Les Applications scientifiques de la photographie/02

Les Applications scientifiques de la photographie
Revue des Deux Mondes3e période, tome 26 (p. 198-216).
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LES
APPLICATIONS SCIENTIQUES
DE LA PHOTOGRAPHIE

II.[1]
LA PHOTOGRAPHIE APPLIQUÉE A L’ÉTUDE DES PHÉNOMÈNES TERRESTRES.

I. Das Licht im Dienste wissenschaftlicher Forschung, von Dr Stein. Leipzig 1877. — II. Les Merveilles de la photographie, par M. G. Tissandier. 1874. — III. La Photographie et la chimie de la lumière, par M. H. W. Vogel. 1877. (Bibliothèque internationale.) — IV. Les Progrès de la photographie, par M. A. Davanne. Paris 1877. Gauthier-Villars.


I

La révolution que la photographie commence à opérer dans les méthodes d’observation, en remplaçant l’œil par la plaque sensible, n’est pas sans analogie avec celle qui a suivi l’introduction des machines dans les ateliers industriels. C’est, dans les deux cas, une incalculable économie de travail. Nous avons essayé, dans une précédente étude, de faire apprécier les progrès qui doivent en résulter dans le domaine de l’astronomie. Si du ciel nous descendons sur la terre, il y a lieu de remarquer tout d’abord que la photographie est appelée à rendre d’incontestables services à l’enseignement de la géographie et des sciences qui s’y rattachent, en mettant entre les mains de tous des reproductions fidèles de sites caractéristiques, de types des diverses races, et de toute sorte d’édifices et de monumens. Pour mesurer le pas qui, grâce à la photographie, a été fait dans cette direction, il suffit de rapprocher des belles gravures qui décorent aujourd’hui tant de relations de voyages les lithographies, exécutées d’après de simples croquis, que l’on rencontre encore dans les ouvrages du même genre publiés il y a trente ou quarante ans.

C’est ici que le réalisme est à sa place, car le point de vue de la science est essentiellement différent de celui de l’art. Sans doute, comme l’a très bien dit M. Charles Sainte-Claire Deville, « il arrivera aussi rarement que l’imitation absolument exacte ou photographique d’une contrée étendue constitue ce qu’on appelle un paysage, qu’il arrivera que la reproduction textuelle d’une scène de la vie ordinaire ou d’un épisode historique puisse, sans variantes, se transporter sur le théâtre ou se raconter dans un poème. » Mais, pour nous instruire, un calque de la nature vaut peut-être mieux, et il est en tout cas plus facile à obtenir, — ce qui n’empêche pas que, parmi les vues photographiques rapportées par des voyageurs, il n’y en ait d’une très réelle valeur esthétique. On a pu s’en convaincre à l’exposition universelle de 1867, où figuraient d’admirables vues des contrées les plus lointaines. Il y avait là les grandes vues des Indes, de MM. Bourne et Shepperd, du colonel Briggs, de M. Griggs, — celles que M. Champion avait rapportées de Chine, — les vues de Cochinchine exécutées par les soins du gouvernement français, — des vues d’Égypte, envoyées par M. Cammas et M. Désiré, — une série de vues rapportées d’Algérie par le capitaine Piboul et le baron Champlouis, — un long panorama de Constantinople exposé par les frères Abdullah, etc. A Vienne, en 1873, on a pu admirer les photographies rapportées de l’extrême Orient par W. Burger, du Japon par le baron Stillfried, de la Nouvelle-Zemble par le comte Wilczek, les vues d’Égypte envoyées par MM. Schœfft et P. Sebah, etc. La collection de vues photographiques de MM. J. Lévy et Cie embrasse aujourd’hui toutes les contrées du globe.

Insister sur les avantages que l’archéologie retire de la reproduction photographique des monumens est superflu. Qu’on songe seulement au temps qu’il faudrait à un dessinateur, même habile, pour reproduire tant bien que mal les hiéroglyphes qui couvrent tel monument de Memphis ou de Karnak ! Les planches qui accompagnent des ouvrages comme la célèbre Exploration de l’Asie-Mineure, de M. George Perrot, la Mission de Phénicie, de M. Renan, ou Milet, par MM. Rayet et Thomas, sont là pour démontrer l’importance de cette application. Et peut-être ces planches contiennent-elles des découvertes à l’état latent ! M. Louis Figuier[2] rapporte à ce sujet des faits très curieux. M. le baron Gros, ministre plénipotentiaire de France en Grèce, qui se délassait de ses fonctions diplomatiques par des travaux de photographie, avait pris un jour une vue de l’Acropole d’Athènes. De retour à Paris, il eut la fantaisie d’examiner à la loupe les détails de cette épreuve, et, à sa grande surprise, il découvrit, sur une pierre du premier plan, l’image gravée en creux d’un lion dévorant un serpent. Le dessin de cette figure datait évidemment de l’époque égyptienne. La photographie avait donc réparé un défaut d’attention, et l’épreuve gardait fidèlement à son propriétaire une découverte que la lumière avait faite pour lui.

