Les Armées françaises et allemandes en 1870

Les Armées françaises et allemandes en 1870
Revue des Deux Mondes6e période, tome 6 (p. 286-314).
LES ARMÉES FRANÇAISES ET ALLEMANDES
EN 1870
À PROPOS D’UN LIVRE RÉCENT

M. Germain Bapst dans son bel ouvrage, Le Maréchal Canrobert ; Souvenirs d’un siècle, en est arrivé, dans ses quatrième et cinquième volumes, aux événemens de la guerre de 1870. Aujourd’hui, il semble bien que tout a été dit sur cette malheureuse époque, tant au point de vue politique et diplomatique qu’au point de vue militaire.

En ce qui concerne les opérations militaires proprement dites, tous les détails nous en ont été révélés d’abord par la Relation officielle du Grand État-major allemand, puis par celle de l’État-major français qui s’achève dans la Revue d’histoire rédigée à la section historique de l’Etat-major de l’armée. Entre temps, de nombreux mémoires ou monographies émanant d’auteurs français ou allemands, qui presque tous avaient pris part aux événemens qu’ils racontent, sont venus rectifier, fixer ou développer certains points de détail.

Cependant, sous la plume de M. Germain Bapst, tous ces événemens politiques ou militaires reprennent une couleur nouvelle qui leur donne un regain d’intérêt, même pour ceux ou plutôt surtout pour ceux qui les connaissent le mieux. Par une documentation précise et détaillée, par des portraits d’une esquisse merveilleuse, M. Bapst, dans un récit alerte et bien ordonné, donne une telle vie à ses personnages, un tel relief au cadre dans lequel ils se meuvent, qu’on croit, en le lisant, assister aux scènes qu’il décrit. Il ne fait ni politique, ni art militaire, il peint, il fait vivre ; et ses peintures et ses résurrections à la vie sont faites d’une telle vigueur, que l’on est immédiatement frappé par la logique avec laquelle les effets se rattachent aux causes. Avec lui, nous assistons au désarroi épouvantable dans lequel se fait une mobilisation non prévue, où tout s’improvise au jour le jour, heure par heure. Avec lui encore, quand les hostilités sont commencées, nous pénétrons dans les états-majors, où nous faisons ample connaissance avec les détenteurs du haut commandement et leurs auxiliaires immédiats. Tous ou à peu près sont présentés en quelques lignes, souvent en quelques mots, qui nous les montrent tels qu’ils sont : les uns confians et impatiens parce qu’ils ont de belles troupes et qu’ils sont contens de faire la guerre, les autres soucieux, en présence du désordre qui règne partout et préoccupés des responsabilités qu’ils vont encourir.

De tous ces portraits, le plus poussé est celui de Bazaine ; le personnage en valait la peine. M. Bapst consacre un chapitre tout entier à l’histoire de sa vie, et de tous ses actes ressort un mélange extraordinaire de finesse et d’incapacité, de bravoure personnelle et de peur des responsabilités. Au demeurant, la conclusion de tout cet exposé est sa parfaite incapacité à occuper l’emploi de commandant en chef que, poussé par l’opinion publique, l’Empereur lui confie le 12 août. En vérité, on devait s’y attendre. Dans toute cette histoire de sa vie, on ne peut trouver une seule occasion où Bazaine eût été à même d’acquérir les connaissances indispensables, pour la conduite des opérations d’une armée de 200 000 hommes. Il ne sort d’aucune école militaire où il aurait pu apprendre au moins qu’il existe une science militaire ; il a fait la guerre en Afrique, même en Espagne avec les Carlistes ; il a combattu vaillamment en Crimée, en Italie, à Puebla. Mais il n’a jamais eu à manier que des unités relativement peu importantes qu’il entraînait et conduisait à la victoire par sa bravoure personnelle. Il n’a jamais rien appris, et toutes ses facultés sont tournées vers des menées politiques, dans lesquelles il triomphe par fourberies et mensonges. Voilà ce qu’était l’homme ; l’œuvre néfaste qu’il a accomplie, en présence de l’ennemi qu’il avait à combattre, ne pouvait être bien différente de celle qu’il a réalisée.


Pour presque tous les autres chefs qu’il nous présente, M. Germain Bapst insiste, non sans raison, sur leur état physique ; ils sont pour la plupart âgés, fatigués et usés. Tous ont de beaux états de service ; ils ont montré leur bravoure et leur entrain en Afrique, en Crimée, en Italie ; mais ils ne représentent plus en 1870 que le souvenir de ce qu’ils ont été. Il est bien certain que ce sont seulement les natures d’élite qui, à l’âge où l’on arrive généralement au haut commandement, ont encore la vigueur physique et intellectuelle nécessaire pour résister aux fatigues et conserver en toutes circonstances, au milieu des spectacles souvent désolans de la guerre et des misères qu’elle entraîne, malgré les émotions violentes et des inquiétudes poignantes, toute la liberté d’esprit et toute la puissance de conception nécessaire. Avec l’âge aussi, le caractère se modifie, la confiance disparaît, le sentiment des responsabilités s’exaspère. On reste bon serviteur, le sentiment du devoir domine toujours ; on l’accomplit scrupuleusement, mais on s’arrête là, on ne va pas au delà de ce qui est commandé.

A coup sûr, les qualités de vigueur et d’entrain du commandement, comme celles qu’on trouve dans les armées du premier Empire où des généraux encore très jeunes ont déjà l’expérience de la guerre, présentent des avantages considérables et peuvent même apparaître comme une première garantie de succès. En 1806 à Iéna, par exemple. Napoléon a trente-sept ans, il est dans la force de l’âge, en entière possession de sa vigueur physique et intellectuelle. Ses généraux sont : Murat, trente-cinq ans ; Davout, trente-six ans ; Lannes, Soult, Ney ont chacun trente-sept ans, Bernadotte quarante-deux ans ; le plus âgé est Augereau, il a quarante-neuf ans. Ils sont tous en pleine force, confians dans le chef qui depuis dix ans les mène de victoire en victoire. En moins de trois semaines, ils gagnent une bataille décisive et s’acharnent à la poursuite de l’armée battue. Devant eux les places fortes capitulent, les débris de l’armée vaincue s’évanouissent. Ils occupent Berlin et s’en vont d’une seule traite jusqu’aux confins orientaux des terres allemandes. Le royaume de Prusse avait cessé d’exister.

Une pareille composition du haut commandement d’une armée est évidemment chose exceptionnelle, et il n’est pas à prévoir que, dans l’état actuel des nations et des armées européennes, elle puisse se reproduire. Pendant les longues périodes de paix, le commandement des armées vieillit, et c’est à une judicieuse et sévère sélection dans l’avancement du temps de paix qu’il faut demander le choix des généraux aptes au commandement du temps de guerre. D’ailleurs, les résultats de cette sélection peuvent être très satisfaisans, comme on a pu le constater pendant la guerre de 1870 pour l’armée allemande, où les généraux du haut commandement avaient, pour la plupart, tout comme les nôtres, dépassé la soixantaine : sans compter le roi Guillaume commandant en chef qui avait soixante-quatorze ans, et le feld-maréchal de Moltke, chef d’état-major général, qui en avait soixante-dix.

L’empereur Napoléon III a soixante-deux ans, mais il est déprimé, usé par la maladie. Il n’a jamais eu une nature guerrière. Son caractère ne comporte ni décision ni volonté. M. Germain Bapst nous l’avait déjà montré en 1859 à la tête de l’armée d’Italie, et, dans le commandement d’une armée cependant victorieuse, nous n’avons vu chez lui que craintes excessives et hésitations dangereuses. Les généraux sous ses ordres sont tous ou à peu près ses contemporains. Sans grande considération déjà pour les qualités militaires du chef qui les conduit, ils sont douloureusement impressionnés par les désordres d’une mobilisation et d’une concentration improvisées dans les plus détestables conditions. Dès le début, en présence des hésitations, des ordres et contre-ordres qui se succèdent sans interruption, ils perdent toute confiance.

Ces considérations montrent bien déjà une certaine faiblesse du commandement de l’armée française, mais elles ne suffisent pas à établir son infériorité vis-à-vis du commandement de l’armée allemande. Cette infériorité tenait à des causes d’un ordre plus général qu’il me semble intéressant de rechercher. Notre armée n’était pas préparée à la lutte entreprise. Son organisation et son instruction ne répondaient pas aux nécessités de la guerre qu’elle allait faire. Les chefs n’avaient pas la doctrine, la troupe n’avait pas les procédés de combat qui leur auraient permis de lutter à armes égales contre l’armée allemande. Pour bien se rendre compte de cet état de choses, il nous faut remonter un peu plus haut dans l’histoire.


