Les Arméniens en Autriche, en Russie et en Turquie

LES ARMÉNIENS
EN AUTRICHE
EN RUSSIE ET EN TURQUIE





LA SOCIÉTÉ ARMÉNIENNE AU XIXe SIÈCLE,
sa situation politique, religieuse et littéraire.


I. Recueil d’Actes et Documens relatifs à l’histoire de la nation arménienne, 3 vol. in-4o, Moscou 1833 (en russe). — II. Exercice de la foi chrétienne suivant la doctrine orthodoxe de l’église d’Arménie, par M. le professeur Messer ; Moscou, in-8o, 1850 (en arménien). — III. Histoire d’Arménie, par le R. P. Ephrem Tchakedjian ; Vienne, in-12, 1852 (en arménien). — IV. Histoire universelle, par le R. P. Joseph Katherdjian, première partie ; Vienne, 2 vol. in-8o, 1849 et 1852 (en arménien). — V. La Turquie et ses Habitans, par M. le Dr Lorenz Rigler, 2 vol. in-8o ; Vienne, 1832 (en allemand).— Journaux arméniens, l’Europe de Vienne, le Haïasdan, le Massis, etc., de Constantinople.


Une ancienne légende que nous a conservée un historien arménien du XIIIe siècle, Vartan, nous apprend que l’apôtre de l’Arménie, saint Grégoire l’Illuminateur, s’étant retiré dans les âpres solitudes du mont Sebouh pour s’y consacrer tout entier à la vie contemplative, le roi Tiridate, qui à sa voix s’était converti au christianisme et qui avait été baptisé de sa main, vint le visiter. Le saint, prenant en main l’épée que le monarque portait à sa ceinture, et qui était un présent du grand Constantin, l’éleva en l’air, où elle se maintint par la vertu du signe de la croix que Grégoire fit sur elle, tandis qu’il prononçait ces prophétiques paroles : « Lorsque la race des braves, la nation des Franks, arrivera, la croix apparaîtra sur le sommet de la montagne. » Cette légende est l’expression symbolique des espérances, des aspirations qui de tout temps ont tourné les regards de la nation arménienne vers le monde occidental. C’est de là que lui est venue la lumière et qu’elle attend sa rédemption. Un des traits saillans de son caractère, celui qui la distingue entre tous les autres peuples de l’Orient, c’est un goût prononcé pour les littératures et la civilisation de l’Europe, qui s’est manifesté aux différentes époques de son histoire, lorsque ce goût a trouvé un aliment pour l’exciter et une occasion favorable pour se développer.

Dès le commencement du IVe siècle, les Arméniens, initiés à la connaissance de l’Évangile par les Grecs de l’Asie-Mineure, leurs voisins, s’éprirent tout à coup d’un vif enthousiasme pour la langue de leurs instituteurs religieux et les chefs-d’œuvre qui l’ont enrichie ; Athènes, Alexandrie, Constantinople, Rome, les virent accourir en foule et se presser autour des chaires où les sciences, les lettres et la philosophie étaient alors enseignées avec tant d’éclat ; mais ce furent surtout les écoles d’Athènes qu’ils fréquentaient et où ils se distinguèrent le plus, c’est là qu’ils se rencontrèrent sur les mêmes bancs avec saint Basile. Saint Grégoire de Nazianze raconte que le futur évêque de Césarée, alors encore à ses débuts scolaires, eut avec eux une vive discussion, dans laquelle les Arméniens, qui avaient déjà terminé leurs cours d’étude, se prévalaient de l’honneur qui leur avait été conféré de revêtir la robe philosophique. Le plus illustre de ces représentans de l’Arménie dans la capitale de l’Attique fut ce Proæresius dont parle Eunape dans ses Vies des Philosophes, et qui s’était fait dans la chaire d’éloquence qu’il occupait une telle réputation, qu’à Rome on lui érigea une statue avec cette inscription : Regina rerum Roma regi eloquentiœ. Parmi ses élèves, Proæresius compta saint Grégoire de Nazianze, qui nous a laissé une pièce de vers où il célèbre les rares talens de son maître.

À partir de cette époque, et pendant plusieurs siècles, les Arméniens ne cessèrent d’étudier la littérature grecque avec une infatigable ardeur, et de lui emprunter ses meilleurs auteurs, poètes, historiens, philosophes et mathématiciens, qu’ils traduisirent dans leur langue ; mais leurs prédilections furent surtout pour les grands orateurs et les docteurs les plus savans de l’église grecque, saint Athanase, saint Basile de Césarée, saint Grégoire de Nazianze, les deux saints Cyrille, de Jérusalem et d’Alexandrie, saint Jean Chrysostôme, saint Épiphane, etc. Ces versions nous ont conservé nombre de traités ou de fragmens de ces pères, dont l’original a péri. Depuis la restauration des études arméniennes par la congrégation des mekhitaristes, et grâce aux recherches persévérantes de ces doctes religieux, plusieurs de ces ouvrages que l’on croyait irrévocablement perdus, comme la Chronique d’Eusèbe, des parties de Philon, de saint Éphrem, de saint Jean Chrysostôme, ont été retrouvés et ont vu le jour. A défaut de l’original, il est précieux de posséder ces traductions, qui en sont un calque aussi exact que possible, et qui remontent elles-mêmes à une haute antiquité. Cette fidélité tient non-seulement à l’intelligence approfondie que les Arméniens avaient acquise de la langue grecque, mais aussi au mécanisme de leur idiome, qui se prête admirablement à reproduire le génie de cette langue. En effet, l’une et l’autre appartiennent à la famille indo-germanique et trahissent entre elles plus d’une affinité, avec cette différence que l’arménien, hérissé de consonnes et rude comme tout dialecte parlé par des montagnards, annonce une origine plus ancienne, plus rapprochée du type primitif; mais de part et d’autre c’est la même fécondité dans la nomenclature lexicographique et les formes grammaticales, la même flexibilité de construction, la même puissance de créer indéfiniment de nouveaux composés. Tandis que la plupart des idiomes orientaux, principalement ceux des peuples de race sémitique, sont morts, en ce sens qu’ils sont inhabiles à se transformer pour suivre une évolution sociale différente de celle dont ils émanent, la langue arménienne reste toujours vivante, et comme une source d’où jaillissent sans cesse toutes les expressions que le progrès des sciences ou de la civilisation peut réclamer. Les tenues les plus artificiels, les plus compliqués de nos vocabulaires technologiques sont rendus par elle sans efforts, avec les élémens que lui fournit son dictionnaire et sans qu’elle ait à faire ailleurs aucun emprunt.

Cette culture à la fois savante et passionnée des lettres grecques dut nécessairement exercer une profonde influence sur le développement de la littérature arménienne. C’est l’esprit grec ou occidental qui révéla aux écrivains qu’elle a produits ce que les Orientaux ignorèrent presque toujours, l’art de subordonner les conceptions de l’intelligence et de l’imagination aux règles de la logique, les artifices et la sobriété du style, l’économie d’un plan sagement tracé, et les mouvemens d’une éloquence naturelle et sans écarts. Ces qualités, qui brillent dans un grand nombre de ces écrivains, se retrouvent à un haut degré dans ceux du Ve siècle, l’âge d’or de cette littérature.

Au goût que les Arméniens ont manifesté pour le grec dans l’antiquité s’est substitué celui de la langue qui, dans nos sociétés modernes, a conquis l’universalité qu’eut autrefois celle d’Homère et de Démosthènes, parce qu’elle est comme celle-ci le type le plus parfait de l’urbanité, l’expression la plus nette, la plus élégante de la pensée humaine, celle qui a enfanté le plus de chefs-d’œuvre immortels, — je veux dire la langue française. Dans les écoles qu’ils ont fondées non-seulement en Europe, mais jusque dans les provinces de la Turquie d’Asie, l’étude de notre langue et de notre littérature forme une des bases de l’enseignement, et est considérée comme l’élément principal de toute éducation soignée. L’influence de cette étude s’est révélée par l’imitation ou la traduction de plusieurs de nos auteurs classiques, des romans contemporains les plus en vogue parmi nous, de nos revues et de nos journaux. Ces sympathies pour les idées et la civilisation occidentales, indépendamment de toutes les causes qui ont concouru à les provoquer, et dont le christianisme est la principale, en ont une originelle et intime dont la science ethnologique fournit l’explication, l’affinité de race. Il est démontré que les Arméniens se rattachent et par le sang et par la langue à cette grande famille de peuples qui, partie de l’Asie, son berceau, couvre maintenant toute l’Europe, et qui a reçu le nom d’indo-européenne ou japhétique.

Quoique l’on ait beaucoup écrit sur les Arméniens, il n’en est pas moins vrai que l’on ne les connaît en Europe que très imparfaitement, et qu’une foule de notions erronées circulent sur leur compte. Dans l’état de dispersion où ils s’offrent à nous aujourd’hui, vivant dans des pays ou sous des gouvernemens très divers, une description générale ne saurait leur être appliquée. Sauf certains traits qui constituent le fond du caractère national, il y a en eux des différences notables à observer d’une contrée à l’autre et suivant les temps. L’Arménien des Indes, sujet libre de l’Angleterre, enrichi par le commerce; l’Arménien grand propriétaire en Autriche, seigneur féodal et premier magistrat de son district; l’Arménien élevé en Russie à d’éminentes fonctions militaires ou civiles[1], ne ressemblent en rien à ce qu’était autrefois et à ce qu’est encore aujourd’hui l’Arménien raya de l’empire ottoman, et c’est cependant sur ce dernier type, observé quelquefois au fond des provinces les plus misérables de la Turquie d’Asie ou au milieu de la société cosmopolite et équivoque de Fera à Constantinople, que la nation a été jugée le plus souvent, et que son portrait a été tracé par des touristes, la plupart étrangers à la connaissance de sa langue et de sa littérature. Cependant, sans ces notions préalables, comment savoir ce qu’elle fut autrefois, lorsque dans des temps meilleurs elle avait l’exercice et la conscience de son individualité ? Comment distinguer ses qualités et ses défauts naturels de ceux que lui ont imposés la conquête et l’oppression, et, par l’étude du passé, éclairer le tableau de sa situation présente ? Les croyances religieuses des Arméniens, la forme du dogme chrétien qu’ils ont adoptée ne sont pas mieux comprises et ont toujours été exposées d’une manière inexacte. L’auteur récent des Lettres sur la Turquie, M. Ubicini, dans sa classification des populations de l’empire ottoman, associant deux élémens aussi disparates, aussi inconciliables que le feu et l’eau, n’a-t-il pas confondu les Arméniens et les Grecs dans une même communion, professant ce qu’il appelle le schisme d’Eutychès[2] ? Double erreur, puisque l’église arménienne et l’église grecque rejettent également l’hérésie de l’archimandrite constantinopolitain, et la condamnent par un anathème formel.

Dans le cercle beaucoup plus restreint et tout spécial de l’érudition orientale, l’Arménie n’a point encore pris la place qui lui appartient; sa littérature, si riche en ouvrages historiques, et qui est l’expression la plus savante de l’Orient chrétien, a été négligée par les philologues européens, et cette indifférence, qui a pour cause première l’exclusion de l’arménien du nombre des idiomes dont l’intelligence était jugée autrefois nécessaire à l’exégèse biblique, se prolonge encore, quoique la science, élargissant le champ de ses investigations, aspire à y faire entrer l’universalité des langues asiatiques.

Pour étudier les Arméniens, les matériaux ne manquent pas; leurs livres, leurs brochures, leurs journaux, fournissent à celui qui voudra y recourir d’amples et authentiques renseignemens. S’ils ont perdu depuis plusieurs siècles leur existence nationale et leur autonomie, ils ont su, presque partout où ils sont dispersés aujourd’hui, révéler et exercer leur activité, conquérir une part souvent très grande d’influence ou de considération, ici par des services militaires, là par leur capacité industrielle, par leur habileté à concentrer et à manier de grands capitaux. C’est ainsi que dans l’empire ottoman, à une époque où un dur servage pesait encore sur eux, on les a vus porter au pouvoir ou diriger les principaux ministres, et tenir à leur solde et à leur discrétion les pachas gouverneurs des provinces. On trouve de curieuses révélations à ce sujet dans une brochure écrite à Constantinople et qui a paru à Paris en 1830[3]. L’auteur, qui se cache sous le titre de Français, et qui est un Arménien catholique, nous représente Pertew-Effendi, ministre des affaires étrangères, et le grand-visir Husny-Bey, sous le règne du sultan Mahmoud, comme les créatures de ses compatriotes de la communion dissidente.

La situation actuelle du peuple arménien découle des faits qui ont marqué les phases de son existence passée. Pour bien comprendre son histoire contemporaine, il est indispensable de remonter aux temps déjà reculés où sa nationalité commença à décliner sur une pente rapide, et, après plusieurs temps d’arrêt encore glorieux, finit par tomber, vers le milieu du XIVe siècle, sous les coups des sultans d’Egypte, pour ne plus se relever. Ses débris dispersés sur presque tous les points du globe se retrouvent maintenant agglomérés dans l’empire ottoman, la Perse, l’Inde, la Russie, l’Autriche et les contrées voisines des embouchures du Danube; mais c’est surtout à la Turquie et à la Russie que les Arméniens se sont incorporés aujourd’hui, et c’est là que les événemens qui ont armé l’une contre l’autre ces deux puissances nous convient plus particulièrement à les suivre et à les observer de près.


I.

La configuration du sol de l’Arménie, sillonné en tous sens par des chaînes de montagnes et par des cours d’eau qui forment entre chaque centre de population comme autant de barrières naturelles, nous a déjà expliqué[4] pourquoi ce pays fut, dès l’origine, morcelé en une foule de principautés plus ou moins considérables, et toutes aspirant à une complète indépendance de l’autorité royale. Ce défaut d’unité dans l’organisation politique de la monarchie arménienne, cause de fréquentes dissensions intestines, arrêta son développement et la laissa faible et sans défense contre les ennemis du dehors. Son sort fut d’être presque toujours la vassale des puissantes nations qui l’entouraient; au sud, elle eut l’empire des Assyriens et plus tard les Arabes, à l’est la Perse, à l’ouest l’empire de Byzance, au nord les montagnards du Caucase, et plus loin ces hordes féroces et belliqueuses que l’antiquité désigna sous le nom générique de Scythes. Après avoir été envahie par les armées d’Alexandre le Grand et avoir vu périr, dans la guerre qu’elle soutint pour les repousser, le dernier de ses souverains, Vahê, elle résista encore pendant quelque temps aux efforts que firent les Séleucides pour l’asservir. Vaincue par eux, mais jamais soumise entièrement, elle s’affranchit de leur joug et sembla se relever, en passant bientôt après sous la domination des Parthes, en devenant l’apanage de la branche cadette des Arsacides; et peut-être que ses destinées eussent été tout autres, qu’il lui eût été donné de prendre rang définitivement parmi les grandes nations de l’Orient, si le plus illustre des souverains de cette dynastie, Tigrane, prince remarquable par ses talens militaires et politiques, et qui avait élevé son royaume à un haut degré de puissance et de prospérité, n’eût enfin rencontré sur son chemin les vaillantes légions romaines qui avaient triomphé de Mithridate, son beau-père, et pour adversaires des capitaines tels que Lucullus et Pompée.

Dans la lutte longue et acharnée que se livrèrent les Parthes et les Romains, et qui se continua, non moins vive, entre les successeurs de Constantin et les Sassanides, l’Arménie fut le champ de bataille où ces puissans rivaux venaient se disputer la domination de l’Asie. Tributaire de Rome, puis de Byzance et en même temps de la Perse, inclinant tantôt vers les Arsacides de la branche aînée, tantôt recherchant la protection des Césars, quelquefois essayant de revendiquer sa liberté contre cette double oppression, elle se trouva écrasée entre les deux formidables états auxquels elle servait de limite. Lorsqu’elle resta entièrement au pouvoir des Sassanides, vers le commencement du Ve siècle, ils ne tardèrent pas à y détruire les derniers vestiges d’indépendance; le roi Ardaschir, que ses excès avaient rendu odieux à ses sujets, accusé auprès du souverain de la Perse, Bahram V, par les satrapes arméniens, fut enfermé par ordre de ce prince dans une forteresse de la Susiane, destinée aux prisonniers d’état, où il mourut (428). L’Arménie ne fut plus dès lors qu’une province du vaste empire des Sassanides. Deux siècles s’écoulèrent pendant lesquels ils la firent administrer par des gouverneurs (marzbans), Perses d’origine, ou choisis parmi les Arméniens eux-mêmes, suivant la politique de rigueur ou de pacification que ces princes croyaient devoir adopter. Le christianisme, que les Arméniens avaient reçu de Césarée, le goût qu’il leur avait inspiré pour la littérature et la civilisation grecques, l’introduction parmi eux de la législation romaine[5], tenaient sans cesse en éveil les soupçons de leurs nouveaux maîtres, jaloux de les éloigner de tout rapport avec Byzance. D’un autre côté, les empereurs, qui ne cessaient de regretter la possession de l’Arménie, favorisaient de tout leur pouvoir ces tendances et se montraient empressés à soutenir toutes les tentatives de révolte dont ils espéraient profiter. C’est alors que les Sassanides entreprirent de proscrire l’usage et l’étude de la langue grecque en Arménie, firent rechercher et brûler tous les livres écrits en cette langue, et recoururent à la violence et à la persécution pour y détruire le christianisme et le remplacer par la religion de la Perse, le culte du feu. Atteinte dans sa foi et ses affections les plus chères, la nation se leva comme un seul homme à la voix de ses évêques et de. ses prêtres, et sous la conduite d’un héros, Vartan, essaya de tenir tête aux armées du grand-roi. Dans cette lutte inégale, les Arméniens finirent par être accablés, mais après avoir su se rendre redoutables, et avoir obtenu une capitulation qui leur assurait la liberté de conscience et de leurs goûts littéraires.

Lorsque les Arabes, entraînés par cet esprit d’enthousiasme religieux et guerrier que Mahomet avait su leur inspirer, sortirent de leurs déserts pour se précipiter sur l’empire grec, et lui enlevèrent deux de ses plus belles provinces, la Syrie et l’Egypte, la monarchie des Sassanides était livrée à l’anarchie et au désordre ; elle ne tarda pas à succomber sous les coups de leurs armes victorieuses. Comme la Perse, l’Arménie passa sous la domination des khalifes, qui en confièrent le gouvernement à des préfets (osdigans) investis d’une souveraine autorité. Suivant le témoignage unanime des historiens contemporains, ces officiers signalèrent leur administration par des exactions sans nombre, par leurs rigueurs envers les chefs arméniens, qu’ils condamnaient à l’abjuration ou à la mort, ou qu’ils envoyaient gémir dans les cachots de Bagdad. Les populations, auxquelles la domination musulmane était odieuse, essayèrent plus d’une fois de se soulever : les troupes arabes, surprises avec le général qui les commandait par les montagnards du Taurus, furent massacrées ; mais ces mouvemens étaient aussitôt comprimés, la résistance était impossible contre les puissantes armées des khalifes.

Une des familles satrapales qui possédait dans la haute Arménie de vastes domaines, et qui, à cause de son ancienneté et pour prix des services qu’elle avait rendus au pays, jouissait d’une haute considération et d’un grand crédit, la famille des Bagratides, chargée à différentes reprises, du temps des Perses, de la direction des affaires publiques, continua sous. les Arabes les mêmes fonctions. Un des membres de cette famille, Aschod, gouverna pendant vingt-cinq ans l’Arménie avec tant d’habileté et de sagesse, et sut si bien se concilier l’estime et les bonnes grâces des Arabes, que le khalife Motewakkel lui décerna les honneurs de la royauté et envoya un des grands officiers de sa cour pour lui poser la couronne sur la tête. L’empereur Basile le reconnut aussi comme roi de l’Arménie. Aschod Fût la tige de la dynastie des Bagratides, dont les souverains se succédèrent, au nombre de neuf, pendant un intervalle de près de deux cents ans (885-1079)[6].

Mais cette royauté restaurée ne fut plus que l’ombre de ce qu’elle avait été dans les temps anciens, sous les premiers Arsacides, lorsque le territoire arménien égalait en étendue celui de la France actuelle. L’autorité des Bagratides était restreinte à une portion de ce territoire, circonscrite dans la province d’Ararad. Tout en n’occupant le trône que sous le bon plaisir des khalifes et la haute surveillance des agens de la cour de Bagdad, et avec l’obligation de percevoir, sous leur propre responsabilité, le tribut imposé par les Arabes, ils surent néanmoins donner quelques années de paix et de tranquillité à leur pays et le rendre florissant. Leur capitale, Ani, située sur les bords du fleuve Akhourian, l’Arpa-Tchaï actuel, dans le district de Schirag, a laissé des ruines qui attestent l’étendue de cette ville et son antique splendeur.

