Les Architectes des cathédrales gothiques/Chapitre III

Henri Laurens, éditeur (Les Grands Artistes) (p. 35-43).

III
Les matériaux et leur emploi.

Ces grandes églises furent construites en moellons ou en pierres de petit échantillon ; dans les pays où la pierre était chère et rare seulement, comme en Flandre et en Languedoc, on utilisa la brique ; mais ce fut toujours l’exception. La pierre n’était pas uniformément bonne ; faute de moyens de communication et par mesure d’économie, on la faisait venir des carrières les plus proches, et quelques-unes de ces carrières fournissaient des matériaux médiocres, insuffisamment résistants ou trop friables. Les architectes de Beauvais et de Senlis emploient la pierre de Saint-Leu-d’Esserent (Oise) ; ceux d’Amiens utilisent celle de Croissy et Domeliers (Oise) ou de Beaumetz (Somme) ; ceux de la cathédrale de Rouen vont la chercher, en partie au moins, à Vernon (Eure) ; ceux de la cathédrale de Sées se fournissent tout auprès, à Chailloué (Orne) ; pour Saint-Denis, on fait venir la pierre de Conflans (Seine) ; pour Chartres, on emploie celle de Berchères (Eure-et-Loir) ; pour Sens, celle de Bailly (Yonne) ; pour Troyes, celle de Tonnerre (Yonne) ; pour Lyon, celles d’Anse et de Lucenay (Rhône) ; pour Bordeaux, celle de Bourg (Gironde) ; pour Rodez, celles de Nuces et de Capdenaguet (Aveyron). Dans certains cas les chapitres se rendaient acquéreurs de carrières. Quelquefois la pierre fut transportée à de plus longues distances : les architectes de Sens la firent venir parfois de Saint-Leu d’Esserent, et la pierre de Marquise (Pas-de-Calais) fut employée en Angleterre (Canterbury). Le transport par eau facilitait singulièrement les ravitaillements.

Dans ces constructions qu’on entreprenait immenses et d’une élévation inusitée, il importait de songer aux charges énormes que l’édifice aurait à supporter, et de prévoir les affaissements du sol, les tassements qui fatalement devaient se produire dans ces masses de pierre ; ne pas tenir compte de ces causes probables de déformation pouvait compromettre à jamais la solidité de l’ensemble, et les maîtres d’œuvre de l’époque gothique ont réussi fréquemment à remplacer l’insuffisance des fondations ou la qualité inférieure des matériaux par une très exacte répartition des charges et par l’étonnante élasticité des élévations : c’est par là surtout qu’ils se sont montrés ingénieux, disons mieux, admirables.

Fondées sur un sol compressible et avec des ressources insuffisantes, les cathédrales de Meaux, de Troyes, de Châlons-sur-Marne, de Sées n’en ont pas moins victorieusement résisté à la pesée constante des maçonneries et aux injures du temps : à peine ont-elles subi quelques déformations dont on a pu arrêter les effets. À Paris, à Laon, à Amiens, à Beauvais, au contraire, des fondations colossales qui atteignent jusqu’à onze mètres de profondeur ont constitué une vaste assise souterraine à toute épreuve.