Chose plus étonnante, la photographie peut dévoiler l’invisible et ressusciter des caractères complètement effacés. C’est ce que l’expérience a montré quand M. Camille Silvy a inauguré, en 1860, la reproduction photographique des manuscrits anciens par un admirable fac-similé du manuscrit Sforza, appartenant à M. le marquis d’Azeglio. Il s’est trouvé que la copie était plus lisible que l’original, et que certains passages qu’on ne pouvait déchiffrer sur le parchemin n’offraient plus de difficulté lorsqu’on interrogeait le fac-similé. A la dernière page, on découvrit même une note, écrite en allemand au-dessous de la signature, qui était mise au jour par la photographie, et dont on n’apercevait aucune trace sur le manuscrit. Cette note avait disparu parce que l’encre ordinaire (à base de peroxyde, de fer) s’altère avec le temps et prend une teinte jaunâtre qui se confond avec celle du parchemin ; mais elle ternit la surface et en diminue le pouvoir photogénique, de sorte que les traits depuis longtemps effacés reparaissent en noir sur la copie exécutée par la lumière. Quelques années plus tard, M. Silvy a encore revivifié par ce moyen une note qui avait été écrite à la main au bas d’une gravure représentant le portrait du prince-cardinal Emmanuel de la Tour d’Auvergne et qui indiquait le lieu et la date de la mort du prélat. La photographie devient donc un instrument de restauration des vieux manuscrits ; on pourra s’en servir notamment pour faire revivre les caractères primitifs des palimpsestes, qu’on essayait autrefois de raviver à l’aide d’une dissolution de tannin, qui endommage les manuscrits[3]. Mais, en dehors de cette application spéciale, il est évident qu’elle fournit le meilleur moyen de multiplier les copies de manuscrits rares et de rendre ces derniers plus accessibles aux érudits. C’est ainsi qu’en 1848 M. de Sevastianof a réussi, en s’enfermant pour un long temps dans un couvent du mont Athos, à prendre un fac-similé photographique d’un manuscrit de la Géographie de Ptolémée, composé de 112 feuillets. M. Silvy s’est fait de la reproduction des vieux manuscrits une féconde spécialité. Un Anglais a fait remarquer aussi que par la réduction photographique des in-folio on pourrait créer des bibliothèques microscopiques qui représenteraient des centaines de volumes et tiendraient dans un tiroir ; mais l’utilité pratique de ces livres en miniature ne nous paraît pas démontrée.

Les travaux entrepris de 1857 à 1867 par M. Aimé Civiale ont de même démontré l’utilité de la photographie pour l’étude du relief de la surface terrestre. M. Charles Sainte-Claire Deville, dans un rapport sur ce beau travail, a développé à ce sujet des considérations qui méritent d’être citées. « Quelque soin que mette un dessinateur, dit M. Deville, à retracer fidèlement les lignes d’une montagne ou d’une contrée, à n’en rien exagérer, il ne sera jamais sûr de s’être affranchi de certaines illusions d’optique ou de perspective. Bien plus, les géologues, dans le plus grand nombre des coupes, faussent sans nécessité les rapports entre les bases et les hauteurs, et il ne faudrait pas remonter bien loin dans la science pour retrouver des argumens qui ne semblaient avoir quelque poids que parce qu’ils s’appliquaient à des profils ou à des reliefs dans lesquels non-seulement les pentes étaient grossièrement altérées, mais qui, par suite du même défaut de construction, ne présentaient que des rapports inexacts entre les vides et les pleins d’une contrée, entre les espaces effectivement occupés par les massifs montagneux et les espaces laissés à découvert par les cols, les vallées, les échancrures. » C’est à ce besoin impérieux de précision que répondent les vues photographiques.

Après deux campagnes d’essai dans les Pyrénées, pendant les étés de 1857 et de 1858, M. Civiale commença en 1859 sa description photographique de la chaîne des Alpes, qui ne fut terminée qu’en 1867. Bien qu’il fût parvenu à substituer aux glaces collodionnées le papier ciré, son attirail de photographe représentait encore un poids de 250 kilogrammes, qu’il fallait transporter à dos de mulet ou à dos d’homme sur les cimes choisies pour les stations. Pour les vues de détail, M. Civiale recherchait les points les mieux placés pour faire ressortir la structure des roches, la disposition régulière ou anormale des couches, les brisemens ou plissemens qu’elles présentent, les formes générales et les pentes des glaciers, les allures de leurs moraines, les accumulations de roches moutonnées, polies et striées, en un mot toutes les circonstances caractéristiques qui intéressent le géologue ; ces renseignemens sont toujours complétés par des échantillons de roches recueillis sur place. Les stations de ce genre sont d’ordinaire d’un choix plus facile que celles qui doivent fournir les grandes vues d’ensemble. Pour que les panoramas représentent bien l’ensemble des divers massifs, et permettent de reconnaître aisément la position relative des sommets, la direction des vallées qui les séparent, etc., il faut que le choix de la station satisfasse à certaines conditions d’altitude, et que l’on tienne compte aussi de l’éclairage qui change sans cesse avec la position du soleil. Les pics ou les cols d’une hauteur absolue comprise entre 2,200 et 3,200 mètres offrent généralement dans les Alpes les meilleures stations pour les vues panoramiques ; au-dessus de 3,500 mètres, les vallées cessent de se dessiner nettement ; au-dessous de 2,000 mètres, on n’aperçoit plus un assez grand nombre de sommets. M. Civiale a encore reconnu, par expérience, qu’en commençant vers sept heures du matin il faut se tourner d’abord vers le nord, puis aller successivement, du nord à l’ouest, de l’ouest au sud, etc ; en procédant ainsi, on se trouve vers onze heures ou midi en face de l’est, qui est alors éclairé de la manière la moins défavorable. Les panoramas de M. Civiale se composent toujours de quatorze épreuves, raccordées par des bandes d’un centimètre de largeur.

C’est surtout la photographie de paysage qui profitera des perfectionnemens apportés depuis peu à la préparation des plaques sèches, qui rendent inutiles latente, le bain d’argent, etc., simplifiant ainsi dans une grande mesure le bagage du voyageur photographe[4]. On se rappelle que Beurmann, ayant été privé de sa tente par un accident, se vit dans l’impossibilité de faire une seule photographie le long de la route qui mène de Souakin à Khartoum et qui traverse des contrées encore peu connues. Les mécomptes de cette nature deviendront plus rares quand l’usage des préparations sèches sera tout à fait entré dans la pratique courante.