Cependant les empereurs n’avaient point renoncé à leurs prétentions sur l’Arménie. Ani, que sa forte position et ses solides remparts rendaient inexpugnable, était surtout l’objet de leur convoitise. Constantin Monomaque, désespérant de s’en emparer par la force ouverte, résolut de mettre en jeu les artifices habituels de la politique byzantine et d’attirer près de lui par des démonstrations d’amitié Kakig II, qui régnait alors sur l’Arménie. Comme celui-ci, se défiant des Grecs, hésitait à venir, l’empereur lui envoya un fragment de la vraie croix, sur lequel il avait fait les sermens les plus solennels. Les grands et le patriarche d’Arménie, soudoyés par Monomaque, joignirent leurs instances aux siennes, et pour déterminer le roi à partir, trempant, raconte un historien, leur plume dans le calice de la communion, ils signèrent avec le sang sacré du Christ l’engagement de défendre le royaume et de le conserver à leur maître légitime pendant son absence. Cédant à toutes ces assurances, ce prince se mit en route. A son arrivée à Constantinople, invité, pressé de souscrire à une renonciation à la couronne d’Arménie, il s’y refusa d’abord avec une fermeté que ne purent vaincre les obsessions ni la prison. Forcé enfin de céder, il reçut en propriété la petite ville de Bizou, en Cappadoce, qui fut pour lui moins une compensation de la perte de ses états qu’un lieu d’exil. Après y avoir vécu trente-cinq ans, le souvenir de la patrie se réveillant plus vivement que jamais dans son cœur, il parvint à s’échapper. Surpris seul en route dans un endroit écarté par trois chefs grecs qui possédaient le château de Gizisdra, dans les environs et à l’ouest de Césarée, il fut entraîné dans les murs de cette forteresse et immédiatement étranglé. Ceux qui l’accompagnaient dans sa fuite, apprenant qu’il était tombé entre les mains des Grecs, accoururent le lendemain dès l’aurore pour le délivrer. Le premier objet qui frappa leurs regards, en arrivant sous les murs de Gizisdra, fut le corps de leur malheureux souverain qui se balançait suspendu aux créneaux. Cet acte odieux de spoliation et ce meurtre abominable mirent fin à la dynastie des Bagratides, et l’Arménie, restée sans chef et en proie à l’anarchie, se trouva exposée sans défense aux invasions et aux ravages des Grecs, des Arabes, et d’un ennemi bien autrement formidable, les hordes turkes, qui s’avançaient après avoir fait la conquête de la Perse.

Tandis que l’Arménie était plongée dans cet excès de misère et d’abaissement, elle vit, par un de ces contrastes étonnans dont la Providence se plaît quelquefois à donner le spectacle au monde, plusieurs de ses enfans parvenir à une fortune éclatante à la cour de Byzance, y occuper les plus hautes dignités militaires, s’allier au sang impérial et s’asseoir sur le trône des Césars. L’empereur Maurice avait vu le jour dans la Cappadoce arménienne; Léon V appartenait à la famille des Ardzrounis, dont les possessions s’étendaient sur toute la province du Vasbouragan, au sud et à l’est du lac de Van; Basile le Macédonien, qui descendait de la race royale des Arsacides, fut la souche d’une lignée de princes qui régnèrent à Byzance pendant près de deux siècles (867-1086). Enfin Jean Zimiscès, qui racheta son usurpation par ses brillantes victoires sur les Arabes, les Russes et les Bulgares, était né dans la province appelée Quatrième-Arménie, sur les bords de l’Euphrate.

La portion de l’Arménie que les Grecs avaient usurpée ne demeura pas longtemps en leur possession. Eux-mêmes étaient impuissans à la protéger contre les envahissemens du dehors, et comme ils redoutaient toujours quelque velléité d’indépendance de la part des populations, dont ils étaient détestés, ils leur avaient enlevé, par l’exil ou par la mort, tous les chefs doués de talens militaires. Le khalifat. tombé dans un état de faiblesse et d’avilissement, ne pouvait opposer aucune barrière aux flots chaque jour grossissans des Turks. Déjà, en 1040, ils avaient pénétré sur le territoire arménien, d’où ils furent d’abord repoussés. En 1060, ils l’inondèrent comme un torrent dévastateur et se jetèrent sur la province d’Ararad. Le sultan Alp-Arslan prit la ville d’Ani et la saccagea de fond en comble. Dès ce moment, cette ville appartint tour à tour à une famille d’émirs kurdes, aux rois de Géorgie et aux sultans seljoukides de la Perse, qui s’en disputèrent la possession jusqu’à l’année 1239, où elle devint la proie des féroces Mongols. La nature elle-même semblait seconder l’action destructive de la main de l’homme : Ani, ébranlée par de violens tremblemens de terre, ne présenta plus bientôt qu’un immense amas de ruines. Les Turks, après avoir franchi l’Euphrate, firent la conquête de l’Asie-Mineure, et poursuivirent les Grecs jusque sous les murs de Constantinople. L’Arménie avait été entièrement soumise par eux, et le petit nombre de chefs que le glaive avait épargnés se retirèrent dans des forteresses situées au milieu de montagnes inaccessibles. Les sultans seljoukides abandonnèrent le gouvernement du pays à des émirs turks ou kurdes, et les infidèles y dominèrent dès lors sans partage.

À la mort du dernier des Bagratides, l’un de ses généraux, Roupên, qui était aussi son parent, se jeta, avec une poignée d’hommes dévoués et d’action, sur les terres de l’empire grec en Cilicie et se retrancha dans les gorges du Taurus. Il y fonda le royaume de la Petite-Amiénie et une dynastie appelée, de son nom, roupénienne, qui fut presque toujours en guerre avec les Turks de l’Asie-Mineure et avec les empereurs de Byzance. Les premiers successeurs de Roupên ne portaient que le simple titre de prince ou chef (isehkhan) ; ils l’échangèrent plus tard contre celui de baron, qui leur fut conféré par les croisés en reconnaissance des services qu’ils leur rendirent, et enfin contre celui de roi, que l’empereur Frédéric Barberousse accorda à l’un de ces princes, Lévon ou Léon. Comme chrétiens, les Arméniens de Cilicie devinrent les alliés naturels des Latins, et combattirent dans leurs rangs. D’intimes et fréquentes relations s’établirent entre eux : les rois roupéniens contractèrent des alliances avec les princes d’Antioche, de souche normande, et avec les Lusignan de Chypre. Le comté d’Édesse, qui était peuplé d’Arméniens, relevait d’une famille française, les Josselin de Courtenay. Lorsqu’au XIIIe’ siècle les Mongols se précipitèrent du fond de leurs steppes sur les riches et fertiles contrées de l’Asie occidentale, la Grande-Arménie fut une des premières contrées qu’ils envahirent et dévastèrent. Étant venus fondre sur le sultan seljoukide d’Iconium, le roi de la Petite-Arménie, Héthoum Ier, voulant détourner de ses états ces hordes auxquelles rien ne résistait, s’empressa de se reconnaître vassal du grand Caan et de lui fournir des secours dans toutes les guerres que ses armées soutinrent contre les musulmans en Syrie, en Mésopotamie et dans l’Asie-Mineure. Cette alliance avec les Tartares devait être un jour fatale aux princes roupéniens. A peine les sultans d’Egypte eurent-ils fait reculer les Mongols et enlevé aux chrétiens les places qui leur restaient sur les côtes de la Syrie, qu’ils se tournèrent contre les Arméniens. Dépourvus du secours des Mongols, et sans espoir d’en obtenir des chrétiens d’Occident, qui avaient renoncé à toute expédition en Palestine, ils ne tardèrent pas à succomber. Le sultan Schaban fit partir son général Schahar-Ogli, qui vint porter le fer et la flamme dans toute la Cilicie. Le roi Léon VI, assiégé dans sa forteresse de Gaban, fat forcé par le manque de vivres de se rendre après un siège de neuf mois. Fait prisonnier avec sa famille, il fut emmené au Caire, où il resta six ans en captivité. Enfin, en 1381, délivré par la médiation de Jean Ier, roi de Castille, il passa en Espagne pour aller remercier son libérateur, et de là en France, à la cour de Charles VI, qui l’accueillit avec autant de courtoisie que de magnificence. Il mourut à Paris le 29 novembre 1393, le premier dimanche de l’Avent, suivant le religieux de Saint-Denis, et fut enterré dans l’église des Célestins. Avec lui s’éteignirent et la dynastie des Roupéniens et la nationalité arménienne.

Vers le milieu du XIVe siècle, lorsque l’empire des Mongols, perdant son unité, se démembra pour former plusieurs souverainetés indépendantes l’une de l’autre, l’Arménie retomba au pouvoir de différens maîtres. Les Kurdes, dans la partie sud, fondèrent une principauté qui était régie par des beys particuliers; les Persans s’emparèrent des provinces orientales, les Ottomans et les Turkomans de celles de l’ouest. Ce partage dura jusqu’à l’époque où le célèbre Timour (Tamerlan) la réunit tout entière sous son autorité. Partout il laissa des traces sanglantes de son passage et des ruines. Jamais plus horribles cruautés n’avaient été exercées. Un historien de cette époque, Thomas de Medzop[7], raconte qu’ayant emporté d’assaut la ville de Van, il condamna les habitans à se précipiter eux-mêmes du sommet de la citadelle, et que la masse des cadavres s’éleva si haut, que les derniers qui se précipitaient ne se faisaient plus de mal. A la prise de Sébaste, il fit enterrer vivantes les troupes arméniennes et périr leurs chefs dans des supplices affreux.

A peine la mort du conquérant tartare fut-elle connue en Arménie, que tous les chefs qu’il avait dépouillés de leurs possessions et renversés entreprirent, les armes à la main, de les revendiquer sur Schah-Rokh, fils de Timour, ou de se les disputer entre eux.

La lutte des sultans ottomans et des rois de Perse ouvre bientôt après une nouvelle phase de déchiremens et de calamités pour l’Arménie. Un chef des Turkomans du mouton blanc, Ouzoun-Hassan, qui s’était assis sur le trône de Perse, ayant violé le territoire ottoman, fournit à Mahomet II, le conquérant de Constantinople, un prétexte pour pénétrer dans la partie occidentale de l’Arménie et s’y rendre maître de plusieurs villes. Ces guerres se perpétuèrent entre les sultans de Constantinople et les successeurs d’Ouzoun-Hassan, et ensuite les monarques de la dynastie des Sofis, divisés à la fois par des intérêts politiques et par des dissidences religieuses. Par une conséquence fatale de sa position géographique, l’Arménie était le théâtre et la victime de ces conflits, qui rappelaient pour elle ceux des empereurs de Byzance et des Sassanides. Suivant que la fortune favorisait les armes de l’une ou de l’autre des deux puissances rivales, elle passait sous la domination turke ou persane, changeant de maître sans cesser jamais d’être dévastée et opprimée. Les insurrections des beys, qui dans leurs fiefs bravèrent plus d’une fois l’autorité des sultans leurs suzerains, aggravaient encore singulièrement cette situation; mais de toutes les guerres des Ottomans contre les Persans, aucune ne fut plus préjudiciable à l’Arménie que celle qui éclata, dans les premières années du XVIIe siècle, entre Schah-Abbas Ier et le sultan Ahmed Ier, et que provoqua la question des frontières arméniennes, éternel sujet de discorde entre les deux états. Schah-Abbas, pour arrêter la marche de l’ennemi par une mesure énergique, résolut de tout détruire en Arménie et de transformer ce pays en un vaste désert. Des agens escortés de troupes furent envoyés dans chaque province avec la mission d’en emmener de force les habitans et d’incendier les villes et les villages. L’intention du schah était à la fois d’empêcher toute communication des Arméniens avec les Turks et de transplanter dans son royaume appauvri des populations actives et industrieuses. Ces ordres furent exécutés avec une barbarie inouïe : plus de vingt-quatre mille familles, arrachées de leurs foyers, furent entraînées à marches forcées, hommes, femmes, vieillards et enfans, dans la Perse. Une partie périt en route de fatigue ou sous le bâton et le sabre des ravisseurs; un grand nombre furent engloutis dans les flots impétueux de l’Araxe.

Au milieu de ces dévastations, prolongées pendant plusieurs siècles consécutifs, le sein de la terre, privée de culture, s’épuisa et tarit tout à fait. De fréquentes famines vinrent achever de détruire tout ce qui avait échappé à l’extermination et à l’esclavage. Aussi, dès le milieu du XIe siècle, à l’époque de l’invasion des Turks seljoukides, les Arméniens commencèrent à abandonner en masse leur pays désolé, et à aller chercher sur la terre étrangère l’hospitalité et une nouvelle patrie. La Pologne, la Crimée, les provinces au nord de la mer Caspienne, reçurent leurs premières colonies. Les invasions qui suivirent celles des Turks seljoukides n’ont fait qu’accélérer ce mouvement d’émigration, qui s’est continué jusqu’à ces derniers temps.

Après treize ans de guerres victorieusement soutenues par Nadir-Schah (Thamasp Khouli-Khan) contre les Ottomans, et terminées par la victoire qu’il remporta entre Kars et Érivan (1746), la Turquie et la Perse firent la paix. Une des clauses du traité qui intervint fut que les limites respectives des deux états seraient rétablies comme au temps de Mourad IV (1622-1640), c’est-à-dire que la province d’Aderbeïdjan et la portion de l’Arménie comprise entre le Kour et l’Araxe jusqu’à Érivan demeurerait à la Perse. Cette division se maintint pendant quatre-vingts ans, période où aucun événement mémorable ne survint en Arménie. Au bout de ce temps, le roi de Perse Feth-Aly-Schah provoqua entre la Russie et lui une collision dont le résultat fut d’imposer à l’Arménie un nouveau maître qui entra en partage avec les deux souverains qui déjà lui dictaient des lois. Au moment où le prince Menchikof se trouvait à la cour de Téhéran, où il avait été envoyé pour notifier au schah l’avènement de l’empereur Nicolas, et tandis qu’il était traité ostensiblement avec tous les égards dus à l’ambassadeur d’une puissance amie, Feth-Aly-Schah faisait sous main des préparatifs de guerre. L’héritier présomptif de la couronne de Perse, le prince royal Abbas-Mirza, entra subitement en Géorgie à la tête d’une armée formidable, dirigée par des officiers anglais de la compagnie des Indes, et envahit les provinces de Karabag, Schirvan et Schekinks. En même temps, le prince Menchikof était retenu prisonnier au mépris du droit des gens. Cette agression, violation flagrante du traité de Gulistan (1812), irrita vivement l’empereur, qui envoya à ses troupes du Caucase l’ordre d’entrer aussitôt en campagne. Le général arménien Madathof (Matathias), qui commandait un corps de l’armée russe sous les ordres du général en chef Yermolof, attaqua les Persans, d’abord auprès de Schamkor, dans le Schirvan, et ensuite auprès de Guendjeh (lelisavethpol), et les refoula en dehors de la ligne des frontières russes. Les vainqueurs ne s’arrêtèrent pas là : ils voulurent par représailles porter la guerre sur le territoire ennemi et pénétrer dans l’Arménie persane. Les habitans, qui depuis longtemps gémissaient sous l’oppression des gouverneurs que leur imposait la Perse, reçurent les Russes avec empressement, et accoururent leiu-porter toutes les provisions nécessaires à l’armée. Au mois de mars, le général Benkendorf, se dirigeant sur l’Araxe, alla s’emparer du village et du monastère d’Edchraiadzin. De son côté, le général Paskévitch, se portant vers le sud, prit Nakhitchévan et vint mettre le siège devant la forteresse d’AbbasAbad. Les Persans firent retomber sur les Arméniens le ressentiment que ces premiers revers leur inspiraient : ils saccagèrent leurs villages, y mirent le feu et chassèrent les populations au-delà de l’Araxe. Paskévitch défit pour la troisième fois les Persans, commandés par le prince royal Abbas-Mirza, auprès de la forteresse de Djéyan-Boulad, qui tomba en son pouvoir. Serdar-Abad et bientôt après Érivan, ainsi que les villes de Maraud et de Tauris, dans l’Aderbeïdjan, eurent le même sort. Alors l’empereur crut devoir proposer la paix; mais le schah repoussa d’abord ces ouvertures. Cependant les Russes lui ayant enlevé les forteresses d’Ourmia et d’Ardébil, il céda, et, par le traité de Tourkmantchaï[8], il consentit l’abandon de tout le territoire qui s’étend entre le Kour et l’Araxe, du khanat d’Érivan, tant en-deçà qu’au-delà de ce dernier fleuve, du khanat de Nakhitchévan, ainsi que des plaines du Mougan jusqu’au port de Lenkeroun, laissant ainsi à la Russie la domination exclusive de la mer Caspienne. L’article 14 de ce traité portait que les sujets respectifs des deux parties contractantes qui auraient passé ou qui passeraient à l’avenir d’un état dans l’autre seraient libres de s’établir ou de séjourner partout où le trouverait bon le gouvernement sous la protection duquel ils viendraient se ranger, nous allons voir tout à l’heure de quelle importance était cette clause pour les rapports des Arméniens avec la Russie et la Perse.

A peine la paix était-elle rétablie entre le schah et l’empereur, que celui-ci crut devoir déclarer la guerre à la porte. Tandis qu’en Europe le maréchal Wittgenstein franchissait le Pruth le 24 avril (6 mai) 1828, Paskévitch, qui commandait en Asie, partait de Gumry le 12 (24) juin avec un corps de 12,000 hommes et 70 pièces d’artillerie, et arrivait sous les murs de Kars. Les Turks se défendirent bravement; mais un corps de 5,000 cavaliers qui gardait les abords de la place ayant été dispersé et les ouvrages avancés ayant été emportés le 23 juin (5 juillet), la citadelle fut "forcée de capituler le même jour. Akhalkalaki et Akhaltzikhe furent enlevées d’assaut. Ardahan, Bayézid, Toprak-Kalé et le fort de Diadine, dans la vallée de l’Euphrate, se rendirent successivement. Le froid, qui commençait à se faire sentir vivement, mit un terme aux opérations militaires, et tandis que les deux armées étaient cantonnées dans leurs quartiers d’hiver, d’immenses préparatifs furent faits de part et d’autre pour la campagne de l’année suivante. La capitale de l’Anatolie, Erzeroum, menacée par le général Bergmann et les autres lieutenans de Paskévitch, était protégée par le seraskier Saleh-Pacha, général expérimenté et de talent, qui était campé sous les murs de cette ville à la tête d’un corps de 50,000 hommes. Les rigueurs de l’hiver, prolongées très tard, ne permirent de reprendre les hostilités que le 2 (14 juin. Paskévitch, après avoir battu les Turks coup sur coup à Kaïnly et à Milly-Douze, auprès des monts Saganlouk, arriva en vue d’Erzeroum le 25 juin suivant (7 juillet). Les Russes s’emparèrent aussitôt du Top-Dag, haute montagne qui domine la citadelle du côté de l’est, à une portée de canon, et où les Turks avaient placé une batterie, et ils y transportèrent leurs pièces de campagne. En même temps les assiégés ouvrirent un feu terrible, auquel répondit si bien celui du Top-Dag, que la place capitula le 27 (9 juillet). Le seraskier et quatre autres pachas furent au nombre des prisonniers. Dès que Paskévitch fut maître d’Erzeroum, il envoya des détachemens et des colonnes mobiles dans tous les sandjaks environnans. Les forteresses de Baïbourt et de Khnis tombèrent au pouvoir du général Bourtzof; la forteresse d’Olta, qui avait été évacuée par les Eusses et où les Turks étaient rentrés aussitôt, fut reprise par le colonel arménien prince Argoutinsky-Dolgorouky, à la tête d’un petit détachement de cavalerie musulmane. Le 28 septembre (10 octobre), Paskévitch se mit en mouvement vers Trébisonde, où le nouveau seraskier l’attendait dans les environs de Gumusch-Khané, lorsque la nouvelle lui parvint que la paix venait d’être signée à Andrinople (2-14 septembre). Le traité qui en réglait les conditions fit perdre à la porte-Ottomane Anapa, Poti et tout le littoral de la Mer-Noire, ainsi que la plus grande portion du pachalik d’Akhaltzikhe, lui arracha la cession de ses droits de suzeraineté sur les Adighes ou Tcherkesses du Kouban, et stipula, comme le traité de Tourkmantchaï, la liberté d’émigration pour les populations chrétiennes, Arméniens, Grecs et Bulgares, qui voudraient passer sur le territoire russe[9]. Aujourd’hui, comme à l’époque dont nous venons de retracer les principaux faits, les destinées de l’Arménie sont engagées dans la guerre qui vient de se rallumer, et elle est appelée à en être encore le théâtre en Asie[10].