Il y eut fréquemment, dans les arrêts momentanés de la construction, des raisons purement financières. Aux jours heureux du xiiie siècle, et dans les grands centres surtout, l’argent afflua tout d’abord ; le clergé donnait l’exemple. L’évêque Gautier de Mortagne fournit l’argent nécessaire à la construction de la cathédrale de Laon ; de même Guillaume de Seignelay à Auxerre, Maurice de Sully à Paris, Étienne Béquart à Sens, Philippe de Nemours à Châlons-sur-Marne, Raimond de Calmon à Rodez. À Mende c’est le pape lui-même, originaire du pays, qui affecte à la reconstruction l’intégralité des revenus de l’évêché et qui envoie à la nouvelle église joyaux, reliquaires, tapisseries. À Chartres, l’évêque et les chanoines abandonnent leurs revenus pour une durée de trois ans ; ailleurs, injonction est faite de réserver pour l’œuvre de la cathédrale une ou plusieurs années de tous les bénéfices du diocèse qui viendront à vaquer. À Beauvais, l’évêque Milon de Nanteuil se voit obligé aux plus grands sacrifices, et les impose à son chapitre par un document très instructif. Un peu plus tard, il fallut stimuler le zèle des fidèles, on créa des œuvres diocésaines et des confréries, on multiplia les indulgences, on organisa des quêtes, on fit des expositions solennelles de reliques, on attira la foule par des sermons que prononçaient des orateurs en renom. Dans les cas très pressants, le clergé s’adressait au roi ou au pape pour obtenir des faveurs spéciales : les chanoines de Senlis font donner ainsi par Louis VII une recommandation spéciale aux clercs chargés de parcourir toutes les provinces du domaine royal pour recueillir les offrandes destinées à la cathédrale ; les souverains pontifes, en 1202 et en 1227, accordent des bulles d’indulgences particulières à quiconque coopérera à la réédification des cathédrales d’Évreux et de Troyes. En 1236, un concile de la province de Tours, convoqué par l’archevêque, déclare désormais certains délits punissables par l’officialité d’une amende qui ira grossir le fonds de la caisse de l’œuvre de l’église métropolitaine. Certaines municipalités, comme Reims, s’imposent pour une somme annuelle qui sera répartie entre les travaux de la cathédrale et ceux de l’église Saint-Nicaise. À Beauvais, on exempte de tout impôt, non seulement les artistes et les ouvriers occupés à la reconstruction, mais même les matériaux qui lui sont destinés.

On logeait le plus souvent le maître d’œuvre dans le voisinage de son chantier, parfois même dans une maison appartenant au chapitre, ou bien on l’autorisait à se faire construire aux frais du chapitre un logis à sa convenance. Les chantiers qu’il dirigeait étaient admirablement organisés et la comptabilité en était tenue avec le plus grand soin, le plus souvent par les chanoines proviseurs, rarement par des laïques. Ces chantiers comprenaient l’ensemble des différents métiers, depuis la maçonnerie et la charpenterie jusqu’à la verrerie et la couverture : c’est ce qu’on appelait la « loge ». Ils étaient, au moins dans le nord de la France, bien clos et chauffés l’hiver, si besoin ; ils comptaient généralement un nombre relativement restreint d’ouvriers qui, en dehors de leur salaire, recevaient une gratification particulière lors de l’achèvement du travail qui leur était confié. En cas de difficulté ou de malfaçon, on avait recours à des experts. La « chambre aux traits » était le lieu où les maîtres d’œuvre dessinaient les plans des ouvrages à exécuter ou taillaient des modèles en légères planchettes que fournissait le chambrilleur ; ces plans et modèles s’appelaient des « molles ». C’étaient des cas très rares que ceux où l’architecte nouveau, abdiquant toute originalité, se bornait à copier les molles de ses devanciers et à adopter pour la nef, par exemple, les plans et les formes du chœur tracées par son prédécesseur : au contraire, on voit plutôt ces monuments conserver la marque des diverses époques auxquelles se rapporte chacune de leurs parties ; l’art du maître d’œuvre gothique sut généralement triompher de ces apparentes difficultés et arriva sans effort à combiner les éléments anciens avec les nouveaux en un tout étonnamment harmonieux. Il a su en outre analyser avec une extrême finesse les jeux de la perspective, et tenir compte de l’influence exercée par celle-ci sur l’effet des reliefs. Il n’a point dédaigné les contrastes et a préféré toujours à la froide régularité un travail individuel d’où sortait un perfectionnement ou une variété de technique. Il a inventé des combinaisons d’équilibre qui étonnent par leurs artifices et qui stupéfient par leurs résultats[1].

