Les Armées de la Révolution et la discipline

Les Armées de la Révolution et la discipline
Revue des Deux Mondes6e période, tome 41 (p. 756-785).
LES
ARMÉES DE LA RÉVOLUTION
ET LA DISCIPLINE


« Il faut que dans une armée règne le plus parfait despotisme. »
(GEORGE WASHINGTON.)


« C’est la discipline qui fait la gloire du soldat et la force des armées, écrivait Carnot. Elle est le gage le plus assuré de la victoire. C’est par elle que toutes les volontés se réunissent en une seule, que toutes les forces partielles concourent à un but unique. »

Plus simplement, Napoléon devait écrire de son côté, le 18 mai 1807 : « Ce n’est pas le nombre des soldats qui fait la force des armées, mais leur fidélité et leurs bonnes dispositions. » On le verra d’ailleurs au cours de sa carrière répéter dans cent lettres, et répéter encore à ses confidens, — de Mombello, en 1798, à Sainte-Hélène, à la veille de sa mort, — que « la discipline est la première qualité du soldat, la valeur n’étant que la seconde. »

Il le savait de reste, ayant expérimenté dans vingt campagnes et cent combats ce que peuvent des soldats valeureux, tant qu’ils sont tenus par le respect des ordres, ce qu’ils cessent de pouvoir dès que se relâche chez eux l’obéissance aux ordres. Mais déjà le capitaine Bonaparte, comme le capitaine Carnot, avait pu se faire sur ce point une conviction arrêtée : le spectacle singulièrement édifiant que leur avait fourni, de 1790 à 1794, la crise de la discipline, avait, plus que toute expérience ultérieure, pu asseoir leurs principes et fonder leur doctrine.


I. — L’ARMEE DE 1789

A dire vrai, cette doctrine n’était pas nouvelle. Sans remonter jusqu’à Caton l’Ancien qui, ayant, comme chef de guerre, rendu de grands services à la République, avait dans sa vieillesse entrepris d’écrire un traité de la discipline, estimant « qu’il deviendrait plus utile à sa patrie en écrivant sur la discipline militaire qu’il ne l’avait été par ses victoires, » il n’est pas chez nous un chef qui, dans le passé, n’eût affirmé, sinon avec autant d’autorité, du moins avec autant de conviction, ce que l’Empereur ne devait cesser de proclamer. La preuve en est dans l’abondance des ordonnances royales et des règlemens militaires destinés « à réprimer les excès des gens d’armes. » Le mot discipline avait alors, il est vrai, une généralité qu’il a perdue : il désignait l’ensemble de l’art militaire. C’est dans ce sens que l’emploie l’ordonnance du 28 avril 1653, due au ministre de la Guerre Le Tellier, père de Louvois ; c’est dans ce sens que l’emploie encore Louvois lui-même dans maintes circonstances. Et cela est caractéristique : pour que le terme qui, pendant tout un siècle, avait été appliqué à l’art militaire tout entier, fut ensuite employé pour en désigner une des parties, il fallait que celle-ci parût en quelque sorte le fondement et la condition essentielle des autres.

Malgré tout, l’ancien régime n’avait pu établir dans l’armée une discipline constante. Les vieilles bandes, recrutées souvent parmi les gens qui étaient si peu l’élite de la nation qu’ils en étaient parfois l’écume, se battaient souvent bien, mais ne connaissaient le plus souvent ni foi ni loi. Beaucoup de ces soldats, rabattus sur l’armée par des racoleurs, étaient gens de sac et de corde, des enfans perdus, des enfans terribles : un de leurs anciens capitaines, devenu l’un des députés démocrates de 1789 et, partant, peu suspect de honnir les humbles, Dubois-Crancé, devait dire à la tribune de l’Assemblée Constituante que les régimens où il avait passé n’étaient souvent composés que de chenapans, de « vrais brigands. »

Tandis que le roi de Prusse, Frédéric le Grand, avait su, après son père, « le roi sergent, » faire de sa petite armée une troupe tenue par une sévère « discipline, » les armées du roi de France, loin de s’améliorer au XVIIIe siècle, s’étaient, de plus en plus, livrées au désordre. Et ce double fait suffirait à expliquer comment, pressé par tant d’ennemis, Frédéric avait pu, avec des effectifs très inférieurs, battre à Rosbach l’armée du maréchal de Soubise. Napoléon, qui avait étudié plus qu’homme du monde les campagnes de Frédéric II, admirait avant tout dans son armée cette étroite discipline, principe de tous ses succès.

A la vérité, un ministre de la Guerre, formé à l’école frédéricienne, Saint-Germain, avait, à la fin du XVIIIe siècle, essayé d’introduire dans l’armée française le caporalisme prussien, prescrivant les punitions corporelles, les coups de plat de sabre et la fustigation des soldats indisciplinés. La réforme n’avait eu aucun effet : d’une part, le corps des officiers nobles, Français et par conséquent naturellement humains, et plus précisément à cette époque imbus des doctrines humanitaires que Jean-Jacques Rousseau avait mises à la mode, répugnait plus que jamais à employer de tels procédés, et, d’autre part, le soldat français paraissait si peu propre à s’y plier que la haine en fût sortie plus sûrement que l’ordre. Chaque peuple a son tempérament : le Prussien peut, par la peur des coups, devenir un héros ou tout au moins un merveilleux « outil tactique ; » le soldat français, infiniment plus intelligent et plus cordial, doit être autrement mené ; la conscience, la raison, le sentiment jouent dans la discipline de nos troupes les principaux rôles ; ils en sont les élémens essentiels ; le Français, guerrier sans peur, n’est guerrier sans reproche que lorsqu’il a plus ou moins, en quelque sorte, consenti la discipline, et c’est à le pénétrer de sa nécessité que nos officiers ont dû dans tous les temps s’appliquer. Tout Français qui a compris que « la discipline fait la force principale des armées » est un incomparable soldat, parce que le reste, vaillance, audace, belle humeur, philosophie, ingéniosité, dévouement, est toujours là.

Dumouriez, qui était un vieux soldat de l’ancien régime avant de devenir un des premiers chefs militaires de la République, connaissait bien son homme : « Le soldat français est, disait-il, très spirituel ; il faut raisonner avec lui, et dès que son général a le bon esprit de le prévenir sur les obstacles qu’il rencontre, il ne pense plus qu’à les vaincre et s’en fait un jeu. Si, au contraire, on lui cache ces dangers, il s’étonne on les apercevant et une fois que le découragement le presse ou plutôt le dégoût de ce que l’on veut lui faire faire, la méfiance s’en mêle et il devient presque impossible de le rallier et d’en tirer aucune part. » Pas un de nos officiers qui, aujourd’hui, ne souscrive à tel jugement.

Mais encore faut-il avoir en face de soi des Français de bonne race. La plupart des soldats de l’ancienne armée étaient, je l’ai déjà dit, ce qu’il y avait de moins recommandable dans la nation, au moins au point de vue qui nous occupe ; enrôlés parfois en un soir d’ivresse, regrettant amèrement la signature extorquée par l’agent recruteur et peu propres à chercher dans leur conscience, — et pour cause, — les raisons d’obéir et le respect de leur uniforme, ils pouvaient, à la longue, devenir des risque-tout, des casse-tout, des renverse-tout et, par-là, des soldats parfois précieux, mais, mêlés d’ailleurs à toute une écume de soldats étrangers qu’avait souvent attirés dans les armées du roi le seul désir des bons coups à faire, de la rapine et de la débauche en pays conquis, nos hommes se laissaient toujours entraîner, — quand ils n’entraînaient pas, — aux excès les plus déplorables. Tel sergent La Tulipe, tel sergent Sans-Souci pouvaient bien être des soldats valeureux en telle ou telle circonstance, assaut d’une place forte, défense obstinée d’un poste, charge à la baïonnette, mais les meilleurs étaient rarement tout à fait sûrs dans la main d’un chef. Et c’est ce qui explique les hauts et les bas incroyables de notre histoire militaire du XVIIIe siècle, où l’on voit la même troupe accomplir, sous le même général et les mêmes officiers, des prodiges de valeur et des actes honteux de lâcheté, remporter de grandes victoires et subir d’incroyables revers. L’absence de discipline enlevait toute espèce de sécurité à qui dirigeait nos armées. Le tableau, bien entendu, ne va pas sans d’honorables exceptions : il en était peu.

Cependant les vieilles règles établies par Louvois avaient encore force de loi. Et des exemples éclatans, — pendaison des coupables ou expulsions humiliantes, — parvenaient souvent à imposer le respect des lois et, pour un temps, une certaine discipline. Mais, je le répète, nos officiers qui furent toujours humains, aimant leurs hommes de cette rude, mais parfois tendre affection née des dangers courus ensemble et des fatigues ensemble supportées, étaient peu portés à sévir ; on eût compté les chefs durs ou simplement sévères. Un des hommes qui virent les armées d’Ancien Régime et celles de la République, le lieutenant-général de Bouillé, ne dissimule nullement l’étonnement que lui causait le changement apporté dans les mœurs militaires entre 1789 et 1795 et en tirait une philosophie : « On remarque que l’on a presque toujours vu la discipline plus rigoureuse chez les peuples libres que chez les autres. Quand les Français se sont constitués en République, ils ont établi une discipline extraordinaire dans les années. »


II. — LA CRISE RÉVOLUTIONNAIRE (1790-1791)

La République eut fort à faire ; car si l’armée que lui léguait la Monarchie était, encore que rompue aux combats, fort indisciplinée avant 1789, elle semblait s’être littéralement dissoute au premier souffle de la Révolution.