Ce n’est pas seulement une perte de territoire qu’eurent à subir la Turquie et la Perse par suite des traités de Tourkmantchaï et d’Andrinople, mais aussi une diminution notable de leurs populations de race arménienne, qui profitèrent de la faculté d’émigrer que ces traités leur assuraient. Pour attirer chez elle ces populations, la Russie leur offrit dans les districts de Nakbitchévan et d’Érivan, et dans le Karabag, des concessions de terres avec exemption d’impôt pendant six ans, à la charge seulement de payer une dîme au fisc. À ces propositions engageantes se joignait une considération d’un autre ordre, non moins puissante pour entraîner les Arméniens, — la présence du chef suprême de leur église dans la portion de leur pays échue à la Russie. Le tsar avait eu soin d’enclaver dans les nouvelles limites de son empire le monastère d’Edchmiadzin, résidence du patriarche ou catholicos, le sanctuaire le plus vénéré de leur foi, consacré par l’apparition du fils de Dieu à l’apôtre de l’Arménie, saint Grégoire l’Illuminateur[11]. Pour que ce mouvement d’émigration eût un caractère national, la direction en fut confiée à un de leurs compatriotes, M. le colonel Lazare de Lazaref, auquel sa position honorable, sa grande fortune et le crédit dont sa famille jouissait à la cour de Saint-Pétersbourg donnaient une haute influence. L’empressement des chrétiens à quitter la Perse fut tel, que dès le 11-23 juin 1828, 8,249 familles chrétiennes étaient accourues de l’Aderbeïdjan, et principalement des khanats de Méraga, Salmas. et Ourmia; il en vint jusque du khanat très éloigné de Kazwin[12]. Cette perte, évaluée pécuniairement pour le trésor du schah, équivalait à un déficit annuel de 100,000 tomans ou 6,400,000 francs. Du côté de la Turquie, le nombre des émigrans qui passèrent l’Arpa-Tchaï fut encore plus considérable, puisqu’on évalue à 70,000 Arméniens à peu près ceux qui abandonnèrent les trois pachaliks d’Erzeroum, Kars et Bayézid. L’archevêque d’Erzeroum, Garabed, entraîna à sa suite la population chrétienne presque tout entière de cette ville. La plupart, colons laborieux ou industriels actifs, se sont fixés sur les frontières de la Géorgie, vers Akhaltzikhe, ou dans les environs de Gumry.


II.

L’Arménie russe, comprise dans ce que l’on appelle aujourd’hui la Transcaucasie, Zakavkazia, se compose de la partie de la haute Arménie cédée en 1783 par Éréglé-Khan, roi de Karthli et de Caketh, à Catherine II, et des conquêtes faites sur la Turquie et la Perse. Elle a pour limite méridionale le cours de l’Araxe, et se prolonge au sud de ce fleuve jusqu’à l’Ararad; à l’ouest, elle touche au pachalik d’Erzeroum; vers l’est, elle s’étend, par les plaines du Mougan, jusqu’à la mer Caspienne. Un oukase du 9-21 mars 1828 l’a partagée en trois préfectures : Érivan, Nakhitchévan et Ordoubad. L’Arménie turke se divise en trois gouvernemens généraux, eyalat, administrés par des pachas ayant rang de visir : 1° Erzeroum, d’où dépendent les districts, elvïé, de Tchildir, Kars, Bayézid, Van et Mousch; 2° Diarbékir, et 3° Kharbrout, d’où relèvent les districts d’Arabkir et de Malathia. Si l’on ajoutait à cette énumération les contrées de l’Asie-Mineure qui faisaient jadis partie de l’Arménie, on aurait à mentionner les eyalat d’Adana, Bozouk et Sivas. La portion qui est restée à la Perse, située sur la rive droite de l’Araxe, n’est pas très considérable, et a été réunie à l’Aderbeïdjan.

Au sud et à l’ouest, dans les districts montagneux, les Turkomans et les Kurdes promènent d’une yaïla[13] à l’autre leur vie nomade, leurs nombreux troupeaux et leurs habitudes de rapine et de brigandage. Sur plusieurs points, les Arméniens paraissent s’être incorporés aux Kurdes et avoir pris les mêmes instincts, les mêmes mœurs. C’est ainsi que les Rischvans, dont le territoire est compris entre Kharbrout et Erzingan, dans un espace de trente lieues, et qui ont poussé à l’ouest jusqu’au pachalik de Bozouk, comptent parmi eux la tribu Badvéli, de souche arménienne, comme son nom semble l’indiquer[14]. La branche des Manektsi, renommée pour sa bravoure et où chaque homme naît soldat, se prétend issue des Mantagounis, et celle des Sellivans, des Reschdounis, deux nobles familles de l’ancienne Arménie[15].

Placée sous la même latitude que le midi de l’Espagne et le royaume de Naples, l’Arménie est dans des conditions de climature fort différentes. Les chaînes de montagnes qui la coupent dans tous les sens et celle du Caucase, qui au nord la domine de son infranchissable rempart, toujours couronnées de neiges et de sombres vapeurs, entretiennent une température très froide sur les hauteurs du plateau arménien. L’hiver y fait sentir ses rigueurs les deux tiers de l’année; mais dans les plaines basses règne pendant l’été une chaleur excessive. Immergées dans une atmosphère ardente et humide, baignées par des eaux jaillissant de tous côtés, ces vallées sont d’une fertilité sans limites. Les productions des zones tropicales s’y marient à celles des régions alpestres. Telle du moins nous apparaît l’Arménie dans les tableaux que nous retracent ses anciens historiens à une époque antérieure aux invasions qui ont ruiné son sol généreux.

L’aspect de la nature s’est fortement empreint dans la poésie populaire arménienne, et c’est un des sujets dont elle aime à s’inspirer; mais ce ne sont plus les scènes grandioses ou d’une sombre magnificence de l’Ararad et du Caucase que les bardes modernes se plaisent à décrire. Les malheurs de la patrie ont comprimé l’élan de leur verve; ils ont oublié le ton épique des anciens chantres de Koghthen. Ils inclinent plus volontiers à considérer la nature dans ses harmonies simples et gracieuses, dans ce qu’elle a de mélancolique et d’approprié au deuil de leur âme.

La race qui habite ces régions montagneuses, ou qui en est sortie, y rattache ses origines par la tradition mosaïque qui place sur l’Ararad le berceau du genre humain renaissant après le déluge. Le type particulier à cette race s’est perpétué à travers les siècles aussi indélébile que le type juif chez les enfans d’Israël, quoique les Arméniens ne soient pas comme ceux-ci séparés des autres peuples par une religion exclusive, et qu’ils appartiennent à la grande famille chrétienne. Il est vrai de dire cependant que la nation, du moins sa très grande majorité, s’est constituée en une église à part, qui, longtemps combattue par les théologiens grecs et latins, s’est fortifiée dans un esprit de nationalité qui l’éloigné de toute alliance avec les autres communions chrétiennes. Les Arméniens unis ou catholiques, que des rapports plus fréquens avec les Occidentaux ont dépouillés de ces répugnances, contractent quelquefois de ces sortes d’unions. Quant aux dissidens, il y a une distinction essentielle à faire; ces mariages mixtes sont sans exemples chez les Arméniens de l’empire ottoman, tandis qu’ils ne sont pas rares chez leurs coreligionnaires de Russie ou de l’Autriche.

Dans l’état de dispersion où se trouve maintenant la nation arménienne, il est très difficile d’en évaluer le chiffre total; on peut croire cependant, d’après les calculs qui paraissent le mieux fondés, que ce chiffre est très approximativement de à millions, voici comment il se décompose :

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1° Empire ottoman (Arménie occidentale et méridionale, Asie-Mineure, Syrie et Égypte, Roumélie et principautés danubiennes) 2,500,000
2° Empire russe (Arménie centrale et septentrionale, Géorgie, Schirvan et Daghestan, Russie d’Europe et Pologne) 1,200,000
3° Empire d’Autriche (Gallicie, Bukovine, Transylvanie, Hongrie) 25,000
4° Perse et Aderbeïdjan 150,000
5° Inde continentale et Archipel d’Asie 25,000
Total 3,900,000

En comptant environ 100,000 Arméniens disséminés dans les différentes parties du globe omises dans l’énumération précédente, nous aurons les 4 millions énoncés ci-dessus. À cette évaluation générale, je dois ajouter quelques remarques particulières.

Le nombre des Arméniens de Constantinople est donné très diversement par les différens auteurs. Un écrivain de cette ville, M. Hissarian, rédacteur de la revue arménienne le Panassêr (le Littérateur), et un auteur anglais, M. Robert Curzon, abaissent ce nombre jusqu’à 100,000 âmes[16], d’après un calcul qui est évidemment insuffisant; M. l’abbé Boré le fixe à 222,000 (savoir 205,000 Arméniens grégoriens et 17,000 catholiques)[17]; enfin M. Lorenz Rigler, ancien professeur de clinique à l’école de médecine de Galata-Seraï, à Constantinople, dans son livre intitulé : la Turquie et ses habitans, le porte jusqu’à 250,000, suivant un dénombrement récent qu’il dit être officiel[18].

Les Arméniens d’Egypte, établis principalement à Alexandrie et au Caire, sont au nombre de 3 à 4,000; ceux qu’a laissés en Perse l’émigration de 1828, de 120 à 150,000, d’après les renseignemens fournis par M. Jean David, premier interprète du schah actuel, pendant son séjour en Autriche, où il est venu en 1851, de la part de son souverain, recruter une colonie d’instructeurs militaires, de médecins et d’ingénieurs des mines[19].

Dans ces pays divers, le climat, le régime, la profession, peuvent modifier le type originel qui distingue les Arméniens. M. Lorenz Rigler, qui, pendant une longue résidence dans la capitale de l’empire ottoman, a eu comme médecin l’occasion de les étudier de près, et que ses connaissances spéciales mettaient à même de bien déterminer leurs caractères physiologiques, pense que ce type, dans son expression la plus générale et la plus exacte, se rencontre dans la corporation des ouvriers et des portefaix de cette capitale. Voici comment il les dépeint : — la taille des Arméniens, dit-il, varie entre 5 pieds et 5 pieds 2 pouces; ils sont d’une constitution solide et robuste, leur crâne est sphérique et rarement pyramidal, leur angle facial s’ouvre de 80 à 85 degrés. Ils ont les cheveux noirs, les traits fortement accentués, le nez très saillant et aquilin, le teint animé, les lèvres pleines, les dents belles et espacées. Leurs autres traits particuliers, remarqués aussi par un voyageur qui a parcouru l’Arménie il y a quelques années, M. Dubois de Montpéreux[20], sont un cou gros et rétréci surmontant des épaules et un torse largement développés, des membres courts et liés au tronc par une puissante musculature. Dans les classes soumises aux habitudes d’une vie sédentaire, dont l’alimentation a pour base le riz et pousse à l’obésité, ils deviennent, en avançant en âge, lourds dans leur démarche et gênés dans leurs mouvemens.

Les Arméniennes, lorsqu’elles sont encore jeunes et qu’elles n’ont pas acquis cet excès d’embonpoint si précoce chez elles, sont généralement d’une beauté remarquable, d’une admirable fraîcheur de carnation. Les Européens qui les ont entrevues à la sortie de l’église, à travers un pli dérangé du yaschmak qui voile leurs traits aux regards indiscrets, sont unanimes pour leur rendre ce témoignage. Elles aiment avec passion les riches parures, les étoffes de soie aux vives couleurs, aux broderies d’or et d’argent, les pierreries étincelantes, les cachemires de l’Inde aux dessins bizarres et éclatans. Leur coiffure, édifice ingénieux de rubans et de fleurs, est d’un goût exquis. Elles ont les cheveux d’un noir foncé, les yeux de la même couleur, bien fendus et très vifs, sous des sourcils parfaitement dessinés; mais l’ovale de leur figure n’est peut-être pas d’un galbe aussi élégant que celui des Géorgiennes. L’habitude de rester toujours assises à l’orientale, peut-être aussi d’envelopper les jambes des nouveaux-nés d’une masse de linges, et quelquefois des affections rachitiques, font qu’elles ont souvent, comme les Turkes, les pieds déviés et une démarche disgracieuse. Leur vie, consacrée aux soins du ménage et à l’éducation des jeunes enfans, s’écoule au fond du gynécée ou harem, s’il est permis d’appliquer à la société arménienne un terme qui pour nous autres Européens réveille l’idée de la polygamie musulmane; mais loin de croire que les Arméniens, en séquestrant leurs femmes, se sont rendus les imitateurs des Turks, on ne saurait douter que ces deux peuples n’ont fait que se conformer à une coutume en vigueur de toute antiquité dans l’Asie occidentale. Les Arméniens unis, même en Orient, tendent à laisser à la femme une mesure de liberté aussi grande que celle dont elle jouit parmi nous. Partout en Europe, en dehors de l’empire ottoman, catholiques ou dissidens ont adopté les usages des pays où ils sont venus demander l’hospitalité.

Le culte des vertus domestiques est en honneur parmi les Arméniens; ils sont attachés à leurs foyers, et la famille a chez eux un caractère tout patriarcal. Byron, qui, dans ses pérégrinations en Orient, les avait fréquentés et avait commencé à étudier leur littérature, affirme qu’il serait difficile peut-être de trouver un peuple dont les annales soient moins souillées de crimes, que leurs vertus ont été celles de la paix, leurs vices ceux de la violence qu’ils ont subie[21]. Au jugement de M. Lorenz Rigler, ils sont de toutes les nations orientales la plus laborieuse, celle qui a le plus d’intelligence et d’instruction. Leur vocation spéciale pour le commerce et la banque, leur aptitude aux affaires sont connues de tous[22]. S’ils se montrent âpres au gain, on ne saurait leur refuser d’avoir généralement de la probité; c’est cette qualité, appréciée en eux par le gouvernement ottoman, qui leur vaut d’être employés comme ses agens ou ses intermédiaires dans la perception de tous les revenus publics. Ménagers à l’excès de leurs deniers, dans les circonstances ordinaires de la vie et vis-à-vis des étrangers, ils les prodiguent sans hésitation pour doter leurs établissemens religieux, pour créer ou soutenir une institution d’utilité nationale. Un certain nombre d’associations de ce genre, hôpitaux, écoles, collèges, associations patriotiques, ont été fondées depuis quelques années et sont alimentées par des contributions volontaires. On a dit que les Arméniens étaient les Suisses de l’Orient; il serait plus exact de les comparer aux Hollandais : c’est la même ardeur soutenue, mais calme, dans le travail, la même persistance opiniâtre à poursuivre un gain, quelque minime qu’il soit, le même soin à éviter le bruit et l’éclat extérieurs. Tous leurs progrès, accomplis dans l’ombre et le silence, sont ignorés en Europe, où ils ne cherchent pas à les faire connaître, et où leurs livres et leurs journaux n’ont pas accès. Fiers et arrogans envers leurs subordonnés dans la prospérité, ils subissent la mauvaise fortune avec un esprit d’humilité et de résignation qui a peut-être sa source dans le sentiment chrétien, peut-être aussi dans quelque réminiscence involontaire du fatalisme musulman, dont le spectacle est depuis si longtemps sous leurs yeux.

Parmi les plus fausses notions qui ont cours sur le compte de la nation arménienne est celle qui nous la représente comme absorbée par le soin des intérêts matériels et comme ne connaissant d’autre patrie que les pays où elle trouve des métaux précieux à accaparer et un élément à son industrie ou à son avidité pour le gain[23]. C’est là encore une de ces impressions puisées dans la contemplation superficielle de la société bâtarde du quartier de Constantinople fréquenté par les Franks. Au contraire, il n’est pas de sentiment qui fasse vibrer plus profondément le cœur des Arméniens que le souvenir de la patrie qu’ils ont perdue; il éclate à chaque ligne de leurs poésies modernes. L’Israélite exilé qui suspendait la harpe de Sion aux saules de l’Euphrate n’a pas de regrets plus profonds et d’accens plus touchaus pour les exprimer :

O douce Arménie !
O terre de nos ancêtres trop longtemps oubliée !
Patrie dont le souvenir est impérissable dans mon cœur[24] !


s’écrie un poète interprète de la conscience et écho du cri de la nation.

Ce n’est pas l’oubli, mais plutôt l’exagération de ce sentiment que l’on pourrait reprocher aux Arméniens, et qui entretient dans le cœur d’un grand nombre d’entre eux, comme une consolation à leurs malheurs passés, l’espoir du réveil futur de leur nationalité. Cette illusion, que traduit si bien la prophétie attribuée à saint Grégoire l’Illuminateur, annonçant l’arrivée des Franks comme des libérateurs, cette illusion, qui est très ancienne, ravivée à l’époque des croisades, a trouvé à leurs yeux une sorte de réalisation lorsque la Russie les a affranchis du joug de la Perse, et qu’un oukase adressé au sénat dirigeant de Saint-Pétersbourg[25] a décidé qu’en leur honneur le nom de province d’Arménie, armienskaïa oblast, serait donné aux khanats d’Érivan et de Nakhitchévan.

Leur caractère est un ensemble de qualités plus solides que brillantes; ils n’ont en partage ni la verve d’imagination ni l’esprit aventureux des Grecs, ni l’ardeur qui appelle les périls de la guerre. Les instincts pacifiques prédominent en eux; ils s’accommodent volontiers de toutes les formes de gouvernement, et se montrent sujets fidèles; ils ne demandent que la liberté de faire leurs affaires. Ce n’est pas que le courage militaire leur manque tout à fait, comme on le croit communément; l’histoire a enregistré les noms d’une foule d’entre eux qui s’illustrèrent en combattant pour leur pays ou en mettant leur épée au service des empereurs de Byzance. La Russie, une fois maîtresse de l’Arménie, s’est empressée d’en appeler les populations sous les armes et de les organiser en milices chargées de la défense de leur propre territoire. En 1828, dans la campagne contre la Turquie, elle avait à sa solde un corps de ces milices. Les descendans des plus illustres familles arméniennes, que recommandaient leurs talens militaires, ont pris rang à la tête de ses armées, et lui ont rendu de grands services dans les guerres qu’elle a soutenues en Europe et en Asie, surtout depuis Catherine II. Plusieurs d’entre eux se sont distingués ou ont trouvé la mort sur les champs de bataille où ont paru les troupes russes dans les premières années du siècle. Pour ne parler ici que de nos contemporains immédiats, je rappellerai le nom du général Madathof, que j’ai déjà cité, celui du prince Argoutinsky-Dolgorouky, aujourd’hui commandant de la province du Daghestan, connu par les bulletins de la guerre contre les montagnards du Caucase, ceux des généraux Béboutof, Orbélian, Bagration-Mouschransky, qui ont figuré dans les combats livrés en décembre dernier contre les Turks, dans la province d’Akhaltzikhe.

Pour être impartial dans cette appréciation du caractère arménien, je dois noter un vice qui le dépare singulièrement. C’est cet esprit de jalousie et de discorde qui divise la nation, et qui, après avoir été une des causes les plus actives de sa ruine et de sa dispersion, se reproduit, maintenant qu’elle n’a plus d’existence politique, dans la sphère des idées religieuses. Les catholiques et les dissidens forment deux camps séparés, souvent ennemis, déplorable animosité entre enfans d’une même patrie, qui a eu pour conséquences d’attirer plus d’une fois sur eux les avanies, les persécutions et la mort. Les catholiques eux-mêmes se sont scindés en deux partis, les uns attachés à leur liturgie et à leur rite particuliers, les autres dévoués à la liturgie et au rite latins. Le bruit des querelles de ces deux partis retentissait naguère jusque dans les journaux européens, et le saint-siège, pour y mettre un terme, s’est vu forcé de condamner deux des brochures lancées de part et d’autre, comme écrits calomnieux au premier chef[26]. Espérons que le bref que vient d’adresser le souverain pontife à la nation arménienne ramènera définitivement la paix et l’union parmi les catholiques, et que cet appel à la conciliation sera entendu en Orient.


III.