La guerre à travers les âges nous apparaît avec des formes et des modalités bien différentes. Dans ce drame sanglant, qui secoue l’humanité à des intervalles plus ou moins éloignés, sans que cependant on puisse en prévoir la disparition, un seul élément est constant, c’est l’homme, qui y apparaît avec toutes ses passions, toutes ses vertus et toutes ses faiblesses, poussées au paroxysme parce que son existence y est constamment en jeu. Mais le but de la guerre, son intensité, ses procédés, ses moyens d’action sont essentiellement variables avec l’état social et politique des peuples et leurs ressources financières et industrielles.

A la fin du XVIIe siècle, tous les Etats européens ont des armées permanentes formées d’hommes enrôlés et soldés, et dès cette époque elles ont atteint le développement qu’elles conserveront pendant le XVIIIe siècle. Ces divers Etats ont leur unité propre, tous ont adopté pour leur gouvernement la forme monarchique. Les souverains se regardaient comme les propriétaires absolus et les administrateurs de grands biens qu’ils s’efforçaient sans cesse d’augmenter, sans que les peuples fussent particulièrement intéressés à ces accroissemens. La guerre devient ainsi uniquement une affaire de gouvernement à laquelle les peuples restent étrangers ; on y procède avec l’argent du trésor du Roi et des armées de mercenaires enrôlés chez soi ou dans les pays voisins. Les souverains eux-mêmes ne maniaient l’instrument de guerre qu’avec circonspection. Ces armées coûtaient cher et, une fois détruites, étaient difficiles à reconstituer. Les entreprises devaient donc être menées avec une extrême prudence ; tout l’art du général en chef consistait à n’employer son armée qu’à coup sûr, c’est-à-dire à ne la porter en ligne que lorsqu’une « décision « avantageuse paraissait certaine. La guerre n’est plus en somme qu’une diplomatie renforcée, une manière plus énergique de négocier, où les batailles et les sièges remplacent les protocoles. A cette époque, le plan de guerre consistait, la plupart du temps, pour l’attaquant à s’emparer d’une province et pour le défenseur à s’y opposer, et les opérations se réduisaient le plus souvent à la guerre de sièges.

On ne recherchait pas la bataille qui coûtait trop cher, et si, d’aventure, on était obligé de la livrer, on en limitait bien vite les effets, pour ainsi dire d’un commun accord entre les adversaires, et les discussions diplomatiques reprenaient leur cours.

En résumé, c’était là une forme réduite de la guerre dans laquelle l’objectif n’est pas la destruction, l’annihilation de l’ennemi, mais seulement un avantage à faire valoir dans les pourparlers pour la conclusion de la paix.

Les procédés du champ de bataille correspondaient à ce concept de la guerre et étaient d’ailleurs en rapport avec l’armement alors en usage. On ne cherche pas la bataille, avons-nous dit, on veut seulement prendre sur l’adversaire des avantages tels qu’il doive renoncer à la lutte et consentir à traiter. Ces avantages, on espère souvent les trouver dans l’occupation d’une position très forte qui vous mette à l’abri des sévices de l’adversaire. De là l’importance capitale que prennent les formes du terrain auxquelles on arrive à donner des vertus intrinsèques. Si l’adversaire se décide à l’attaque, on peut constater que ses procédés de combat sont rationnellement déduits de l’arme dont il dispose. Ses troupes sont disposées en ligne coude à coude, face à la position à attaquer, sur deux rangs pour avoir la plus grande densité de feu et que tout le monde puisse tirer. Mais cette formation, dite en bataille, est prise avant que l’action ne commence, et l’armée ainsi formée s’avance sans autres manœuvres, jusqu’à aborder l’ennemi. C’est la tactique linéaire, dans laquelle l’action se réduit à un déploiement préliminaire et à un assaut. Il n’est pas question de manœuvres pendant la bataille, pas plus que de réserves, qui viendraient, sur un point, achever l’œuvre commencée par les premières lignes. On voit tout de suite que, dans un pareil acte, le rôle des subordonnés doit se borner à exécuter strictement les ordres donnés par le chef. Celui-ci fixe l’ordre de bataille, chacun y prend sa place et, au signal donné, tout le monde marche sur la position à enlever. Les subordonnés n’ont pas à faire œuvre d’initiative, ils n’ont qu’à entraîner leurs troupes dans la direction indiquée.

Les exercices du temps de paix étaient réglés en vue de cette tactique du champ de bataille. Ce ne sont que mouvemens à rangs serrés, compliqués et compassés, dans lesquels on s’efforce de prévoir toutes les situations où la troupe peut se trouver, pour arriver dans tous les cas à réaliser dans un ordre parfait la formation en bataille. L’instruction des officiers ne va pas au delà, c’est la seule chose qu’ils auront à faire sur le champ de bataille.

Ces doctrines règnent au XVIIIe siècle dans toutes les armées de l’Europe. En Allemagne, von der Goltz, dans son livre : Rosbach et Iéna, nous montre, d’après les ouvrages militaires de l’époque, les théories auxquelles conduisait cette façon de concevoir la guerre. C’était une sorte de science géométrique où l’on énonçait de véritables théorèmes[1]. À ces amusemens mathématiques, se joignait l’étude du terrain qui devait être lié d’une façon indissoluble avec toute la conduite de la guerre[2] ; il comptait comme un facteur vivant dans le projet de toute opération de guerre.

Disons tout de suite, sauf à en donner ultérieurement les raisons, que ces doctrines du XVIIIe siècle étaient encore celles de l’armée française, lorsqu’elle aborda les champs de bataille en 1870.

En Allemagne au contraire, on a rejeté bien loin ces idées surannées. Dans l’armée prussienne, après 1815, l’organisation et l’instruction changent complètement el sont fondées sur les enseignemens tirés des guerres de la Révolution et de l’Empire. Si bien qu’en 1870, les armées allemandes mettent en œuvre contre nous des principes et des procédés essentiellement français, inventés par les Français et pratiqués victorieusement par eux pendant près de vingt ans.

En France, c’est seulement après la guerre de 1870 que quelques officiers, recherchant les véritables causes de nos désastres, en dehors des raisons contingentes d’infériorité numérique ou du défaut d’organisation, ont montré l’inanité des doctrines qui avaient inspiré chez nous la conduite des opérations et remis en lumière les principes de la grande guerre. Parmi ceux-ci, il faut citer en première ligne mon ami, le général Cardot. J’ai eu la bonne fortune de le rencontrer au lendemain de la guerre, et j’ai eu bien souvent la primeur de ses écrits pleins de verve et éclatans de vérité, dans lesquels, avec son robuste bon sens, il vous mettait en l’ace des réalités de la guerre et tirait, de cette vue nette et impartiale des choses, des règles de conduite admirables de simplicité. C’est lui, on peut le dire, qui a posé les bases de notre haut enseignement militaire en France. À ce point de vue, tout était à faire, et le général Cardot a été le véritable initiateur. Si les jeunes générations trouvent aujourd’hui à l’Ecole de guerre l’exposé des saines doctrines, il faut qu’elles sachent bien que ces doctrines sont d’introduction relativement récente chez nous et qu’elles n’ont pas été admises et professées sans lutte et sans de grands efforts. Les contemporains et amis du général Cardot qui, comme moi, ont assisté à son œuvre, ont le devoir de proclamer hautement la part prépondérante qui lui revient dans la rénovation de l’instruction militaire en France.

Un des premiers il mit en lumière, en analysant et commentant les écrits du général allemand Clausewitz, le nouveau concept de la guerre inauguré brusquement par la Révolution française. Avec elle nous voyons apparaître l’armée nationale. Ce ne sont plus les rois avec des petites armées de mercenaires qui vont faire la guerre, ce sont les peuples avec des armées qui comprennent tous les citoyens de la nation. On relègue bien loin toutes ces formes, toutes ces modalités de la guerre qu’on appelait guerres diplomatiques, guerres dynastiques, guerres de siège, guerres de position. La guerre a pris sa forme pleine, absolue, comme dit Clausewitz, celle qui veut la destruction, le « renversement » de l’adversaire ; celle qui d’entrée de jeu pose ce dilemme : Cède, baisse pavillon, pose les armes, ou je te tue ; celle qui est caractérisée par la lutte implacable de deux volontés, qui se poursuit jusqu’à ce que l’une cède et soit à la discrétion de l’autre.