La géodésie et la topographie militaire n’attendent pas de moindres services de l’art du photographe. En effet, l’image photographique, étant produite par des lentilles, est soumise dans sa formation aux règles de la géométrie : elle représente une perspective centrale, beaucoup plus exacte que si elle avait été dressée par un dessinateur, même à l’aide d’un instrument qui mesure les angles. Il s’ensuit, comme l’ont fait remarquer en 1839 Arago et Gay-Lussac, dans leurs rapports aux deux chambres, que la photographie de paysage peut servir à construire des cartes topographiques d’une exactitude absolue. Deux photographies prises de deux stations dont on connaît la distance suffisent pour dresser une carte du terrain, avec une économie de temps considérable ; on en déduit non-seulement la situation relative des objets, mais encore leur élévation. Il est vrai que, pour cet usage, la chambre noire doit être construite comme un appareil de précision, et qu’il faut opérer dans des conditions qu’on ne rencontre pas tous les jours. C’est le colonel Laussedat, professeur de géodésie à l’École polytechnique, qui a recommandé cette méthode, il y après de vingt ans, et elle a été appliquée avec succès aux travaux de topographie militaire. En 1864, le capitaine Javary réussit à lever par ce moyen un plan de la ville et des environs de Grenoble ; la carte qui fut présentée à l’Académie des sciences embrassait une étendue de terrain de 20 kilomètres carrés, et tous les détails avaient été déduits de vingt-neuf vues, prises de dix-huit stations. A l’exposition universelle de 1867 figurait un plan des localités de Faverges et Doussard (Haute-Savoie) dressé par le même officier. Très simple dans son principe, cette méthode entraîne pourtant des constructions géométriques fort délicates et qui demandent beaucoup de temps. Le problème se trouve résolu d’une manière plus complète par l’instrument qu’un ancien médecin militaire, M. Auguste Chevallier, a imaginé en 1858, et qui est connu sous le nom de planchette photographique.

Déjà, vers 1845, M. Martens avait publié la description d’un appareil panoramique qui permettait de reproduire un demi-tour d’horizon sur un cylindre vertical ; l’image était reçue à travers une fente verticale très étroite. Cet appareil fut perfectionné par M. Garella, qui réussit à le modifier de façon à recevoir l’image sur une surface plane. Mais ces premières solutions, encore très imparfaites, n’ont plus qu’un intérêt historique depuis l’invention de la planchette photographique. L’instrument de M. Chevallier, tel qu’il est employé aujourd’hui, se compose d’une chambre obscure cylindrique qui peut tourner autour d’un axe vertical de manière à faire lentement le tour de l’horizon ; un prisme à réflexion totale renvoie l’image sur la plaque sensible, de forme circulaire, qui est fixée dans une position horizontale au-dessous du centre de rotation. On obtient ainsi une sorte de vue panoramique où les divers objets se trouvent déjà, marqués dans leurs vraies directions, comme sur la planchette ordinaire. On comprend que ce procédé mécanique n’a pas seulement, sur la méthode ancienne l’avantage d’une plus grande rapidité, mais qu’il rend presque impossibles les erreurs de visée qui sont toujours à craindre, lorsqu’on doit relever un à un tous, les objets saillans. Enfin les opérations graphiques auxquelles il faut recourir pour dresser le plan d’un paysage à l’aide de deux panoramas photographiques sont infiniment plus simples que celles, qu’exige l’emploi de la chambre noire ordinaire. Rien n’empêche d’ailleurs de comprendre parmi les objets à relever le soleil lui-même, et d’orienter ainsi le tour d’horizon. Il est donc permis de dire que la planchette photographique résout de la manière la plus heureuse le problème de la « géodésie expéditive, » et il serait à désirer que les stations qu’il s’agit de créer dans l’intérieur de l’Afrique en vue de l’exploration de ce continent fussent munies d’instrumens de ce genre ; on arriverait ainsi à dresser des cartes exactes d’une foule de contrées inconnues avec moins de peine que lorsque l’on devait se contenter, comme M. d’Abbadie en Ethiopie, d’un simple théodolite et d’un carnet de poche.

C’est en particulier au point de vue militaire que cette application de la photographie a beaucoup d’avenir. En réservant à la planchette photographique le levé exact du terrain, et surtout le levé des places fortes, des appareils plus simples pourront encore fournir aux troupes en campagne les vues pittoresques destinées à faciliter la lecture des cartes, qui nous laissent toujours en face d’une abstraction embarrassante, puisque les objets y sont remplacés par des signes conventionnels. Puis la photographie est employée avec un succès croissant à copier, à réduire, à multiplier les cartes et les plans. Au dépôt de la guerre, elle a depuis longtemps détrôné le pantographe, qui servait à réduire les minutes de l’échelle des levés à l’échelle de la carte à graver, et elle a épargné plus d’une fois un long travail de copie. « C’est ainsi, dit M. Jouart dans une intéressante notice publiée en 1866.[5], que le capitaine de Milly a pu prendre à Turin, et reporter en quelques semaines, à l’échelle de la carte de France, le comté de Nice et la Savoie, levés au 1/10000e par les ingénieurs piémontais. C’est ainsi encore que tout récemment ce même officier, ayant eu entre les mains pour deux heures seulement un des rares exemplaires de la carte du Mexique du général Scott, a pu fournir presque instantanément à l’état-major français 150 épreuves de ce précieux document. » Ces applications prennent plus d’extension à mesure que se perfectionnent les procédés d’impression photographique (photolithographie, zincographie, etc.).

Des services photographiques sont organisés dans l’armée anglaise depuis la guerre de Crimée, dans l’armée française depuis la campagne d’Italie ; aux États-Unis, en Autriche, en Russie, l’utilité des applications militaires de la photographie a été également appréciée de bonne heure. Les armes spéciales y trouvent un moyen commode de reproduire les types d’armement, d’expliquer tous les détails du service, de constater les effets du tir, etc. A Woolwich, on est même parvenu à photographier les trajectoires des boulets. Il faut enfin mentionner ici les dépêches réduites à des dimensions microscopiques et confiées à des pigeons voyageurs, qui ont rendu tant de services pendant le siège de Paris. La marine, les administrations de l’agriculture, des travaux publics, etc., ne profiteront pas moins des facilités nouvelles que procure la photographie pour remplacer par la saisissante réalité d’une image l’à-peu près si abstrait et si vague des descriptions. A l’exposition de 1867 figuraient un album formé par M. Jubert à l’école de Grignon, une collection d’épreuves, représentant les diverses essences d’arbres, que M. de Gayflier avait réunies pour l’administration des eaux et forêts ; les exemples de ces applications sont trop nombreux pour qu’il soit besoin d’insister.