Ce que je viens de dire des dissidences qui se sont produites parmi les Arméniens m’amène à les considérer maintenant sous le point de vue religieux. Il sera d’abord question de l’église qui rallie la grande majorité de la nation, l’église arménienne orientale. Je l’appelle ainsi parce qu’elle a son siège principal, — le patriarcat d’Edchmiadzin, — dans l’Orient, et qu’elle proclame sa séparation de l’église occidentale ou romaine. Les Arméniens lui donnent eux-mêmes la dénomination d’église grégorienne, comme possédant la succession des catholicos ou patriarches universels, dont saint Grégoire l’Illuminateur ouvre la série. Cette question des doctrines de la communion grégorienne est assez difficile et délicate à traiter à cause des débats passionnés qu’elle a soulevés, et parce qu’elle a été singulièrement dénaturée par une intelligence insuffisante des textes sur lesquels la discussion a été appuyée. Pour me tenir aussi près que possible de la vérité, je m’attacherai à ne rien avancer qui ne soit admis par les théologiens arméniens les plus accrédités, et qui ne soit contenu dans la profession de foi sanctionnée par l’autorité du patriarche.

L’un des dogmes fondamentaux du christianisme, le dogme de l’incarnation, est celui qui, pendant le cours des cinq premiers siècles de notre ère, suscita les opinions les plus diverses en dehors de la doctrine orthodoxe. Les gnostiques et les manichéens, Arius, Paul de Samosate, Apollinaire, Théodore de Mopsueste, et, après eux, Nestorius et Eutychès, en proposant, chacun à son point de vue, une interprétation de ce que la foi chrétienne proclame un mystère, tendaient à détruire toute l’économie de l’œuvre de la rédemption. Les Arméniens, convertis au christianisme dans les premières années du IVe siècle, restèrent jusqu’au milieu du Ve étrangers à ce mouvement de doctrines, se bornant à suivre celles de l’église grecque, alors unie avec Rome. De toutes ces déviations de la foi catholique, les deux qui ont pénétré le plus profondément au sein des populations orientales, et qui ont formé deux communions encore subsistantes de nos jours, les nestoriens et les jacobites, sont celles de Nestorius et d’Eutychès. Le premier, qui occupa le siège de Constantinople de 425 à 430, niait avec Théodore de Mopsueste l’union personnelle ou hypostatique du Verbe avec la nature humaine et supposait la coexistence de deux personnes en Jésus-Christ dans une union apparente. Combattu par le savant patriarche d’Alexandrie saint Cyrille, Nestorius fut condamné dans le concile d’Éphèse (431). A la définition rationaliste de Nestorius, Eutychès, archimandrite de l’un des monastères de Constantinople, essaya d’en substituer une toute contraire et qui fut comme la réaction de cet esprit d’ascétisme contemplatif que les moines apportaient alors dans la pratique et l’enseignement du christianisme. Il soutint que la nature divine et la nature humaine s’étaient confondues dans une ineffable unité en Jésus-Christ, et, comme les gnostiques, que le Sauveur avait revêtu un corps d’origine céleste et d’une essence toute différente de celle de notre humanité. Les doctrines d’Eutychès ne pouvaient manquer de trouver de la sympathie dans l’école d’Alexandrie, dont l’exégèse était dominée par le point de vue mystique et transcendant, et Dioscore, successeur de saint Cyrille, se déclara le champion du moine constantinopolitain. L’un et l’autre furent anathématisés, comme on sait, dans le concile de Chalcédoine (451). À cette époque, les Arméniens étaient soulevés contre le roi de Perse Iezdedjerd II, qui, pour les tenir plus sûrement sous le joug et les éloigner des Grecs, avait résolu de leur imposer le magisme. Occupés à défendre leur liberté religieuse et leur territoire envahi, ils furent empêchés par les perturbations inséparables de cette lutte de prendre part aux débats qui agitaient alors le monde chrétien; ils n’envoyèrent point de représentant au concile de Chalcédoine, et, privés momentanément de toute communication avec les provinces grecques, ils ne purent avoir une connaissance exacte des décisions de cette assemblée.

Les sectateurs de Dioscore et d’Eutychès formèrent bientôt en Orient un parti puissant, actif à propager partout des accusations et des bruits calomnieux contre les pères de Chalcédoine, en les représentant comme les rénovateurs de l’hérésie de Nestorius. Trompés par ces insinuations, les Arméniens crurent devoir rejeter ce concile. L’asservissement complet de leur pays par les Perses, ensuite par les Arabes et les Turks, les efforts que firent les Grecs de leur côté pour arracher quelques lambeaux de ce malheureux pays, la spoliation et le meurtre du dernier des Bagratides, dont ils se rendirent coupables, l’intolérance des empereurs et leurs persécutions contre les dissidens, hâtèrent et finirent par consommer la séparation des Arméniens et des Grecs. La haine politique se fortifiant de la haine religieuse, ils se vouèrent mutuellement une implacable inimitié. Les familles de l’aristocratie arménienne qui passèrent au service de Byzance purent quelquefois se rallier à la foi officielle de la cour impériale, mais la masse de la nation persista toujours dans son animosité.

Par une contradiction singulière, mais qui s’explique par la brusque séparation des Arméniens d’avec les Grecs et leur primitive adhésion à une croyance commune, ils repoussèrent le concile de Chalcédoine, sans toutefois adopter le monophysisme; il y a plus : dans toutes leurs professions de foi, l’auteur de cette hérésie. Entachés, est nommé parmi les chefs de secte qu’ils vouent à l’anathème. Il est indubitable que la doctrine de l’église arménienne, telle que nous la trouvons formulée dans les écrits des pères de cette église qui font autorité, est fondée sur la distinction des deux natures en Jésus-Christ, définie, il est vrai, dans un sens un peu différent du concile de Chalcédoine. Suivant ce concile, les deux natures restent entièrement distinctes après l’incarnation du Verbe, chacune, avec sa raison d’être et son mode d’action, ne se confondant jamais, quoique réunies dans une seule et même hypostase. Avant que les erreurs d’Eutychès eussent fait sentir la nécessité de circonscrire dans des termes d’une précision rigoureuse la définition de ce dogme, saint Cyrille avait cherché à en donner une idée par l’image de l’union de l’âme et du corps humains, idée que ce savant docteur ne considérait lui-même que comme une comparaison imparfaite. C’est sous cette image que les Arméniens cherchèrent à se représenter la coexistence des deux natures qui composent l’hypostase de l’Homme-Dieu. Tout en reconnaissant en Jésus-Christ deux natures réunies inséparablement et sans confusion en une seule personne, ils ne consentirent pas à admettre explicitement l’expression de deux natures, d’autant moins que dans leur langue le mot pnouthioun ou nature a pour première acception celle de personne. On voit par là dans quelle erreur sont tombés les Grecs et les Latins, en considérant les Arméniens comme de véritables eutychéens ou monophysites, et que le rejet du concile de Chalcédoine par ces derniers tient uniquement à une définition du dogme proclamé par ce concile, obscurcie par l’ambiguïté d’une expression de leur idiome. Aujourd’hui la doctrine enseignée dans leurs écoles théologiques, sous la sanction du catholicos, paraît conforme, au moins extérieurement, à celle de l’église latine, puisqu’elle admet en Jésus-Christ deux natures, deux volontés et deux opérations, l’une divine et l’autre humaine[27]; elle exclut par conséquent et d’une manière bien tranchée le monophysisme et le monothélisme.

La réunion de l’église arménienne et de l’église grecque, désirée et entreprise par les meilleurs esprits, par les hommes les plus savans, les plus pieux d’entre les Arméniens, fut rendue impossible par les violences et les mesures impolitiques de la cour de Byzance. Cette scission était surtout entretenue par la juste répugnance qu’ils éprouvaient à se soumettre à l’obligation d’un second baptême qui leur était imposée pour entrer dans le sein de l’église grecque[28], comme à des païens qu’il fallait régénérer entièrement, pratique d’ailleurs condamnée par les canons de tous les conciles[29].

A l’époque de la domination des rois roupéniens de Cilicie, plusieurs de ces princes, redoutant les attaques des sultans d’Egypte, déjà fatales aux colonies latines de la Syrie, implorèrent l’appui des papes qui ne cessaient d’élever la voix en faveur des chrétiens d’Orient, même lorsque l’ardeur pour les croisades fut éteinte, et firent acte d’adhésion au siège de Rome; mais ces tentatives de rapprochement n’eurent pas de résultats durables, et les Arméniens, sans avoir contre les Latins cette répulsion qu’ils entretenaient à l’égard des Grecs, persistèrent dans leur communion séparée. Deux tendances partageaient alors la nation; ceux qui habitaient la Cilicie, dans le voisinage des croisés, sans cesse en rapport avec eux, s’attachaient à les imiter en tout, mœurs, costume, langage, institutions chevaleresques, hiérarchie féodale, et jusqu’aux cérémonies du culte. Le représentant de cette tendance, celui qui nous l’a fait le mieux connaître, est l’un des plus savans pères de l’église arménienne, saint Nersès de Lampron, archevêque de Tarse, issu du sang royal des Roupéniens, lequel vivait dans la seconde moitié du XIIe siècle. Dans ses écrits, qui contiennent une curieuse peinture de la société franke dans la Syrie, il ne manque jamais de glorifier les Latins, même au détriment de ses compatriotes : ce parti est celui qu’on pourrait appeler des Arméniens occidentaux. Dans les provinces de l’est régnait un ordre d’idées tout contraire. Là était le foyer d’une résistance très vive contre la substitution des dogmes et des usages des Latins aux usages et aux dogmes nationaux. Saint Nersès, accusé de favoriser ces innovations, fut forcé de se justifier auprès du roi Léon II par une longue apologie qu’il lui adressa sous forme de lettre, et qui est parvenue jusqu’à nous. Ces deux points de vue tout opposés subsistent encore de nos jours, l’un qui incline une fraction des Arméniens vers l’église latine et les met en communion avec Rome : ce sont les Arméniens unis; l’autre qui entraîne le reste de la nation vers l’église orientale et la rattache au patriarcat d’Edchmiadzin : ce sont les Arméniens grégoriens.

Il y a dans la croyance de ces derniers deux points fondamentaux où elle s’éloigne de la foi de l’église romaine pour se rapprocher de celle des Grecs. Elle admet que la troisième personne de la Trinité procède du Père seulement et désavoue le Filioque du symbole latin, comme une addition faite après coup au texte de l’évangéliste saint Jean. Le second point est relatif à l’état des âmes après la mort. Les Arméniens n’ont pas de purgatoire dans le sens catholique de ce mot, et l’expression kavaran, lieu d’expiation, est dans ce sens un néologisme dans leur langue. Un écrivain, qui a présenté ici dernièrement, avec autant de convenance que de savoir, un exposé des doctrines de l’église orientale[30], a montré que cette église (et par conséquent les Arméniens d’accord avec elle sur ce point) admet un lieu de transition où les âmes des bons, comme celles des méchans, attendent la résurrection du jugement dernier, et dans quelle intention elle prescrit les prières des vivans pour les morts. J’ajouterai que l’église arménienne recommande la fréquence de ces prières et que le lendemain des fêtes solennelles, Nativité, Pâques, Transfiguration, Assomption, Exaltation de la Croix, est marqué dans la liturgie comme consacré à la mémoire des fidèles qui sont morts dans la foi[31].

Mais la question qui sépare le plus profondément les Arméniens de l’église occidentale est celle de la suprématie du siège de Rome. Tout en vénérant dans le chef de cette église le successeur de saint Pierre, du premier des apôtres, le titulaire de l’un des plus grands sièges de la chrétienté, ils déclinent sa juridiction dogmatique et disciplinaire, et revendiquent pour leur catholicos l’indépendance que les héritiers de saint Grégoire l’Illuminateur ont toujours affectée depuis que vers la fin du IVe siècle ils ont cessé d’aller demander l’investiture de leur dignité à l’évêque de Césarée. Cette question n’est pas simplement religieuse, elle s’est compliquée des susceptibilités d’un patriotisme jaloux de tout ce qui peut sembler porter atteinte à la nationalité. Pour les Arméniens dispersés aujourd’hui en tous lieux, le dernier lien qui maintient encore cette nationalité est leur religion. La quitter pour embrasser le catholicisme est dans leur opinion se dénationaliser, devenir frank, comme ils le disent dans une intention répulsive. Le culte de la Vierge et des saints leur est cher; ils aiment la pompe dans les cérémonies religieuses, la magnificence dans la décoration de leurs églises, les pratiques extérieures de piété, les pèlerinages aux saints lieux. Un grand nombre d’entre eux joignent à leur nom le titre de mahdessi, indiquant qu’ils ont fait le voyage de Jérusalem, par un usage analogue à celui des musulmans qui se décorent du titre de hadji (pèlerin), après être allés visiter le tombeau de leur prophète. Leurs jeûnes sont très multipliés, puisqu’ils ont quatre carêmes dans l’année; les prescriptions qui recommandent l’abstinence sont très sévères, et ils les observent avec une rigueur absolue, même en voyage ou en cas de maladie. Ces instincts de dévotion, si différens de l’esprit et des doctrines du protestantisme, s’opposent à ce qu’il compte jamais un grand nombre de prosélytes parmi eux. On peut évaluer à 2,000 ou 3,000 le chiffre de ceux qui se sont laissé gagner par les prédications des missionnaires anglais ou américains à Smyrne, à Constantinople, à Erzeroum et à Djoulfa.

Le gouvernement ecclésiastique de la nation arménienne est sous la direction d’un chef suprême, qui porte, comme nous le savons déjà, depuis le IVe siècle, le titre de catholicos ou patriarche universel. De lui relèvent deux patriarcats diocésains, — Constantinople (érigé en 1461), et Jérusalem (1311). Sur l’échelle hiérarchique viennent ensuite se placer les archevêques, les évêques et les desservans ou derders. Avant d’entrer dans les ordres sacrés, les derders sont dans l’obligation de contracter mariage. Il en résulte que, dans les provinces d’Arménie, où les populations sont pauvres, ces prêtres, ayant une famille souvent nombreuse à soutenir, et ne trouvant pas dans leur profession une rémunération suffisante, sont forcés d’y suppléer par une industrie manuelle, par les travaux des champs et l’élève des bestiaux. Privés de loisir pour étudier, ils sont condamnés à négliger toute culture intellectuelle. Une autre cause les retient dans cet état d’ignorance, en brisant en eux tout ressort d’émulation; c’est l’obstacle qui les empêche de franchir les degrés inférieurs de la hiérarchie ecclésiastique. Cet obstacle est le mariage, interdit aux membres du haut clergé ainsi qu’aux moines. C’est parmi ces derniers seulement, comme c’est l’usage en Russie et dans l’Orient en général, que se recrutent les dignitaires, évêques, archevêques et patriarches; c’est des couvens que sortent les vartabeds ou docteurs en théologie qui sont chargés de l’enseignement et de la prédication. Les fonctions des derders se bornent à la célébration des offices journaliers et à l’administration des sacremens.

La résidence des catholicos a été aussi instable que les destinées politiques de leur patrie. Dans les temps anciens, à l’époque de la domination des Arsacides et des Bagratides, le patriarcat, fort de son unité, se maintint debout, à côté du pouvoir royal, dans les différentes capitales que ces souverains firent bâtir successivement, Valarsabad, Artaxate, Touin et Ani. La chute des Bagratides commença ses vicissitudes et son démembrement. Les catholicos, dépouillés du riche apanage qu’ils tenaient de la piété des monarques arméniens, n’eurent plus d’autre abri que celui qu’ils durent au hasard des circonstances. Relégués d’abord par les empereurs grecs dans un coin de la Cappadoce, puis retirés dans la partie du Taurus appelée la Montagne-Noire, ils parvinrent plus tard à se retrancher dans la forteresse de Hrom-Gla, sur l’Euphrate, qui leur fut cédée par la veuve de Josselin de Courtenay le jeune, et que les Égyptiens leur enlevèrent en 1293. Après avoir perdu Hrom-Gla, ils allèrent se fixer à Sis, alors capitale de la Cilicie, mais quatre-vingt-dix ans après, ce royaume ayant été détruit par les sultans mamelouks, le patriarcat, livré à la merci des infidèles et avili, fut scindé par la création d’un siège nouveau, érigé à Edchmiadzin, aux lieux mêmes où saint Grégoire l’Illuminateur avait eu la première révélation de son apostolat. La succession des patriarches ou catholicos de Sis s’est continuée jusqu’à nos jours, mais avec une autorité très amoindrie, et sous le bon plaisir des beys turkomans ou kurdes qui se sont cantonnés dans cette province reculée de l’empire ottoman. Le titulaire actuel habite le couvent dit de Saint-Grégoire, avec quelques moines, où il vit misérablement, toujours tremblant, sous le regard du chef des Turkomans-Iourouk, voisins de Sis, le terrible Schaderdji-Mehemet, qui réside dans la montagne, à Khussan-Oglou-Khan. Dans les premières années du XIIe siècle, l’île d’Aghthamar, dans le lac de Van, vit s’élever aussi un siège patriarcal, d’abord indépendant, mais qui finit par se soumettre à celui d’Edchmiadzin. Il a subsisté presque jusqu’à ces derniers temps.

Aujourd’hui le patriarche d’Edchmiadzin est reconnu par la majeure partie des Arméniens grégoriens, c’est-à-dire par la plus grande partie de la nation, comme leur véritable chef religieux, comme le légitime successeur de saint Grégoire. Le catholicos actuel, précédemment archevêque de Tiflis, Nersès, touche à sa quatre-vingt-dixième année. Avant que l’âge eût affaibli ses facultés[32], il était regardé comme un homme d’une grande portée politique, très entendu aux affaires, et dont la haute expérience s’était formée au milieu des complications où s’est trouvé son pays pendant la guerre de la Russie contre la Perse en 1827-1828. Élève de la nature et ne devant rien qu’à lui-même, il était surtout remarquable, au dire des personnes qui l’ont approché, par la fermeté de son caractère, par un empire absolu sur lui-même et par une imperturbable présence d’esprit. Lors de cette guerre, il seconda les Russes de toute son influence sur ses compatriotes des khanats d’Erivan et de Nakhitchévan, toujours à côté du général en chef Paskévitch, la nuit couchant sous sa tente, le jour marchant à la tête des colonnes russes la croix à la main. La haine des Arméniens contre la Perse, l’espérance qu’ils avaient mise en la Russie comme puissance chrétienne, furent les mobiles principaux qui le firent agir. Pour l’en récompenser, l’empereur lui envoya les insignes en diamant de l’ordre de Saint-Alexandre Newsky. Cependant Nersès était lié avec le général Krasovsky, qui servait dans l’armée d’Asie, et qui s’entendait assez mal avec Paskévitch. Cette intimité finit par amener une rupture entre le prélat arménien et le général en chef, qui adressa à Saint-Pétersbourg des rapports où ce dernier était représenté comme un homme dont le zèle apparent cachait des sentimens douteux. Ces rapports le firent disgracier. Quoique désigné par le vœu unanime de la nation pour succéder au catholicos Ephrem, qui venait de mourir, il dut se résigner à se voir préférer son compétiteur Jean par l’empereur, et lui-même dut quitter Tiflis pour aller occuper le siège de la Bessarabie, en remplacement de l’archevêque Grégoire. Ce n’est que quelques années plus tard que l’empereur, cédant aux instances de M. le comte Perovski, ministre de l’intérieur et chargé du département des cultes étrangers, consentit enfin à l’élever à la dignité patriarcale.

Toutes les suppositions qui ont été mises en avant pour expliquer cet exil pourraient difficilement être justifiées. On a cru à un mécontentement de sa part pour un déni de garanties en faveur de l’église arménienne, et on lui a attribué par suite un refus de s’employer à la fusion de cette église avec celle de Russie et de la soumettre au synode de Saint-Pétersbourg; mais les faits contredisent formellement cette hypothèse. À cette époque, Nersès n’était point encore assis sur le siège d’Edchmiadzin, où il n’est monté qu’en 1843[33], et le rôle qu’on lui prête était au-dessus de ses attributions. Il faut ajouter que le gouvernement impérial, bien loin de songer à porter atteinte à l’indépendance de l’église arménienne, semble plutôt dirigé par la pensée de la fortifier comme institution nationale, afin de l’opposer comme une barrière au développement du catholicisme parmi les Arméniens. La preuve de ce que j’avance ici ressort d’un document, très curieux d’ailleurs, parce qu’il nous révèle une disposition de la législation qui régit en Russie les diverses communions chrétiennes qui sont en dehors de l’église officielle; c’est une lettre de M. le comte Perovsky, adressée au catholicos Nersès, en date du 18-30 janvier 1852. Je l’emprunte, en la traduisant, à un journal arménien de Constantinople[34].