A cela rien d’étonnant. La France secouait tous les jougs ou les brisait. La discipline monarchique qui, à la veille de 1789, tenait assemblés les élémens de la nation, succombait à la suite des événemens que l’on sait. La liberté, acclamée, proclamée, grisait les âmes. L’ordre ancien s’écroulait, mais l’ordre nouveau ne pouvait en quelques mois s’organiser. Si préparée qu’elle fût par un siècle de philosophie, la Révolution éclatait brusquement et il est plus facile de démolir que de bâtir ; il serait encore plus vrai de dire qu’on démolit plus vile qu’on ne bâtit. Pour la plupart de ceux qui faisaient la Révolution, juristes, légistes, moralistes, bourgeois qui aspiraient à la liberté et avaient horreur de l’anarchie, le but était de fonder simplement un meilleur ordre. Presque tous avaient dans leur poche des projets de constitution et ils entendaient substituer à la discipline royale, déjà tombée en ruines, une discipline nationale, forte de l’assentiment général. Mais c’est presque rêver l’impossible que de concevoir cette substitution comme une opération se pouvant faire dans le calme par une assemblée, — pareille à une Académie des Sciences morales et politiques, — (délibérant à tête reposée et remplaçant automatiquement tout règlement aboli par un nouveau règlement, toute loi abrogée par la loi qui la doit remplacer, toute institution renversée par une institution destinée à y suppléer. D’autant que beaucoup de nos législateurs, de nos Constituans de 1789 entendaient faire table rase de tout le passé et qu’il tombe sous le sens qu’on ne peut sur le même emplacement bâtir la maison nouvelle dans la même minute qu’on démolit l’ancienne.

Un peuple à qui on apprend brusquement qu’étant jusque-là opprimé, il est libre, est porté, — c’est humain, — à concevoir la liberté sous un certain angle et à la faire tourner en licence. Une certaine ivresse, — toute naturelle, — monte du cœur au cerveau et trouble les idées. Ce dont chacun a souffert lui paraît la plus haïssable des choses à détruire, et chacun est ainsi porté à briser, beaucoup plus que telle institution dont personnellement il n’a pas souffert, telle contrainte dont il a toujours pâti. Et ainsi chacun — exception faite pour quelques âmes généreuses et quelques théoriciens désintéressés, — entre pour son compte dans la Révolution, moins pour en servir les grands principes que pour satisfaire des haines et des intérêts, des rancunes et des espérances, — légitimes parfois, mais souvent toutes personnelles.

Ce qui est vrai des personnes, l’est des groupes, des classes, des corps. Les avocats n’aimaient point les magistrats ; pour tel groupe d’avocats, il paraissait avant tout expédient de briser les anciennes cours de justice. Le bas clergé gardait rancune au haut clergé et travailla tout d’abord, en s’unissant aux ennemis de sa robe ou de toute aristocratie, à démolir les privilèges et revenus des hauts prélats. Et si peu que les soldats eussent souffert, nous l’avons vu, de la discipline, beaucoup ne devaient voir dans la Révolution qu’une occasion d’envoyer promener leurs officiers et de les forcer à « composer avec eux. »

Enfin ajoutons que, dès qu’une nation entre en convulsion, que l’ancien ordre est brisé sans que puisse tout de suite s’édifier le nouveau, des élémens troubles s’insinuent dans la foule, et, si légitime que soit la Révolution qui se déchaîne, si nobles qu’en soient les principes, si généreuses les intentions et si heureux l’avènement, ces louches élémens ne tardent pas une heure à en pervertir le principe, en exploiter les premiers résultats et en faire tourner les plus belles conquêtes au profit du désordre.

Car le désordre leur permet de pêcher en eau trouble. Au cours de toutes les révolutions et dès leurs premières heures, on a vu surgir de l’ombre ces misérables, — les pires ennemis, au fond, de la révolution qu’ils affectent, en la poussant aux extrêmes, de vouloir servir avec zèle : gens qui entendent se tailler une fortune dans une popularité de tribun, ou gens qui plus simplement voient dans l’émeute quelque bon coup à faire, gens que l’étranger paie pour troubler l’Etat et ainsi l’affaiblir et gens qui, aimant le trouble pour le trouble, espèrent que de la révolte on passera au pillage et du pillage au meurtre, gens qui, mécontens de n’être pas de la première équipe arrivée, poussent à renverser celle-ci pour se mettre en place, et gens qui, étant hors la loi la veille, entendent maintenant faire la loi. Le poète les a parfaitement définis (je ne change qu’un mot) :


Un tas d’hommes perdus de dettes et de crimes.
Que pressent de nos lois les ordres légitimes
Et qui, désespérant de les plus éviter,
Si tout n’est renversé, ne sauraient subsister.


On trouve tous ces élémens dans toutes les révolutions : ils ont existé en Grèce, à Rome, dans le soulèvement de nos communes au moyen âge, dans les convulsions d’Italie et des Flandres ; on les retrouve dans notre Révolution. On sait assez qu’on est en train de les découvrir dans une Révolution faite d’hier, traîtres se masquant de démagogie ou simples bandits opérant sous le couvert d’extrêmes revendications, bâtards de toute Révolution, redoutables à celle qui ne sait pas les rejeter de son sein, parce qu’ils en ternissent promptement les plus nobles aspects, en renversent les plus sages conducteurs, en pervertissent le caractère, la font dévier de son but et rendent rapidement la- plus généreuse des causes odieuse aux gens qui l’avaient tout d’abord acclamée, favorisée et servie.


Il était fatal que tous ces élémens, — bons ou mauvais, — de trouble se retrouvassent dans l’armée. Il y avait à côté du soldat patriote aspirant à participer à l’élan de la nation, à côté du soldat ambitieux entendant simplement se pousser sur la ruine de privilèges souvent intolérables, le mauvais soldat désireux de se venger d’un chef ou, tout simplement, de faire du bruit et de « la casse. »

Une loi, récente, paradoxale, quand on pense que, dix ans avant 1789, se poursuivait déjà la campagne en faveur de plus d’égalité, une loi de réaction qui allait contre les idées des ministres de Louis XIII, de Louis XIV et de Louis XV même, puisque, sous chacun de ces rois, des roturiers comme Faber, Catinat et Chevert, étaient arrivés aux plus hauts grades, l’édit de 1781, rendu par le marquis de Ségur, ministre de la guerre, avait interdit l’accès des grades d’officiers aux sous-officiers non nobles, celui des grades supérieurs aux officiers non pourvus de six quartiers de noblesse, — loi qui eût empêché un Hoche, un Kléber, un Marceau, un Ney, un Moreau, d’être sous-lieutenant, un Davoust, un Bonaparte d’être colonel, alors qu’on donnait ou vendait un régiment à de jeunes seigneurs, « les colonels à bavette. » Un Oudinot, un Masséna, un Murât, devenus sergens, avaient quitté l’armée royale, désespérant de monter plus haut. Beaucoup de la même trempe demeuraient, mais légitimement ulcérés devant un tel état de choses. Tel lieutenant de très petite noblesse, par ailleurs, devait par la force des choses pactiser avec les mécontens ; et si Bonaparte se contente, en 1789 et 1790, d’adhérer aux clubs et de se déclarer bruyamment « patriote, » on verra un Davoust, — l’homme qui, devenu maréchal, devait faire régner dans son corps d’armée une discipline de fer, — soulever le premier son régiment contre son colonel.

On comprend comment, dans ce milieu militaire, fut accueilli le mouvement de 1789. La Révolution allait faire sauter les obstacles qui s’opposaient aux légitimes ambitions ; elle allait ouvrir la voie au mérite, à la valeur, au courage ; elle fut acclamée dans les casernes plus encore que dans les mansardes, et d’ailleurs beaucoup d’officiers nobles, imbus des nouveaux principes, s’associèrent sincèrement à l’explosion de joie qui salua l’avènement de la liberté. On devait voir le lieutenant chevalier des Iles, si ulcéré qu’il se révèle en ses lettres des excès commis, se jeter un jour généreusement entre les troupes qu’il commandait et les soldats insurgés de Nancy, pour éviter que des Français tirassent les uns contre les autres et tomber martyr de ce généreux dévouement.