II

La météorologie pratique a également trouvé dans la photographie un auxiliaire qui débarrasse l’observateur de la partie la plus fastidieuse de son travail ; docilement et fidèlement, elle enregistre les oscillations du baromètre et du thermomètre, les variations du magnétisme terrestre et celles de l’état électrique de l’air, etc. Cette substitution d’automates à la place des observateurs est d’une grande importance pour l’avenir de la science. « Les appareils enregistreurs, disions-nous ici même, sont en cela supérieurs à l’homme, que rien ne peut lasser leur zèle, que rien ne les rebute, que la monotonie est leur élément, et la régularité leur condition d’existence. Voilà un observateur qu’il suffit de monter en tournant une clé : il reste désormais à son poste, l’œil clair, la main ferme, jour et nuit, sans dormir, sans se plaindre de la chaleur ou du froid, sans s’abandonner à des rêveries, et, ce qui est encore plus important, sans qu’il songe jamais à fabriquer des observations imaginaires qui le dispenseront de veiller[6]. »

Un autre avantage considérable des appareils enregistreurs, c’est qu’ils nous présentent tous les résultats sous une forme qui parle aux yeux ; ce ne sont plus des tableaux numériques composés de chiffres isolés qu’il a fallu péniblement réunir en les relevant un à un, à des heures fixes ; ce sont des courbes continues dont la signification est immédiatement claire, et qui permettent de saisir toutes les phases des phénomènes dont l’ensemble constitue le climat d’un lieu. Cette représentation figurative des élémens météorologiques, cette sorte de sténographie du temps, nous dispense aussi de tous ces calculs fatigans que nécessite la conversion des données numériques hétérogènes en mesures métriques. La déplorable confusion qui règne dans les mesures employées par les météorologistes des divers pays n’est malheureusement pas près de cesser ; les uns donnent toujours la hauteur du baromètre en pouces et lignes, tandis que les autres la donnent en millimètres ; la température est donnée en degrés centigrades et degrés Réaumur, en degrés Fahrenheit ; la force du vent en livres par pied carré et en kilogrammes par mètre carré, et ainsi de suite. Lorsqu’on veut comparer entre elles les données fournies par des observateurs de nationalité différente, il faut le plus souvent commencer par les rendre comparables au moyen d’une conversion qui est à la fois une perte de temps et une source d’erreurs. Or la confrontation des chiffres, c’est aujourd’hui l’alpha et l’oméga de la météorologie pratique. L’introduction des appareils enregistreurs fournirait l’occasion d’établir pour tous les instrumens une échelle uniforme, et de faire ainsi disparaître un des obstacles qui arrêtent les progrès de la météorologie. Et alors même que les courbes ne se rapportent pas à la même échelle, elles sont toujours plus faciles à comparer que des chiffres ; un coup d’œil suffit pour reconnaître les maxima et les minima respectifs, et pour juger des contrastes ou des analogies dans la marche des phénomènes.

Pour réaliser l’enregistrement des variations météorologiques, on a imaginé les moyens les plus divers ; la photographie en fournit un des plus commodes. S’agit-il par exemple d’enregistrer l’état du baromètre ou du thermomètre, un mouvement d’horlogerie fait défiler derrière l’instrument, éclairé par une lampe ou par un bec de gaz, une bande de papier sensibilisé, sur laquelle vient se peindre la hauteur variable du mercure ; l’appareil fait donc en quelque sorte le portrait du temps. Tous les soirs, on enlève la bande impressionnée, afin de fixer l’épreuve par les moyens ordinaires, et on la remplace par une bande fraîche.

C’est sir Francis Ronalds[7] qui a le premier appliqué ce principe à la construction d’instrumens enregistreurs, — barographes, thermographes, magnétographes, etc. Des appareils de ce genre fonctionnent à Kew, à Greenwich, à Lisbonne, à Paris et ailleurs. Les dispositions varient selon les phénomènes dont il s’agit d’obtenir des tracés. Les parties communes à tous ces instrumens sont l’appareil d’éclairage avec son système de lentilles, et l’appareil photographique, qui consiste en une feuille de papier sensibilisé, tendue sur un châssis qu’entraîne un chariot, ou bien enroulée sur un cylindre qui fait un tour en vingt-quatre heures. Le papier sensible reçoit la lumière pair une fente étroite derrière laquelle il défile lentement ; l’image photographique qui s’y peint se trouve ainsi convertie en une courbe continue.

La pression atmosphérique est enregistrée de cette façon à l’aide d’un baromètre à cuvette ordinaire, suspendu de manière que la silhouette du ménisque de mercure et les divisions de l’échelle tracées sur le tube soient projetées en même temps sur la feuille sensible. Pour enregistrer l’état du thermomètre, on fait passer la lumière non par l’espace vide qui reste au-dessus du mercure, mais par une petite bulle d’air qui a été introduite dans la mince colonne mercurielle, et qui sert d’index pour marquer les oscillations de la température[8]. L’addition d’un second thermomètre, dont le réservoir est entouré d’un linge constamment humecté, fait du thermographe un psychrographe : la comparaison des deux courbes thermométriques permet de juger de l’état de sécheresse ou d’humidité de l’air ; elles s’écartent quand l’air est très sec, et se rapprochent lorsqu’il renferme beaucoup de vapeur d’eau. On peut aussi enregistrer l’humidité relative de l’air par le moyen d’un hygromètre à cheveu dont l’aiguille marche le long de la fente qui donne accès au rayon lumineux.