« Monseigneur,

« Je me suis empressé de placer sous les yeux de sa majesté impériale la requête de votre grandeur, qui m’a été transmise par son altesse le vice-roi du Caucase (prince Woronzof), et qui a pour objet d’obtenir la faculté de recevoir dans le sein de l’église grégorienne les Arméniens catholiques, sans en demander l’autorisation chaque fois au ministre de l’intérieur. Sa majesté l’empereur et roi, considérant que s’il a imposé l’obligation à quiconque veut passer d’une communion chrétienne étrangère à une autre communion d’obtenir l’agrément préalable du ministre de l’intérieur, afin de protéger les différentes églises dissidentes contre un esprit de prosélytisme et d’envahissement réciproques, — une distinction doit être faite pour les Arméniens catholiques, qui ne sont, relativement à l’église grégorienne, que comme les enfans égarés de cette antique église, — sa majesté a daigné accorder à votre grandeur le droit de recevoir leur abjuration volontaire, et d’opérer leur retour à la foi de leurs pères. Je suis heureux d’avoir à vous communiquer la réponse favorable de sa majesté. »


Le catholicos est assisté d’un conseil ou synode dirigeant, qui se compose d’archevêques ou évêques sans diocèse et d’archimandrites, avec un procureur qui est chargé de l’instruction et du rapport des affaires, et qui est aussi chef de la chancellerie patriarcale. Lorsque ces affaires ont de l’importance, elles sont adressées à Saint-Pétersbourg et soumises à la décision de l’empereur par l’entremise du vice-roi du Caucase. A la mort du catholicos, les quinze prélats ses suffragans, qui siègent dans la Perse, la Russie et l’empire ottoman, sont convoqués, ainsi que les principaux de la nation et les députés des corporations. Deux candidats sont choisis au scrutin et ensuite présentés à l’acceptation de l’empereur, qui désigne et confirme ordinairement celui qui a la majorité des suffrages. Lorsque Edchmiadzin dépendait de la Perse, cette sanction s’achetait à beaux deniers comptans sous le nom spécieux d’un présent que le nouvel élu envoyait au schah et à ses ministres. Souvent deux ou plusieurs compétiteurs se disputaient le patriarcat, qui était adjugé au plus offrant et dernier enchérisseur. Pour faire face à ces exactions et aux avanies dont ils étaient accablés, les catholicos contractaient des dettes énormes, et il est arrivé plus d’une fois que l’impossibilité de les payer ou de satisfaire aux exigences du gouvernement persan, comme aussi la crainte des mauvais traitemens, les contraignaient à quitter furtivement leur résidence et à prendre la fuite.

Le gouvernement religieux des Arméniens dans l’empire ottoman est fondé sur les mêmes principes que celui d’Edchmiadzin. Le patriarche de Constantinople a auprès de lui un synode (iéguéghetsagan joghov) qui partage avec lui l’administration des affaires ecclésiastiques, et qui est de vh membres, dont 12 appartiennent au clergé et 2 sont laïques. L’un de ces derniers remplit les fonctions de secrétaire, le vicaire du patriarche (athoragal) celles de président. Ce synode se renouvelle tous les deux ans par la voie de l’élection. Les principaux de la nation (amiraïk) et les délégués des corporations d’états, convoqués au palais patriarcal, viennent prendre part au scrutin. Le patriarche est aussi élu par le vote populaire; mais il ne prend possession de sa charge qu’après avoir reçu l’investiture du sultan. Le titulaire actuel est Mgr Agop (Jacques), et son vicaire Mgr Thaddée.

On sait qu’il est admis en principe par la Porte que les populations de l’empire qui professent un culte autre que l’islamisme n’ont d’existence légale qu’à titre de communions, expression synonyme pour elle de nationalité. Les Grecs et les Arméniens ont pour représentans auprès d’elle leurs patriarches, et les Juifs leur hakam-bachi, reconnus comme leurs chefs responsables, investis d’une magistrature à la fois religieuse et civile. C’est en cette qualité que, dès le début de la guerre actuelle, ces deux patriarches et le hakam-bachi ont dû offrir au sultan leur garantie, chacun pour ses nationaux[35]. Leurs attributions embrassent la perception du kharadj ou capitation pour le compte du gouvernement, le règlement des contestations qui s’élèvent entre leurs coreligionnaires, l’administration et la surveillance des hôpitaux et des écoles, les secours à distribuer aux pauvres, et autres affaires de régime intérieur. Le patriarche arménien a, pour le seconder dans l’exercice de ces soins, un conseil civil (kaghakagan joghov) qui fonctionne à côté du synode ecclésiastique, et qui se compose de 19 membres laïques, rééligibles, comme ceux de ce synode, tous les deux ans.

On évalue à 240 ou 250,000 le chiffre des Arméniens unis, le seizième environ de la nation. Ils sont répandus principalement dans l’Asie-Mineure, en Pologne, en Autriche et dans les principautés danubiennes. Il s’en trouve aussi un assez grand nombre à Constantinople (17,000), dans la Syrie ainsi que dans les provinces russes du Caucase. La ville d’Akhaltzikhe en compte à peu près 4,000. Il y en a pareillement à Tiflis et dans les autres villes de la Géorgie. Dans la plaine qui s’étend au pied septentrional du mont Ala-Gueuz, et qui formait autrefois une portion du plateau de Schirag, il existe des villages entièrement catholiques. La conversion de ces populations au catholicisme est l’œuvre des religieux de différens ordres que les papes leur ont envoyés à partir du commencement du XIVe siècle. Le premier de ces missionnaires fut le dominicain Barthélemi de Bologne (1314), qui devint archevêque de Nakhitchévan, siège qui fut occupé longtemps après lui par les religieux du même institut. Sous la direction de Jean de Kerni, élève de Barthélemi, se forma une association dont les membres, adoptant l’habit de saint Dominique et le nom de frères unis ou unitaires (ounitork), se proposèrent pour but la réunion des deux communions arménienne et romaine, la propagation, par des versions en langue arménienne, des ouvrages des théologiens occidentaux, et la substitution du rite latin au rite national. Cette atteinte portée aux anciens usages liturgiques souleva dans le pays une vive opposition dont l’impulsion partit du couvent de Dathev, dans l’Arménie orientale, et dont les adhérens furent appelés, du nom de ce monastère, dathéviens ou dathévatsi. Au XVIIe siècle, au temps de la splendeur de Djoulfa, lorsque ce faubourg arménien d’Ispahan égalait en étendue la ville de Lyon[36], les religieux de presque tous les ordres qui se vouent en Europe aux missions y possédaient de riches maisons, de magnifiques églises, et y travaillaient activement et avec succès à ramener à eux les Arméniens. La destruction de Djoulfa par les Afghans en 1722, les exactions et les cruautés de Madir-Schah envers les Arméniens, les troubles et les révolutions qui ensanglantèrent la Perse pendant quarante ans après la mort de ce prince, les persécutions suscitées par les dissidens contre leurs frères catholiques, ont éloigné ces derniers de cette colonie, jadis si florissante, aujourd’hui en ruines.

Les Arméniens unis ont deux patriarcats : l’un établi autrefois à Sis et depuis transféré à Bezoummar dans le Liban, l’autre à Constantinople. Le patriarche de Bezoummar administre avec le concours de deux archevêques in partibus qui résident auprès de lui, et a pour suffragans les évêques d’Alep, Mardin, Amassia et Tokat. Sa juridiction s’étend sur la Syrie, la Cilicie et une partie de l’Asie-Mineure. Le siège de Constantinople est de création récente. Avant 1828, les Arméniens des deux communions étaient dans la dépendance d’un seul et même patriarche, organe des uns et des autres auprès de la Porte, et appartenant à la majorité dissidente. Ce double rôle devait avoir pour conséquence inévitable une partialité marquée de sa part en faveur de ses coreligionnaires et l’oppression de la minorité catholique. L’initiative de la mesure qui fit cesser cette anomalie, et qui émancipa les Arméniens unis, est due à la France, fidèle à sa noble mission de protectrice des intérêts catholiques dans le Levant. Les négociations auxquelles donna lieu cette mesure, conduites avec zèle par M. le comte Guilleminot, alors notre ambassadeur à Constantinople, eurent un plein succès. Des raisons de haute convenance s’opposant à ce qu’une puissance musulmane eût la présentation au saint-siège pour une dignité ecclésiastique, — d’un autre côté la Porte ne voulant pas se désister de ses précédens, qui attribuaient le choix du patriarche au suffrage de la nation et l’investiture du candidat élu au sultan, on leva la difficulté en partageant les attributions du patriarcat. Il fut convenu que l’administration religieuse serait confiée à un prélat nommé directement par la cour de Rome et ayant le titre de primat de Constantinople, et que la gestion des affaires temporelles, le soin de représenter les catholiques auprès du gouvernement turk seraient remis à un ecclésiastique, simple prêtre ou moine, revêtu du titre de patriarche civil. Mgr Hassoun, ancien élève de la propagande, est aujourd’hui primat de Constantinople. Les fonctions de patriarche civil, remplies précédemment par Mgr Salviani, que des difficultés survenues avec la porte ont forcé de donner sa démission, ont été dévolues depuis le mois de septembre 1852 à Mgr Nicolos Gagon, religieux antonien du Liban. Le patriarche civil a pour le seconder dans l’exercice de ses attributions un conseil mi-parti ecclésiastique et séculier.

Les Arméniens catholiques de la Russie sont soumis au métropolitain du rite latin, qui réside à Saint-Pétersbourg.

Dans la hiérarchie de l’église unie, on compte cinq sièges métropolitains de l’ancienne Arménie, qui ne sont plus aujourd’hui que des archevêchés in partibus : ceux de Schirag, de Daron, de Van, de Siounik et de Césarée. Les titulaires de ces deux derniers sièges sont les supérieurs des deux maisons de la congrégation des mekhitharistes à Venise et à Vienne. Je dois entrer ici dans quelques détails sur ces deux célèbres monastères, devenus depuis une cinquantaine d’années un foyer de production littéraire très active, un centre d’études et d’instruction pour la jeunesse arménienne. La pensée du fondateur de cet ordre à la fois religieux et savant fut la régénération intellectuelle de ses compatriotes. Raviver le culte et l’étude de la langue antique, souvenir presque effacé pour eux d’une commune patrie; publier sous une forme correcte et dans des conditions de bon marché les monumens que cette langue a produits, l’enrichir de traductions des meilleurs ouvrages de nos littératures occidentales, créer un enseignement calqué sur les meilleures méthodes européennes appropriées aux besoins et au génie de la nation, enfin la ramener par la prédication à se réunir à la grande famille catholique, tels furent et la pensée de Mekhithar et les moyens qu’il conçut comme les plus propres à la réaliser.

Au commencement du siècle dernier, la nation arménienne, après tous les désastres qui l’avaient frappée, dégradée par l’oppression, s’acheminait rapidement vers une complète décadence intellectuelle; elle touchait déjà aux limites de la barbarie. Sa langue et ses traditions allaient se perdant chaque jour, pour faire place aux idiomes et aux mœurs des peuples parmi lesquels elle vit. Pour la relever de cet état d’abaissement, il fallait une volonté puissante, un patriotisme ardent. Ces qualités se rencontrèrent, rendues plus énergiques par un profond sentiment religieux, chez un de ces esprits que la Providence suscite quelquefois pour ranimer une société expirante. Cet homme était Mekhithar. Né à Sivas, dans l’Asie-Mineure, de parens arméniens dissidens, ses premières années s’écoulèrent dans la prière, l’étude et le travail des mains. Il cherchait la vérité avec un cœur simple, et elle se révéla à lui. La foi catholique vers laquelle il inclinait, et qu’il embrassa, lui apparut comme le phare lumineux qui devait guider sa nation vers la civilisation des peuples de l’Occident. Retiré à Constantinople, dans le faubourg de Galata, ses prédications, ses vertus et son ineffable douceur lui gagnèrent quelques disciples avec lesquels il jeta les fondemens de l’institut auquel son nom a été attaché. En butte à la haine et aux persécutions de ses compatriotes dissidens, il était près d’y succomber, lorsque le palais de l’ambassadeur de France s’ouvrit à lui comme un asile où l’attendait une protection assurée. Il résolut alors de transporter sa communauté naissante dans la Morée, qui à cette époque était sous la domination vénitienne, et vint se fixer à Modon; mais au bout de douze ans, une invasion des Turks le força de se réfugier à Venise. Les lois de la république interdisant l’érection de nouveaux couvons dans l’enceinte de la ville, le sénat céda à Mekhithar, à perpétuité, une petite île perdue au milieu des lagunes. Cette île avait été donnée, en 1180, par Hubert, abbé de Saint-Hilarion, à un pieux personnage nommé Lione Paolini, pour y bâtir un hôpital et une église en faveur des malheureux qui revenaient de l’Orient affectés de la lèpre, et avait pris le nom du pauvre lépreux de l’Évangile, Lazare. Lorsque cette maladie eut à peu près disparu en Europe, l’île de Saint-Lazare fut convertie en un dépôt de mendicité qui ne tarda pas à être abandonné à cause de son éloignement. Ce fut là que s’établit Mekhithar avec ses disciples, au milieu de ces ruines que leur pauvreté leur permit à peine de relever. Tels furent les humbles commencemens de ce monastère dont la destinée était de survivre à la puissante république, reine de l’Adriatique, où Mekhithar avait trouvé une si généreuse hospitalité, et qui était appelé à devenir par sa renommée littéraire un lieu de pèlerinage pour tout ce que Venise reçoit d’hôtes illustres ou augustes[37], une retraite où le chantre de Childe-Harold devait accourir un jour demander à l’étude quelques instans de calme et de repos au milieu des agitations de son aventureuse existence[38]. Les débuts de la communauté furent laborieux et pénibles, le pain manquait quelquefois à la vie de chaque jour; mais Mekhithar avait cette force de volonté et ces espérances que donne la foi qui transporte les montagnes. Le gouvernement vénitien lui avait d’abord accordé quelques secours; les pieuses libéralités de ses compatriotes le mirent à même d’achever les bâtimens du monastère et de restaurer l’église abandonnée de l’ancienne léproserie. Les rangs de ses disciples s’augmentant chaque jour des nouvelles recrues qui arrivaient de l’Orient, il put bientôt envoyer plusieurs d’entre eux dans les colonies arméniennes de la Hongrie et de la Transylvanie, pour y remplir les fonctions pastorales et celles d’instituteurs de la jeunesse. Lorsqu’en 1749 il ferma les yeux à la lumière, il avait eu la consolation de voir son œuvre, que tant d’autres avaient jugée impossible, et dont il avait poursuivi l’accomplissement à travers des tribulations, des dangers et des fatigues sans nombre, assise désormais sur des bases solides et approuvée par Clément XI, qui lui avait conféré la dignité abbatiale[39]. Sous le successeur de Mekhithar, l’abbé Melkon (Melchior), une fraction de la communauté se détacha pour aller fonder une succursale de l’ordre à Trieste, ville où le commerce attirait une foule d’Arméniens.

En 1773, deux religieux, Dieudonné Babik et Minas Gasparents, s’y établirent dans une portion du terrain précédemment occupé par les jésuites, et que leur céda Marie-Thérèse. Voués d’abord uniquement à la direction spirituelle de leurs compatriotes qui fréquentaient ou habitaient Trieste, peu à peu leur ministère s’agrandit, et deux écoles furent ouvertes, l’une pour les notices, l’autre pour les enfans. Lorsque Joseph II entreprit la réforme des ordres religieux dans ses états, il laissa debout la maison des Arméniens. En visitant Trieste, il avait pu apprécier par lui-même l’utilité de leur institut, et non-seulement il confirma le diplôme d’installation qu’ils tenaient de Marie-Thérèse, mais il leur accorda encore le privilège d’avoir une imprimerie.

Les armées françaises, étant entrées dans l’Istrie et l’Illyrie en 1797 et 1805, respectèrent les mekhitharistes; mais la troisième invasion, en 1807, leur fut fatale. La congrégation fut dissoute par un arrêté du gouverneur des provinces illyriennes, le maréchal Marmont, et les membres, dépossédés de leurs propriétés[40], reçurent l’ordre de retourner en Orient ou de se rendre en Transylvanie. Babik, le supérieur, parvint à se réfugier à Vienne, sous la protection de l’Autriche, où il ne tarda pas à être rejoint par ses religieux. En 1810, l’empereur François II leur donna pour demeure un ancien couvent des capucins dans le faubourg de la Josephstadt. En même temps il ajouta à leurs anciens privilèges celui de pouvoir imprimer le bréviaire latin, droit que la Hongrie partage seule avec eux dans tout le reste de la monarchie autrichienne. Grâce aux ressources que ce privilège procura à la communauté, aux abondantes aumônes qu’elle recueillit en Orient et en Allemagne, grâce aussi à la protection et à la faveur de la famille impériale[41], elle prit dès lors un mouvement progressif, et est parvenue à un état florissant qui assure désormais son existence.


IV.

La pensée de Mekhithar, continuée par ses disciples après sa mort, a eu sur le progrès de la société arménienne contemporaine une action décisive dont je voudrais mettre ici en saillie les principaux résultats. Pour régénérer ses compatriotes et raviver en eux le sentiment de la nationalité, il s’était proposé, comme nous l’avons vu, deux moyens : l’éducation de la jeunesse, la restauration et la culture des lettres arméniennes. Avant de montrer ce que les mekhitaristes ont fait pour l’enseignement, occupons-nous d’abord de leurs travaux littéraires.

Mekhithar avait donné la première impulsion à ces travaux en composant, outre plusieurs ouvrages ascétiques, une grammaire arménienne, et, avec le concours de ses religieux, un dictionnaire de la même langue qui est resté comme un modèle pour la justesse et la précision rigoureuse des définitions. Sous son troisième successeur, le docteur Akonts Kôver, noble arménien de Transylvanie (1800-1824), la communauté, sans rien abandonner de sa constitution monastique, s’érigea en académie arménienne, en se donnant des attributions analogues à celles de notre Académie française, celles de veiller au maintien de la pureté de la langue et à la conservation des saines traditions littéraires. Ces attributions s’étendent aux soins à donner aux éditions des classiques arméniens que publie la congrégation et à la recherche de tout ce qu’il est possible de découvrir aujourd’hui des anciens ouvrages que les révolutions et les invasions des barbares ont dispersés de tous côtés ou fait enfouir dans le sein de la terre. Le catalogue de ceux qui ont été retrouvés atteste l’ardeur persévérante de ces investigations. Tandis que les bibliothèques les plus considérables de l’Europe n’ont qu’un nombre très limité de manuscrits arméniens, celle de l’académie de Saint-Lazare en réunit déjà plus de douze cents, et ne le cède en richesse qu’à la bibliothèque du couvent patriarcal d’Edchmiadzin. Le dictionnaire que cette académie a fait paraître en 1836-1837 peut soutenir avec honneur la comparaison avec ce que les sociétés savantes de l’Europe ont produit de plus remarquable en ce genre. Cet immense labeur comprend, en deux volumes in-4o compactes, les richesses de cette langue arménienne inépuisable dans sa nomenclature, et présente chaque mot expliqué et justifié dans son acception par une série d’exemples empruntés aux écrivains des différens âges.

L’imprimerie de Saint-Lazare a dix presses continuellement en activité, et dont les produits s’écoulent par Constantinople, où en est le dépôt principal, dans les provinces de l’empire ottoman, et partout en Asie et en Europe où il y a des Arméniens. Celle des mekhitharistes de Vienne, citée comme un des meilleurs ateliers typographiques de l’empire d’Autriche, n’est pas limitée seulement à l’impression des textes arméniens; elle s’alimente aussi de toutes sortes d’ouvrages écrits dans les principales langues de l’Europe et de l’Orient. Tous ces ouvrages se recommandent par l’élégance et la netteté des caractères et par le relief d’une exécution parfaitement soignée. Pendant longtemps, les publications des mekhitharistes de Vienne ont été conçues uniquement dans des vues d’utilité pratique et appropriées à l’instruction élémentaire. Sous la direction de leur supérieur, Mgr Arisdaguès, ils ont formé une association qui, sous le nom de Société Araméenne, Aramian Enguérouthioun, a pour but de composer et de répandre à très bas prix une suite d’abrégés substantiels analogues, à ceux de nos encyclopédies portatives ou populaires. Aujourd’hui la congrégation, sans renoncer aux publications élémentaires, semble vouloir entrer, par celles qu’elle a faites dernièrement, dans une voie de travaux d’un ordre plus relevé, et aborder, comme l’a déjà fait celle de Venise, le domaine de la haute érudition. Le catalogue des livres sortis de ces deux couvens est curieux à consulter, comme un indice des aptitudes et des tendances de la nation à laquelle ces livres sont destinés. Les grammaires de la langue arménienne antique, la langue savante et liturgique, ou des principaux idiomes de l’Europe moderne, et même du latin, y figurent pour une part très considérable. Le goût des langues est en effet très répandu parmi les Arméniens, et ils possèdent à un degré éminent cette faculté de se les assimiler et de les parler avec facilité, qui est aussi un des traits distinctifs de la race slave, et qui tient sans doute à la richesse de leur alphabet, qui emploie presque toutes les touches de l’organe vocal : Dans cette liste, les grammaires françaises sont les plus nombreuses, comme on doit s’y attendre, d’après ce que j’ai dit de l’attrait qui pousse les Arméniens à l’étude de notre langue et de notre littérature.