Dès le début, on vit les soldats pactiser partout avec le populaire. Le maréchal Kellermann écrira : « C’est à l’armée de ligne qu’est due la Révolution. » Il entendra par-là que l’armée, qui seule pouvait étouffer la Révolution, ne le voulut pas. Dans maintes circonstances, au contraire, elle y poussa. La révolte des gardes françaises, le 24 juin 1789, précéda la prise de la Bastille et enhardit ceux qui l’assaillirent : ce furent deux sous-officiers de ces gardes, Elie et Hutin (futur général, chef fort rude, gouverneur de Paris sous Napoléon), qui prirent même la tête des assaillans. Et lorsque la Cour ayant appelé en septembre, à Versailles, des régimens qu’elle tenait pour « fidèles, » ces régimens, après quelques manifestations royalistes, se trouvant soudain, le 5 octobre, devant l’émeute parisienne qui déferlait sur Versailles, montraient aux émeutiers, en mettant la baguette dans le fusil, qu’ils avaient refusé de charger leurs armes.

Bientôt l’attitude des troupes se généralisa et s’accusa. Malheureusement, elle tourna promptement au désordre. Le R²yal Champagne, sur l’instigation du lieutenant Nicolas Davoust, se révoltait, le 10 mai 1790, contre son colonel, le sommait de lui « rendre des comptes, » refusait de quitter la garnison, malgré l’ordre du ministre de la guerre, et faisait céder le pouvoir. Ce ne fut pas le fait le plus éclatant et surtout ce ne fut pas le seul. On peut, — de janvier à juillet 1790, — suivre à travers toute la France un mouvement qui révèle une dissolution complète de la discipline, des dragons de Lorraine pillant à Tarascon la caisse du régiment et déposant leurs officiers, du régiment d’Auvergne, — le régiment du chevalier d’Assas ! — se mutinant au Quesnoy, du régiment de Penthièvre s’insurgeant à Rennes, du régiment de Guyenne se mutinant à Nîmes, du régiment du Vivarais se soulevant entre Béthune et Verdun pour regagner la garnison dont on a voulu l’éloigner, à vingt autres corps maltraitant leurs officiers, jusqu’à ce régiment de Touraine qui, à Perpignan, assiège la demeure du vicomte de Mirabeau, son colonel, le contraignant, pour se frayer un passage, de mettre la main à l’épée. La plus grave révolte sera cependant celle des régimens de Nancy du mois d’août 1790 que les troupes de Metz devront étouffer dans le sang.


Si, en 1789, 1790, 1791, l’ennemi nous eût menacés, à plus forte raison s’il eût franchi nos frontières, point de doute que cette effervescence ne se fût tournée assez vite contre lui. Mais précisément l’Europe, persuadée que la France se dissolvait, nous laissait en paix, bien résolue, lorsqu’elle croirait le moment venu, à tomber sur un État en ruines et une armée en anarchie. Bien plus, l’Assemblée Constituante proclamant solennellement, le 22 mai 1790, que « la Nation française renonçait à entreprendre aucune guerre dans la vue de faire des conquêtes, » les pacifistes allaient partout proclamer qu’en se désarmant généreusement, la France fondait la paix perpétuelle. En vain Mirabeau s’était-il écrié qu’il fallait attendre que l’Europe se montrât prête à désarmer plus effectivement : « Jusque-là la paix perpétuelle demeure un rêve, avait déclaré le tribun, et un rêve dangereux s’il entraîne la France à désarmer devant une Europe en armes. » Robespierre avait, lui, déclaré que « la France devait regarder ses limites comme posées par les destinées éternelles. » Et, de très bonne foi, il était convaincu, et presque tout le monde avec lui, que l’Europe les regardait du même œil. Or, deux ans après, celle-ci se jetterait sur ces « limites » et les franchirait, nous provoquant à cette guerre de conquête qui devait nous porter sur le Rhin et les Alpes, au-delà du Rhin et des Alpes, jusqu’à Naples, Vienne, Berlin, Cadix et Moscou, — donnant un démenti ironique aux déclarations de la Constituante et aux oracles de Maximilien Robespierre.

Mais si, en 1790 et 1791, l’Europe se préparait à nous envahir, elle n’en faisait pas mine, et, jusqu’au printemps de 1792, les pacifistes continuèrent à proclamer toute guerre impossible, puisque nous ne la voulions pas.

Il va sans dire que, dans ces conditions, l’armée ne se pouvait ressaisir. Elle continuait à vivre dans une anarchie en apparence incurable. N’étant pas inquiétée par la perspective d’une guerre, son « patriotisme » ne s’excitait que contre « les ennemis du dedans. » Et à mesure que se développait et s’accentuait le mouvement, l’année se faisait plus « jacobine » en se proclamant plus « patriote. » En fait, les officiers parfois désespérés, — M. Pierre de Vaissières a publié une poignée de leurs lettres[1], — n’osaient plus réagir. Le pis est que beaucoup d’entre eux se laissaient entraîner à la faute de l’émigration. Chaque mois, de grands vides se creusaient de ce fait dans les rangs des états-majors, surtout parmi les officiers de cavalerie et d’infanterie. L’émigration étant proclamée crime contre la patrie, ces déplorables incidens achevaient de semer la méfiance parmi les troupes contre le corps entier des officiers. Les plus libéraux, les plus démocrates des chefs nobles étaient suspects de « contre-révolution, » et c’est sous ce prétexte que s’agitaient les meneurs. Des soldats criaient : « A la lanterne ! » sur le passage des officiers. Et quand ils ne les assaillaient pas, ils les livraient, comme à Valence, le major des Voisins, à la populace déchaînée qui les « lanternait. »


A dire vrai, le Gouvernement et l’Assemblée avaient fait mine de réagir. Il ne paraissait pas aux hommes de la Révolution que liberté fût synonyme d’anarchie, et ils blâmaient les excès, tout au moins en principe. Ministre de la Guerre et Constituante étaient d’accord pour arrêter particulièrement « ce torrent d’insurrections militaires » que l’on signalait à la tribune après l’affaire des régimens de Nancy.

Frédéric de la Tour du Pin, devenu ministre de la Guerre dès août 1789, était un vieux soldat de la guerre de Sept ans, qui aimait le soldat, et, par ailleurs, un gentilhomme libéral favorable aux nouvelles idées : à ce double titre, il était porté à l’indulgence ; mais c’était un patriote qui ne voyait pas sans douleur achever de se dissoudre l’armée royale où il avait bien servi[2]. Quoique très courtois, « sensible, » nous dit un contemporain, et même un peu faible, il redoutait trop l’anarchie militaire pour ne pas essayer de la prévenir, tout au moins par des admonestations. Il n’était pas, au début des troubles, pour la répression violente, faisant la part de l’effervescence nationale dans l’agitation militaire : « Un peuple rendu à la Liberté, disait-il avec raison, se porte toujours à des excès ; quand la Constitution sera décrétée, ajoutait-il avec un optimisme quelque peu béat, le citoyen mieux éclairé sur ses devoirs et ses droits saura jusqu’où il peut aller et où il doit s’arrêter. » Seulement, la Constitution mit deux grandes années à sortir et le désordre, — en attendant, — se donnait carrière. Précisément parce qu’il était un partisan sincère des idées de 1789, le ministre prévoyait pour la liberté naissante les inconvéniens bientôt funestes de l’anarchie militaire. Le 4 juin 1790, il formulait ses craintes : « Du moment où se faisant corps délibérant (le corps militaire), il se permet d’agir selon sa résolution, le Gouvernement, quel qu’il soit, doit dégénérer en démocratie militaire, espèce de monstre qui a fini par dévorer les empires qui l’ont produit. » Et des applaudissemens saluaient sur tous les bancs de l’Assemblée cette si juste formule.

Dès les premiers mois, l’Assemblée avait entendu proclamer la nécessité d’une discipline. Le décret du 14 septembre 1789 débute par une formule qui devait se retrouver successivement sous la plume du maréchal Gouvion Saint-Cyr dans le décret du 13 mai 1818, sous celle du maréchal Soult dans celui du 2 novembre 1833 : elle a traversé le siècle ; nous l’avons tous cent fois répétée dans les murs de nos quartiers : « L’Assemblée Nationale, convaincue que la principale force des armées consiste dans la discipline, qu’il est de son devoir de la maintenir en même temps qu’il est de sa justice d’en déterminer les bases… » Mais, en fait, après ces considérans prometteurs, le décret qui suivait frappait plus les officiers « despotes » que les soldats « mutins. » Si elle « déplorait » les actes d’indiscipline chaque fois qu’ils lui étaient signalés, l’Assemblée s’en tenait là, entendant rester populaire dans l’armée ; elle était d’ailleurs portée à n’étouffer l’anarchie que si elle était sûre que, ce faisant, elle n’étoufferait rien de la liberté. La loi militaire du 29 octobre 1790 s’inspirait d’un principe tout à fait inconciliable avec les déclarations du 14 septembre 1789 : « les bases de l’égalité et de la liberté individuelles devaient être soigneusement conservées dans toutes les institutions, » y était-il dit. C’était, — puisqu’il s’agissait d’une loi militaire, — vouloir bâtir sur le sable ; il est très clair que le soldat sous les armes ne peut être assimilé à un autre citoyen. George Washington, fondateur de la démocratie américaine, venait de formuler sur ce point son opinion avec une brutalité qui recouvrait un entier bon sens : « Il faut que dans une armée, avait-il dit, règne un parfait despotisme. » « Après une fatale expérience, écrivait-on quelques années après, on est heureusement revenu sous la République aux principes en pareil cas[3]. »

Mais la Constituante en était, elle, encore à craindre la « tyrannie » plus que la « licence. » Lorsque la garnison de Nancy s’insurgea, elle décida bien, sous l’action de La Fayette, peu suspect de réaction, de réprimer une manifestation par trop insupportable d’une mentalité trop courante et autorisa le ministre de la guerre à envoyer contre les insurgés le corps de Metz. Mais lorsque l’insurrection militaire eut été mise à la raison, l’Assemblée envoya des commissaires qui, dit un témoin, « firent beaucoup de mal par leur extrême indulgence. » Elle gardait presque rancune au ministre La Tour du Pin de l’avoir, d’accord cependant avec La Fayette, entraînée à la répression et le laissa tomber quelques semaines après sous les violentes attaques des clubs, qui le lui pardonnaient moins encore.