Pour enregistrer les fluctuations du magnétisme terrestre, on fait usage de barreaux aimantés mobiles, munis chacun d’un petit miroir qui, à l’état de repos, forme le prolongement d’un miroir fixe : les faisceaux lumineux que les dieux miroirs envoient à la fente dessinent alors sur le papier sensible un point noir qui par le mouvement de translation du papier deviendra une ligne droite ; mais la moindre oscillation du barreau écarte de cette ligne d’étiage le sillon noir du miroir mobile, qui accuse ainsi tous les mouvemens du barreau aimanté. Les variations de la déclinaison magnétique sont indiquées par un barreau horizontal, suspendu à un fil de soie ; c’est une sorte de boussole, plus sensible seulement que la boussole marine. Les changemens d’intensité de la force magnétique sont accusés par un bifilaire : c’est un barreau horizontal, suspendu à deux fils d’acier, dans une direction peu près perpendiculaire au méridien magnétique ; la force qui tend à l’amener dans le méridien est contre-balancée par une légère déviation des fils. Les oscillations de ces deux barreaux s’inscrivent sur deux tambours qui tournent autour d’un axe horizontal ; celles du magnétomètre-balance, qui accuse les variations de l’inclinaison par les oscillations d’un barreau soutenu à la manière d’un fléau de balance, s’inscrivent sur un tambour vertical. — Un faisceau lumineux réfléchi par les deux feuilles d’or d’un électroscope sert de même à tracer sur le papier sensible deux courbes dont l’écartement accuse l’état électrique de l’atmosphère. C’est le système employé à Kew ; à Montsouris, on fait usage d’un électromètre photographique construit par M. Salleron, qui est fondé sur un autre principe.

On comprend sans peine que des dispositions analogues permettent d’obtenir par la photographie une représentation exacte de tous les phénomènes physiques ou physiologiques qui se manifestent par des mouvemens visibles. M. Stein propose, par exemple, d’enregistrer de cette manière le niveau des marées, qui est marqué dans beaucoup de ports par un crayon fixé à la tige verticale d’un flotteur.

Citons encore, à ce propos, l’appareil ingénieux que M. Neumeyer, chef du bureau hydrographique de Berlin, a fait construire pour l’étude des courans sous-marins et la détermination de la température au fond de la mer. Une boîte cylindrique de cuivre, que l’on suspend à une ligne de sonde, renferme un thermomètre et une boussole, que des tubes de Geissler convenablement disposés permettent d’illuminer d’une lueur violette, due au passage d’une série d’étincelles électriques dans l’azote raréfié. Cette lueur suffit à marquer en moins de trois minutes, sur du papier sensible, l’image de la colonne de mercure et la position de l’aiguille aimantée. Une sorte de fanon ou de gouvernail fixé à la boîte sert à maintenir la ligne de foi de la boussole dans la direction du courant.

M. le docteur Forel a eu recours au même moyen pour étudier les causes qui font varier périodiquement la transparence des eaux du lac Léman. C’est un fait assez connu que les eaux des lacs sont plus transparentes en hiver qu’en été ; mais l’on n’est pas d’accord sur l’explication qu’il faut donner de ce phénomène, et il s’agissait avant tout pour M. Forel d’obtenir sur la grandeur des variations de la transparence des données numériques d’une certaine précision. L’une des méthodes dont il a fait usage consiste à déposer sur le fond du lac un appareil où se trouve enfermée, sous une glace, une feuille de papier photographique ; on l’y laisse un ou deux jours, exposé aux rayons solaires à travers l’épaisseur de l’eau, et l’on examine ensuite l’effet qu’a produit la lumière ainsi tamisée. M. Forel noyait toujours l’appareil pendant la nuit, et le relevait également de nuit ; une bouée en marquait la place dans l’intervalle. Une moitié de la feuille était protégée contre l’action de la lumière par un écran, afin de rendre plus sensibles par le contraste les traces de coloration que pouvait présenter la partie non protégée. L’épreuve, retirée de la boîte, est fixée par l’hyposulfite de soude, et la vigueur de la coloration appréciée par comparaison avec une gamme de tons préparée à l’avance. On a constaté ainsi, par exemple, qu’au mois de février on obtenait encore, à la profondeur de 50 mètres, un effet de coloration égal à 20, tandis qu’au mois de juillet l’effet était nul à la même profondeur. La limite d’obscurité absolue devait être à 50 mètres en été, à 100 mètres en hiver. Une autre méthode, qui consiste à faire descendre dans l’eau un disque blanc attaché à une ligne de sonde, et à mesurer la profondeur où il disparaît à l’œil en descendant, puis celle où il redevient visible en remontant, avait donné à M. Forel des résultats tout à fait analogues. Pendant l’hiver, les eaux du lac sont claires (en temps normal) ; en été, elles sont toujours troubles. Le passage du régime de l’été au régime de l’hiver a lieu brusquement : en quelques jours, presque d’un jour à l’autre, le lac s’éclaircit et devient limpide ; au printemps, la transition est beaucoup plus lente. Quant à la cause de ces variations, M. Forel croit l’avoir trouvée dans la présence des poussières organiques en suspension dans l’eau, et qui s’y distribuent d’une manière différente en hiver et en été.

L’étude du spectre solaire et des autres spectres lumineux a été considérablement avancée par l’intervention de la photographie, qui a permis notamment de reconnaître les raies noires ou lacunes de la région ultra-violette, dont les rayons ne produisent presque aucune impression sur la rétine de l’œil. M. Mascart a déterminé ainsi la situation d’un grand nombre de raies de cette région. Les photographies spectrales obtenues depuis par M. Rutherfurd et par M. Henry Draper, en Amérique, montrent aussi dans la région moyenne un grand nombre de raies nouvelles. La photographie ne tardera pas du reste à prendre possession de toute l’étendue du spectre, y compris les régions obscures qui confinent aux rayons rouges, grâce à une découverte récente de M. H. Vogel. Ce physicien a constaté qu’il suffisait de mêler au collodion des matières colorantes qui absorbent les rayons rouges pour le rendre sensible à l’action de ces rayons, de sorte que la désignation spéciale de « rayons chimiques » appliquée aux rayons violets et ultra-violets n’a plus de sens aujourd’hui, toutes les couleurs du spectre pouvant faire impression sur une couche photographique convenablement préparée. N’oublions pas de mentionner ici les tentatives faites par M. E. Becquerel pour reproduire par la photographie les couleurs elles-mêmes du spectre solaire, tentatives qui ont été couronnées de succès, à cela près qu’on n’a pas encore trouvé le moyen de fixer les teintes fugaces que l’action du spectre fait apparaître sur la plaque iodurée.

