation actuelle s’élève au même chiffre. Ces Bons seraient remis à la Banque de l’Empire, qui en paierait la contre-valeur en or au Trésor impérial, lequel confierait à la dite Banque la garde de cette nouvelle réserve métallique. Ces 120 millions, comme ceux de la tour de Spandau, ne pourraient être mis en circulation, conformément à la loi du 11 novembre 1871, que pour les besoins d’une mobilisation, en vertu d’une ordonnance de l’Empereur, approuvée par le Conseil fédéral. Les Bons sont remboursables en or à la Caisse principale de l’Empire. Comme ils ont cours légal, la Banque de l’Empire est autorisée à les identifier à l’or qui sert de couverture à sa circulation et dont le total ne doit jamais descendre au-dessous du tiers des billets. Les nouveaux Bons de caisse, assimilés de tous points aux autres, doivent être acceptés par toutes les caisses publiques, tandis que les particuliers ne sont pas tenus de les recevoir et peuvent en exiger le remboursement en numéraire. Ils sont créés par l’administration de la Dette impériale ; l’émission en est contrôlée par la commission de la Dette.

Il serait constitué deux réserves spéciales de guerre, de 120 millions de marks chacune, l’une en or, par le procédé que nous venons d’indiquer, l’autre en argent au moyen de l’achat de lingots qu’effectuerait le Trésor impérial. L’expérience a prouvé que la seule crainte de complications politiques provoque dans le public une thésaurisation qui fait disparaître des quantités importantes de monnaies. Ce phénomène s’est manifesté en Allemagne comme en France au cours de la dernière guerre balkanique : cette constitution de réserves métalliques individuelles a été signalée par le Gouverneur de la Banque de France dans son rapport aux actionnaires du 30 janvier 1913 : elles étaient rapidement devenues assez générales et importantes pour occasionner une gêne sensible dans les transactions commerciales. Aussi veut-on faciliter à la Banque de l’Empire l’expansion de sa circulation. Le Gouvernement, qui aurait en mains les réserves ci-dessus d’ensemble 240 millions, les remettrait, au jour de la mobilisation, en même temps que les 120 millions de l’ancien trésor de la tour de Spandau, à la Banque. Celle-ci serait alors en mesure d’augmenter aussitôt de 1 080 millions le chiffre de ses billets.

Une différence essentielle existerait entre les deux réserves : celle qui est constituée en or ne servirait qu’en cas de guerre, l’autre pourrait être mise à contribution pour faire face à tout besoin extraordinaire, sous condition de l’approbation du Conseil fédéral. On fait d’ailleurs observer que l’adjonction de la réserve de métal blanc à l’encaisse de la Banque affaiblira la qualité de la couverture de ses billets, en diminuant la proportion de l’or. A cette objection, l’exposé des motifs répond qu’au 31 décembre 1912 la Banque impériale n’avait en caisse que 255 millions de monnaie d’argent, malgré une frappe annuelle d’environ 40 millions, ce qui prouve que le public a un véritable besoin de ces pièces. Il conviendrait donc d’en augmenter l’approvisionnement, mais de laisser ce supplément à la disposition de l’Etat, qui ne permettrait à la Banque d’en disposer qu’au moment de la crise, de façon à lui permettre de ménager son or. Le métal nécessaire à la frappe des 120 millions de monnaies d’argent coûterait environ 54 millions, ce qui procurerait un bénéfice de 66 millions, disponible dans le budget de l’Empire le jour où les pièces seraient mises en circulation. La majeure partie du profit résultant des émissions régulières de monnaies divisionnaires d’argent qui se poursuivent est consacrée au maintien du titre des pièces d’or, au renouvellement des pièces d’argent et de nickel. Comme la frappe des 120 millions de monnaies destinées à la réserve est exceptionnelle, on ne la fera pas entrer en ligne de compte pour le calcul du maximum de 20 marks par tête d’habitant que la loi a fixé.