Ainsi tout favorisait la dissolution : l’effervescence nationale rompant tous les jougs, les légitimes comme les illégitimes, la contagion de la révolte populaire, l’attitude hésitante du pouvoir et même des officiers, la négligence qu’on avait mise à punir les premiers écarts, l’amnistie rapidement accordée aux fautes plus graves, l’affirmation que toute guerre était désormais impossible, la défection de beaucoup d’officiers contre-révolutionnaires et la suspicion qui en résultait aux dépens de ceux qui restaient, les contradictions de l’Assemblée prêchant la discipline, mais craignant de l’organiser, votant la répression et la paralysant, tout cela eût fatalement créé l’anarchie dans une armée foncièrement disciplinée ; à plus forte raison la consommait-elle dans cette armée royale, valeureuse à coup sûr, mais dont j’ai dit la médiocre composition et le médiocre esprit.

Il n’est donc pas étonnant que, pendant toute l’année 1791, de Besançon à Cahors, de Rennes à Huningue, dans toutes les parties du royaume, on vit les soldats entrer de plus en plus violemment en conflit avec leurs officiers ; au commencement de 1792, encore que l’Europe se fit plus menaçante, des séditions éclataient, à la frontière même, dans les garnisons renforcées de Phalsbourg, Lunéville, Neufbrisach et Strasbourg. Et comment s’en étonner quand l’Assemblée Législative, après avoir, il est vrai, applaudi le roi préconisant, dans son message d’ouverture, « le rétablissement de la discipline, » faisait sortir du bagne, laissait porter en triomphe dans Paris et « admettait aux honneurs de la séance » les soldats du régiment de Châteauvieux condamnés après la révolte de Nancy, quand Servan n’était, en mars, appelé au ministère de la guerre, par les Roland que pour avoir écrit son Soldat citoyen où étaient prônées les nouvelles mœurs militaires ? La force militaire continuait fort logiquement à se dissoudre, si bien qu’au commencement de 1792, bien des patriotes souhaitaient la guerre dans l’espoir que, survenant avant que le mal ne fût irréparable, elle arrêterait à temps la complète décomposition de l’armée.

La guerre approchait, de fait, à grands pas. L’Europe, simplement menaçante en 1791, s’apprêtait manifestement, en 1792, à nous dépecer, lorsque, la prévenant, l’Assemblée Législative décrétait la guerre, le 20 avril. Celle-ci allait, — en attendant que la Coalition s’étendit à d’autres Etats, — nous mettre aux prises avec les Autrichiens et les Prussiens. Mais on était convaincu que, devant les menaces de l’étranger, la force militaire allait se ressaisir et la discipline se rétablir en un jour. « On verra, s’écriait un Girondin au club des Jacobins, on verra la discipline se rétablir au souffle des batailles… Ça ira !  » Car on est habitué en France à croire au miracle.


III. — LES DÉBANDADES D’AVRIL 1791 ET LA REVANCHE VALMY-JEMMAPES

Le mal causé par une anarchie aussi prolongée ne peut en effet se guérir en un jour. Il eût été contre tous les précédens que, subitement, une troupe retrouvât toute sa valeur après avoir, impunément, pendant des années, tenu tête à ses chefs et entendu régler à sa guise les conditions de son existence.

Lorsque, le 28 avril, l’armée nationale, débouchant de la Flandre française en Belgique, se trouva en face des forces autrichiennes massées dans une attitude purement défensive, on vit un des spectacles les plus honteux qu’armée eût jusque-là donné, et surtout armée française. Le corps du général Dillon, marchant de Lille sur Tournai, fut, à la seule vue des hussards d’Autriche, pris d’une invraisemblable panique. Au cri de sauve qui peut ! les soldats de la Nation, tournant le dos à l’ennemi stupéfait, se jetèrent en désordre sur la route de Lille, et le général ayant voulu les arrêter, ils abattirent leur chef et quelques officiers à coups de fusil. Le général Biron, s’étant le même jour porté de Quiévain sur Mons, avait dû brusquement, devant l’attitude plus qu’incertaine de ses troupes, les ramener en arrière ; la panique s’empara alors des dragons qui, tournant bride au cri de « Nous sommes trahis ! » entraînèrent le corps d’armée entier dans une effroyable débandade que nous décrit un témoin, La Tour Foissac. Des officiers furent massacrés, des soldats foulés aux pieds qui avaient entendu tenir bon ou remettre de l’ordre.

Les Autrichiens, heureusement, s’étaient à peine préparés à combattre et ne poussèrent pas les fuyards. Mais, le lendemain, l’Europe faisait des gorges chaudes sur ces Français nouveau style qui, sans attendre un coup de fusil, prenaient la fuite à perdre haleine. La nouvelle devise de la Nation était, ricanait-on, « Vaincre ou courir !  » Un ambassadeur étranger à Paris dit au ministre des États-Unis : « Tout sera fini dans un mois. » Et on peut se demander en effet si tout n’eût pas été fini en un mois, au cas où la coalition eût été prête à marcher sur Paris.

Peut-être y eut-il dans l’événement, puisque aussi bien nos ennemis ne surent pas immédiatement en profiter, un puissant élément de remoralisation. Plus avait été complète, effroyable, honteuse la débandade accompagnée de sanglans désordres, plus la réaction devait être forte jusque dans l’âme des coupables. La leçon jaillissait de ces incidens, si frappante que nul ne pouvait se refuser de la voir. Les soldats, honteux et comme abasourdis de cette ignoble aventure, restaient si penauds que, dès le lendemain, ils se montraient prêts à prendre leur revanche.

Mais les chefs de l’armée connaissaient trop l’origine et la grandeur du mal pour admettre qu’il se pût guérir en quelques heures, ni même en quelques semaines. Et, par ailleurs, ils se fiaient peu aux lois pour assurer cette guérison. En fait, l’Assemblée législative, le 4 mai, chargeait le pouvoir exécutif de faire un nouveau règlement. Mais il fallait agir vite et agjr directement sur l’homme.

Puisque l’Europe nous en laissait le loisir, on était résolu à reprendre par la base l’instruction morale du troupier. Pendant tout l’été de 1792, ce fut le constant souci de Dumouriez. Ce vieux routier, infiniment intelligent, connaissait, nous l’avons vu, le soldat français, et c’est déjà beaucoup pour un chef que de connaître les hommes. D’aucuns disent que c’est tout. Membre du Ministère à l’époque où la panique s’était produite, il avait fait décider la formation sur notre frontière des camps où, arrachés à la funeste influence des villes de garnison, les hommes seraient peu à peu repris en main, sans qu’aucun acte de répression, sauf contre les plus coupables, les vint exaspérer. Autour de Lille, près de Sedan, autour de Metz, les troupes de ligne se reformaient ; entraînés par de constans exercices, les soldats y étaient harangués par des officiers sur le ton de la camaraderie et proclamés tous les jours les futurs sauveurs de la Patrie. La Fayette, commandant l’armée du Nord, pouvait, dès le milieu de l’été, se louer de la meilleure attitude de ses soldats, et le vieux maréchal Luckner, commandant l’armée de Metz, décernait aussi quelques satisfecit. Mais quand, en août 1792, Dumouriez aura remplacé La Fayette dans le Nord et Kellermann Luckner à Metz, on verra le civisme des soldats se muer en un patriotisme si éclairé que d’eux-mêmes ils allaient réclamer de leurs chefs des règles sévères de discipline et, en attendant, frapper spontanément d’incivisme toute désobéissance au règlement.