Les talents d’un bon maître d’œuvre ne s’entendaient pas seulement de la maçonnerie ; ils comprenaient aussi l’établissement des échafaudages ou « allours aux maçons », qui prenaient parfois des proportions gigantesques, l’examen de la qualité des matériaux, médiocres dans certaines régions, la surveillance des travaux de charpente et de sculpture, l’achat du bois, du fer, des engins ou chèvres destinées au montage des pierres, et du « repous » ou mortier préparé avec la poussière de la pierre de taille. Dans une plaidoirie où le maître de la maçonnerie de Paris fait valoir ses propres mérites, il se vante d’être « grand géométrier et charpentier, ce qui est supérieur à maçon ».

Villard de Honnecourt a composé au milieu du xiiie siècle un précieux album, manuscrit unique en son genre, qu’il a eu l’intention de léguer aux gens de son métier ; la Bibliothèque nationale le possède aujourd’hui incomplet, et il a été édité plusieurs fois. Dans ce livre, dit l’auteur au début, « on pourra trouver grand secours pour s’instruire des principes fondamentaux de la maçonnerie et de la construction en charpente, ainsi que la méthode pour dessiner au trait, selon que l’art de géométrie le commande et enseigne ». On y voit qu’il voyagea beaucoup, traversant

Photo Berthaud. Page de l’Album de l’architecte Villard de Honnecourt.
Photo Berthaud. Page de l’Album de l’architecte Villard de Honnecourt.
Photo Berthaud.
Page de l’Album de l’architecte Villard de Honnecourt.

la France de l’ouest à l’est, parcourant l’Allemagne, la Suisse et la Hongrie. S’arrêtant à Laon, il prend le croquis d’une des tours de la cathédrale, « la plus belle qu’il y ait au monde », à l’en croire. Deux dessins sont relatifs au chœur de la cathédrale de Cambrai et au plan de l’église voisine de Vaucelles. Diverses études minutieuses, prises à la cathédrale de Reims, attestent un séjour dans cette ville. Dans les cathédrales de Chartres et de Meaux il trouve des motifs d’inspiration. Une page particulièrement intéressante, qui paraît être une composition personnelle, inventée de concert avec son confrère Pierre de Corbie, est celle que nous reproduisons ici : on y voit le plan d’un chœur de cathédrale, entouré d’une double galerie et de neuf chapelles, les unes de forme carrée, les autres en hémicycle ; elles alternent sur ce double patron à droite et à gauche du chevet carré. Le recueil de Villard de Honnecourt est contemporain de la génération qui a su atteindre dans le système de construction les plus grands perfectionnements[2]. Les conseils que Villard de Honnecourt donne à ses lecteurs, chaque maître d’œuvre les prodiguait tous les jours dans son chantier.



  1. Les maîtres d’œuvre jouissaient d’ailleurs d’une réelle considération. Par maint exemple nous le savons, ils étaient enterrés dans les églises qu’ils avaient contribué à édifier, et où une inscription disait à la postérité leurs mérites indiscutés. Les labyrinthes placés dans le dallage des cathédrales de Reims et d’Amiens, qui faisaient connaître aux passants leurs effigies et leurs noms, monuments commémoratifs inaugurés à l’occasion de l’achèvement de la partie principale du monument, sont demeurés longtemps des témoins précieux qui rappelaient leur participation successive à l’œuvre accomplie. À Chartres, au Mans, à Saint-Germer, des vitraux contemporains comportent une figuration de tailleurs de pierre où l’on croit voir l’effigie des architectes du monument.
  2. Nous renvoyons le lecteur curieux des théories de géométrie et de mécanique appliquées à l’architecture, des procédés pour dessiner l’ornement ou la figure, des méthodes de coupe de pierre, d’assemblage, de perspective, de profil et d’élévation, à l’article où Quicherat a très habilement su mettre le tout en relief.