C’est la guerre moderne, dit le général Cardot, son concept n’est pas nouveau ; il est, si l’on veut, une réminiscence des beaux temps de la barbarie, ou même un retour à l’état sauvage ; mais ce n’en est pas moins la guerre vraie, que les finesses de la politique avaient fait oublier. Il a été ressaisi un beau jour par la Révolution française et lui a assuré ces interminables et prodigieux succès, contre des ennemis qui en furent tout d’abord épouvantés et décontenancés.

Le nouvel état social en était la cause. Il n’y avait plus en France ni roi, ni dynastie, ni gouvernement ; une nation entière ardente et enthousiaste s’était jetée brusquement sur le pouvoir. s’était substituée chez elle à l’ancien état de choses, le menaçait en même temps chez les autres et portait ainsi un audacieux défi à toute l’Europe. Nation de 30 millions d’hommes, enfiévrés par l’esprit de prosélytisme, qui faisait de la guerre sa chose propre, de l’état de guerre son état normal, et s’asseyait sans façon, lourdement, dans un des plateaux de la balance portés par les fils ténus de la diplomatie européenne.

L’équilibre était rompu. Que pouvaient en effet les armées étrangères, avec leurs maigres effectifs, avec leur organisation savante, mais parcimonieuse, leur tactique étriquée, leurs procédés mi-politiques et mi-militaires, contre cette levée en masse, cette formidable poussée de tout un peuple, dont les énergies étaient exaltées jusqu’au paroxysme ? D’un côté, la force morale, ce facteur infini avec lequel on peut tout et sans lequel on ne fait rien ; de l’autre, aucune force de même nature qui puisse lui être comparée. Aussi, en dépit de leurs imperfections sans nombre, de leur défaut et parfois de leur manque total d’organisation ; en dépit de l’ignorance professionnelle de leurs soldats et de leurs généraux, des fautes de leurs chefs politiques et militaires, les armées de la République allaient de l’avant, poussées par une force irrésistible.

Ces imperfections, remarque Clausewitz, permirent aux armées de l’Europe de résister parfois heureusement et d’opposer une faible digue à la violence du torrent. Mais bientôt, sous la direction habile et puissante du génie de Bonaparte, l’armée française acquit une telle force qu’elle parcourut l’Europe avec une vigueur d’impulsion, contre laquelle les armées de l’ancien système étaient impuissantes.

La réaction se fit quand les puissances européennes s’avisèrent d’opposer à l’adversaire ses propres armes. Elle commença en 1808 en Espagne, où la guerre devint bien vite nationale et populaire ; elle continua en Autriche en 1809 et en Russie en 1812, où des efforts extraordinaires furent faits pour rassembler des réserves et des landwehrs. Enfin elle acheva son œuvre par une formidable coalition qui réunit plus d’un million d’hommes pour battre celui qui avait si longtemps triomphé. Ainsi s’était retournée contre lui la force morale dont il savait si bien la toute-puissance ; les peuples faisaient maintenant cause commune avec les rois et combattaient, la rage au cœur, pour leur délivrance et pour leur indépendance. À ce ressort puissant Napoléon ne pouvait plus opposer qu’un ressort trop faible : le sentiment d’honneur et de gloire. Or, à ce moment, ses généraux et ses soldats étaient rassasiés d’honneur et de gloire.


Tels étaient les instrumens créés par la Révolution française. Quels sont maintenant les procédés employés par celui que Clausewitz a appelé le dieu de la guerre ? L’énoncé en est fort simple.

En ce qui concerne les manœuvres stratégiques, il n’a qu’un objectif : l’armée ennemie ; qu’un but : la bataille. Mais cette bataille ; il veut la gagner et la rendre aussi profitable que possible ; pour cela son génie s’emploie à conserver ses forces réunies et à aborder l’ennemi sur le point le plus compromettant pour celui-ci, vers ses lignes de communication par exemple, comme à Marengo, Ulm et Iéna. Clausewitz a caractérisé la méthode napoléonienne en ces termes : « Commencer par de grands coups, exploiter ses premiers succès pour frapper de nouveaux coups, placer toujours et sans cesse tout son avoir sur une même carte, jusqu’à ce que la banque saute. »

En tactique, sur le champ de bataille, il était imbu, pénétré de cette idée qu’une armée démoralisée est une armée battue, parce qu’elle n’a plus la force morale nécessaire pour mettre en jeu les forces matérielles dont elle dispose.

Partant de là, Napoléon nous apparaît comme le plus terrible agent de démoralisation qui ait jamais travaillé sur un champ de bataille. « On s’engage partout et on voit, » disait-il, et quand il avait vu, il amoncelait ses masses dans la direction choisie et les jetait sur le point également choisi, avec toute l’impétuosité dont elles étaient capables. « Qu’on déchire ou simplement qu’on soulève le voile qui, dans la bataille napoléonienne, dit encore Clausewitz, recouvre ces longueurs indispensables à une première orientation ou nécessaires à l’arrivée d’un corps voisin, et l’on verra toujours l’attaque décisive des masses entrer en scène avec toute sa furie et ses allures tragiques. »

Nous voilà bien loin de la tactique linéaire et de la bataille parallèle du XVIIIe siècle. Il ne s’agit plus d’engager à la fois toutes ses troupes, préalablement disposées sur une seule ligne, face à la position ennemie ; dans la bataille napoléonienne, les troupes sont disposées en profondeur, grâce à quoi on peut d’abord les engager parcimonieusement, jusqu’à découvrir le point sur lequel on jettera les masses jusqu’ici tenues en réserve. On peut ainsi tromper l’ennemi et réaliser la surprise, en apparaissant brusquement sur un point avec des forces telles que l’adversaire ne puisse être en mesure de répondre immédiatement par un pareil développement de forces. Le succès est assuré parce qu’une armée n’est pas une machine formée d’élémens juxtaposés et indépendans, mais bien un organisme vivant pour la destruction duquel il suffit d’un coup assez fortement et assez adroitement frappé.


L’art de la guerre en Europe en était là en 1815, au moment de la disparition du héros. Dans les années qui suivent, que reste-t-il en France de cette expérience de vingt années de guerre et des exemples mémorables qu’on a pu en recueillir ? Rien. Nous assistons vraiment là à un spectacle singulier dans l’histoire d’un peuple ; la réaction est telle qu’on fait abstraction de toute la période qui vient de s’écouler. Il semble à vrai dire que, pour les choses militaires au moins, on ouvre une parenthèse au commencement de la Révolution, (qu’on la ferme à la Restauration, et que rien n’a existé pendant ces vingt années. Partout on revient pour l’armée à l’état de choses qui existait avant 1792.

En fait d’organisation, on ne conserve qu’une armée permanente réduite, sans créer de réserves, ce qui enlevait à l’institution son caractère d’armée nationale et devait nous mettre en état d’infériorité manifeste dans un conflit européen. On fait disparaître les grandes unités de l’armée : brigade, division, corps d’armée, que Napoléon avait créées comme une nécessité en cas de guerre, pour assurer la division du travail qui apparaît indispensable là comme en toutes choses.

En ce qui concerne l’instruction des troupes, on en revient pour l’infanterie au règlement de manœuvres de 1791. Pour la cavalerie, dans l’ordonnance royale de 1829, il n’est question que d’équitation de manège et de mouvemens de carrousel ; son emploi à la guerre n’apparaît pas. On dirait que Lassalle et Murat n’ont jamais existé. En 1832 paraît le règlement sur le service des armées en campagne, et, de l’aveu même de ceux qui l’ont produit, on constate que « cette nouvelle édition est dégagée de ce qui appartenait trop spécialement aux grandes armées d’invasion de l’Empereur et plus rapprochée de l’époque actuelle, sous le rapport des forces et de l’avenir de la France. » C’est donc volontairement qu’on passe outre aux enseignemens des guerres napoléoniennes.