Beaucoup d’autres applications de la photographie ont été réalisées depuis quelque temps dans les différentes branchies de la physique. MM. Bunsen et Roscoe ont mesuré, à l’aide du papier sensible, l’intensité changeante des radiations du soleil. Le docteur Stem, en Allemagne, a réussi à photographier le zigzag enflammé de l’éclair. On est parvenu également à fixer par ce moyen l’image fugitive des flammes de gaz qui vibrerait sous, l’influence d’un son, image que le miroir tournant transforme en un ruban de feu dentelé ; mais il a failli remplacer le gaz d’éclairage ordinaire par le cyanogène, dont la flamme pourpre possède un pouvoir photogénique considérable. Les oscillations rapides des coudes sonores sont photographiées, comme les oscillations lentes du thermomètre, sur une feuille de papier sensible, animée d’un mouvement de translation, qui reçoit le faisceau lumineux à travers un écran, percé d’un petit trou, que l’on attache à la corde avant de l’ébranler.

M. le docteur Ozanam avait réussi dès 1860 à photographier par un procédé analogie les battemens du pouls, en projetant un faisceau de lumière sur le sommet d’une colonne de mercure que soulevait périodiquement la vague du sang. Le sphygmographe de M. Marey enregistre les pulsations amplifiées par un levier dont le bras long est muni d’un style lorsqu’on veut obtenir un tracé sur papier enfumé, ou d’un écran percé d’un trou lorsqu’il s’agit de photographier le pouls. C’est par des artifices du même genre qu’on obtient les courbes qui représentent aux yeux le rhythme de la respiration, les contractions musculaires, les variations de la température du sang, etc. Ces nouvelles méthodes, fondées sur la représentation graphique des phénomènes, et dans lesquelles la photographie peut souvent intervenir d’une manière utile, ont inauguré une ère nouvelle pour la physiologie expérimentale, et l’importance qu’elles ont pour la pratique médicale saute aux yeux. En rendant accessibles à l’observation directe le jeu mystérieux des fonctions vitales dans l’organisme sain, aussi bien que les troubles de toute espèce que l’expérimentation y fait naître par une modification préméditée des conditions normales, elles éclairent d’un jour nouveau les symptômes des maladies. Il suffit pour s’en convaincre de parcourir les volumes où sont consigne les résultats des recherches exécutées, sous la direction de M. Marey, au laboratoire de physiologie de l’École des hautes études, installé au Collège de France. En quelques années, le célèbre professeur, admirablement secondé par un groupe de jeunes savans, est parvenu à créer une étonnante quantité de matériaux qui contribueront à poser les bases d’une biologie rationnelle, en remplaçant les hypothèses par des faits.

Les applications de la photographie aux recherches médicales sont d’ailleurs très variées. Sans parler de la reproduction fidèle des préparations anatomiques, qui est facilitée par l’injection des veines et des artères qu’on remplit ainsi de sang artificiel rouge ou bleu, il est devenu possible de lancer le rayon investigateur dans les profondeurs du corps vivant. Ceux qui ont été dans te cas de consulter un médecin en renom pour une affection des yeux ou un mal de gorge savent que des instrumens ingénieux (l’ophthalmoscope, le laryngoscope) permettent d’éclairer l’intérieur de l’œil ou l’arrière-bouche et de voir ce qui s’y passe. L’otoscope rend facile l’exploration de l’oreille ; l’endoscope fait pénétrer le regard du médecin dans la vessie ; tous ces instrumens peuvent être complétés par une chambre noire qui fixe l’image des organes malades.

Les avantages que présente l’emploi de la photographie dans les recherches anatomiques sont surtout sensibles lorsqu’il s’agit de préparations qui s’altèrent rapidement. Cet auxiliaire n’est pas moins précieux quand l’observateur est aux prises avec l’infiniment petit. La photomicrographie n’offre pas seulement cet inappréciable avantage de supprimer la fatigue de l’œil, qui rend si pénible la tâche du dessinateur chargé de reproduire des objets microscopiques ; elle fournit encore le moyen d’évoquer, par la combinaison stéréoscopique de deux épreuves, l’impression du relief, que l’observation microscopique directe ne procure que difficilement. Enfin l’agrandissement ultérieur des photographies rend parfois nettement perceptibles des détails de structure trop délicats pour être distingués directement avec les plus, forts grossissemens ; en d’autres termes, la plaque sensible voit des choses qui échappent à l’œil.

La reproduction d’objets microscopiques a été tentée avec succès par le docteur à Donné dès les premières années qui suivirent la publication de la découverte de Daguerre. En 1844, M. Donné exécuta avec Léon Foucault un atlas microscopique par une transformation directe des daguerréotypes en planches gravées. Plus tard cette branche de la photographie a fait de notables progrès, grâce aux efforts d’une foule de savans, parmi lesquels nous citerons MM. Nachet, Bertsch, Moitessier, Lackerbauer, Jules Girard, en France ; Gerlach, Meyer, Benecke, Stein, Fritsch, en Allemagne ; Maddox, Huxley et Wenham, en Angleterre, et surtout le docteur Woodward en Amérique, qui dispose pour ses travaux d’anatomie et d’histologie microscopique d’un magnifique laboratoire installé au ministère de la guerre, à Washington. M. Czermak, le célèbre inventeur du laryngoscope, qu’une mort prématurée a enlevé à la science, avait également disposé pour les applications de la photographie le premier étage du magnifique laboratoire de physiologie qu’il avait fait construire à ses frais et qu’il a légué à l’université de Leipzig ; mais sa mort a interrompu.les travaux qui avaient été commencés sous sa direction[9]. Le laboratoire de physiologie du Collège de France ne néglige pas non plus les ressources que la photographie offre pour l’étude des objets de très petite dimension.