L’augmentation de la quantité des Bons de caisse de l’Empire, qui semblaient destinés à disparaître de la circulation, est la partie du programme qui soulève le plus d’objections. Ce n’est pas améliorer la circulation fiduciaire allemande que d’y ajouter 120 millions d’un papier qui n’a d’autre garantie que la signature du Gouvernement et que cependant la Banque impériale est autorisée à faire figurer dans son encaisse métallique. De ce qui était considéré comme un expédient provisoire il y a 40 ans, on ferait quelque chose de permanent, alors que, depuis longtemps, le retrait de ces Bons était envisagé comme la mesure nécessaire à l’assainissement définitif de la circulation. Si celle-ci a réellement besoin d’instrumens d’échange de faible dénomination en quantité supérieure à celle qui existe, il vaudrait mieux remplir cette lacune au moyen de petites coupures de billets créés par la Banque de l’Empire, c’est-à-dire de l’établissement que la loi fondamentale de 1875 charge expressément de veiller à l’entretien de la circulation fiduciaire.

Ce papier d’Etat constitue en effet un élément parasite, à côté de celui de la Banque de l’Empire et des quatre autres banques, de Bavière, de Saxe, de Wurtemberg et de Bade, qui ont encore le droit d’émission en Allemagne. La circulation des cinq banques est réglée par la loi qui les oblige à rembourser leurs billets en espèces et à vue. L’État a bien pris le même engagement vis-à-vis des porteurs de ses Bons décaisse, mais il les émet avec l’espoir que le public s’en servira aux lieu et place des pièces d’or de 10 et 20 marks : de cette façon, le retrait d’une quantité équivalente de ces monnaies, enfermées dans les serres du Trésor et destinées à n’en sortir qu’en cas de guerre, se ferait sans entrainer le resserrement monétaire qui autrement pourrait être la conséquence de la thésaurisation impériale. En 1906, la Banque de l’Empire, qui jusque-là ne créait pas de billets inférieurs à 100 marks, fut autorisée à émettre des coupures de 50 et de 20 marks. Ces coupures furent bien accueillies par le public et se substituèrent en partie aux Bons de caisse, qui refluèrent alors dans les caisses de la Reichsbank : celle-ci en détenait 92 millions à la fin de septembre 1907. En mars 1913, ce chiffre est descendu à 20 millions, ce qui démontre que le public réclame des quantités croissantes de petits billets. D’un autre côté, les règlemens par viremens font des progrès : il doit en résulter une économie dans l’emploi des espèces. Déjà les États confédérés, qui, en 1904, avaient encore besoin tous les trimestres de 120 millions de monnaies pour leurs paiemens, n’en réclament plus que 7 ; les villes, les Caisses d’épargne, les Banques agissent de même.

La multiplication des petites coupures a permis à la Banque impériale de fortifier sa propre encaisse. Elle a célébré comme un triomphe le jour où son stock de métal jaune a dépassé 1 milliard de marks. Mais en ce faisant, elle diminue la réserve latente que constitue la circulation d’or qui est aux mains du public. Frappés de cet inconvénient, certains économistes voudraient qu’elle fût tenue de conserver, en face de sa circulation de billets de 50 et de 20 marks, une réserve d’or spéciale, dont la proportion dépasserait celle du tiers que la loi exige pour l’ensemble des billets, et atteindrait par exemple la moitié. On a demandé enfin que la réserve d’argent fût exclusivement une réserve de guerre, mais que la réserve d’or devint disponible en temps de crise et pût être employée lorsque la situation du marché l’exige. Il paraît en effet plus logique de mobiliser le métal jaune aux époques de difficultés commerciales, tandis que les exigences du petit commerce, en cas de guerre, seraient satisfaites au moyen du métal blanc.

Ces dispositions ont d’ailleurs une portée moindre, pour l’ensemble de la nation, que celles qui ont trait à la contribution militaire et aux impôts nouveaux. Elles échappent à la compétence de la plupart des membres du Parlement, qui n’ont pas cherché à modifier sensiblement le plan monétaire qui leur était soumis, tandis qu’ils faisaient subir des changemens importans aux autres parties du programme.