Un grand tribun venait de s’élever au pouvoir sur les ruines du trône qu’il avait plus que personne contribué à jeter bas-Jacques Danton était pour quelques semaines, après le 10 août ; le vrai maître de l’État ; âme trouble, intelligence forte, cœur de flamme, orateur fougueux, mais politique réaliste, capable des pires et des meilleurs gestes, de vues atroces et de vues généreuses, il se faisait l’excitateur de toutes les énergies. Naguère séditieux, révolté, indiscipliné, c’était précisément lui qui, en 1790, avait, pour venger les soldats de Nancy, cependant si peu frappés, renversé le ministre de la guerre. Révolutionnaire forcené, il avait, après des ministres, renversé le trône lui-même. Mais aussi peu idéologue que possible, il apercevait clairement le danger de la situation, et pour la Révolution et pour la Patrie. Profondément démocrate, plébéien dans l’âme, il était plus profondément encore patriote. Il entendait que la France fût sauvée de l’invasion parce que, l’invasion triomphant, c’était, avec la fin de la Révolution, le dépècement de la Patrie. S’il avait jadis prêché, la sédition, il s’était mieux qu’aucun autre pénétré, en face d’un mortel péril, des nécessités de la discipline. Il la voulait consentie par la Nation, par l’armée et, si séparé qu’il fût de Dumouriez par de vieilles querelles, jugeant que celui-ci était l’homme qu’il fallait pour amener les soldats à la consentir, il le fortifia de tout son pouvoir. Se réservant de prêcher « l’audace » à Paris, il s’en rapporta à Dumouriez et à Kellermann pour que se fondât la nouvelle discipline.

Le Roi était tombé, la Révolution se consommait ; les officiers « aristocrates » avaient émigré. Mais les Autrichiens assiégeaient Lille, les Prussiens envahissaient la Lorraine, faisaient capituler Longwy, remplissaient la Woëvre, allaient faire tomber Verdun et franchir l’Argonne. Les soldats de la Nation n’avaient plus à craindre de périls ni derrière eux, ni parmi eux, mais, devant eux, un péril extrême. Le seul danger auquel il importait de faire face, c’était l’ennemi : l’Autrichien au Nord et le Prussien à l’Est. Les troupes restaient plus que jamais révolutionnaires, mais l’art de Dumouriez fut de concentrer leur civisme révolutionnaire sur un seul objet : Victoire sur les ennemis de la Patrie. « Que faut-il pour les vaincre ? criait Danton. De l’audace ! — Et de la discipline !  » ajoutait Dumouriez.

Dès le 20 août, le général Dommartin écrivait de Sedan : « Nous parvenons à mettre la discipline sur un pied où elle n’a jamais été. » Dumouriez allait mander, le 6 septembre, au ministre de la Guerre Servan, — idéologue un peu perdu dans toute cette bagarre, — qu’en présence de l’ennemi, les soldats de ligne demandaient à leur général un règlement plus sévère. Et les commissaires de l’Assemblée législative aux armées ayant eu la malencontreuse idée de leur offrir d’élire leurs chefs, ces soldats répondaient, de l’aveu du député commissaire Kersaint, que « c’était le plus grand malheur qui pût arriver. » Ces soldats français, intelligens et cordiaux, avaient compris la leçon d’avril : d’eux-mêmes ils revenaient à la discipline, parce que « la Patrie était en danger[4]. »

Sans doute, les fédérés, les volontaires, arrivant par bandes aux armées, étaient moins portés à accepter la règle. Mais Dumouriez entendait que leur bruyant patriotisme se pliât aux nouvelles nécessités. « Dites aux fédérés de Châlons que je compte sur eux, qu’ils sont des hommes, des Français, des républicains. Mais dites-leur aussi que la Nation ma transmis les pouvoirs les plus étendus et que j’en userai. » Tout séditieux serait exécuté ; tout bataillon qui se mutinerait serait désarmé comme noté d’infamie. « Je ferai, écrivait encore le général en chef au ministre, une justice sévère et expéditive. » En fait, il faisait chasser, comme traître à la Nation, tout indiscipliné. Mais s’il en trouvait dans les volontaires, il n’en trouvait plus guère dans les vieilles troupes. C’était l’esprit de toute cette armée de ligne, c’était celui des soldats de Metz. Le député Simond qui les rencontrera, entre Bar-sur-Ornain et Sainte-Menehould, tandis que, sur le flanc de l’armée prussienne, ils accourent renforcer l’armée de Dumouriez, en portera témoignage : « Cette armée était dans un grand état de délabrement, mais ses soldats qui n’avaient pas de souliers, paraissaient tous gais et dispos ; ils ne se plaignaient pas et n’avaient d’autre mot à la bouche que : Ça ira. » C’était le : « On les aura » de l’époque.

Les Prussiens, ayant fait capituler Verdun, forçaient maintenant les « Thermopyles de la France, » les passages d’Argonne. Si les soldats qui, sous Dumouriez et Kellermann, attendaient l’ennemi sur le plateau de Valmy, avaient ressemblé à ceux qui, en avril 1792, décampaient lâchement, la France était livrée. C’étaient bien les mêmes hommes, mais ce n’étaient plus les mêmes soldats. Le civisme, fouetté par l’invasion, avait fait ce miracle de rétablir parmi eux la discipline, « force principale des armées. » C’était une discipline joyeusement acceptée ; elle n’était ni servile, ni craintive ; elle éclata dans l’attitude résolue des canonniers à leurs pièces, des fantassins alignés, des cavaliers sur leurs bêtes. Le Prussien déçu lâcha pied devant le moulin de Valmy, vaincu, — fait à noter, — moins par leur vaillance, qui dans ce court face à face qui ne fut point un corps à corps, à peine put se déployer, que par leur fermeté, fruit de la discipline rétablie.


Le Prussien, à la vérité plus intimidé que vaincu, avait abandonné l’Argonne, abandonné Verdun, abandonné la Woëvre, abandonné Longwy, repassé la frontière. L’Autrichien, ayant levé le siège de Lille, maintenant se terrait en Belgique. Mais, dès octobre, le général Custine conquérait la rive gauche du Rhin et, appelé par les « patriotes rhénans » qui se sentaient descendans des Celto-Latins plus que des Germains, occupait presque sans coup férir Spire, Worms, Mayence et même Francfort. Cependant, Dmaouriez, le siège de Lille à peine levé par les habits blancs, se jetait sur la Belgique, battait les kaiserlicks dans la journée de Jemmapes, plus glorieuse encore, parce que plus victorieuse, que celle de Valmy, faisait capituler Liège et Anvers et, d’accord avec les patriotes belges, entrait à Bruxelles. Les troupes montraient, du Rhin à la Meuse, un prodigieux allant. Ecoutons le futur général Kléber parlant du bataillon de volontaires qu’il commande, le 15 novembre 1792 : « Leur joie, leur allégresse étaient inexprimables lorsqu’on a lu l’ordre du départ. Aucun d’eux ne pense plus à quitter son drapeau. Des malades, oui des malades, m’ont demandé en grâce de les laisser avec le bataillon, s’offrant à le suivre à pied si seulement je voulais me charger de leur sort ! O généraux français, si vous savez tirer parti de la valeur et du courage de tous ces braves soldats, quels sont les succès, quelle est la gloire auxquels la République ne puisse prétendre ?… » Toute l’armée était ainsi : une fièvre patriotique, une sorte de délire sacré l’agitaient ; il faut renvoyer aux lettres et aux journaux de marche publiés depuis vingt ans, de Bricard à Fricasse, de Joliclerc à François (nous en possédons plus de trente aujourd’hui). Jamais on n’avait vu un pareil mysticisme dans la foi en la Patrie : ils mettaient la Marseillaise en action : « O sublime élan de 1792, que ne puis-je te célébrer dignement ! » écrivait l’ex-tambour Victor, devenu maréchal. « On était, écrira, trente-cinq ans après, Marmont, dans une atmosphère lumineuse : j’en ressens encore la chaleur et la puissance à cinquante-cinq ans comme au premier jour. »

Un instant remis en main par Dumouriez et Kellermann, les hommes avaient, par la pratique d’une nouvelle discipline, fait donnera cette magnifique ardeur tous ses fruits. Mais, dès la fin de l’automne, cette discipline semblait derechef tomber en décomposition. Et il allait falloir de nouveaux efforts pour la rétablir.


IV. — LA NOUVELLE CRISE

Cette nouvelle crise tenait à plusieurs causes. Les deux principales étaient la libération même du territoire, suivit d’assez faciles conquêtes, et l’afflux des volontaires de 1792.