Je n’insisterai pas sur les guerres qui ont suivi. Celles d’Afrique ont été une très bonne école d’endurance pour la troupe, mais une école détestable pour les grands chefs, dont elles faussaient les idées pour ce qui concerne la guerre en Europe. En Crimée, c’est une série de luttes corps à corps ; on y remarque la science de l’ingénieur et surtout la bravoure des troupes. En Italie, c’est le triomphe du décousu et de l’imprévoyance, le succès est assuré par l’entrain et la valeur des troupes.

Mais il y a plus ; pendant cette période presque ininterrompue de succès, qui va de 1830 à 1870, on constate une sorte de discrédit jeté sur les études militaires. Les brillantes fortunes se font en campagne, dans les colonnes d’Afrique ou les guérillas du Mexique ; et les officiers de valeur sont peu tentés de s’immobiliser dans des postes d’étude ou dans les écoles militaires. Dans ces écoles l’enseignement, le plus souvent confié à des officiers de valeur très ordinaire, se traîne dans des théories méticuleuses et étriquées qui n’ont que de très vagues rapports avec la guerre moderne.

Si, maintenant, on passe en Allemagne, et si on envisage au même point de vue la période de cinquante ans qui suit les guerres napoléoniennes, on assiste à un tout autre spectacle. Les Allemands ne font pas la guerre, mais ils s’y préparent par un enseignement constant et méthodique, uniquement et scrupuleusement déduit des événemens des guerres de la Révolution et de l’Empire. C’est Clausewitz qui a été le révélateur de ces guerres auxquelles il avait pris part durant les dix dernières années. Après 1815, il étudie, il analyse avec une rare perspicacité et un profond esprit philosophique les causes des événemens auxquels il a assisté. De ces travaux il conclut à une théorie de la grande guerre qu’il enseigne jusqu’en 1829, année de sa mort, à l’Académie de Guerre de Berlin. Il a réellement formé l’âme de l’armée allemande. C’est à lui qu’elle doit son unité de doctrine.

Les principes ainsi posés par ce haut enseignement ont été mis en pratique par des méthodes d’instruction où l’on retrouve le souci constant de développer le jugement et l’initiative de chacun, à tous les degrés de la hiérarchie. Toutes les études, tous les exercices, toutes les manœuvres n’ont pas d’autre but ; qu’il s’agisse des grands états-majors, des grandes ou des petites unités de troupes, leur instruction consiste toujours à les placer en face d’une situation de guerre et à en rechercher la solution. Combien était différente l’instruction que l’on donnait dans nos garnisons de France avant 1870 ! Ce n’étaient alors que des maniemens d’armes et des manœuvres à rangs serrés sur de petites places d’armes, pendant lesquels s’atrophiait le cerveau de nos officiers, fatigués, ennuyés par la répétition constante d’exercices qui étaient si loin des réalités de la guerre.

En résumé, et pour conclure, en 1870 l’armée française était une armée du XVIIIe siècle formée à l’école de Frédéric, tandis que l’armée allemande était une armée du XIXe siècle formée à l’école de Napoléon.


Cette opposition, qui apparaîtra flagrante pendant toute la durée de la guerre, se manifeste déjà dans sa préparation.

Le projet d’opérations du maréchal de Moltke établi en 1868 débute ainsi : « Objectif principal Paris ; premier objectif, l’ennemi où qu’il soit et les deux grandes voies ferrées de l’Est. Les efforts tendront à refouler l’ennemi au Nord de la zone d’opérations sur Paris, pour l’isoler de la partie la plus étendue du pays, le centre et le midi de la France. »

Après l’énoncé du but final, Paris, dont la chute doit vraisemblablement amener la fin de la guerre, le premier objectif est l’ennemi où qu’il soit ; il faut le trouver, il faut le battre, c’est la première nécessité. Puis viennent les lignes de communication nécessaires et enfin une direction générale de marche pour la suite des opérations. Il n’est pas question de dispositions à prendre pour la défensive. Au cours du mémoire, on envisage seulement l’hypothèse où les Français, incomplètement mobilisés, se décideraient à envahir le territoire allemand du Palatinat. « Dans ce cas, dit le mémoire, on se bornera à reculer le débarquement jusqu’au Rhin, l’ennemi y arrivant se trouvera en présence de forces supérieures, et nous prendrons l’offensive. » Ainsi, cela est bien net, on ne veut pas défendre le terrain, on perdra tout l’espace nécessaire pour gagner un temps suffisant qui permette d’avoir toutes ses forces réunies pour attaquer.

Ainsi se manifeste bien nettement la mentalité de l’armée allemande qui permet de dire au général von der Goltz dans sa « Nation armée : » Pour les Allemands, faire la guerre, c’est attaquer.

Du côté français, les projets élaborés pour le cas d’une guerre avec la Prusse présentent un tout autre caractère. Il y est bien un peu question d’offensive ; mais, ce qui montre l’état des esprits, on désigne comme objectif à cette offensive le pont de Maxau, c’est-à-dire un point géographique et son but n’est pas la bataille, mais. une marche en avant pour séparer les Etats de l’Allemagne du Sud de ceux du Nord.

C’est une pure conception du XVIIIe siècle : l’objectif est un point géographique, et l’on prétend arriver au but poursuivi par une manœuvre, dans laquelle n’entre pas la prévision d’une bataille. Cette velléité d’offensive n’apparaît même que bien timidement, tandis que les mémoires du temps s’étendent longuement sur les dispositions à prendre pour la défense du territoire. Les descriptions des positions de Freschwiller et de Spicheren y sont minutieusement faites ; on prévoit même les ouvrages de fortification passagère à y installer, ainsi que la conduite des troupes qui doivent les occuper. Et cependant ces deux positions, dont on s’était plu à exalter les mérites, furent le théâtre de nos deux premières défaites.

C’était donc bien la guerre de position qui était en ce moment dans l’esprit de notre haut commandement, dont la seule préoccupation paraissait être ainsi la défense du terrain. C’est l’erreur la plus grave qu’on puisse commettre ; elle exclut l’idée de manœuvre, elle entraîne la division des forces et amène fatalement la défaite.

La défense du pays n’est pas la défense des frontières, s’écrie quelque part le général Cardot, on ne défend ni les Alpes ni les Vosges, ni la Meurthe ni la Meuse, on défend la France, et pour cela le but à atteindre est la destruction des forces armées qui la menacent, où que soient ces forces.


La différence de doctrine des deux armées apparaît par la suite dans tous les actes des belligérans.

J’ai insisté plus haut sur ce fait que les procédés de guerre du XVIIIe siècle excluaient toute initiative de la part des subordonnés. C’était l’obéissance passive, absolue, qui était exigée, parce que rien ne devait déranger l’ordonnance de la bataille prévue par le chef. Cette nécessité d’obéissance, on l’inculque dans les exercices du temps de paix et, pendant les cinquante années qui précèdent 1870. on y tient strictement la main en France, à tous les échelons de la hiérarchie. L’armée est ainsi soumise à une étroite centralisation, la conséquence en est que les chefs s’ingénient à faire pleuvoir sur leurs subordonnés un déluge d’ordres formels arrêtant les moindres détails. Double inconvénient : d’une part, ces ordres de détail arrivent le plus souvent à un moment où ils sont inexécutables ; de l’autre, s’ils viennent à manquer, les exécutans, qui sont des habitués d’agir par eux-mêmes, restent dans l’inaction. Cette centralisation à outrance, cette interdiction de toute initiative chez les chefs en sous-ordre fait bien comprendre comment aucun d’eux n’a su porter secours à son compagnon d’armes ou collaborer spontanément à la réalisation des desseins de son chef immédiat.

Dans l’armée allemande il en est tout autrement ; l’initiative chez tous est poussée à un tel point qu’elle conduit parfois aux plus graves imprudences ; mais en revanche, ce besoin d’agir entraîne la solidarité des voisins, et l’imprudence commise est toujours couronnée de succès par l’intervention immédiate et certaine de tous ceux qui peuvent accourir sur le champ de bataille. Je n’en citerai qu’un exemple mis en vedette par le lieutenant général de Woyde, de l’armée russe, dans son livre : De l’initiative des chefs en sous-ordre à la guerre. C’est celui de la bataille de Spicheren du 6 août ; il est caractéristique, en ce sens que c’est la première bataille livrée et que le commandement, dans les deux armées en présence, s’y montre tel qu’il a été préparé par l’éducation du temps de paix.