Les traités de théologie, les livres de piété, soit en original, soit en traduction, y entrent dans une large proportion. Par ces publications, les mekhitharistes se sont proposé de se conformer à la pensée fondamentale de leur institut, et de satisfaire les instincts essentiellement religieux de leur nation.

Les sciences mathématiques et les sciences morales sont aussi représentées dans cette nomenclature, mais par des traités élémentaires ou simplement didactiques, empruntés pour le fond, et quelquefois pour la forme, aux ouvrages composés sur les mêmes matières et les plus accrédités en Europe et surtout en France. L’arithmétique, l’algèbre, la géométrie, la nautique, les tables de logarithmes, la physique, l’astronomie et la géographie, la médecine, la philosophie et la rhétorique forment ce contingent. On voit que dans ces parties des connaissances humaines les Arméniens n’ont pas encore franchi les limites d’une instruction de premier degré. Leur génie, bien différent de celui des Arabes, si habiles au moyen âge dans les sciences mathématiques, a toujours été tourné beaucoup moins vers la culture des sciences, où il n’a rien créé de spontané et d’original, que vers l’étude des littératures étrangères. Le catalogue des mekhitharistes témoigne, par les versions des chefs-d’œuvre de l’antiquité grecque et romaine ou de nos littératures modernes dont il donne le titre, que ce goût, si vif autrefois, n’est point éteint aujourd’hui. Parmi les travaux originaux de ces religieux, on y trouve indiqués, et pour une part notable, ceux qu’ils ont consacrés à l’histoire et à la géographie de leur pays, entre autres la grande histoire du père Michel Tchamitch, qui, dans un récit d’une étendue de près de trois mille pages in-4°, a condensé tout ce qu’il y a d’important ou de curieux dans les chroniqueurs arméniens, dont la succession se prolonge ininterrompue depuis le IVe siècle de notre ère jusqu’au XVIIe ; les ouvrages du père Luc Indjidji, qui a puisé aux mêmes sources tous les renseignemens propres à nous faire connaître l’aspect physique, les circonscriptions politiques et religieuses, les villes et les monumens, les institutions, les mœurs et les coutumes de l’ancienne Arménie.

Dans l’ordre de la production littéraire vient pour les Arméniens, après Venise et Vienne, la capitale de l’empire ottoman. Des éditions de plusieurs de leurs auteurs classiques y ont vu le jour depuis deux siècles : mais, sous le rapport de la correction du texte et de l’exécution matérielle, elles sont loin de pouvoir rivaliser avec celles de Venise ou de Vienne. Les livres d’instruction élémentaire puisés aux sources occidentales, et si multipliés chez les mekhitharistes, ici ne comptent pour ainsi dire pas. Je n’ai à signaler dans cette catégorie qu’un abrégé d’histoire universelle qui a pour auteur un ancien professeur du collège de Sainte-Jérusalem à Scutari, M. Tchamourdji-Oglou. On doit à la plume exercée et savante du même écrivain une traduction des Pensées de Pascal et une version encore inédite de l’Essai sur l’Indifférence, de M. de Lamennais. Je note ce dernier travail, parce qu’il doit être considéré non point comme un fait littéraire isolé, mais comme une manifestation de l’influence que notre littérature contemporaine tend à conquérir parmi les Arméniens de Constantinople. Au milieu d’eux s’est formée une sorte d’école que l’on pourrait appeler la Jeune Arménie, école recrutée dans cette fraction de la génération nouvelle pour laquelle Paris est aujourd’hui ce qu’était Athènes pour la jeunesse arménienne du temps de Moïse de Khoren, la source où elle vient s’initier à l’instruction et prendre le goût de l’urbanité.

C’est à cette fréquentation de la société française qu’il faut rapporter l’introduction à Constantinople du genre de composition le plus en faveur parmi nous, le roman, et les efforts qui ont été faits pour l’y naturaliser par la traduction ou l’imitation. Une revue arménienne, le Panassêr (le Littérateur), a fait paraître dernièrement une traduction de la Chaumière indienne, et, ce qu’il y a de piquant, c’est que les déclamations philosophiques et sentimentales que Bernardin de Saint-Pierre a mises dans la bouche de son paria et du docteur anglais ont eu pour interprète une toute jeune personne. Un ancien élève du collège arménien Samuel-Moorat à Paris, M. Manoug-Bey de Constantinople, s’est exercé sur le Paul et Virginie, et son calque, sans être d’une exactitude irréprochable, témoigne d’une appréciation bien sentie des beautés de l’original et des efforts qu’il a faits pour les rendre. Le directeur d’un journal de Constantinople, le Massis, vient de publier une traduction assez agréable du Lépreux de la cité d’Aoste. Une feuille hebdomadaire, le Noïyan Aghavni (la Colombe de Noë), avait entrepris naguère de servir à ses abonnés, en feuilletons, le Monte-Cristo, et l’on annonce la prochaine apparition, par la même voie de périodicité, du Juif Errant. Dans ces choix si divers, je pourrais dire disparates et même, à l’égard de quelques-uns, dangereux pour des esprits neufs et inexpérimentés comme le sont encore les Arméniens, percent une direction d’études plus spontanée qu’éclairée, un goût plus vif que réfléchi. En effet, si le roman philosophique, si celui qui a pour objet de peindre dans leur généralité les sentimens du cœur humain et les scènes de la nature, peuvent être transportés, sans rien perdre de leur saveur, dans un idiome étranger, il n’en est pas de même des œuvres d’imagination, où le cachet d’une société particulière s’est fortement empreint. Les romans de MM. Alexandre Dumas et Eugène Sue ont une couleur trop exclusivement française pour réussir dans une langue comme l’arménien moderne, sur laquelle a déteint la civilisation turke, et dont les allures sont tout orientales.

Comme imitation, les Arméniens n’ont donné que des ébauches assez imparfaites, mais précieuses pour nous à étudier, parce que le fond, sinon la forme, leur en appartient en propre. Dans un récit, qui, sous le titre de Khosrov et Makrouhi, retrace les aventures de deux amans malheureux, l’auteur, après avoir essayé dans sa préface de juger et de classer nos romanciers, à partir de Mme Cottin et Lesage jusqu’à Chateaubriand, Balzac, Soulié et M. Alexandre Dumas, semble avoir pris pour modèle, dans sa narration, la manière de l’auteur d’Atala et de René. Mais une composition dont les peintures et les personnages sont essentiellement nationaux, et qui reflète une des faces de la société arménienne de Constantinople, est celle qui a pour héroïne une jeune fille du nom d’Akabi. Ce roman écrit en turk, qui est le dialecte usuel des Arméniens ottomans, et imprimé en caractères arméniens, s’adresse aux classes populaires et a été inspiré par une pensée de polémique religieuse; c’est un véritable pamphlet destiné à servir l’antagonisme des grégoriens contre les uniates. Akabi appartient à la communion dissidente; son amant est catholique, et tous les deux sont sous le poids des entraves que le primat, représentant du saint-siège, impose aux mariages mixtes. Celui-ci est représenté comme recourant aux manœuvres les plus odieuses pour empêcher cette union, au point que la jeune fille désespérée met fin à son existence par le poison, et que son amant ne tarde pas à succomber à ses regrets. Quoique ce roman soit sans valeur littéraire, et que la trivialité du style et l’irrégularité du plan, coupé par d’oiseuses digressions, trahissent une plume tout à fait inexpérimentée, la passion qui l’a suggéré a fait sa fortune; malgré les prohibitions de l’autorité religieuse, il a eu des milliers de lecteurs. Le Boschbogaz résaléssi (Histoire d’un Bavard ou d’un Diseur de riens), qui a vu le jour il y a deux ans, est un roman né de la même pensée hostile qui a dicté le précédent, une caricature des Arméniens catholiques, représentés comme abjurant leurs mœurs et leurs coutumes nationales pour s’affubler de celles de l’Occident. Tout en faisant nos réserves contre l’esprit d’aveugle et intolérante partialité qui a présidé à la conception de cet ouvrage, nous devons dire que les gravures sur bois entremêlées au texte ne manquent ni de gaieté ni de malice. Le dessin et surtout le tirage laissent à désirer, mais ne sont guère inférieurs à nos publications pittoresques à bon marché.

Si nous suivons le progrès de l’activité intellectuelle des Arméniens en dehors de Venise, Vienne et Constantinople, nous verrons qu’elle s’est révélée et exercée partout où se sont portées leurs migrations. A Moscou, l’Institut Lazareff des langues orientales comprend à la fois un établissement d’éducation pour les Arméniens, une académie qui a pour membres les professeurs de cet établissement et les savans étrangers qu’elle s’adjoint, et une imprimerie. Il en est sorti déjà une foule d’ouvrages; d’autres ont été publiés ailleurs, à Moscou, par plusieurs des membres de cette académie. Parmi les plus récens, je citerai une édition améliorée de Jean Catholicos, l’historien de l’Arménie sous le gouvernement des Arabes, donnée par M. Émin; les poésies populaires de Saïat-Nova, tisserand de Tiflis, recueillies par M. Akhverdoff, et la savante Exposition de la foi arménienne, par M. le professeur Messèr.

A la Nouvelle-Nakhitchévan, sur le Don, dans le gouvernement d’Iekaterinoslav, a paru (1792) le Traité d’Astronomie de Jean d’Erzenga, auteur du XIIIe siècle; à Tiflis, le Voyage en Arménie du père Dchalali, religieux du couvent de Sanahin; à Edchmiadzin, la description de ce monastère et des cinq districts de l’Ararad, par le père Schakhatouni, ouvrage précieux parce qu’il contient, ainsi que le précédent, le relevé des inscriptions qui couvrent les ruines des nombreux édifices de la haute Arménie; à Madras, l’Histoire du patriarche saint Nersès le Grand et de l’Arménie sous le règne de l’empereur Valens, par Mesrob, écrivain du Xe siècle, ainsi que l’Histoire de la famille satrapale des Orbélian et de l’invasion mongole, par un membre de cette famille, Etienne, métropolite de la province de Siounik, lequel vivait dans le XIIIe siècle; à Calcutta, le Voyage en Arménie, de M. Mesrob Thaghitian. À cette liste doivent être ajoutées les publications faites à Rome par les élèves arméniens de la Propagande, et qui consistent principalement en grammaires, dictionnaires et livres liturgiques ou de piété.

Je me borne ici à ce petit nombre d’indications bibliographiques, en faisant observer combien le nombre pourrait en être augmenté, puisque l’on compte en Europe et en Asie au moins vingt-deux villes où les Arméniens ont eu ou possèdent actuellement des imprimeries[42]. Celle qu’établit en Hollande, au XVIIe siècle, l’évêque Osgan mérite une mention particulière dans les fastes de l’art typographique, et rappelle avec honneur la patrie des Elzeviers. L’élégance des types d’Osgan les a fait adopter dans les meilleures imprimeries arméniennes, celles de Venise et de Vienne. Parmi les éditions auxquelles il a donné ses soins, on cite une Bible in-4o, avec des vignettes sur bois, comme un chef-d’œuvre d’exécution, ainsi que l’Histoire de l’Arménie sous le règne du roi de Perse Schah-Abbas Ier et de ses successeurs, depuis 1601 jusqu’en 1662, par Arakel.

Ceci me conduit à parler de la presse périodique arménienne. Quoiqu’elle n’ait pour s’alimenter que la ressource des abonnemens individuels et des dons volontaires, et qu’elle ne soit subventionnée par aucun gouvernement, comme le sont les gazettes turkes, elle a pris cependant un développement que celles-ci n’ont point encore atteint. Il n’existe pas de ville tant soit peu considérable habitée par les Arméniens où ils n’aient essayé de se donner un organe de publicité, journal ou revue. Sous ce rapport, ils sont les plus avancés de toutes les nations orientales, et les seuls qui aient conçu la rédaction des journaux sous le double point de vue politique et littéraire. Leurs progrès paraîtront sans doute très restreints, si on les compare à ceux des peuples de l’Europe, chez lesquels la presse périodique a pris le plus d’extension, et où chaque agglomération de vingt-cinq ou trente mille habitans est représentée par un journal; mais ces progrès n’en sont pas moins fort remarquables, si l’on tient compte du peu de temps qui s’est écoulé depuis que le journalisme a été implanté chez les Arméniens, et de leur faiblesse numérique ou sociale comme nation. En prenant pour base le rapport d’un journal par vingt-cinq ou trente mille habitans, et en évaluant les Arméniens à quatre millions d’âmes, on trouve qu’ils devraient avoir de 150 à 160 journaux. Ils sont encore loin de ce chiffre[43].

C’est aux mekhitharistes de Venise qu’est due la création du journalisme arménien, par la fondation en 1812, à Constantinople, du Puzantian Tidag' (l’Observateur de Byzance), qui parut sous le patronage et aux frais de l’association connue sous le nom de Société Arscharounienne (Arscharounian Enguèrouthioun). C’est, à véritablement parler, la première gazette qui sût existé en Turquie dans toutes les conditions de rédaction et de publicité que comporte ce genre d’écrits. Il n’est donc pas exact de prétendre, comme l’a fait M. Ubicini, que le Spectateur de l’Orient, fondé à Smyrne en 1825 par M. Blacque, est la première feuille périodique qu’ait possédée l’empire ottoman[44]. Les guerres de Napoléon, qui occupaient alors l’attention générale de l’Europe, et les conséquences qu’elles pouvaient entraîner, surtout pour la Turquie, tels furent les sujets que traita d’abord et exclusivement l’Observateur de Byzance; mais bientôt, élargissant son cadre, il y fit entrer quelques articles littéraires et scientifiques. Cette feuille ne fut, à proprement parler, qu’un essai : elle ne paraissait que tous les quinze jours et en une demi-feuille seulement; elle dura quatre ans, jusque vers le milieu de 1816. Après un intervalle de seize années et au commencement de 1832, elle fut remplacée par une traduction arménienne du Takvimi Vekâï (Table des Événemens), gazette officielle de la Sublime-Porte, consacrée à enregistrer les nouvelles de l’empire ottoman, les actes du gouvernement, à célébrer en termes pompeux et avec prolixité les innovations et les bienfaits du sultan, mais passant très rapidement sur les faits étrangers. Cette traduction, après s’être soutenue à peine une année, tomba, ressuscita en 1838, pour expirer bientôt après, revivre une troisième fois sous le titre de Courrier de Byzance, et cesser encore au bout de peu de temps. Les autres emprunts faits par les Arméniens à la presse turke sont le Djeridéî Havadis (Registre des Nouvelles), qui parut en 1840, mais qui n’eut qu’une existence éphémère, et enfin le Sedjmaï Havadis (la Semaison des nouvelles), feuille mensuelle encore aujourd’hui en cours de publication.

Le premier journal spécial, et pour ainsi dire officiel, que les Arméniens aient eu à Constantinople est le Haïasdan (l’Arménie), qui fut fondé en 1846, et qui eut pour mission de relater, outre les actes du gouvernement, turk, tous les faits politiques, littéraires et commerciaux, qui intéressaient plus particulièrement les Arméniens. Le Haïasdan, dont les rédacteurs en chef furent MM. J. Tchamourdji-Oglou et J.-B. Agathon, se maintint jusqu’en 1849, époque où des discussions qui s’élevèrent au sein de la nation et un découvert dans les dépenses de ce journal y firent apporter quelques changemens. M. Tchamourdji-Oglou se retira, et en laissa la direction à M. Agathon, qui s’adjoignit dix collaborateurs gratuits. En même temps le conseil civil ou comité national prit ce journal sous son patronage, et lui accorda une subvention sur sa caisse; mais la nouvelle rédaction, empreinte d’un esprit de partialité, excita de vives récriminations, et M. Tchamourdji-Oglou fut rappelé au commencement de 1850. Les vues semi-catholiques que ce dernier laissa percer, en lui attirant de vives semonces de la part du journal de Smyrne, l’Araradian Arschalouïs (l’Aurore de l’Ararad)[45], amenèrent et sa retraite définitive et la fin du Haïasdan. Ce journal fut remplacé en février 1852 par le Noïyan Aghavni (la Colombe de Noë), qui était rédigé par MM. Grégoire Margossian et Isaac Abrôyan, interprètes de la chancellerie impériale, et qui subsista un an environ. Le Noïyan Aghavni a été suppléé par le Massis ou l’Ararad, que dirige aujourd’hui M. Uthudjian.

Outre ces feuilles politiques qui sont hebdomadaires comme la plupart des gazettes turkes, Constantinople a produit deux revues arméniennes mensuelles. La première, le Panassêr (le Littérateur), entreprise par un jeune écrivain, M. Hissarian, a commencé avec l’année 1851, qu’elle a remplie entièrement, mais qu’elle n’a pas dépassée. Les nouveautés littéraires, les matières économiques, la pédagogie, la politique, entraient dans le domaine du Panassêr. La seconde revue, intitulée le Pourasdan (le Jardin des Fleurs), est exclusivement littéraire et a pour fondateurs et collaborateurs les anciens élèves du collège arménien de Saint-Sahag, à Constantinople. Deux autres villes de la Turquie possèdent aussi des journaux arméniens. Dans l’Asie-Mineure, à Isnimid (Nicomédie), s’imprime le Haïrenassêr (le Patriote), qui a débuté vers la fin de 1849, et qui se soutenait encore vers la fin de 1852, d’après les dernières informations qui nous sont parvenues. A Smyrne, l’Araradian Arschalouïs ( l’Aurore de l’Ararad), qui date de 1840, est le premier grand journal qu’aient eu les Arméniens; il est très répandu et a des abonnés jusqu’en Russie et dans l’Inde. Son fondateur est M. Luc Balthasar, qui continue encore de le rédiger. Il était d’abord hebdomadaire, mais depuis l’incendie qui dévora une partie de la ville de Smyrne en 1845, il ne paraît plus que tous les quinze jours. Lorsque la réforme introduite par le sultan Mahmoud dans ses états, et développée par son successeur Abdul-Medjid, eut proclamé l’accessibilité de tous les sujets de l’empire, Turks ou rayas, aux fonctions publiques, quelques Arméniens des plus éclairés et des plus considérables de Constantinople, et à leur tête feu M. Jacques Duz-Oglou, garde des joyaux de la couronne et directeur de la monnaie impériale, comprenant qu’il fallait préparer leurs compatriotes à la nouvelle carrière qui s’ouvrait devant eux et faire leur éducation politique, conçurent l’idée d’un journal destiné à répandre parmi eux des notions exactes et étendues sur la marche générale des affaires en Europe, les institutions et les lois en vigueur dans les divers états, les projets discutés dans les assemblées délibérantes, les conférences diplomatiques, les faits et les découvertes scientifiques, etc. L’exécution de ce projet et la somme nécessaire pour couvrir les premiers frais furent confiés aux mekhitharistes de Vienne, qui, par la création en 1847 de l’Europe, feuille hebdomadaire, ont dignement répondu aux généreuses intentions de M. Duz-Oglou.

A Venise, les mekhitharistes de Saint-Lazare publient depuis 1843 une revue bimensuelle dont le titre Pazmavéb (le Polyhistor ou Polygraphe) indique suffisamment la variété des matières qu’elle embrasse : les sciences naturelles et économiques, la littérature, les antiquités nationales, la biographie des Arméniens célèbres, sont le thème ordinaire de ses articles, rendus attrayans par les séductions d’un style habituellement élégant et par les illustrations qui traduisent la donnée principale du texte sous une forme pittoresque. Le Pazmavéb fait aussi quelquefois des excursions dans la politique, mais en l’envisageant au point de vue spécial du programme qu’il s’est tracé, et lorsqu’elle a un rapport direct avec les intérêts de la nation.

Dans les provinces russes du Caucase, Tiflis a donné naissance à deux journaux arméniens, le Caucase, dont la rédaction était politique et littéraire, et qui, commencé en janvier 1846, n’a vécu que deux ans, et l’Ararad, sorte de revue littéraire et politique, postérieure en date au Caucase, et qui s’est terminée en 1851 par le départ de son rédacteur en chef, M. Gabriel Bogdanian. Dans l’Inde, Calcutta a possédé de 1845 à 1849 l’Azkassér (le Patriote); Madras, le Panassér (le Littérateur), qui est de 1848, et qui au bout d’une année seulement succomba sous le coup de la réprobation que ses critiques acerbes et ses violentes déclamations avaient soulevée. Enfin, dans l’archipel d’Asie, la colonie arménienne qui de l’Inde est passée, il y a quelques années, à Singapore, y a importé avec elle la presse périodique, et a pour organe l’Oussoumnassêr (l’Ami de l’Instruction), qui paraît deux fois par mois, en cahiers à double colonne, lithographies.