Ces volontaires, — nous venons d’entendre parler un de leurs chefs, Kléber, — étaient brûlans de civisme : Danton les avait jetés, dans l’été de 1792, aux armées qu’ils grossissaient sans beaucoup les fortifier : des généraux, — et parmi les plus démocrates, — eussent même volontiers admis qu’ils les affaiblissaient. C’est que, s’ils étaient animés presque jusqu’à l’ivresse de « l’amour sacré de la Patrie, » ils étaient les soldats les plus indisciplinés qu’on eût jamais vus. Partis dans un bel élan de civisme au secours de la Patrie en danger, beaucoup, — fort différens par-là des volontaires de 1791 qui, eux, rendirent de grands services, s’étant plies volontiers à la discipline, — sortaient des bandes qui avaient fait les grandes journées populaires : la guerre de pavés peut exercer les bras et soulever les âmes, elle enseigne rarement la soumission aux règles. Habitués au tumulte des clubs, toujours prêts aux motions, un grand nombre d’entre eux, à la stupéfaction des vieux soldats, transportaient dans les camps des habitudes si peu conformes à la discipline. Spontanément enrôlés, ils avaient leur statut, pouvaient regagner leurs foyers après une campagne, avaient le droit d’élire leurs chefs et si, il le faut reconnaître, ils les élurent parfois bien (Bessières, Championnet, Delmas, Haxo, Laharpe, Lecourbe, Suchet, Pérignon, Victor, Oudinot, M arceau, More au, Davoust, sortiront chefs de bataillon de ces élections), l’institution, jugée sévèrement par les autres soldats, entretenait l’agitation et tuait le respect : « Qui t’a fait roi ? » pouvait répondre tout volontaire à une observation de son chef. Et puis, démocrates échauffés, imprégnés encore de l’esprit du Paris révolutionnaire, ils tenaient pour suspect « d’aristocratisme » tout autre officier que ceux qu’ils avaient élus : toujours prêts à considérer comme « contre-révolutionnaire » tout général qui frappait l’indiscipline sous ses formes diverses, criant facilement à la trahison ainsi qu’on avait coutume de le faire depuis deux ans dans les faubourgs, dénonçant leurs grands chefs, ils excitaient ainsi à l’insubordination leurs voisins, les soldats de la vieille armée, eux-mêmes convalescens à peine guéris du même mal et prompts aux rechutes. Or, de mois en mois, — entre septembre et décembre, — les volontaires affluaient, chez Du mouriez comme chez Custine.

D’autre part, Dumouriez, comme Custine, était maintenant en territoire conquis. Sans songer à diminuer le mérite des généraux et des soldats de 1792, disons que la conquête avait été assez facile. Jemmapes seul marqua un bel effort. Belges et Rhénans, dégoûtés du joug allemand et gagnés à l’esprit de la liberté, avaient appelé nos troupes et favorisé l’invasion. On entourait, dans les premiers mois, de prévenances les soldats de la « grande nation » et plus d’un trouvait sa Capoue, qui à Bruxelles, qui à Mayence. Cette situation eût dû tout au moins les garer de tout excès. Mais les deux pays étaient riches ; certains soldats anciens ou nouveaux (car dans les deux équipes, il se trouvait des élémens troubles) se laissaient facilement aller, encore qu’on leur offrît beaucoup, à prendre plus qu’on ne leur offrait. La discipline en souffrit incontinent ; soldats sortant des cantonnemens sans permission, prolongeant cette absence, courant en bandes dans les villages et les fermes et s’y livrant aux plus divers excès, tel était le spectacle qui consternait les chefs, du plus petit au plus haut. Et puis, étant en territoire conquis, on ne sentait plus, — un avenir proche devait montrer combien on avait tort, — « la Patrie en danger. »

Ainsi la discipline, de nouveau, s’affaiblissait, et, par une suite logique et fatale, la valeur. On le vit bien, quand, dans l’hiver de 1793, les Autrichiens se jetant sur la Belgique, l’armée de Dumouriez fut en quelques jours balayée ; à Neervvinden, le 20 mars, les volontaires, fiers-à-bras pleins de jactance, mais dont, depuis six mois, se dénonçait l’indiscipline, lâchèrent pied à l’aile gauche et firent perdre la bataille. On dut évacuer la Belgique. Il était à craindre que, si les Prussiens essayaient de nous chasser de la rive gauche du Rhin, les soldats de Custine connussent la même aventure pour les mêmes raisons. Et, par surcroit, la coalition contre la France se grossissait de l’Angleterre, de l’Espagne, du Piémont, sans parler de l’Empire qui, maintenant, suivait Autriche et Prusse, la Russie poussant à la guerre toute l’Europe, en attendant qu’elle s’y jetât un jour. En avril 171)3, la Patrie était peut-être plus en danger qu’en août 1792.

Des généraux aux membres du nouveau Comité de Salut public, des officiers aux représentans, tous furent unanimes sur la cause du mal : c’était l’indiscipline qui, de nouveau, avait rendu vaine la valeur et engendré la défaite. Chacun se résolut à la combattre. Ce n’étaient plus les généraux timorés hérités par la Révolution de l’Ancien Régime, mais des chefs à poigne. Ce n’était plus la Constituante, mais la Convention.


V. — LE RÉTABLISSEMENT DE LA DISCIPLINE EN 1793.

J’ai dit combien la loi du 29 octobre 1790 avait, loin de le fortifier, énervé le commandement. La loi du 16 mai 1792 avait institué les cours martiales ; mais ces cours martiales s’étaient montrées d’une faiblesse extrême : « On avait vu, écrit quelques années après le capitaine Legrand, des militaires arrêtés sur les frontières avec armes et bagages, désertant ou plutôt émigrant à l’ennemi, être renvoyés absous[5]. » Le 12 mai 1793, la justice militaire fut réorganisée sur de meilleures bases. Il était temps : « Jamais l’armée, écrit Soult, alors capitaine, n’avait été dans un plus fâcheux état de désorganisation. »

La loi institua des officiers de police de sûreté ; ils furent chargés de préparer la procédure, de porter plainte, — à la place des officiers qui s’y compromettaient, — aux accusateurs des tribunaux militaires qui furent multipliés : deux par armée. Les lois du 3 pluviôse an III, 2 complémentaire an III et 17 germinal an IV, — en attendant le nouveau, code militaire, beaucoup plus sévère, qui ne devait être publié que le 21 brumaire an V, — devaient marquer une série de progrès dans la répression légale de l’indiscipline.

Mais plus que sur les lois, généraux et représentans en mission comptaient sur eux-mêmes pour rétablir la subordination. Le civisme survivait heureusement à la discipline. Il fallait, comme Dumouriez l’avait fait en août 1792, à la veille de Valmy, faire tourner ce civisme ardent en discipline consentie, représenter tout soldat comme un citoyen tenu plus qu’aucun autre à « la vertu, » amener la troupe elle-même a assimiler tout acte d’insubordination à un acte contre-révolutionnaire et li tenir tout séditieux, — ou même tout pillard, — pour un traître méritant la peine d’infamie.

Carnot, représentant aux armées du Nord, en attendant qu’il se fit, au Comité de Salut public, « l’organisateur de la victoire, » se dépensait en vibrantes proclamations. Après les désordres qui avaient suivi, en mai 1793, la reprise par nous d’Ypres et l’occupation de Nieuport, il écrivait aux soldats : «… Rappelez-vous, soldats, que le premier de vos titres est celui de citoyen ; ne soyons pas pour la Patrie un fléau plus terrible que ne le seraient les ennemis eux-mêmes ; ils savent que la République ne peut exister sans vertus, et ils veulent, par les intrigues de leurs émissaires, en étouffer le germe parmi vous. Laissons-leur l’esprit de rapine et de cupidité ; honorons-nous des vertus civiles encore plus que des vertus militaires ; que le faible et l’opprimé soient tous sûrs de trouver en nous une force tutélaire… Tels furent toujours, même au siècle du despotisme, les sentimens du soldat français ; tels doivent être à plus forte raison ceux des soldats de la République. »

Ce sage et grave Carnot ne cessait de parler ce langage. D’Adinkerke, — quatre mois après, — il écrivait encore : « Vous savez autant que nous (la proclamation était signée des trois représentans, Carnot, Berlier et Treilhard) que le Français est invincible quand il est devenu soumis à la discipline ; soyez-le donc ; c’est au nom de la Patrie que nous vous le demandons. Un pillard, un soldat qui n’obéit pas est toujours un lâche et nous savons que vous seriez désespérés d’en conserver parmi vous. »

Généraux et représentans concouraient à la même tâche. « A l’armée du Nord, écrit le colonel Dupuis[6], les volontaires continuaient (dans l’été de 1793) à s’absenter sans autorisation pour se rendre dans les clubs où ils délibéraient sur les affaires de l’État et dénonçaient les chefs qui leur déplaisaient. » Un arrêté du 18 août ordonnait des « peines sévères contre les généraux, officiers ou soldats qui quitteraient leur poste pour toute autre raison que le service et sans permission. » Custine, commandant l’armée du Rhin, s’y était, — pendant les premiers mois de 1793, — montré résolu à la répression : il avait, à Spire, fait fusiller un capitaine et deux fusiliers pris en flagrant délit de pillage, et la Convention avait, en séance publique, approuvé l’exemple. « Il fit une telle impression dans l’armée du Rhin, écrit un contemporain, que quoique les tribunaux fussent mal composés (c’étaient les faibles cours martiales que j’ai dites) et les lois militairement mauvaises, la discipline et la subordination y furent telles qu’il y en eut peu d’exemples dans d’autres temps. Les propriétés des habitans du Palatinat furent respectées, et si un soldat se détachait de son corps pour aller cueillir une grappe de raisin, ce n’était que pour étancher sa soif et on ne le faisait qu’en tremblant. » À ce travail de reconstitution les représentans s’associaient activement[7]. Le 1er frimaire an II, le député Lacoste prenait un arrêté dont l’article 2 était ainsi rédigé : « Tous les militaires prévenus d’entrer dans les maisons tant nationales que des citoyens et d’avoir commis des pillages seront arrêtés, traduits devant la commission révolutionnaire à la suite de la division ; le délit constaté devant deux témoins, ils seront livrés à l’exécuteur pour être mis à mort dans les vingt-quatre heures, à la tête des troupes. » Et Saint-Just et Lebas, résolus à agir contre « les brigands » qui « scandalisaient l’armée, » annonçaient « des exemples de fermeté que l’armée n’avait pas encore vus. » Le seul tribunal de l’armée du Rhin avait condamné à mort 62 soldats, aux fers 34, à la prison 34, à la détention jusqu’à la paix 24 et à la dégradation 36, du 7 brumaire (octobre 1793) au 16 ventôse (mars 1794).