Les têtes de colonnes des IIe et IIIe armées allemandes sont le 5 août à 15 ou 20 kilomètres de la Sarre, notre frontière ; le 2-’corps français a pris position sur les hauteurs de Spicheren à peu de distance sur l’autre rive. Pour les Allemands, à peu près renseignés sur la situation du corps français, les ordres donnés pour la journée du 6 août sont simplement d’aborder la Sarre en trois colonnes. Mais les généraux prussiens ne se contentent pas d’exécuter les ordres donnés et de faire route avec leurs troupes ; au moment de prendre contact avec l’ennemi, ils comprennent autrement leur devoir. Dès le 6 au matin, on pouvait rencontrer du côté de Sarrebruck, bien en avant de leurs colonnes, les trois généraux qui les commandent. Ils sont là, avides de savoir, de connaître les positions de l’ennemi et ses forces. L’un se décide à attaquer Spicheren, qui lui parait faiblement défendu ; le second pense seulement à occuper Sarrebruck ; mais, rencontrant le premier qui lui fait part de sa résolution d’attaquer Spicheren, il se range à son avis et lui promet son concours. Quant au troisième, informé de ce qui se passe, et estimant que la position française est très forte et que l’attaque projetée peut échouer, il donne immédiatement l’ordre à sa brigade de se porter sur Sarrebruck d’où va partir l’attaque. Entre temps on a prévenu en arrière les commandans de corps d’armée et d’armée, et la bataille commence.

Ainsi, voilà trois généraux ayant chacun un rôle particulier à remplir, qui, poussés par la même pensée, s’en vont en avant de leurs troupes pour s’éclairer et se rencontrent comme s’ils avaient pris rendez-vous. L’initiative, la solidarité, le concours de tous assurent un éclatant succès.

Du côté français, c’est tout le contraire. En arrière du corps Frossard qui combat et résiste avec vaillance sur les hauteurs de Spicheren, sont trois divisions, à deux ou trois heures de marche au plus. Elles entendent le canon, elles ont même reçu un ordre vague de soutenir le 2e corps ; mais les commandans de ces divisions restent collés à leurs troupes, aucun d’eux ne se porte en avant pour se renseigner et n’envoie même des officiers pour se mettre en rapport avec le corps engagé. Celui-ci finit par succomber sous les efforts constamment renouvelés des troupes allemandes qui, jusqu’à la fin du jour, ne cessent d’affluer sur le champ de bataille. Et ces trois divisions françaises, sans avoir rien vu, rien su, ni rien fait, précèdent ou accompagnent le 2e corps dans sa retraite.

Cette soif de pénétrer la situation et ce désir d’agir en raison même de cette situation, qui tourmentaient les généraux allemands, ne se manifestent pas seulement à Spicheren ; on les retrouve partout, au cours de la campagne, sous une forme ou sous une autre et souvent ils interviennent pour suppléer à l’insuffisance et même à l’absence des ordres du haut commandement. C’est ce qui se passe pour les opérations autour de Metz.

Après la bataille de Spicheren, l’intention des Allemands est de tourner Metz en gagnant par des marches forcées les ponts de la Moselle en amont de cette place, pour s’élever ensuite vers le Nord et rejeter ainsi les Français hors de la route de Paris. Il importait donc au haut commandement de savoir si l’armée française était à Metz ou l’avait dépassé et s’était arrêtée sur telle ou telle ligne de défense. Malgré leur énorme supériorité de cavalerie, les Allemands ne font rien pour être renseignés ; aussi les ordres donnés restent vagues et ce sont les sous-ordres qui, par leur initiative, vont préciser la situation. D’abord, le 14 août, un simple général d’avant-postes, von der Goltz, attaque spontanément les troupes françaises qui sont encore sur la rive droite de la Moselle ; il est bien vite soutenu par deux corps d’armée. L’affaire, sans grands résultats immédiats, suffit cependant à retarder l’armée française dans son mouvement et à révéler sa présence aux environs de Metz.

Malgré cela, aucun ordre plus précis n’est donné à la IIe armée qui, passant en amont de Metz, doit continuer sa marche vers la Meuse. C’est seulement le 16 août, grâce à l’initiative du commandant du IIIe corps, que l’état-major allemand est définitivement fixé sur la situation de l’armée française. Ce jour-là, le général Alvensleben va se trouver seul avec son corps d’armée en présence de toute l’armée française. Il ne sait pas ce qu’il a devant lui ; mais ce qu’il sait bien, c’est l’idée directrice du haut commandement dans la manœuvre entreprise : rejeter l’ennemi vers le Nord, avant qu’il n’atteigne la Meuse. Aussitôt que ses têtes de colonne débouchent des ravins situés sur la rive gauche de la Moselle, il prononce son attaque avec une extrême vigueur. C’est le début de la bataille de Rezonville dont M. Germain Bapst fait, dans son cinquième volume, une narration particulièrement intéressante. Les faits et gestes de l’armée française y sont décrits avec la vérité et la précision que donnent les nombreux témoignages recueillis de ceux-là mêmes qui prirent part à l’action ; à chaque heure de cette longue journée, l’auteur nous fait assister avec émotion aux alternatives du combat qui donnent ici l’espérance du succès, là l’épouvante de la défaite. Mais ce qui domine tout, dans ce drame sanglant, c’est l’incurie, l’incapacité ou la perfidie du commandant en chef, Bazaine.

Les chefs sous ses ordres font vaillamment leur devoir ; M. Germain Bapst excelle à nous les montrer pleins d’ardeur, prêts à pousser de l’avant, puis, retenus par un ordre malencontreux, s’arrêtant ou ralentissant leur mouvement. On voit qu’ils ne sont pas dominés, entraînés par la situation qui est sous leurs yeux et dont ils sont les meilleurs juges ; on voit aussi qu’ils n’ont pas, comme dans le parti adverse, la volonté d’atteindre, quand même et en dépit des faiblesses et des incohérences du commandement, le but poursuivi : rejeter les Allemands dans la Moselle et dégager les routes de l’Ouest. Cos vaillans officiers, victimes des doctrines du temps et de leur éducation militaire, méconnaissent les principes de la guerre moderne qui, avec les grandes armées, consacrent la nécessité de la division du travail, et comportent par suite pour les grandes unités une certaine liberté d’agir suivant le but qu’on s’est proposé et dans l’intérêt commun. Ils méconnaissent aussi ce principe, d’ordre essentiellement moral, que tout succès doit être poursuivi sans arrêt et exploité jusqu’au bout, parce que le succès exalte les forces morales de celui qui le remporte et déprime celles de celui qui recule ; si bien que la brèche, une fois faite sur un point, s’élargit bientôt assez pour que toute l’armée y passe.

On a beaucoup écrit sur cette journée du 16 août et non sans raison, car elle apparaît bien comme la plus importante au point de vue de ses conséquences, qui ont été décisives pour les succès ultérieurs des Allemands. Le IIIe corps d’armée allemand renforcé par des détachemens de différentes provenances, dont l’effectif atteignait à peine celui d’une division, a tenu tête aux quatre corps réunis de l’armée française. Cette résistance acharnée, caractérisée d’ailleurs par des attaques incessamment renouvelées, a permis le lendemain à toutes les forces allemandes de s’installer sur les plateaux à l’Ouest de Metz, en nous barrant les routes de la Meuse. En cas d’échec du IIIe corps, c’était toute l’armée allemande rejetée dans la vallée de la Moselle, c’était la liberté de mouvement assurée à l’armée française, au lieu de son investissement et de sa capitulation dans Metz. Les Allemands peuvent tresser des couronnes au général Alvensleben ; en les sauvant ce jour-là, il a assuré leurs succès ultérieurs.

Pouvions-nous, devions-nous être victorieux le 16 août ? Je ne reviendrai pas sur cette question qui a déjà été agitée tant de fois. Cependant le récit de M. Germain Bapst a suscité dans la presse quelques échanges de vues qui lui donnent un regain d’intérêt, principalement en ce qui concerne le rôle du 4e corps français. Ce corps s’engage assez tard dans l’après-midi, à l’extrême droite de notre ligne, et déborde un peu la gauche de la ligne ennemie. Successivement les divisions Grenier et de Cissey, par une vigoureuse attaque, repoussent tout ce qu’elles ont devant elles ; la division de Cissey gagne du terrain et va atteindre Mars-la-Tour et Tronville, quand, subitement, elle reçoit l’ordre de s’arrêter et même de se replier, pour prendre une position défensive, en arrière du ravin qu’elle vient de franchir. Pourquoi ce mouvement de recul en plein succès ? C’est que le général de Ladmirault a vu paraître sur sa droite des troupes du Xe corps allemand qui, faisant œuvre d’initiative, accourent de bien loin au secours du IIIe corps, et qu’il craint lui-même d’être pris en flanc dans sa marche en avant. Pour résister à l’attaque qui le menace, il aime mieux, a-t-on dit, avoir ce ravin en avant de lui que derrière.