Dans cette énumération, je dois faire entrer aussi le Magasin des Connaissances utiles, revue littéraire et religieuse, publiée à Smyrne, sous la direction et aux frais des missions protestantes de l’Angleterre, et qui a duré de 1839 à 1843; le Haïrenassêr (le Patriote), établi dans la même ville par M. Mélik Séloumiants, et qui se soutint pendant deux ans (1843-1845); enfin le Moniteur de Byzance, à Constantinople, rédigé par M. Christophe Osganian, mais qui ne fournit qu’une carrière de quelques mois (1840).

Depuis 1812 jusqu’à présent, le nombre des périodiques arméniens a été de vingt et un, journaux ou revues, outre deux publications qui paraissent par livraisons, mais à des époques indéterminées, les Annales et la Mode[46].

Sur ces vingt et un périodiques arméniens, il n’y en a que six qui survivent aujourd’hui : l’Aurore de l’Ararad, à Smyrne; le Pazmavèb ou Polygraphe, à Venise; l’Europe, à Vienne; le Jardin des fleurs et le Massis, à Constantinople; l’Ami de l’instruction, à Singapore. Les trois derniers étant d’une date récente et n’ayant point subi l’épreuve du temps, il est impossible de calculer leurs chances de viabilité; les trois premiers seuls ont fourni une carrière assez longue pour qu’il soit permis de penser que leur succès est désormais assuré. Ce succès est dû, pour le Polygraphe et l’Europe, à l’incontestable supériorité de leur rédaction, qui a son modèle et sa source en grande partie dans les journaux européens, et à la ligne de modération dans laquelle elle est circonscrite; — Pour l’Aurore de l’Ararad, de Smyrne, à l’importance des informations commerciales que le rédacteur de cette feuille est à portée de recueillir dans cette ville, entrepôt principal du commerce dans le Levant, et qui doivent être surtout appréciées par un peuple essentiellement marchand, comme le sont les Arméniens. Dans cette production de journaux, Constantinople figure pour près de la moitié, sans que ces publications y aient acquis plus de fixité et de consistance que dans d’autres localités beaucoup moins importantes. La durée moyenne de leur existence n’a pas dépassé en effet jusqu’ici dix-huit mois ou deux ans. Cette instabilité prouve que la presse périodique n’est point encore entrée dans les habitudes journalières de la société arménienne, quoique cette multiplicité de feuilles qui cessent et sont remplacées immédiatement annonce les plus louables efforts pour l’y faire pénétrer. Il est vrai aussi de dire que sauf les trois journaux que j’ai cités comme étant en voie de prospérité, et les trois sur l’avenir desquels il est impossible, à cause de leur nouveauté, de se prononcer, les autres, pour la plupart, sont tombés, par suite de leurs tendances en désaccord avec l’esprit et aussi avec les préjugés du public auquel ils s’adressaient ou par le peu d’intérêt de leur rédaction.

Envisagée comme un instrument de régénération et de progrès et tenue jusqu’ici en dehors de toute idée de spéculation industrielle, la presse arménienne a pour elle les sympathies et l’appui de l’élite de la nation, fraction encore minime sans doute, mais dont le patriotisme ne recule devant aucun sacrifice pour répandre parmi les Arméniens les journaux, les livres utiles et les lumières de l’instruction[47]. La munificence particulière rivalise de zèle sur ce terrain avec l’action collective de ces associations, véritables sociétés de mutualité que les Arméniens ont organisées presque partout où ils se sont fixés; mais c’est surtout dans la création des établissemens, d’éducation que ces efforts se sont manifestés depuis une cinquantaine d’années avec le plus de persévérance et ont produit les plus utiles résultats. Il suffira de mentionner les plus importans de ces établissemens pour donner une idée de ce qui a été accompli jusqu’à présent, et de ce qui reste à faire.

Le premier de tous, tant par son ancienneté que par le niveau supérieur des études que l’on y professe et les services qu’il a rendus, est le collège connu sous le nom d’Institut Lazaref des langues orientales (Lazarerkii Institout vostotchnik yazikov), à Moscou. L’histoire de la fondation de ce collège est inséparablement liée à celle de la noble famille dont il porte le nom et à la générosité de laquelle les Arméniens en sont redevables. L’aïeul de cette famille, Manoug Lazar, descendait de l’un de ces chefs arméniens qui, après la destruction du royaume de Cilicie, vers le milieu du XIe siècle, réussirent à se maintenir dans leur patrie asservie, en conservant un reste d’indépendance. Lorsqu’en 1605, Schah-Abbas le Grand transplanta à Ispahan les habitans des provinces riveraines de l’Araxe, Manoug émigra avec eux. Le schah, voulant leur faire oublier la violence qui les avait arrachés de leurs foyers, et donner l’essor à leur industrieuse activité dans ses états, le schah, après leur avoir assigné pour demeure le voisinage d’Ispahan, sa capitale, se montra plein de bienveillance pour eux et leur accorda les plus grands privilèges. Abbas II (1642-1666) investit le fils de Manoug des fonctions de directeur des monnaies et le fit son ministre des finances. Plus tard, le fameux Nadir-Schah (Thamasp-kouli-khan) le nomma kelonther, c’est-à-dire préfet et juge suprême de Djoulfa, le faubourg arménien d’Ispahan. Lazar laissa comme souvenir de son administration deux magnifiques caravansérails, à l’érection desquels il consacra sur ses deniers personnels une somme de 100,000 écus, et où ceux de ses compatriotes que le commerce attirait en Perse trouvaient l’hospitalité. Les révolutions qui suivirent la mort du conquérant persan forcèrent Lazar à quitter Djoulfa; il passa en Russie, attiré par l’accueil empressé que, depuis Alexis Mikhaïlovitch, les tsars faisaient aux Arméniens, et par la protection et la sécurité qu’ils leur offraient dans leurs états. La Russie les voyait alors accourir de tous côtés; Lazar et son fils Jean s’y signalèrent par la création de vastes fabriques de soie et de coton, aux environs de Moscou, par l’exécution de plusieurs opérations importantes de finance pour le compte du gouvernement, et en prenant une part active à la fondation des villes de Kizlar, Mozdok, Grigoriapol et de la Nouvelle-Nakhitchévan. A leur voix, des colonies arméniennes vinrent livrer à la culture les provinces du nord de la Mer-Noire, alors désertes et entrecoupées de marécages, et où croissent aujourd’hui de riches moissons.

Jean mourut en 1813, laissant une immense fortune et après avoir été comblé des faveurs de Catherine II, Paul Ier et Alexandre[48]. Sa dernière pensée fut un bienfait pour ses compatriotes et un nouveau service rendu au pays qui l’avait adopté. Par son testament, il consacra une partie de cette fortune à la création d’une maison où les Arméniens de Russie recevraient une éducation en harmonie avec les besoins et les progrès de la société où ils étaient appelés à prendre place, et qui ouvrait toutes ses carrières à leur activité. La suprême volonté de Jean, dont l’exécution avait été confiée à Joachim, son frère et son héritier, fut remplie avec une libéralité qui outrepassait même les intentions du donateur. Joachim porta le capital de fondation à 500,000 roubles, et depuis lors MM. Jean, Christophe et Lazare de Lazaref, pieux continuateurs de l’œuvre paternelle, l’ont élevé à plus d’un million (4,000,000 de fr.). L’Institut Lazaref, qui date de 1815, a été placé par un oukase du 2-14 novembre 1825 au rang des gymnases et des corps de cadets de second ordre, et sous la dépendance du ministère de l’instruction publique. Il est sous la haute direction du chef de la famille Lazaref et d’un commissaire impérial, qui a été d’abord le général Benkendorf, plus tard le général d’artillerie Arakschéef, et qui est aujourd’hui M. le comte Orlof. L’enseignement, confié à vingt-deux professeurs, comprend l’histoire sainte, le catéchisme du rite grec et du rite arménien, la grammaire russe, l’histoire et la géographie, la statistique, la littérature et la logique, les sciences mathématiques et physiques, les langues latine, française et allemande, et pour les langues orientales, l’arménien, le géorgien, l’arabe, le persan et le turk. Ces cours ont pour objet de former non-seulement des élèves pour le service militaire et civil, mais d’une manière spéciale des interprètes pour les relations politiques et commerciales que la Russie entretient avec l’Asie, ainsi que des instituteurs et des prêtres pour les écoles et les églises arméniennes de l’empire. Cinquante bourses réservées aux orphelins ou aux enfans pauvres leur procurent le bienfait d’une éducation complète et gratuite, et souvent la main bienveillante qui a dirigé leurs pas les soutient encore dans le monde jusqu’à ce qu’ils soient tout à fait affermis.

Dans les deux collèges que dirigent les révérends pères mekhitharistes de Venise, l’éducation est envisagée principalement au point de vue national, c’est-à-dire que, tout en étant européenne pour le fond, elle est adaptée aux exigences et aux besoins de la position que les jeunes gens auxquels elle est donnée doivent occuper au milieu de leurs compatriotes en Orient. Ces deux établissemens sont le collège Raphaël, à Venise, qui est dû à la munificence de feu M. Edward-Raphaël Gharamian, négociant de Madras, et le collège Samuel Moorat, d’abord érigé à Padoue, depuis une dizaine d’années transféré à Paris, et dont le nom rappelle le souvenir de l’homme de bien qui conçut la pensée de cette utile institution, et qui en assura l’existence par un legs de 175,000 livres sterling (4,375, 000, fr.), le cinquième environ de sa fortune. Dans l’une et l’autre de ces deux maisons, l’éducation est basée sur un même système; elle est à la fois littéraire et professionnelle. Conformément au vœu du testateur, elle est dispensée gratuitement aux enfans pauvres, à la condition qu’ils retourneront dans leur patrie pour y répandre ou du moins pour y utiliser les connaissances qu’ils ont acquises. Le collège Raphaël admet de trente à trente-cinq élèves, et le collège Samuel Moorat en réunit soixante en ce moment, pris indistinctement dans les deux communions qui partagent la nation arménienne. Les pères de la même congrégation à Vienne s’occupent aussi, dans leur couvent de la Josephstadt, d’initier aux méthodes européennes les jeunes Arméniens qui leur sont confiés et qui viennent, soit des différentes provinces de la Turquie, soit des principautés danubiennes.

Les provinces de l’empire ottoman et celles du Caucase qui appartiennent à la Russie n’ont pas de ville tant soit peu considérable habitée par les Arméniens où ils n’aient fondé des écoles primaires et d’autres où l’enseignement représente ce qu’est chez nous l’instruction du deuxième degré. Ces établissemens sont ordinairement placés dans l’enceinte ou le voisinage des églises et des monastères, et sous la direction ou la surveillance du clergé. Ils sont entretenus aux frais des associations patriotiques. Les uns admettent des enfans des deux sexes, lorsqu’ils sont tout à fait en bas-âge; d’autres ont un local et des professeurs particuliers pour les filles et pour les garçons; enfin il en est qui reçoivent des filles seulement. Le nombre des enfans du sexe qui fréquentent ces écoles est proportionnellement très limité; leur éducation se borne aux premiers principes du catéchisme, de la grammaire et du calcul et à quelques ouvrages d’aiguille; elle finit de très bonne heure. Cette interruption a pour cause la répugnance qu’ont les mères à se séparer de leurs filles, et le préjugé, si profondément enraciné dans les mœurs de l’Orient, qui séquestre les femmes dans l’intérieur du gynécée et les voue exclusivement aux soins domestiques.

Les villes de la Turquie où l’instruction publique a fait le plus de progrès parmi les Arméniens sont, en Europe, Bucharest, Andrinople, Varna; en Asie, Kaisarié, Sivas, Tokat, Brousse, Smyrne, Erzeroum, Kharbrout, Mousch, Van, Beyrouth, etc. Dans les contrées soumises à la domination russe, ce sont Tiflis, Lori, Koutaïs, etc. Au couvent patriarcal d’Edchmiadzin, il existe un séminaire célèbre parmi les Arméniens, et où l’aspirant aux fonctions ecclésiastiques est conduit du premier degré des études cléricales jusqu’à celui qui le rend digne du titre de vartabed ou docteur en théologie.

Constantinople, en comprenant avec Stamboul ou la ville turke les faubourgs et la banlieue, sur les deux rives du Bosphore, renferme 38 écoles ou collèges arméniens. Ce nombre serait aujourd’hui de 39, si un incendie n’avait détruit à Scutari l’école de Sainte-Croix, dont le personnel est passé depuis au collège de Sainte-Jérusalem, dans le même faubourg. Le chiffre des élèves qui les fréquentent peut être porté de 6,500 à 7,000 environ. Ce total, mis en regard de celui de la population arménienne de Constantinople, nous donne une proportion de 2 1/2 à 3 pour 100, nombre encore bien faible si on le compare à celui des statistiques européennes les plus satisfaisantes, mais dont l’exiguïté s’explique par le peu de temps écoulé depuis que l’instruction publique a pris racine parmi les Arméniens, par les habitudes de la vie orientale qui retiennent les filles dans le giron maternel, et par la circonstance que les classes populaires ne sont point encore entrées dans ce mouvement de rénovation[49].

Le cadre des études suivies dans les établissemens arméniens, plus ou moins large suivant l’importance de chacun d’eux, embrasse dans toute son étendue, outre l’instruction religieuse, commune à tous, la langue arménienne ancienne et littéraire, le turk, le grec moderne, le français et l’italien, les mathématiques jusques et y compris la géométrie, les élémens des sciences physiques, la musique et le dessin. Au séminaire de Saint-Pierre-et-Saint-Paul, fondé en 1851 à Bey-Oglou (Péra) par Mgr Hassoun, primat catholique de Constantinople, et qui est une institution à la fois laïque et ecclésiastique, ces études se continuent au moins pendant dix ans et sont couronnées par un cours de théologie imposé aux candidats au sacerdoce. L’hospice national de Yédi-Rouîé, où sont recueillis les pauvres, les malades et les aliénés, renferme aussi une école qui est à la fois un orphelinat et un lieu de correction pour les enfans indisciplinés. La maison d’éducation la plus considérable des Arméniens à Constantinople, tant pour le nombre des élèves que pour la supériorité des études, est l’école de Saint-Sahag, située à Samathia, dans Stamboul, non loin du palais du patriarche.

En dehors de la zone que nous venons de parcourir en Asie, les renseignemens nous manquent, faute de communications avec ces contrées lointaines. Nous ne connaissons dans la Perse que le collège de Djoulfa, attenant à l’église de l’Aménapherguitch (le Sauveur du monde), et qui porte le nom de la famille Samian qui l’a fondé ou doté, et à Calcutta l’Armenian philanthropie Academy, qui admet de 55 à 60 élèves, et une école de filles sous l’invocation de sainte Santoukhd.

Je m’arrête ici dans la tâche que je m’étais proposée, de peindre la nation arménienne dans les transformations que lui ont fait subir les vicissitudes sans nombre qu’elle a éprouvées, et dans son état actuel. Je me suis efforcé de retracer au vif sa physionomie, en empruntant les principaux linéamens de mon esquisse aux monumens et aux livres originaux. Mon crayon peut s’être égaré quelquefois, mais les indications qui l’ont dirigé, et que j’ai rapportées, sont d’une vérité réelle et historique. Dans la lutte qui s’est engagée entre la Porte et la Russie, et pour laquelle s’arme l’Europe occidentale, cette physionomie devient plus que jamais intéressante pour nous à étudier. C’est entre ces deux puissances que s’est répartie la masse la plus considérable de la nation arménienne, et elle apporte à chacune d’elles un contingent de force peu apparente, mais effective. Dans l’empire ottoman, elle peut mettre au service du gouvernement une habileté financière et une entente des affaires qui rendent son concours indispensable, surtout dans un moment de crise, comme aussi l’aptitude que lui a inoculée l’esprit chrétien de s’assimiler tous les élémens de la civilisation européenne. Deux des services publics les plus importans, la fabrication des poudres et la direction des monnaies, y sont entre ses mains[50]. A la Russie, elle prête l’autorité qu’a sur tout le peuple arménien la voix du catholicos d’Edchmiadzin, dont le trône patriarcal est surmonté aujourd’hui de l’aigle à la double tête, et lui fournit, avec la Géorgie, des généraux expérimentés dans les guerres d’Asie. Les événemens qui se préparent dessineront l’attitude des Arméniens dans les deux camps opposés, et ce ne sera pas une des phases les moins curieuses du drame qui a commencé à se dérouler sous nos yeux.

Sans vouloir préjuger ces événemens, il est possible néanmoins d’entrevoir l’influence que les faits déjà accomplis sont destinés à exercer sur l’état de la société arménienne dans l’empire ottoman. Le traité de la triple alliance, signé le 12 mars dernier entre la France, l’Angleterre et la Turquie, en assurant, comme on l’annonce, aux rayas le droit de propriété, achèvera l’émancipation des Arméniens, commencée par le Tanzimat, dont les dispositions leur ouvrent l’accès à toutes les fonctions publiques. Que le sultan, continuant son œuvre de réforme, les appelle sous ses drapeaux ; qu’il assure à ceux qui s’y distingueront de légitimes récompenses, une position honorable, et il retrouvera en eux ce que trouvèrent dans leurs ancêtres les empereurs de Byzance, — de braves et fidèles soldats, et peut-être aussi des hommes remarquables par leurs talens militaires. L’intervention des puissances occidentales, en rendant définitives et stables les garanties qu’ils attendent aujourd’hui, état civil, égalité parfaite devant la loi, exemption du kharadj et autres concessions[51] stipulées dans le traité qui sera sans doute publié incessamment, les fera passer de l’état de rayas avilis à celui de citoyens libres ; elle leur rendra cette dignité morale qu’ils eurent autrefois et que l’oppression leur a fait perdre. Nous avons vu leurs efforts pour opérer en eux une régénération intellectuelle. Ils se rappelleront sans doute tout ce qu’ils doivent déjà à la France : la vie de Mekhithar menacée par les haines religieuses et sauvée par notre ambassadeur, l’hospitalité et la protection accordées à ceux des disciples de ce savant et pieux docteur qui sont venus fonder à Paris l’un des plus beaux établissemens d’éducation que possède la nation arménienne, et enfin l’émancipation de leurs frères catholiques. Qu’ils continuent à s’abriter sous l’égide de cette France vers laquelle les entraînent leur goût pour sa littérature et sa civilisation, leur sympathie pour ses idées[52]. C’est d’elle que leur viendra la rédemption avec la liberté civile et religieuse, c’est par elle que ces paroles de leur apôtre saint Grégoire l’Illuminateur, « lorsque la nation des braves, la race des Franks, arrivera, la croix apparaîtra sur le sommet de la montagne, » c’est par elle que ces prophétiques paroles, répétées d’âge en âge, trouveront enfin un véritable accomplissement.


ED. DULAURIER.