IV. — PROJETS FRANÇAIS

A peine le Gouvernement allemand avait-il déposé les projets que nous venons d’analyser, que la France, consciente de ses devoirs, se préoccupait à son tour d’augmenter ses forces militaires. Afin de couvrir les dépenses extraordinaires d’armement, le Gouvernement réclame l’autorisation d’emprunter un milliard de francs. Il propose de demander à l’impôt les sommes nécessaires pour équilibrer dans l’avenir les supplémens de frais annuels qu’entraîneront l’adoption du service de trois ans et le maintien dans les régimens, pendant une troisième année, des soldats qui vont avoir achevé deux ans de présence sous les drapeaux. Le ministre des Finances, M. Dumont, n’a pas adopté l’idée allemande d’une contribution une fois payées Il préfère un emprunt, et, pour gager celui-ci, il veut instituer un impôt personnel et progressif sur le revenu. Cet impôt ne frapperait que les revenus supérieurs à 10 000 francs, avec une exemption supplémentaire de 1 000 francs par enfant âgé de moins de seize ans, ou par ascendant de plus de soixante-dix ans. Il serait de 1 pour 100 jusqu’à 50 000 francs, de 2 pour 100 jusqu’à 100 000 francs, et de 3 pour 100 au delà. Le ministre compte qu’il fournira 70 millions.

L’impôt serait dû au 1er janvier de chaque année, pour l’année entière, par toutes personnes, autres que les personnes morales, ayant en France leur résidence habituelle. Il serait établi d’après le montant total du revenu annuel dont dispose chaque contribuable, eu égard aux propriétés et aux capitaux qu’il possède, aux professions qu’il exerce, aux traitemens, salaires, pensions et rentes viagères dont il jouit, ainsi qu’aux bénéfices de toutes occupations lucratives auxquelles il se livre, sous déduction des intérêts, des emprunts et dettes à sa charge. L’assiette de l’impôt serait double. D’une part, le fonctionnaire que la loi appelle l’ « agent de l’assiette » procéderait à une évaluation détaillée des revenus à l’aide des renseignemens recueillis, en vertu de la législation existante, par l’administration des finances. D’autre part, il ferait une évaluation globale du revenu, en appliquant à la valeur locative de l’habitation ou de chacune des habitations du contribuable un coefficient qui varie de 4 à 8. Le revenu ainsi déduit de la valeur locative serait augmenté d’un vingtième par domestique en sus du premier, d’un vingtième par voiture et embarcation, de 5 pour 100 de la valeur du mobilier assuré pour ce qui dépasse vingt fois la valeur locative des locaux d’habitation. Le vingtième des voitures et embarcations serait doublé dans certains cas, lorsque la force des moteurs dépasse un chiffre déterminé par la loi. Le rôle de l’impôt serait établi d’après l’évaluation la plus élevée des deux, à moins que le contribuable ne déclare lui-même son revenu.

Ce projet se ressent de la hâte avec laquelle il a été dressé. Il renferme deux principes contradictoires, celui de l’évaluation du revenu d’une part, « à l’aide des renseignemens recueillis en vertu de la législation existante, » et d’autre part au moyen des signes extérieurs, habitation, domestiques, voitures. Bien que le dernier système ait en partie les défauts des lois somptuaires, il est plus conforme que le premier aux traditions de la Révolution française et à l’esprit de notre législation fiscale. L’augmentation d’un vingtième en raison du nombre des domestiques est tout à fait abusive ; la progression qui triple rapidement le taux initial de l’impôt, l’exemption beaucoup trop large à la base, qui affranchit la grande majorité des contribuables et prétend faire supporter la charge exclusive de la somme à fournir par 250 000 d’entre eux, sont autant de raisons de condamner le projet. Mais, s’il était vrai qu’un impôt sur le revenu fût indispensable, c’est dans cet ordre d’idées qu’il faudrait le construire. Hâtons-nous d’ajouter que cette nécessité n’est rien moins que démontrée. Sans parler des économies qu’il serait aisé de faire dans un grand nombre de nos ministères, il est facile de voir qu’une surtaxe ajoutée à plusieurs de nos contributions actuelles donnerait bien vite à M. Dumont les 70 millions qu’il entend retirer de l’impôt « national, » ainsi appelé sans doute parce que la nation presque tout entière en serait exemptée. Il éviterait d’introduire dans notre arsenal fiscal une arme dangereuse, qui serait aussi nuisible à la prospérité du pays que vexatoire pour les individus.