Je ne dirai rien de ce que pouvait être la menace de cette contre-attaque allemande ; encore que l’on pourrait citer tel bataillon français qui est resté de cinq heures à onze heures du soir à 800 mètres de Mars-la-Tour et n’y a vu personne, ce qui tendrait à prouver tout au moins que l’attaque des Allemands n’a pas eu grand effet. Mais je veux insister encore sur cette mentalité spéciale de notre commandement d’alors, qui le conduit à s’arrêter en plein succès et à prendre position en face d’une troupe qui s’avance et dont on ne connaît ni l’effectif, ni la puissance d’attaque. Par ce seul fait, on lui donne gain de cause ; et en effet, quel but poursuivait cette contre-attaque allemande ? Dégager la gauche du IIIe corps qui était fortement compromise par la marche en avant du 4e corps français. Si ce 4e corps s’arrête à la simple vue des troupes de secours, il cesse son action contre le IIIe corps allemand et le but poursuivi par l’ennemi est atteint.

Les généraux français de 1806 avaient une autre conception de la conduite à tenir en pareille circonstance. M. Henry Houssaye, dans le récit qu’il a donné, ici même, de la bataille d’Iéna, nous montre Suchet très affairé avec sa division à l’attaque d’un bois, lorsqu’il voit venir à lui un fort parti de Saxons menaçant sa gauche. Loin d’arrêter sa première attaque, il la renforce et l’étend jusqu’à y comprendre le nouvel ennemi qui se présente et il bouscule le tout.


J’ai voulu montrer, dans les considérations qui précèdent, les véritables causes, à mon avis, de notre infériorité en 1870. Elles résident dans ce fait que notre haut commandement a appliqué à la guerre moderne, celle dont le but est l’anéantissement des forces ennemies et qui se fait avec des armées à gros effectifs, des doctrines et des procédés qui ne s’appliquaient au XVIIIe siècle qu’à des guerres ayant un but restreint et exécutées par des armées à effectifs relativement faibles.

Aujourd’hui ces effectifs seraient plus considérables encore qu’en 1870 et la conduite des armées exigera une décentralisation d’autant plus large. Sur des théâtres d’opérations d’une étendue comme celle qu’il faut prévoir, le général en chef ne peut donner que des directives. Qu’il fasse clairement connaître sa pensée, qu’il indique nettement le but qu’il poursuit, et qu’en conséquence il donne à chaque grande unité la tâche qui lui incombe dans l’œuvre commune, et il aura rempli son rôle qui ne peut et ne doit guère aller au delà

Il faut alors aux chefs en sous-ordre l’initiative pour agir selon la pensée du chef, en raison des circonstances qui se révèlent et que le plus souvent nul ne peut prévoir. Cette initiative doit s’étendre, dans la sphère d’action de chacun, à tous les échelons de la hiérarchie. N’avoir pas d’ordres, n’est jamais, pour aucun chef, une excuse à l’inaction. A lui d’en chercher, à lui de se rendre compte de la situation pour agir en vue du but commun.

Mais cette initiative n’est pas innée dans le cœur de l’homme. Tout au contraire, à part quelques natures d’élite, la tendance naturelle est bien plutôt une certaine paresse d’esprit et la crainte des responsabilités qui conduit à l’inaction. L’initiative est une plante qu’il faut cultiver avec soin si l’on veut en recueillir des fruits, et cela dès le début de la carrière de l’officier. Si, pendant toute sa vie, il a été soumis à un régime d’obéissance passive, si, dans tous les exercices d’instruction, il n’a jamais eu à exécuter que des ordres formels et précis, comment peut-on espérer qu’à la guerre, peut-être sur le tard de la vie, à la tête d’un commandement important, il sache penser, réfléchir, apprécier une situation et agir de son propre mouvement ?

C’est donc dans les exercices, dans les manœuvres du temps de paix qu’il faut constamment solliciter le jugement des officiers et les pousser à agir suivant leurs pensées. Hélas ! on voit encore trop souvent des directeurs de manœuvre qui, après avoir donné le thème d’une opération tactique, exigent qu’elle se déroule exactement comme ils en conçoivent l’exécution. On les voit, courant sur le terrain, harcelant leurs subordonnés jusqu’à ce qu’ils soient entrés dans le moule qu’ils ont imaginé. Mais c’est le contraire qu’il faut faire ; une fois le thème posé, le rôle du directeur de la manœuvre est de laisser faire, de pousser à faire ; il doit réserver toutes ses sévérités pour ceux qui ne font rien. C’est après la manœuvre qu’il doit faire ses observations, après avoir entendu et pesé, avec grand soin, les raisons de chacun des acteurs.

Le général Cardot a écrit sur ce sujet de bien belles pages dans son livre de la Doctrine et la Méthode. Les officiers qui seront élevés à l’école qu’il préconise auront naturellement de l’initiative et, quel que soit leur grade à la guerre, ils sauront la montrer.


Les événemens qui se sont déroulés à Metz au mois d’août 1870 ont eu une si grande et si désastreuse influence sur les résultats de la guerre, qu’il est utile et intéressant d’en discerner autant que possible les causes. Et d’abord, pourquoi ces événemens se sont-ils passés à Metz ? Évidemment parce que Metz était une place forte. Après la défaite de Spicheren, le 6 août, les 2e, 3e et 4e corps battent en retraite dans la direction de Metz ; on songe un instant à les arrêter et à résister sur la Nied française, mais cette idée est bientôt abandonnée et les trois corps reçoivent l’ordre de se rendre à Metz où se trouvait déjà le corps de la Garde. En même temps on dirige, par voie ferrée sur cette ville, le 6e corps qui vient d’être formé au camp de Châlons. Il n’est donc pas encore question à ce moment d’une retraite sur la Meuse, en vue d’une jonction ultérieure avec l’armée de Mac Mahon qui, après la défaite de Freschwiller, s’est portée sur la Moselle vers Charmes. Ainsi la première pensée, après la défaite du 6 août, est de faire affluer toutes les troupes de Lorraine dans le camp retranché de Metz.

Est-ce bien là le rôle qui devait être attribué à cette place ? Il me souvient à ce propos d’une leçon qui nous était faite à l’École d’application de Metz en 1866 par notre professeur d’art militaire, le capitaine Perron, depuis général et ministre de la Guerre. Il s’agissait de définir le rôle et l’importance de la place de Metz, et l’exposé qui nous était fait à ce sujet peut se résumer ainsi qu’il suit.

Dans le cas d’une invasion de la Lorraine par des forces supérieures, l’armée française ne devrait pas se laisser enfermer dans le camp retranché de Metz. Abandonnant cette place, pourvue d’une garnison suffisante, elle battrait en retraite dans la direction de Nancy et des Vosges, pour venir prendre position sur les plateaux de Charmes et de Rambervillers, en appuyant sa droite aux Vosges à hauteur de Saint-Dié.

Dans cette position, l’armée française, malgré son infériorité numérique, pourrait arrêter l’envahissement du pays ; car devant elle l’ennemi n’oserait marcher sur Paris, tandis que, par ses relations faciles avec le Sud et l’Ouest, elle pourrait recevoir des renforts qui tendraient à rétablir l’égalité des forces.

Quand bien même l’armée française serait obligée de rétrograder sur Belfort, à la pointe Sud des Vosges, rien ne serait compromis ; parce que, conservant toujours ses communications assurées avec le centre du pays, elle pourrait sans cesse recevoir des renforts et des ravitaillemens.


Que serait-il advenu en 1870, si l’on avait adopté le système de défense préconisé dans les lignes qui précèdent ? Il est bien difficile de formuler une opinion sur l’issue finale de la guerre ; mais on peut affirmer du moins que si, après les défaites de Spicheren et de Freschwiller, nos armées d’Alsace et de Lorraine s’étaient retirées vers le Sud, parallèlement aux Vosges, elles n’auraient pas été séparées définitivement. L’ensemble de nos forces aurait ainsi formé une seule masse qui, en communication constante avec le reste du pays, pouvait manœuvrer et combattre, sans s’exposer à des désastres comme ceux de Metz et de Sedan.