  1. Parmi les Arméniens d’Angleterre, je citerai M. le chevalier Alexandre Raphaël Gharamian, représentant à la chambre des communes le bourg de Saint-Albans, dans le Hertfordshire, mort il y a trois ans à Londres, laissant une fortune d’environ 16 millions de francs; en Autriche el en Hongrie particulièrement, la famille Djerakian, de Gross Beeskerek, plus connue maintenant sous son nom hongrois de Gyertyanfl, qu’elle prit lors de son anoblissement par Joseph II, et à laquelle appartient le domaine seigneurial de Bolslâ. Des deux frères Gyertyanfl, l’aîné, M. David, était naguère préfet de district et est encore conseiller impérial. Je mentionnerai aussi la famille Kics de Temesvar, qui possédait pour « nu 7 millions d’immeubles, et dont le chef, M. le colonel Ernest Kics, a été fusillé et a eu toute sa fortune confisquée pour avoir pris part à l’Insurrection de Hongrie. Dans le cours de mon travail, j’aurai l’occasion de signaler plusieurs des principaux Arméniens de Russie.
  2. Deuxième édition, p. 25, Paris, 1853. — Les auteurs arméniens de tous les temps sont unanimes pour attester que leur église nationale et officielle a toujours condamné Eutychès. Les passages de ces auteurs ont été rassemblés dans un ouvrage intitulé : Exercice de la foi chrétienne suivant la doctrine de l’église orthodoxe d’Arménie, par M. le professeur Messér. Ce livre, qui a paru à Moscou en 1850, est revêtu du sceau et de l’approbation du catholicos ou patriarche universel des Arméniens, Mgr Nersès. A peine est-il besoin de rappeler que les Grecs repoussent pareillement l’eutychianisme, puisque l’église orientale admet les sept premiers conciles œcuméniques, et que l’auteur de cette hérésie a été anathématisé par le quatrième, celui de Chalcédoine, tenu en 451.
  3. Exposé rapide des persécutions dirigées contre les catholiques arméniens en Orient pendant les années 1827 et 1828.
  4. Voyez les Chants populaires de l’Arménie, dans la Revue du 15 avril 1852.
  5. Édit de Justinien, dans les Novellœ Constitutiones, novell. XXI, « De Armeniis, ut et illi per omnia leges Romanonun sequantur. »
  6. De la branche des Bagratides, qui régna en Géorgie et en Abkhazie à partir du Xe siècle de notre ère, descend la famille Bagration, en Russie. Déjà au temps de Valarsace, premier souverain de la dynastie des Arsacides d’Arménie, lequel monta sur le trône en 117 avant Jésus-Christ, les Bagratides formaient une des satrapies les plus considérables de ce pays. Moyse de Khoren, historien du Ve siècle, qui a consigné et discuté dans son livre les origines de ces satrapies, nous apprend que celle des Bagratides remontait, par une filiation certaine, havasdi, jusqu’à Schampat, l’un des captifs que Nabuchodonosor le Grand emmena de Jérusalem lorsqu’il prit et saccagea cette ville. Schampat, rendu à la liberté par la bienveillante intervention de Hratchia, roi d’Arménie, fut magnifiquement traité par ce prince et s’établit auprès de lui. La famille Bagration peut être regardée aujourd’hui comme une des plus anciennes de l’Europe parmi celles dont la descendance est historiquement prouvée.
  7. Manuscrit arménien de la Bibliothèque impériale de Paris, n° 96, folio 64.
  8. 22 février (5 mars) 1828.
  9. F. Fonton, la Russie dans l’Asie-Mineure, ou campagnes du maréchal Paskévitch en 1828 et 1829, Paris, 1840.
  10. On a pu lire, dans la lettre récente de l’empereur Nicolas à l’empereur des Français, que l’un des griefs articulés par le tsar est que les Turks ont ravagé la province d’Arménie. Les dernières nouvelles venues d’Asie nous ont appris aussi que la ligue d’opérations de l’armée russe s’étend en ce moment du mont Ararad, au centre de l’Arménie, jusqu’à Batoum, sur le littoral de la Mer-Noire.
  11. Le nom d’Edchmiadzin rappelle cette vision miraculeuse de saint Grégoire, puisque ce mot signifie en arménien le Fils unique est descendu.
  12. Rapport de M. le colonel de Lazaref, adressé de Tiflis en date du 24 décembre 1829 (5 janvier 1830), à l’aide-de-camp-général comte Paskévitch Erivanski, commandant du corps détaché de l’armée du Caucase, dans la collection de pièces intitulée : Recueil d’actes et documens relatifs à l’histoire de la nation arménienne, 3 vol. in-4o, Moscou 1833, de l’imprimerie de l’Institut Lazaref des langues orientales. T. II, p. 166-182. Ce rapport a été reproduit en français dans le Port-folio, t. IV, p. 320-335.
  13. Plateau de montagnes couvert de pâturages. Ce mot est turk ou tartare.
  14. Ce nom signifie en arménien honorable, digne de respect.
  15. Boré, Mémoires et Correspondance d’un voyageur en Orient, t. Ier, p. 371.
  16. Panassêr, novembre 1851. — Armenia, a year at Erzeraum and on the frontiers of Russia, Turkey and Persia, by Robert Curzon, London, 1 vol. 1854, John Murray.
  17. Almanach de l’empire ottoman pour 1849, publié à Constantinople.
  18. Die Turkey und ihre Bewohner, 2 vol. in-8o, Vienne 1852. Voici comment M. Lorenz Rigler répartit l’ensemble de la population de Constantinople :
    400,000 Turks.
    250,000 Arméniens.
    130,000 Grecs.
    20,000 Juifs.
    6,000 Hellènes (sujets du royaume de Grèce).
    8,000 Européens de différentes nations.
    814,000 Total.
  19. L’Europe, journal arménien de Vienne, n° du 11-23 mars 1851.
  20. Voyage autour du Caucase, t. Ier, p. 385-386.
  21. « It would be difficult perhaps to find the annals of a nation less stained with crimes than those of the Armenians, whose virtues have been those of peace, their vices those of compulsion. » Correspondance de lord Byron, lettre 258, Venise, 2 janvier 1817.
  22. La réputation de capacité commerciale attribuée généralement aux Arméniens doit être entendue dans un sens beaucoup plus restreint que par le passé. L’un d’eux. M, Hissarian, a montré, dans un de ses articles du Panassêr (cahier de novembre 1851), que ses compatriotes sont restés sous ce rapport bien en arrière des Grecs, qui se sont emparés de tout le commerce de la Turquie, et qui ont fondé des maisons de banque dans les principales villes de l’Europe. La même observation avait été faite auparavant par le rédacteur de l’un des journaux arméniens de Smyrne, l’Araradian Arschalouïs (l’Aurore de l’Ararad), M. Luc Balthasar, qui déplorait amèrement la décadence commerciale de sa nation. Il est vrai que dans l’intérieur de l’empire ottoman les Arméniens ont conservé le monopole des opérations de banque, et que, pour cette branche d’industrie, ils sont sans rivaux; mais il ne faudrait pas conclure de là que leurs richesses sont aussi considérables qu’on se plait à le supposer. Il serait difficile de citer à Constantinople plus de dix ou douze grandes maisons de banque arméniennes. J’ajouterai que, se trouvant souvent à découvert pour les avances qu’elles font aux pachas, elles dépendent de la position essentiellement instable de ces fonctionnaires, et croulent quand ils sont disgraciés. Une autre cause de ruine pour les sarrafs provient des abus de l’administration à laquelle ils ont été livrés jusqu’à présent, abus que le sultan Abdul-Medjid, qui, par ses qualités personnelles, s’est acquis le dévouement et l’affection de tous ses sujets, musulmans ou chrétiens, travaille chaque jour, par les plus généreux efforts, à faire disparaître, il me suffira de dire qu’il était rare autrefois que la richesse une fois acquise se perpétuât dans une famille d’une génération à l’autre. Toutes les grandes fortunes patrimoniales des Arméniens se rencontrent principalement chez ceux de Russie, de l’Autriche ou de l’Inde britannique, là seulement où la possession du fruit de leur activité et de leur industrie leur est garantie par la loi.
  23. Cette assertion se trouve consignée dans un livre où l’Orient est envisagé plus d’une fois sous un point de vue faux ou superficiel, la Correspondance d’Orient de MM. Michaud et Poujoulat.

  24. Haiots aschkharig!.........
    Ov tou i-vaghouts mortsvadz haïrénik;
    Ov tou im serdis anmorats déghik ! (NAHABED.)
  25. Oukase en date du 21 mars (2 avril) 1828 dans la collection des Actes et Documens relatifs à l’histoire de la nation arménienne, t. Ier, p. 278.
  26. Décrets de la congrégation de l’index des 5 et 6 septembre 1853.
  27. Dans le livre intitulé : Exercice de la foi chrétienne suivant la doctrine orthodoxe de l’église d’Arménie, le dogme des deux natures, des deux volontés et des deux opérations en Jésus-Christ, est énoncé en termes formels. J’ajouterai que les préventions contre le concile de Chalcédoine s’effacent de plus en plus. Une brochure dans laquelle ce concile était attaqué, ayant paru dernièrement à Constantinople, a été désapprouvée par la partie la plus éclairée de la nation.
  28. On peut voir quelle indignation manifeste à cet égard un historien du XIIe siècle, Matthieu d’Edesse, dans mon Récit de la première croisade, extrait de sa chronique, et traduit de l’arménien, chap. LXIII. Paris, 1850, in-4o.
  29. Cette pratique d’un second baptême a été rétablie dans l’église russe pour les princes et princesses de la religion protestante qui s’allient à la famille des tsars. Elle a été sanctionnée, d’après la proposition du patriarche Philarète Romanoff (1619 à 1688), par le concile de Moscou tenu en 1620.
  30. M. Desprez, l’Eglise Orient, dans la livraison du 1er décembre 1853.
  31. Il y a quelques autres points, mais de discipline ou rituels seulement, sur lesquels les Arméniens grégoriens sont séparés de l’église latine, comme la communion sous les deux espèces, l’usage de ne verser à la messe que du vin dans le calice, au lieu d’employer le vin et l’eau, la célébration de la fête de la Nativité le 6 janvier avec l’Epiphanie, au lieu de la faire le 25 décembre. Il faut remarquer qu’ayant conservé le calendrier julien ainsi que les Russes et toutes les nations chrétiennes de l’Orient, leurs solennités religieuses tombent à des époques de l’année différentes de celles où elles se rencontrent dans l’église latine.
  32. On a fait courir dernièrement le bruit que les Russes, mécontens de Nersès dans les circonstances actuelles, l’avaient chassé de son siège et mis en prison. Son extrême vieillesse, qui lui interdit aujourd’hui tout rôle actif, rend cette nouvelle invraisemblable. Ce qu’il y a de plus certain, c’est que la Russie, pour qui il n’est plus qu’un instrument inutile, aspire à le voir se démettre de ses fonctions, et à le remplacer par un successeur jeune et plus propre à seconder ses vues.
  33. La date de la confirmation de Nersès comme catholicos par l’empereur Nicolas est du 13-25 août 1843, comme l’indique le Kavkaskii Kalendar (Calendrier du Caucase), qui a paru à Tiflis pour 1853.
  34. Noïyan Aghavni (la Colombe de Noë), n° du 5-17 juin 1853.
  35. Voici comment s’est faite, il y a quelques mois, cette démarche du patriarche arménien de Constantinople vis-à-vis du gouvernement turk et l’incident auquel elle a donné lieu. A l’instigation de Rechid-Pacha, un Arménien se rendit chez le patriarche pour l’engager à rédiger et à envoyer à la Porte une déclaration dans laquelle il exprimerait le dévouement des Arméniens envers le sultan, et la promesse de leur concours dans les conjonctures actuelles. Le patriarche ayant consenti à faire ce qui lui était demandé, la déclaration fut rédigée et reçut la signature des membres du comité national et des chefs des corporations d’états, puis elle fut portée à Rechid-Pacha par le patriarche lui-même, accompagné de cinquante notables tant ecclésiastiques que séculiers. Rechid-Pacha, après l’avoir lue, répondit tout haut que le gouvernement n’avait aucun besoin pour le moment des Arméniens, mais que si leurs services devenaient nécessaires, il les en ferait avertir. En même temps il dit confidentiellement à celui qu’il avait chargé d’agir sur le patriarche qu’il n’avait eu d’autre but, en faisant intervenir ce dernier, que de dissiper les soupçons des Turks à l’égard des Arméniens, qu’ils supposaient beaucoup plus favorables aux Russes que les Grecs, et qui s’apprêtaient à leur faire un mauvais parti. Au bout de quelques jours parut un décret du sultan qui obligeait les Arméniens à fournir 2,500 chevaux à l’armée. Les principaux de la nation voulurent répartir cette contribution entre tous leurs compatriotes et la faire peser principalement sur la classe la plus nombreuse, celle des ouvriers. Ceux-ci, mécontens, éclatèrent en murmures, prétendant que, puisque les notables s’étaient entendus avec le patriarche pour remettre une déclaration à la Porte, ils eussent maintenant à s’arranger ensemble pour payer. C’est ainsi que cette contribution est retombée en très grande partie sur le patriarche et sur quelques banquiers. Le premier a donné deux chevaux, et les autres cinq chacun. L’opinion des Turks sur le compte des Arméniens n’était nullement fondée; mais depuis lors elle a changé, surtout lorsque le Djeridéi Havadis eut répandu à dessein la nouvelle apocryphe que le tsar, soupçonnant les Arméniens de son empire de pencher pour les Turks, avait fait mettre en prison le catholicos d’Edchmiadzin.
  36. Lettres édifiantes, t. Ier, édition du Panthéon littéraire, missions de Perse et d’Arménie.
  37. Sur le registre où s’inscrivent les visiteurs du couvent, on lit les noms de l’empereur d’Autriche François II, des grands-ducs Constantin et Alexandre de Russie, de la grande-duchesse Olga, du comte de Chambord, etc.
  38. Correspondance de lord Byron, lettre 202, à M. Murray, Venise, 17 novembre 1817. On peut voir dans ces lettres la manière affectueuse et touchante dont Byron parle des révérends pères de Saint-Lazare. Son professeur d’arménien fut le vénérable père Pascal Aucher, qui, dans un âge aujourd’hui extrêmement avancé, se plait souvent à rappeler le souvenir de son intimité avec l’illustre poète. Ils composèrent ensemble une grammaire arménienne-anglaise qui a été imprimée au couvent.
  39. Lorsqu’en 1810 Napoléon supprima par un décret les couvens dans le royaume d’Italie, il épargna celui des mekhitharistes de Venise. Cette exception fut provoquée par un de leurs compatriotes, qui occupait auprès de l’empereur un poste de confiance intime, le mamelouk Roustam, Arménien de naissance, dont le véritable nom était Arouthioun (Pascal). Roustam, que tous les biographes font originaire d’Érivan, était de Van. Emmené tout jeune par sa mère dans un voyage qu’elle fit à Jérusalem, il passa de là en Égypte, où plus tard Napoléon le prit à son service. Il y avait encore d’autres Arméniens parmi les mamelouks de la garde impériale, entre autres le nommé Bédros (Pierre).
  40. D’après M. Boré (Correspondance et Mémoires d’un voyageur en Orient, t. Ier, p. 55), qui a visité les mekhiharistes de Vienne en 1839, et auquel ont été empruntés les détails que j’ai donnés sur ces religieux, le dommage que leur fit éprouver la confiscation de leurs propriétés peut être évaluée à 1 million de francs, sans compter la perte de leur mobilier et de leur bibliothèque.
  41. Le confesseur de l’impératrice, femme de François II, était un père mekhithariste.
  42. Voici la liste de ces villes avec la date où les Arméniens y ont importé leur typographie; cette liste a de l’intérêt, parce qu’elle indique les principales localités où se sont étendues leurs colonies, et où leurs instincts littéraires ont trouvé à se développer : Venise, 1565; Rome, 1584 ; Léopol ou Lemberg en Pologne, 1616 ; Milan, 1624; Paris, 1633; Djoulfa, auprès d’Ispahan, 1640 ; Livourne, 1640; Amsterdam, 1660 ; Marseille, 1673 ; Constantinople, 1677; Leipzig, 1680; Padoue, 1690; Smyrne, 1759; Madras, 1772 ; Edchmiadzin, 1774 ; Trieste, 1776 ; Saint-Pétersbourg, 1783 ; Nouvelle-Nakhitchévan, 1790 ; Astrakhan, 1796 ; Moscou, 1707; Calcutta, 1815; Singapore, 1849.
  43. L’Europe, journal publié par les mekhitharistes de Vienne, a consacré une suite d’articles à faire l’histoire de la presse périodique arménienne dans les numéros 28, 30, 34, 35, 37, 38 et 40 de l’année 1850. C’est de cette feuille que j’ai tiré en très grande partie mes renseignemens.
  44. Lettres sur la Turquie, 2e édition, p. 257.
  45. La plus célèbre montagne de l’Arménie, le Massis on Ararad, et l’épisode du déluge que place sur cette montagne la tradition mosaïque réveillent dans l’esprit des Arméniens des souvenirs qui leur sont chers, parce qu’ils leur rappellent la haute antiquité de leur nation, et en même temps leur suggèrent ces dénominations allégoriques qu’ils se plaisent à donner pour titres à leurs journaux, comme l’Aurore de l’Ararad, la Colombe de Noë, la Colombe du Massis, le Massis, etc.
  46. Le prix d’abonnement annuel des journaux hebdomadaires est à Constantinople de 120 à 130 gourousch ou piastres turkes, non compris les frais de poste, somme qui, en calculant le gourousch au taux moyen de 0,25 cent. (La valeur du gourousch a subi des variations considérables et fréquentes : elle était il y a quelques années de 0,20 cent., en ce moment elle est de 0,23.), équivaut à 30 fr. on 32 fr. cent. de notre monnaie. Les revues coûtent de 20 à 40 gourousch, c’est-à-dire de 5 à 10 fr. Le prix de l’Europe à Vienne, avec les frais de poste, est de 10 florins d’argent, ou 30 francs.
  47. Ce sont des libéralités particulières, suggérées aux donateurs par le désir de contribuer à l’avancement de leurs compatriotes, qui ont couvert les frais de cette masse de publications faites par les révérends pères mekhitharistes, et dont plusieurs ont coûté des sommes considérables. Les dons faits dans ces derniers temps pour cet objet par les familles Duz et Dadian de Constantinople doivent leur mériter une éternelle reconnaissance de la part des Arméniens. J’en dirai autant de la famille Lazaref de Saint-Pétersbourg. A Ortha-Keni, dans la banlieue de Constantinople, les souscriptions de l’association littéraire qui porte le nom de Thankaran verdzanouthian (cabinet de lecture) nous ont valu tout récemment la publication d’un historien arménien inédit du Xe siècle, Thomas Ardzrouni, précieux pour la connaissance des expéditions des Arabes en Arménie.
  48. Le château impérial de Robscha, aux environs de Saint-Pétersbourg, avait appartenu d’abord à Jean de Lazaref ; il le céda à Paul Ier, qui avait fantaisie de cette magnifique résidence, jour 500,000 roubles, le quart environ de sa valeur réelle. Le comte d’Artois, depuis Charles X, s’y arrêta pendant plusieurs jours avec sa suite, lorsqu’au printemps de 1794 il passa de Miltau à Saint-Pétersbourg, et il y fut reçu par Jean d’une manière splendide. Castéra, dans son Histoire de Catherine II (t. III, p. 135), a raconté cette réception avec les circonstances les plus ridicules; il dit, entre autres choses, que Lazaref fit souper le comte d’Artois et sa suite avec des Français dont quelques-uns étaient de zélés républicains.
  49. Voici les noms des quartiers de Constantinople, de ses faubourgs et des villages de la banlieue où existent des écoles et collèges arméniens. Cette énumération suit la direction de l’ouest à l’est. — Côté d’Europe : Maker-Keni, Yédi-Koulé, Top-Kapou, Narlé-Kapou, Samathia, Yéni-Kapou, Kboum-Kapou, Guédik-Pacha, Fener, Balad, Eyoub, Khas-Keni, Kasem-Pacha, Galata, Bey-Oglou (Pera), Beschik-Tasch, Ortha-Keni, Kourou-Tchesmé, Roumélie-Hissar, Boradg-Keni, Yéni-Keni et Buyuk-Déré, en tout 30, dont 4 à Koum-Kapou, 3 à Bey-Oglou (Péra), 2 à Eyoub et à Galata, 1 sur chacun des autres points. — Côté d’Asie : Khartal, Alem-Daghi, Cadi-Keni, Scutari, Kousgoundjouk, Kandilli et Beïkos, en tout 8, dont 2 à Scutari et 1 dans chacune des autres localités.
  50. Deux honorables familles de Constantinople, MM. Duz-Oglou et Dadian, sont en possession, les premiers depuis un temps immémorial de la garde des joyaux de la couronne et de la fabrication des monnaies, les seconds de la direction des poudrières impériales. Le chef de la famille Dadian, mort en 1812, était né avec un génie remarquable pour la mécanique, science qu’il devina d’instinct, car aucune étude ne la lui avait enseignée. Il inventa nombre de machines ingénieuses pour l’industrie, pour le service de la marine et de l’artillerie, et réorganisa les poudrières il l’instar des meilleures usines de ce genre qui existent en Europe. Dadian fut comblé de faveurs par les sultans Sélim et Mahmoud. Ses fils continuent aujourd’hui la carrière de leur père et jouissent de la même confiance auprès du sultan Abdul-Medjid.
  51. Voir les documens remis par le gouvernement anglais sur le bureau de la chambre des lords, et publiés par le Moniteur du dimanche, 9 avril.
  52. Un Arménien de Constantinople me faisait dernièrement une observation que je dois rapporter ici, parce qu’elle nous fait bien connaître les dispositions de ses compatriotes dans la crise actuelle, et qu’elle ne manque pas de sens : « Si l’empire turk doit finir, me disait-il, eh bien ! que les Anglais s’en emparent ; ils sont peu expansifs, il est vrai, mais solides et généreux, ce sont des pères de famille ; sinon, que ce soient les Français : oh ! ceux-là sont francs, ouverts, de bons enfans, ce sont des frères ; à défaut des uns et des autres, et faute de mieux, nous serions bien forcés d’accepter les Russes. »