Selon les déclarations du ministre, cet impôt sur le revenu n’est destiné qu’au service de l’emprunt d’un milliard. Comme d’après le plan ingénieux, mais compliqué, de M. Dumont, cet emprunt doit être entièrement remboursé en vingt ans, il en résulterait logiquement qu’en 1935 l’impôt «. national » sur le revenu devrait disparaître de nos codes. N’est-ce pas une raison de plus pour ne pas l’y inscrire et recourir à 1 décime sur d’autres impôts ? Si la sagesse du Parlement permettait que vers le premier tiers du XXe siècle notre dette eût ainsi été allégée d’un milliard, on procéderait alors à la suppression du droit supplémentaire qui serait établi aujourd’hui.

D’autre part, le budget ordinaire est en déficit. Pour couvrir cette insuffisance, M. Dumont a proposé la création de recettes nouvelles qui consistent principalement dans le relèvement de taxes existantes : l’alcool acquitterait 242 francs par hectolitre au lieu de 220, l’absinthe 100 francs au lieu de 50 ; l’apport des époux dans les contrats de mariage serait soumis à un droit de 50 au lieu de 25 centimes pour 100 francs ; le timbre des effets de commerce serait élevé de 5 à 10 centimes par 100 francs ; le revenu des valeurs mobilières serait amputé de 5 au lieu de 4 pour 100 ; le droit annuel de transmission sur les titres au porteur serait élevé de 25 à 30 centimes par 100 francs ; le timbre des valeurs étrangères de 2 à 3 pour 100. Le principal des droits d’enregistrement, sauf ceux qui frappent les mutations immobilières à titre onéreux, serait majoré d’un décime additionnel, de façon à porter les 2 et demi décimes actuels à 3 et demi. Les concessionnaires de mines de houille paieraient 20 pour 100 de leur bénéfice net au delà de 1 fr. 50 par tonne. Quelques autres impôts, sur la fabrication des lampes électriques, sur celle des films cinématographiques, une élévation du taux bonifié par la Banque de l’Algérie au Trésor sur son compte créditeur, porteraient à environ 200 millions de francs l’ensemble de ces ressources nouvelles.

Quelle que soit la valeur des conceptions qui ont présidé à ce programme, nous sommes de ceux qui pensent que mieux vaut recourir à l’impôt qu’à l’emprunt. Nous n’avons en particulier rien à objecter à l’élévation des droits sur l’alcool et l’absinthe ; nous voudrions surtout voir supprimer le privilège des bouilleurs de cru, qui coûte une somme énorme au budget. Mais les aggravations des droits sur les valeurs mobilières sont inadmissibles, ainsi que celles qui atteindraient les lettres de change. Il faudrait plutôt envisager un relèvement léger du prix des tabacs, la transformation du timbre des quittances en une taxe proportionnelle, le doublement du droit sur les opérations de bourse, le versement au budget des prélèvemens opérés sur les fonds du pari mutuel. Nous sommes persuadés qu’il y a des économies importantes à réaliser. Depuis de longues années, nos dépenses publiques sont démesurément grossies par une législation téméraire, dont l’un des articles le plus coûteux a été le rachat des chemins de fer de l’Ouest et leur exploitation par l’Etat, qui nous a forcés à rouvrir à plusieurs reprises le Grand Livre de la Dette publique : car les obligations 4 pour 100, émises pour alimenter le budget du réseau d’Etat, sont un engagement du Trésor au même titre que la rente 3 pour 100. M. Paul Leroy Beaulieu estime à 60 millions par an la charge que nous impose l’opération du rachat.