Les événemens tels qu’ils se sont passés nous montrent au contraire le rôle néfaste qu’on a fait jouer à la place de Metz. Cela avait été une première faute d’y installer dès le début le grand quartier général des armées. D’une façon absolue, une place forte ne doit contenir qu’un quartier général : celui de son gouverneur ; et une seule catégorie de troupes : celle qui compose sa garnison. Cela en fut une plus grande encore d’y faire converger toutes nos forces de Lorraine, en en faisant une sorte de relais dans la marche qu’elles devaient ultérieurement entreprendre vers la Meuse. Elles s’y sont attardées, et ce retard a été la cause de leur investissement et par suite de leur perte.

Les places fortes ont un attrait, peut-être naturel, mais dans tous les cas bien dangereux, pour les armées battues. Elles y cherchent un refuge et y trouvent la mort en entraînant, faute de vivres, la chute de la place, bien avant que sa limite de résistance ait été atteinte, si elle n’avait contenu que sa propre garnison. Quant à recouvrer la liberté, en rompant sur un point la ligne d’investissement, c’est une arrière-pensée et un espoir que l’on peut avoir en entrant dans la place ; mais l’histoire et le raisonnement montrent que la réussite d’une pareille opération est à peu près impossible. En admettant même que l’armée investie parvienne à briser de haute lutte le cercle qui l’enserre, où pourrait-elle aller, sans lignes de communications ni ravitaillement ? Le temps est passé où des armées de faible effectif pouvaient prendre pour base d’opérations des places fortes, plus ou moins bien approvisionnées. Dans la guerre moderne, il faut aux armées qu’elle met en jeu la libre disposition de tout le pays en arrière d’elles. C’est là où, avec un puissant réseau de chemins de fer, elles iront drainer sur toute l’étendue du territoire, les énormes ravitaillemens de toute nature qui leur sont nécessaires.

Une armée investie est donc exposée au plus grand danger ; elle court au pire désastre : la capitulation. Après une bataille perdue en rase campagne, l’armée subsiste quand même ; il n’y manque que les morts et les blessés et l’on peut recommencer ; mais après un investissement et une capitulation, il ne reste plus rien : Metz et Sedan nous ont valu cela en 1870.

Le crime, inconscient ou non, commis par Bazaine, en donnant, à la stupéfaction de tous, dans la soirée du 16 août, l’ordre de se replier sur Metz, sous prétexte de la nécessité des réapprovisionnemens en vivres et en munitions, est le premier acte du drame, dont le dénouement devait être la capitulation et la perte totale de l’armée. Dans son prochain volume, M. Germain Bapst nous en exposera le second, en faisant le récit des événemens de la journée du 17 et de la bataille du 18 août. Il nous montrera toute l’armée française, répartie sur une ligne de défense presque au pied des glacis des forts de Metz, pendant que les armées allemandes, libres maintenant dans leur mouvement, se réunissent sur le terrain de la bataille du 16 août que nous leur avons volontairement abandonné. Il nous montrera aussi, pendant toute la journée de la bataille du 18 août, l’armée française conservant, sur tout son front, une attitude de défense passive et immobile, qui la condamnait par avance, quel que fût son héroïsme, à succomber sous les coups répétés de l’ennemi. Si telles étaient les intentions du haut commandement, mieux valait rentrer tout de suite dans Metz et épargner à l’armée des pertes que les dispositions prises rendaient forcément inutiles.

Tous ces événemens du 14 au 18 août, qui ont amené la catastrophe de Metz, ont un premier responsable : c’est le commandant en chef Bazaine. Son procès a été fait et jugé. Mais il faut bien constater aussi qu’ils mettent en évidence l’insuffisance et les défauts de l’éducation militaire de notre armée, qui s’était attardée aux doctrines d’un autre âge. C’est là, comme je l’ai déjà dit, la cause principale de nos désastres et chacune des étapes douloureuses de cette malheureuse guerre peut être invoquée pour montrer combien nous ont été funestes ces procédés des XVIIe et XVIIIe siècles, dans lesquels il n’est question que de positions défensives à occuper et d’appui à tirer des places fortes. Il peut être intéressant à ce point de vue de rappeler sommairement les faits.

Au début des hostilités, nos forces d’Alsace composées des 1er, 5e et 7e corps, gardent les Vosges et sont pour cela réparties sur près de 200 kilomètres de Bitche à Belfort, où le 7e corps est encore en formation. La IIIe armée allemande qui leur est opposée comprend 5 corps d’armée réunis en une seule masse sur la rive gauche de la Lauter. Après la malheureuse aventure du 4 août, à Wissembourg, où une de nos divisions lancée seule en avant, on ne sait trop pourquoi, est battue, on songe bien du côté français à concentrer ses forces et des ordres sont donnés à cet effet ; mais on n’a pas l’idée de manœuvrer pour gagner du temps et assurer la concentration des troupes avant d’aborder l’ennemi. La pensée dominante est l’occupation de la position de Freschwiller, position reconnue depuis 1867 et fixée d’avance. On y amène dans la journée du 5 août toutes les troupes qui peuvent s’y rendre, c’est-à-dire 5 divisions, et on y attend passivement l’ennemi. On y est attaqué et battu le lendemain par 5 corps allemands.

Le même jour, en Lorraine, le 2e corps français obéit aux mêmes préoccupations, en acceptant la bataille sur la position de Spicheren, également reconnue et fixée d’avance. Il y a en arrière le 3e et le 4e corps ; personne ne songe à manœuvrer pour faire la jonction de toutes ses forces et opposer à l’ennemi des effectifs en rapport avec les siens. Non, la position est jugée forte par elle-même, on s’y tient et on s’y fait battre.

Je ne parlerai plus de Metz, ce que j’en ai dit suffit à montrer le rôle néfaste que l’incurie du commandement a fait jouer à cette place.

Vient ensuite la malheureuse affaire de Sedan. Une armée forte de 4 corps, comprenant 140 000 hommes, est reconstituée vers le 20 août au camp de Châlons. Pour des raisons de politique intérieure, on hésite d’abord sur la direction à lui donner ; puis on se décide à la porter vers Metz d’où l’on espère que Bazaine pourra sortir. Mais il est trop tard pour prendre la route directe par Sainte-Menehould et Verdun, si l’on veut éviter une rencontre avec la IIIe armée allemande qui est déjà en route dans la direction de Paris ; on passera au Nord de l’Argonne pour aller à Metz par Montmédy. Cette marche commencée le 23 août s’exécute dans des conditions déplorables et avec une lenteur telle que, dès le 27, les colonnes sont harcelées par des partis de l’armée ennemie qui, informée du mouvement de l’armée française, a interrompu sa marche vers l’Ouest pour se porter vers le Nord. Après l’affaire de Beaumont du 30 août et le passage de la Meuse, l’état de notre armée est tel que l’on renonce à continuer le mouvement sur Metz, et alors apparaît cette conception extraordinaire de faire refluer l’armée sur la place forte de Sedan où elle pourra se reposer en toute sécurité. Ainsi voilà une petite bicoque qui, parce qu’elle est entourée de remparts et de fossés, est assignée comme point d’arrêt pour un repos à une armée de 140 000 hommes ! Si ces remparts et ces fossés n’avaient pas existé, l’armée, au lieu de s’arrêter le 31 août, pouvait, malgré son extrême fatigue, continuer son chemin sur Mézières, et échapper, au moins en grande partie, à un investissement qui a entraîné le plus effroyable désastre que l’histoire des guerres ait jamais enregistré.

Quelque pénible que soit cette revue rétrospective de nos désastres, je crois utile de la continuer, en s’en tenant au point de vue spécial que j’ai envisagé.

Paris, place forte, nous est imposé par notre excessive centralisation ; centralisation telle que du jour où Paris, siège du gouvernement, tête du grand corps qu’est la France, tombe entre les mains de l’ennemi, la France peut être obligée de s’avouer vaincue. Du reste, Paris, par sa belle défense en 1870, a très bien rempli son rôle de place forte en immobilisant pendant plus de quatre mois la plus grande partie des forces allemandes. Mais on peut se demander s’il n’eût pas mieux valu, pour la défense du pays, qu’une partie des gros effectifs réunis dans la capitale fût venue grossir nos armées de province. La durée de la résistance de Paris n’en eût pas été diminuée d’un jour, et un appoint d’une cinquantaine de mille hommes, tout organisé dès le mois d’octobre, eût été une grosse force pour les armées qui tenaient encore la campagne en province.