Le docteur Duchenne, de Boulogne, a employé ce moyen pour représenter les résultats de ses célèbres recherches sur les mécanismes musculaires de la physiognomie humaine dans ses rapports avec les diverses passions ; il a reproduit dans une série ae planches les effets qu’il obtenait en provoquant, soit par le courant électrique, soit par d’autres excitans, la contraction de chacun des petits muscles cachés sous la peau de la face, et il est parvenu ainsi à démêler les touches du clavier musculaire qui sont au service de chaque passion déterminée. C’est la vue de ces planches qui a inspiré à M. Darwin ses propres recherches sur l’expression des émotions chez l’homme et chez les animaux. M. Darwin, comme l’on sait, ramène les jeux de physionomie, actuellement involontaires, à des mouvemens qui dans l’origine étaient volontaires et motivés. L’ouvrage qui contient l’exposé de sa théorie de l’expression est orné de nombreuses photographies d’après nature, où les émotions que le visage peut trahir sont saisies sur le vif.

C’est ici le lieu de dire encore un mot de la « photographie de l’invisible, » qui repose sur l’inégale action des différentes couleurs. La faiblesse de l’action des rayons jaunes fait que les cheveux blonds paraissent noirs sur l’épreuve, que les taches de rousseur sont trop accusées, que de légères, taches jaunes, invisibles à l’œil, sont révélées par la plaque sensible. « On photographiait il y a quelques années, dit M. Vogel, une dame dont les portraits étaient toujours bien venus. A la surprise de l’opérateur, le visage, dans le portrait, parut couvert de taches dont l’original ne présentait aucune trace ; le lendemain, elles apparurent très nettement, et cette dame mourut de la petite vérole. La photographie avait devancé la vue et reconnu avant celle-ci des taches d’un jaune très faible. » Peut-être y a-t-il dans ce fait d’observation le germe de quelque application médicale.

Je n’insisterai pas ici sur les innombrables usages pratiques auxquels se prête encore la photographie : l’instruction judiciaire y trouve le moyen d’établir une identité, de représenter au jury le théâtre d’un crime, d’expédier à un absent le fac-similé d’une fausse signature ; en photographiant les accidens de chemin de fer, les sinistres causés par des orages ou des incendies, on facilite l’enquête à laquelle se livreront les compagnies intéressées, etc. Tout cela nous entraînerait hors de notre sujet. Contentons-nous de mentionner encore une idée assez originale qui a une portée scientifique. Un médecin allemand, le docteur Oidtmann, a signalé récemment l’importance que des collections de portraits photographiques, embrassant plusieurs générations successives, pourraient offrir pour l’étude des lois de l’hérédité. Il a commencé lui-même à former par ce moyen les arbres généalogiques de plusieurs familles, en disposant dans un ordre méthodique tous les portraits d’ascendans et de descendans qu’il a pu se procurer[10]. Ses albums fourniront un jour de précieux matériaux aux anthropologistes pour la recherche des modifications que la sélection peut exercer sur la transmission héréditaire des mêmes caractères.


III

La gravure est sœur de l’imprimerie ; l’une, en matérialisant la parole, l’autre en fixant les spectacles qui parlent aux yeux, ont permis la diffusion universelle de la pensée. La photographie, sœur cadette, est appelée à compléter les moyens d’action de ses deux aînées, et les perfectionnemens qu’elle subit chaque jour ont surtout pour but de faciliter la multiplication des épreuves et de faire ainsi de la photographie un art vraiment industriel, applicable aux grandes publications au même titre que la gravure. Les anciens procédés aux sels d’argent sont peu propres à remplir ce programme : les épreuves n’ont pas la solidité nécessaire, elles s’altèrent trop vite, et le tirage est lent, coûteux, sujet à toute sorte d’irrégularités. Il a donc fallu chercher la solution du problème dans une autre voie. On est effectivement arrivé à faire des épreuves inaltérables et des tirages suffisamment rapides, soit au moyen du charbon, soit par les divers modes d’impression aux encres grasses (lithographie, gravure en creux, typographie). Les innombrables variétés de ces procédés reposent presque toutes sur les propriétés spéciales de la gélatine bichromatée, propriétés dont on doit la connaissance aux patientes recherches de Fox Talbot, de M. Pretsch, et surtout de M. A. Poitevin. Ces recherches nous ont appris que la gélatine, mélangée de bichromate de potasse, subit par l’action des rayons lumineux une sorte de tannage : elle devient insoluble, ne se gonfle plus dans l’eau froide et prend l’encre d’impression, tandis que la gélatine qui n’a pas subi l’action de la lumière se gonfle dans l’eau et ne prend pas les encres grasses. Ces propriétés donnent lieu aux applications suivantes.

Si l’on mélange à la gélatine bichromatée du charbon ou une autre matière colorante en poudre très fine, les parties frappées par la lumière et devenues insolubles retiendront cette matière colorante, tandis que les parties restées plus ou moins solubles en seront débarrassées par le lavage à l’eau chaude. C’est là le principe du procédé dit au charbon, qui commence à remplacer, dans un grand nombre de cas, les anciens procédés au collodion : une feuille de papier recouverte de gélatine colorée est d’abord sensibilisée par un bain de bichromate de potasse, puis exposée à la lumière sous un cliché ordinaire ; pour faire apparaître l’image, on trempe la feuille gélatinée dans l’eau chaude, qui enlève la couleur aux endroits que les noirs du négatif ont protégés contre l’action de la lumière et qui correspondent aux parties claires du modèle., On obtient ainsi un positif monochrome, dont le ton est déterminé par la matière colorante employée.