Si la prodigalité immodérée des Chambres n’avait dévoré les plus-values énormes qu’ont données les recettes des derniers exercices, l’augmentation de nos charges militaires aurait été couverte par ces bonis réguliers, et il n’eût pas été besoin de songer à ces majorations de taxes anciennes et créations de taxes nouvelles, qui nous rappellent les plus mauvais jours de notre histoire. Tout au plus y aurait-il eu lieu de recourir à l’emprunt pour des dépenses que l’on peut qualifier d’extraordinaires et qui sont précisément celles en vue desquelles l’émission des obligations vingtenaires est envisagée. D’après le projet du Gouvernement, il serait créé un compte intitulé : « Défense nationale, accélération du programme de défense et d’armement et application de l’article 33 de la loi du 23 mars 1905. » Des crédits seraient ouverts chaque année par la loi au titre de ce compte spécial. Les crédits ou portions de crédits restés disponibles en fin d’année pourraient être reportés par décret à l’année suivante. Le compte serait alimenté par le produit d’obligations du Trésor, donnant droit à un revenu annuel de 15 francs, payable par trimestre. Ces obligations seraient amortissables dans une période de 20 ans à dater du 1er janvier 1915. Le prix de remboursement serait égal au prix d’émission majoré d’une somme de 15 francs ; c’est ainsi que des titres placés à 420 francs seraient remboursés à 435, ceux qui l’auraient été à 425 seraient payés 440, et ainsi de suite. Les coupons seraient exempts de tout impôt présent et futur. De plus, à chaque moment, les porteurs des obligations vingtenaires pourraient les convertir en dette perpétuelle pour un chiffre de rente égal à celui du coupon de leurs obligations. En outre du crédit nécessaire au paiement des intérêts des obligations et des arrérages des rentes émises en échange d’obligations, il serait inscrit chaque année, à partir du 1er janvier 1915, à un chapitre spécial du budget du ministère des Finances, une annuité d’amortissement dont le montant serait égal au produit du vingtième du nombre total des obligations émises par le prix de remboursement afférent à chacune d’elles.

La discussion du service de trois ans, qui se poursuit en ce moment devant le Parlement, retarde celle des mesures financières, dont nous venons de résumer le programme. Nous avons cru bon néanmoins de les mettre sous les yeux de nos lecteurs, qui pourront faire ainsi la comparaison de ce qui se prépare chez nous avec ce qui est devenu loi en Allemagne.