Custine, appelé, en juin 1793, à l’armée du Nord, y avait apporté la même fermeté que sur le Rhin. Ses ordres furent sévères : les postes ne devaient plus se garder avec mollesse et les soldats ne sortiraient plus des camps : « Les ennemis seront bientôt dissipés si nous nous montrons supérieurs aux événemens, si, soumis à un ordre stable et durable, assidus dans nos camps, endurcis par la fatigue et le travail, sobres et continens, nous trempons nos âmes et nos corps pour leur donner cette énergie qui caractérise les républicains. » Il espérait n’avoir pas à déployer d’extrêmes rigueurs contre les ennemis de l’ordre, « les plus cruels que pût avoir la République. » Le général, réussissait à en imposer. « Quelques turbulens murmuraient contre lui, écrit M. Arthur Chuquet, mais l’armée tout entière faisait son éloge. Elle l’aimait et le craignait à la fois. Elle disait qu’il l’avait sauvée d’une désorganisation complète, qu’il la ranimait, qu’il lui rendait vigueur et confiance. » « Le soldat, écrit un chirurgien de l’armée, désespérait de vaincre, invoquait la discipline, demandait un chef sévère et expérimenté. Custine est venu ; et l’espoir renaît dans les cœurs, le soldat est plein de satisfaction et d’ardeur… »

Il faut voir de quelle façon un rude général, Schauenbourg, divisionnaire à l’armée de la Moselle (sa correspondance a été publiée par le colonel Collin, du 4 avril au 2 août 1793)[8], veille au rétablissement de la discipline, ne négligeant aucun détail et flétrissant « le c… qui vient, en dépit de l’établissement de latrines, infecter le camp, » et le soldat qui laisse rouiller son fusil, avec la même vigueur que l’homme qui s’éloigne de son poste ou répond insolemment à ses chefs. Et il a raison ; car en matière &’ordre, tout se tient ; le désordre moral surgit du désordre matériel, quand il ne l’engendre pas. Et le soldat, dès cette époque, comprenait que son bien-être même ne pouvait être que le fruit de la discipline, pratiquée dans les petites comme dans les grandes choses. Un Custine, malgré sa rigueur, un Schauenbourg, malgré sa rudesse, étaient aimés des troupes. « Ce sont nos sauveurs, » disaient les soldats de ceux qui, — dans ces six mois, — avaient su rétablir, de la mer du Nord au Palatinat, une discipline parfois très dure.


De son côté, la Convention continuait à réagir. De Danton à Robespierre, tous maintenant comprenaient ce que la Tour du Pin avait si éloquemment exprimé, trois ans avant à la tribune de la Constituante, sur la « démocratie militaire. » Du 16 au 21 août, un débat avait abouti à l’établissement de décrets destinés à « rétablir la subordination. » Le 21 décembre 1793, l’Assemblée révolutionnaire avait interdit à tous les corps de troupes de la République d’envoyer des députations à sa barre et, par-là, étouffé un des pires élémens dont se nourrissait l’indiscipline. Elle avait délégué à son Comité de Salut public, avec la direction générale de la guerre, le soin de préparer pour les futures campagnes une armée animée d’un esprit tout nouveau. Carnot y avait été spécialement préposé[9].

La France ne sera jamais assez reconnaissante à cet homme. Ce solide Bourguignon entendait « organiser militairement la fureur populaire. » Cette lave en ébullition, qu’un Danton (en de pareilles crises, il faut des Danton et il faut des Carnot) avait en quelque sorte déversée sur les frontières, ce froid mathématicien, officier des armes savantes, la canalisa, si j’ose dire, vers les points utiles, l’empêchant de déborder autrement que sur l’ennemi. Enfermé dans le célèbre cabinet vert du Comité, où il travaillait seize heures par jour, mangeant à peine, dormant à peine, il organisa la victoire. Mais « en cette nation en ébullition, ai-je déjà écrit, il ne fut l’organisateur de la victoire que parce qu’il fut, calme jusqu’à paraître glacial, l’organisateur de la discipline. » — « Point de dureté dans les manières, beaucoup de sévérité dans l’exécution. » C’était le procédé, mais le principe dominait tout : « La discipline fondée sur la confiance et l’amour de la Patrie. » Sévérité égale pour les grands et les petits : le général coupable d’insubordination, livré à l’exécuteur ; mais de l’équité pour les grands comme pour les petits, même quand les petits prétendaient taxer de trahison les chefs malheureux : « Un revers n’est pas un crime, quand on a tout fait pour mériter la victoire. Ce n’est point par les événemens que nous jugerons les hommes, mais par leurs efforts et par leur courage. Nous aimons qu’on ne désespère pas du salut de la Patrie. » Avant tout, aucun excès qui déshonore le soldat républicain : « Réprimez sévèrement les délits et chassez des corps les auteurs de ces pernicieux exemples. » Avant tout, aucune usurpation sur le commandement : « La force armée ne délibère pas : elle obéit aux lois, elle les fait exécuter. Elle serait coupable si elle se prononçait spontanément ou individuellement, parce que c’est l’unité qui fait toute sa force et qu’elle ne doit jamais s’exposer à une divergence d’opinion. »

Danton avait crié : De l’audace ! Carnot disait : De l’ordre ! Mais Danton se ralliait à l’ordre et Carnot n’entendait qu’ordonner l’audace.


VI. — LE TRIOMPHE DE LA DISCIPLINE. LE SOLDAT DE L’AN II.

« L’esprit des armées fut en effet (en 1794) si excellent qu’on les vit supporter non seulement des privations et des fatigues qu’on n’ose jamais exiger des troupes mercenaires, mais aussi l’absence de satisfactions qui flattent l’amour-propre. Point de costumes brillans, à peine des uniformes réguliers ; quelques salves d’honneur distribuées à propos, une mention collective dans un rapport applaudi à la Convention, un décret de bien mérité de la Patrie, cela suffisait. Les soldats acceptèrent, au nom du patriotisme, un code de discipline plus sévère que n’avait été celui des rois despotes. » Ainsi s’exprime Carnot lui-même[10].

C’était v’armée de l’an II de la République, c’étaient les soldats à qui, parce qu’ils étaient mal nourris, le général Chancel, par exemple, disait : « Ce n’est que par une longue suite de travaux et de privations qu’il faut acheter l’honneur de mourir pour la Patrie[11]. » — « Dans les rangs des soldats, écrit Soult, c’était le même dévouement, la même abnégation. Les conquérans de la Hollande (en 1795) traversaient par 17 degrés de froid les fleuves et les bras de mer gelés, et ils étaient presque nus. Cependant ils se trouvaient dans le pays le plus riche de l’Europe. Ils avaient devant les yeux toutes les séductions, mais la discipline ne souffrait pas la plus légère atteinte[12]. »

Le soldat Joliclerc apparaît, dans ses lettres si simples, comme une incarnation de ce nouveau type : républicain dans l’âme, c’est un Spartiate du Jura, mais sans aucune prétention au spartiatisme ; de toutes ses campagnes il ne rapportera, en fait de butin, qu’un tablier de femme dont il s’était fait une culotte. S’il n’a pu prendre après toute une année une permission, il écrit aux siens : « Il faut faire quelque sacrifice pour sauver la patrie. » C’est tout. Il est, sans jactance, toute abnégation, et, sans platitude, toute discipline.