Le premier théâtre d’opérations de ces armées de province a été les environs d’Orléans et leur première affaire fut la victoire de Coulmiers du 9 novembre. C’est que là, même avec des forces improvisées, nous avons pris l’offensive et cette offensive a été couronnée de succès. Cependant, en y regardant d’un peu plus près, on peut encore constater que nos troupes se sont engagées suivant les principes de la tactique linéaire du XVIIIe siècle, en ce sens qu’elles se sont complètement déployées, avant d’aborder l’ennemi, avant de connaître l’étendue du front qu’il occupait ; si bien qu’une partie seulement de nos forces a réellement produit un effet utile et que, sur 65 bataillons présens sur le champ de bataille, 27 seulement furent engagés. Le résultat a été que nous n’avons pas su recueillir de la victoire tous les fruits qu’on pouvait en retirer.

Après la victoire de Coulmiers, l’armée de la Loire s’arrête, comme stupéfaite de son succès, sans songer à l’exploiter, et s’installe au Nord d’Orléans. On s’empresse de faire autour de cette ville des ouvrages de défense d’un développement considérable. L’armée qui est en avant a pour consigne de s’y retirer en cas d’échec. Ces échecs se produisent les 2, 3 et 4 décembre, au moment de l’arrivée, dans cette région, de l’armée allemande qui avait fait le blocus de Metz. Les attaques de cette armée contre les forces françaises au Nord d’Orléans sont tellement violentes que, dans leur retraite précipitée, celles-ci n’ont pas le temps de s’installer dans les ouvrages improvisés qui couvrent la ville et sont forcées de s’écouler à l’Est et à l’Ouest. Étant donné les idées qui régnaient alors, on peut aller jusqu’à dire que cette retraite, au delà des lignes de défense prévues, nous était plutôt favorable, car les troupes françaises échappaient ainsi à l’immobilisation et peut-être à l’investissement.

De ces troupes échappées d’Orléans, on fait deux armées, c’est-à-dire qu’on divise ses forces, ce qui est manifestement une faute grave ; une première partie constitue la 2e armée de la Loire qui se retire vers l’Ouest. Elle lutte en rase campagne pendant près de deux mois, tenant en échec d’importantes forces ennemies qui, malgré leurs succès, subissent des pertes considérables par suite des fatigues qu’elles endurent. Cette armée a une grande partie du pays derrière elle, ses ravitaillemens de toute nature sont assurés. Elle manœuvre en toute liberté, les échecs qu’elle subit ne compromettent jamais son existence, et quand, après la chute de Paris, on arrive à la conclusion de la paix, elle constitue, avec l’armée du Nord, les seules forces à mettre en balance avec les exigences du vainqueur.

La deuxième partie des troupes battues en avant d’Orléans constitue l’armée de l’Est. On la dirige par la vallée de la Saône sur les flancs de la zone d’invasion et on lui donne comme objectif de secourir et de débloquer la place de Belfort. En réalité, le but utile que devait poursuivre cette armée était de menacer et de compromettre les communications des armées allemandes. Or, ces communications ne passaient pas par Belfort ; la belle résistance de cette place suffisait à interdire aux Allemands l’usage du chemin de fer qui la traverse. Le point faible des communications allemandes était au Nord des Faucilles, vers Toul et Nancy. Le général Werder sentait bien que là était le danger, puisqu’il prend soin de se retirer sur Vesoul, où il était en situation de couvrir les passages des Faucilles plutôt que Belfort. Ce n’est qu’après la bataille de Villersexel que les intentions de l’armée de l’Est de marcher sur Belfort se manifestent, et alors toutes les forces allemandes se réunissent pour couvrir l’armée de siège et repousser notre armée, qui est obligée de battre en retraite. Entre temps, deux corps d’armée allemands sont venus des environs de Paris, à travers toute la France, couper ses lignes de communication de la vallée de la Saône et la rejeter dans le Jura, d’où elle est obligée de chercher un refuge en Suisse. Encore une armée perdue ; c’est la troisième que nous perdons complètement dans cette malheureuse guerre, et la cause de cette perte est encore à imputera l’application des doctrines de guerre du XVIIIe siècle, de cette époque où faire lever un siège était un résultat suffisant pour une campagne.

Mais pourquoi débloquer Belfort ? Les places fortes sont faites pour être assiégées et tant qu’elles résistent, elles remplissent leur office. S’il faut encore leur envoyer des armées de secours, ce n’est vraiment pas la peine de les ériger à grands frais et de leur affecter des garnisons, qui sont toujours autant de pris sur l’ensemble des forces du pays.

Loin de moi la pensée de proclamer ici l’inutilité des places fortes et de la défense des positions en général. Dans la défense des Etats, il y a toujours sur les routes d’invasion des points dont il importe d’interdire à tout prix la possession à l’ennemi, telles sont aujourd’hui par exemple les voies ferrées de pénétration, et les places fortes à grandes dimensions et à forte garnison sont pour cela nécessaires. D’autre part, les manœuvres des armées comportent le plus souvent un champ offensif et un champ défensif. Dans la zone offensive, il faut pouvoir réunir et faire mouvoir en toute liberté la plus grande partie de ses forces, et pour cela on tâchera d’attirer et d’immobiliser dans la zone défensive, avec le moins de monde possible, la majeure partie des forces ennemies. C’est dans ce cas que l’occupation de solides positions renforcées au besoin par la fortification peut rendre les plus grands services. Mais ce ne doit être jamais là qu’une partie de la manœuvre, dont le but final doit toujours être l’offensive, condition première et indispensable du succès.

Dans cet énoncé sommaire des principaux événemens de la guerre, j’ai seulement voulu faire ressortir les erreurs de doctrines commises par notre armée, d’une part, en adoptant partout, d’une façon systématique et d’entrée de jeu, une attitude défensive à l’exclusion de toute manœuvre, de l’autre, en demandant à la fortification ce qu’elle ne peut pas donner et en voulant lui faire jouer un rôle de sauveur des armées pour lequel elle n’est pas faite.


Le but de cette étude a été de montrer combien étaient différentes les deux armées qui se sont abordées sur les champs de bataille de 1870. Cela c’est le passé. Depuis cette époque, en France, les progrès nécessaires ont été réalisés. On les doit pour la plus grande part à l’Ecole supérieure de guerre. Dès sa création qui date déjà de 1876, il s’y est formé un centre d’études qui, d’abord timide en ces essais de critique et d’énoncé de principes, a peu à peu affirmé sa doctrine et son enseignement bientôt admis et recherchés par toute l’armée. Les nombreux officiers sortis de cette Ecole et répandus dans les divers états-majors et corps de troupes, ont d’abord agi par simple contact avec leurs camarades, chez qui ils suscitaient la curiosité et le désir de savoir. Puis, plus tard, ceux d’entre eux qui sont arrivés aux grades élevés ont eu l’autorité et l’influence suffisantes pour faire édicter des règlemens en conformité avec la doctrine, qui a été de cette façon imposée à tous. L’œuvre ainsi accomplie vient d’être fort heureusement poursuivie par la création d’un cours de hautes études militaires, où des officiers supérieurs, ayant déjà l’expérience et la maturité de l’âge, viennent chercher un complément d’études sur des questions d’un ordre plus général et plus élevé, qu’ils n’ont pas l’occasion de traiter dans la pratique journalière de leurs occupations du temps de paix. Je crois donc sincèrement aujourd’hui que, au point de vue que j’envisage ici, l’armée de la France n’a rien à envier aux autres armées de l’Europe.


Général DELANNE.

  1. Bulow posait des principes comme celui-ci : « Lorsque la base est devenue suffisamment grande pour que les deux lignes qui en joignent les extrémités à l’objectif fassent un angle de 60°, on peut se porter en avant, mais pas avant. »
  2. A Iéna, Massenbach, chef d’Etat-major de Hohenlohe, disait : « Nous nous laisserons attaquer, mais nous serons battus si nous occupons une position autre que celle d’Ettersberg. »