V. — RESUMÉ ET CONCLUSIONS

L’année 1913 marquera une date dans l’histoire économique comme dans l’histoire politique de la France. Nous n’avons qu’à nous occuper de la première : les charges nouvelles qui vont être imposées au contribuable ont une double importance au point de vue des sommes qu’elles retireront des patrimoines particuliers pour les verser dans le gouffre étatiste et de l’esprit nouveau qui menace, à cette occasion, de s’introduire dans notre législation fiscale. Depuis 1789, le principe qui avait dominé nos lois d’impôt était celui de la « réalité, » et non de la « personnalité. » Les hommes qui avaient fait la Révolution voulurent organiser un système de taxation qui prévint à tout jamais le retour des abus de l’ancien régime. Jacques Bonhomme ne devait plus être taillable et corvéable à merci. L’inquisition fut bannie de nos règlemens, qui assoient les impôts d’après les signes extérieurs de la richesse et suppriment ainsi toute cause de débat sérieux entre le fisc et le contribuable. Or, tout d’un coup, sous l’empire de l’émotion causée par les armemens de nos voisins et par la contagion d’un exemple que nous nous étions longtemps refusés à suivre, voici que nous semblons disposés à accepter ce que nous condamnions. Ferons-nous entrer brusquement dans notre législation fiscale cet impôt sur le revenu, dont il était question depuis si longtemps et qui avait donné lieu à tant de combinaisons différentes, dont aucune n’avait abouti ? Il se présente avec la plupart des défauts inhérens au principe lui-même, auxquels s’ajoute celui de la superposition, particulièrement sensible dans la circonstance. En effet, les projets précédens nous apportaient un plan d’après lequel on substituait une nouvelle taxe aux anciennes contributions directes, qui sont en réalité un impôt sur le revenu établi d’après les signes extérieurs de la richesse. M. Dumont, au contraire, laisse subsister et les quatre vieilles et les droits sur les valeurs mobilières ; il augmente même dans une proportion très sensible ces derniers, en portant de 25 à 30 centimes le droit de transmission et de 4 à 5 pour 100 l’impôt sur le revenu des titres ; cela veut dire qu’il élève de 20 pour 100 dans le premier cas, et de 25 pour 100 dans le second, les impôts existans. Ceci ne l’empêche pas de frapper de l’impôt national les revenus déjà atteints par des lois générales ou des lois spéciales. Car on oublie sans cesse que, depuis longtemps, nous avons la chose sans avoir le nom.

L’assiette de l’impôt donnerait lieu à des difficultés énormes. On sait qu’elle est le problème capital de tout impôt sur le revenu. Ce n’est qu’au bout d’une période presque séculaire que les Anglais sont arrivés à faire de l’income tax l’instrument perfectionné qu’il constitue aujourd’hui, et il faudrait ne pas connaître l’organisation financière du Royaume-Uni pour ne pas savoir que les Anglais sont affranchis d’une foule de droits que nous payons en France. En Prusse, les luttes sont incessantes entre les contribuables et le fisc, dont les tracasseries sont légendaires : c’est par centaines de mille que se comptent les litiges qui naissent tous les ans entre les fonctionnaires et les assujettis. Nous ne souhaitons pas à nos compatriotes de connaître les misères d’un régime de ce genre.

Quelles que soient d’ailleurs les résolutions définitives que sanctionnera le Parlement, et à moins qu’il n’ait le courage héroïque de faire des économies, nous allons avoir à supporter un supplément de charges annuelles de 300 millions de francs, qui va porter notre budget aux environs de 5 milliards. Nous serions moins accablés si notre population s’était accrue, non pas même dans la proportion de celle de l’Allemagne, mais de quelques millions de Français seulement. Nous serions 50 millions à supporter le fardeau, que la part de chacun serait diminuée d’un cinquième, et que nous n’aurions pas à payer des milliards de salaires à des étrangers qui viennent travailler dans nos champs, dans nos usines, sur nos chantiers. La fortune globale de l’Allemagne est plus grande que la nôtre, et c’est seulement à cause du petit nombre des parts prenans que notre richesse individuelle est peut-être encore légèrement supérieure à celle de nos voisins.

Nous sommes aujourd’hui 39, demain nous ne serons peut-être plus que 3o millions de Français en face de 68 millions d’Allemands, chez qui la marche ascendante continue. Il est vrai que, même de l’autre côté du Rhin, l’accélération des naissances se ralentit et que le progrès est surtout marqué par la diminution de la mortalité. Mais les résultats n’en sont pas moins frappans. Voici le tableau des naissances, décès, mariages, et excédens de naissances en Prusse de 1901 à 1912 :

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Naissances y compris les morts-nés. Décès. Excédent de naissances. Mariages.
en milliers. « « «
1901 1 301 754 547 288
1902 1 296 717 579 281
1903 1 274 747 527 285
1904 1 304 742 562 294
1905 1 280 765 515 299
1906 1 309 713 596 309
1907 1 298 719 578 313
1908 1 308 733 575 311
1909 1 287 705 582 307
1910 1 256 675 581 310
1911 1 225 732 493 321
1912 1 219 671 548 328