Le soldat de l’an II, le soldat de l’an III ! « Époque des guerres où il y a eu le plus de vertu parmi les troupes, » écrit un vieux soldat qui en fut. C’était celle où le chasseur Audouin, de la 5e demi-brigade, à qui on offrait de porter à Paris le drapeau qu’il avait pris, déclarait « qu’il aimait mieux rester à son poste. » Mais Audouin n’étonne personne. On allait voir en Belgique, en Hollande, en Italie, en Allemagne, en Égypte, ces « fils de la Liberté, » devenus les « soldats de la nation, » stupéfier moins encore les populations par leur courage cependant insolite, que par leur discipline, leur obéissance aveugle à leurs chefs, — aveugle, non, car elle était faite tout à la fois d’un dévouement sans borne aux bons chefs et de la claire vue des nécessités militaires. « De blâmer ses chefs, on a toujours tort, » écrira le brave grenadier Coignet dans ses célèbres Cahiers. Il est dans la tradition récemment créée par ses anciens des armées de la République. Lorsqu’on lit les journaux de marche, lettres et mémoires des soldats de la Révolution (après 1794) et de l’Empire, ceux du fédéré Godard et ceux du fusilier Belot, ceux du canonnier Bricard et ceux du volontaire Joliclerc, ceux de François qui, ayant « reçu sa première balle à Valmy, » fut du carré de Waterloo et ceux du grenadier Coignet, ceux du cavalier Fricasse et ceux du cavalier Parquin, ceux du vélite Bourgogne, du vélite Barrès, du vélite Billon, ceux du trompette Chevillet et ceux du hussard Bangofsky, et ceux de Routier, et ceux de Rattier, et ceux de vingt autres, on reste frappé de la grandeur et de la persistance de cette vertu. Gamins parfois déchaînés, familiers avec leurs chefs, échangeant avec eux plaisanteries et parfois bourrades, soudain ils se retrouvaient soldats rigides et graves, et, dans la main des officiers, souples, mais comme un acier bien trempé. C’est que le clairon avait sonné, que les rangs se formaient, — que ce fût pour la manœuvre ou pour le combat. Aucune servilité ! De la doctrine de 1793, ils ont gardé l’orgueil d’être « des hommes libres et égaux. » Jamais de punitions corporelles : ils ne les eussent pas souffertes, car ils étaient des êtres fiers et forts ; mais une discipline voulue, bientôt aisée, que, suivant une expression juste, ils avaient fini par « avoir dans le sang. » Les chefs, — de leur capitaine au général en chef, — pouvaient impunément encourager chez eux la familiarité en la pratiquant eux-mêmes. Si le capitaine les plaisante, il sait bien qu’il ne compromet point son autorité, parce que leur capitaine, pour eux, est presque toujours un héros doublé d’un juste. « Ça fut rétabli par l’intrépidité des chefs, » écrira Coignet. Et on les attendrit d’un bon mot cordial : « Capitaine, nous vous aimons tous ! » crient-ils, conquis. Et quel respect ! Si Bangofsky, évadé des mains des Prussiens, est invité à déjeuner par son colonel : « Ma mise, écrit-il, ne me permettait pas d’accepter un tel honneur !  »

Dès l’an II, ce soldat existait que le monde admirera, supportant sans se plaindre les extrêmes du froid et du chaud, prêt à tout souffrir, de l’enfer de feu que sera l’Egypte à l’enfer de glace que sera la Russie, blaguant la souffrance et le danger, mais ne blaguant pas « le chef » ni « la gloire, » se louant de ses privations si elles étaient « nécessaires à la patrie » et acceptant toutes réprimandes parce que, écrit l’un d’eux, « le colonel est un homme juste. » Chevillet, enfant terrible, ne se consolera pas d’avoir mérité un coup d’œil sévère de son capitaine : « Mon capitaine est mécontent de moi ; je tâcherai de me corriger. » C’est tout. Et s’ils « grognent » parfois, suivant un mot célèbre, toujours « ils marcheront. » Leur armature était la discipline qu’après Dumouriez et Carnot, qu’après la Convention, qu’après Hoche et Kléber, l’Empereur leur prêchera, « première vertu militaire. »

Soldats de la Nation ! C’est « la Nation » qui leur demande non la vaillance, ils la prodiguent, non l’héroïsme, il leur sort par tous les pores, mais l’honneur, et « l’honneur, c’est la discipline. » L’honneur ! ils s’en nourrissent. Si, en l’an II, une troupe mal nourrie, le 8e bataillon, du Bas-Rhin, s’agite, fait mine de se mutiner parce qu’il a été envoyé à la ville pour en rapporter des vivres, le brigadier Muscar revient les mains vides, le brave homme leur crie : « ArrêtezI » Ce qu’il rapporte de la ville vaut tous les vivres : c’est un papier ; il le déploie ; il lit : « La Convention décrète que le 8e bataillon du Bas-Rhin a bien mérité de la patrie. » Ce sont des cris de joie et d’orgueil : « Vive la République ! » On se jette dans les bras les uns des autres. Le bataillon se reforme et regagne ses postes[13]. « L’honneur ! » le mot revient sans cesse sous la plume maladroite de ces braves. Et le premier article de l’honneur, c’est d’accepter le poste que le chef a assigné, c’est de lui obéir parce qu’il est le représentant de la Nation, c’est, en dépit des privations, de respecter l’ordre. « On les avait vus cent fois, écrira Ségur[14], après avoir surmonté tous les périls, refuser les grades, se les rejeter l’un à l’autre et, tiers de leur rigidité républicaine, marcher nus, allâmes, soutirant de toutes les privations les plus cruelles et, vainqueurs enfin, demeurer pauvres au milieu de tous les biens qu’offre la victoire. » C’est qu’ils entendent pratiquer « la Vertu. »

« La Vertu ! » ce mot revient sans cesse dans la bouche des témoins après 1794. Oui, ils furent, ces soldats de l’an II, de l’an III, de l’an IV, les plus beaux exemples de vertu militaire. C’est que la vertu militaire est faite de deux élémens : une brûlante vaillance que ces hommes avaient toujours connue, une discipline exacte qu’on avait obtenue de leur civisme — en face de l’ennemi — et, plus encore que de leur raison, de leur cœur.

A deux reprises, en avril 1792, en janvier 1793, ils avaient constaté — par d’éclarans revers — que la vaillance sans discipline n’empêche pas la défaite, que le soldat sans discipline, si valeureux qu’il s’estime, peut soudain agir en lâche et que le chef qui enferme ses hommes dans le respect des règles est le meilleur. Les paroles des généraux et des représentans — appuyées sur ces exemples plus parlans encore — avaient plus fait que les arrêts des tribunaux militaires pour rétablir à deux reprises la discipline, que l’homme parfois était le premier à appeler et que promptement, en tout cas, il consentait.

C’en était fini des désordres, des délibérations, des motions, des élections, des députations à la barre, des séditions, des défections aboutissant à des débandades honteuses devant l’ennemi. La discipline « fondée sur la confiance, » animée par le civisme, nourrie par la raison, allait achever de faire de ces vaillans les premiers soldats du monde. L’instrument merveilleux était forgé avec lequel la France allait être constamment victorieuse, pendant vingt ans, sur tous les champs de bataille.

La discipline était rétablie au printemps de l’an II. Le 26 juin 1794, la victoire de Fleurus ouvre la série des triomphes. Le Français indiscipliné est maitre de l’avenir.


LOUIS MADELIN.

  1. Lettres d’aristocrates. Perrin, 1905.
  2. Lieutenant Lucien de Chilly, La Tour du Pin, Perrin, 1910.
  3. C’était cependant pour l’Assemblée une évidente et constante préoccupation. Si les faits ne nous instruisaient pas de l’état moral de l’armée, le nombre d’ordres du jour votés, de règlemens établis et de lois votées à ce sujet nous édifierait pleinement. (Débats du 9 et du 11 juin 1790 et du 8 août 1790 sur le maintien et le rétablissement de la discipline, — loi des 19 et 20 septembre prohibant la correspondance entre les corps et toute association dans l’armée, — loi du 15 septembre instituant les conseils de discipline, — débats d’août et septembre 1790 au objet des régi mens mutinés, — lois des 24 et 29 juillet 1791, etc.)
  4. Inutile de dire de quelle précieuse ressource sont pour cette partie de notre étude les volumes si nourris, si documentés et, par ailleurs, si vivans de M. Arthur Chuquet sur les Campagnes, de la Révolution, — Cf- aussi Chassin, L’Armée de la Révolution. — Camille Rousset. Les Volontaires. — Sérignan. La vie aux armées sous la Révolution (Revue des questions historiques, 1908), et tant d’autres articles et ouvrages que j’ai cités à la fin de certains chapitres de mon volume : La Révolution (Hachette 1911). Cf. dans un autre ordre d’idées Théodore Pavlovitch (L’Idéal démocratique et la discipline militaire, 1911).
  5. La justice militaire et la discipline à l’armée du Rhin et à l’armée de Rhin et Moselle (1791-1796). — Notes historiques du chef de bataillon Legrand, publiées par le capitaine Hennequin, 1909.
  6. Capitaine Dupuis, Campagne de l’armée du Nord en 1793. De Valenciennes à Hondschoote. 1906.
  7. Cf. le recueil des Actes du Comité de Salut public, publié par M. Aulard, passim.
  8. Colonel Collin, La tactique et la discipline dans les armées de la Révolution, Correspondance du général Schauenbourg. Paris 1902.
  9. Cf. la Correspondance de Carnot publiée (1892-1897) par Etienne Charavay et Maulouchet, et les Mémoires de Carnot par Hippolyte Carnot.
  10. Gouvion Saint-Cyr (Mémoires pour les campagnes des armées du Rhin 1829) vante avant toutes choses la discipline de l’armée du Rhin en 1794-1795.
  11. Cité par le général Thiébault dans ses célèbres Mémoiresv(t. I).
  12. Soult, Les guerres de la Révolution, I, 198.
  13. Duruy, Le brigadier Muscar, 1856.
  14. Ségur, II, 458.