L’excédent du nombre des naissances sur celui des décès s’élève pour l’année dernière, d’après des évaluations qui ont un grand caractère de probabilité, à 548 000 ; le nombre des naissances lui-même est encore considérable : 1 219 000. Toutefois, il est inférieur à celui d’il y a onze ans et, par rapport à la population, il représente une proportion moindre qu’à cette époque. Ce qui est remarquable, c’est la diminution de la mortalité : 671 000 cas en 1912 au lieu de 754 000 en 1901. Le chiffre des décès est à peu près le même qu’il y a quarante ans, alors que la population du royaume était la moitié de ce qu’elle est aujourd’hui. L’évolution est plus saisissante encore si on l’examine dans son rapport avec le nombre des habitans :

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Sur 1 000 habitans Naissances. Décès. Excédent de naissances. Mariages.
1882 39 26 13 7
1892 37 24 13 8
1902 36 20 16 7
1907 34 18 16 8
1908 33 18 15 8
1909 32 17 15 7
1910 30 16 14 7
1911 30 18 12 7
1912 29 16 13 8

En 1882, pour 1 000 Prussiens, il y avait 39 naissances et 26 décès, tandis qu’en 1912, il n’y avait que 29 naissances et 16 décès. L’excédent des naissances reste exactement le même : il est de 13 pour 1 000 habitans. En France, les naissances et les décès se tiennent en ce moment aux environs de 700 000, et les premières tendent à tomber au-dessous des seconds. En trente ans, la fécondité allemande a diminué d’un quart, tandis que la mortalité a reculé de 40 pour 100. Le chiffre moyen des enfans par ménage est tombé de 5 en 1892 à 3,71, c’est-à-dire qu’il a baissé de plus d’un quart. Ce sont là des symptômes qui démontrent que tout excès de civilisation produit les mêmes effets. Le développement des grandes villes, l’agglomération des hommes dans de petits espaces, n’est favorable ni à la stabilité des familles, ni à la multiplication des rejetons.

L’Allemagne a cependant une telle avance sur nous que nous devons recourir à des moyens dont elle n’a pas besoin pour compenser cette énorme disproportion. Une fois le service de trois ans voté, nous aurons à mettre en équilibre un budget de 5 milliards, après avoir pourvu au préalable à une dépense initiale d’un milliard de francs. Toute l’ingéniosité de nos financiers, tout le patriotisme du pays ne seront pas de trop pour mener à bonne fin cette œuvre difficile. Elle ne sera accomplie dans des conditions tolérables que si nous sommes pénétrés de la double nécessité de mettre un frein aux dépenses inutiles, en restreignant au minimum les services d’Etat, et de ne pas irriter les contribuables par des impôts vexatoires. L’effet le plus certain d’une législation tracassière serait de ralentir l’essor économique du pays et de contrarier le développement de sa richesse, qui est le seul réservoir où peuvent se puiser les sommes croissantes dont la défense nationale a besoin. Le programme véritablement national consisterait à rechercher beaucoup moins les impôts nouveaux ou les augmentations de taxes existantes que les économies. Il y en a de nombreuses à faire dans notre budget. Ce serait un grand ministre des Finances que celui qui fournirait à l’armée et à la marine les milliards dont elles ont besoin sans charger les contribuables plus qu’ils ne le sont aujourd’hui. L’idée maîtresse de cette réforme salutaire consisterait à remettre entre les mains de l’industrie privée plusieurs des services assurés par l’Etat et à réduire par suite le nombre des fonctionnaires. La République française donnera-t-elle au monde ce spectacle nouveau et inattendu d’un gouvernement qui renonce à quelques-unes de ses attributions, qui refrène les gaspillages et qui se corrige lui-même en reconnaissant les erreurs commises ? Nous voulons l’espérer ; nous n’oserions l’affirmer.


RAPHAËL-GEORGES LEVY.