Les creux et les reliefs qui restent après le lavage pourront être moulés, soit par la galvanoplastie, soit par une forte pression, car, une fois sèche, la gélatine devient assez dure pour faire empreinte dans le plomb. On obtient des reliefs encore plus accentués par l’immersion de la gélatine dans l’eau froide, qui fait gonfler les parties que la lumière n’a pas tannées ; mais le moulage devient alors moins facile. Les moules que l’on se procure par l’un ou par l’autre de ces moyens sont utilisés de diverses manières pour l’impression des images photographiques : comme moules en creux, pour un mode d’impression analogue au tirage des gravures, comme moules en relief, pour l’impression typographique. Enfin la propriété de la gélatine chromatée de prendre l’encre d’impression lorsqu’elle a été influencée par la lumière et légèrement humectée conduit à des applications tout à fait analogues à la lithographie, qui exige une surface sensiblement plane. On conçoit que les procédés industriels qui découlent de ces principes se prêtent à mille combinaisons, à mille modifications plus ou moins heureuses ; nous n’avons pas à en décrire les détails, que l’on trouvera exposés avec beaucoup d’ordre et de clarté dans l’excellent ouvrage de M. Davanne, intitulé les Progrès de la photographie ; il nous suffira de mentionner ici les plus importans de ces procédés.

La photogtyptie, inventée par M. Woodbury, est un mode d’impression qui utilise les moules en creux qu’on obtient en comprimant la gélatine durcie entre un plan d’acier poli et une plaque de plomb ou de métal d’imprimerie ; on verse dans ces moules une solution de gélatine teintée et chaude, comme on verse de la pâte dans un moule à gaufres, et l’on y applique une feuille de papier qui démoule l’image. L’épreuve est alors de tout point semblable à l’image primitive, telle qu’elle sort du bain d’eau. Mais l’on peut aussi, par la galvanoplastie, tirer du premier moule une planche en métal plus résistant, qui sera encrée et employée au tirage des épreuves en taille-douce. Ces procédés sont exploités en grand dans les ateliers de la maison Goupil, à Asnières, sous la direction de M. Rousselon. Il existe d’autres méthodes de gravure photographique en creux par moulage, auxquelles il faut ajouter les procédés de gravure chimique par réserves, où le vernis protecteur est remplacé par la couche sensible[11], La grande difficulté, c’est que l’image gravée doit être nécessairement formée par l’assemblage de traits ou de grains plus ou moins espacés, parce que les encres d’impression ne peuvent produire qu’une teinte uniforme, tandis que l’image photographique faite d’après nature présente des teintes fondues ; pour la transformer en planche gravée, il faut donc trouver un grain artificiel. La tâche est plus facile lorsqu’il s’agit de reproduire une gravure ou toute autre image faite au trait ou au grain. Les divers modes d’impression qui utilisent des surfaces planes (impression directe ou par report sur pierre ou sur zinc, etc.) peuvent être compris sous le nom général de photolithographie ; ils ont déjà donné des résultats fort remarquables entre les mains de MM. Poitevin, Tessié du Motay, Maréchal, Albert, Aubel, Baldus, Rodrigues, du colonel James, etc. Le problème de la gravure en relief ou typographie photographique est résolu d’une manière assez satisfaisante par le procédé appelé gillotage (du nom de l’inventeur Gillot). Ces divers procédés se perfectionnent tous les jours, et bientôt sans doute les obstacles que rencontre encore l’impression photographique aux encres grasses seront complètement vaincus.

Le problème de la reproduction des couleurs naturelles en photographie continue aussi d’occuper les chercheurs ; mais les solutions directes ou indirectes qui ont été proposées par divers savans sont encore loin d’être satisfaisantes. M. E. Becquerel, M. Niepce de Saint-Victor, M. Poitevin, ont réussi, il est vrai, à imprimer directement toutes les couleurs du spectre sur des papiers sensibilisés par des sels d’argent ; mais ces impressions sont trop fugitives, les épreuves pâlissent sous l’influence de la lumière de jour. En attendant qu’on découvre le moyen de fixer ces teintes fugaces, produites directement par le soleil, voici comment des esprits ingénieux ont tenté de tourner la difficulté. MM. Ch. Cros et L. Ducos du Hauron ont publié à peu près simultanément, en 1869, des méthodes fondées sur le même principe : reconstitution des couleurs naturelles d’un tableau par la superposition de trois épreuves monochromes (par exemple, d’une épreuve rouge, d’une épreuve jaune et d’une épreuve bleue). On sait en effet qu’avec trois couleurs le peintre peut à la rigueur obtenir toutes les autres : le jaune et le bleu lui donnent du vert, le bleu et le rouge du violet, le rouge et le jaune des tons orangés. Le rôle de la photographie se borne ici à fournir les trois épreuves monochromes qu’il s’agit de superposer. On les tire à l’aide de trois négatifs que l’on se procure par l’emploi de verres colorés offrant les teintes complémentaires de celles qu’on veut produire. Le négatif qui sert à tirer une épreuve en rouge est obtenu par l’interposition d’un écran vert, qui arrête, ou plutôt qui est censé arrêter les rayons rouges ; le négatif du bleu s’obtient à l’aide d’un écran orangé, et le négatif du jaune à l’aide d’un écran violet. Les trois épreuves positives, tirées en rouge, en bleu et en jaune, sont ensuite détachées de leurs supports provisoires et transportées sur un support définitif. — Cette reproduction des couleurs d’un tableau par une sorte de synthèse chromatique n’est au fond, il faut bien l’avouer, qu’une impression polychrome où la lumière est seulement chargée de distribuer d’une certaine façon trois pigmens arbitrairement choisis par l’opérateur. Les résultats obtenus laissent beaucoup à désirer, et l’on ne saurait s’en étonner : c’est le contraire qui aurait lieu de surprendre. La théorie du procédé repose en effet sur cette supposition gratuite, que les couleurs naturelles sont formées de rouge, de jaune et de bleu ; elle veut que l’écran violet, par exemple, laisse passer les rayons rouges et bleus aussi facilement que les rayons violets, et qu’il n’arrête que les rayons jaunes, etc. Or ces conditions ne sont pour ainsi dire jamais réalisées. M. Léon Vidal est arrivé à un résultat plus satisfaisant en tirant les épreuves monochromes à l’aide de clichés sur lesquels on a fait, par les procédés ordinaires de la retouche, des réserves à la main pour les différentes couleurs. Avouons toutefois que ces tentatives, si méritoires qu’elles soient, ne nous ont pas beaucoup rapprochés du but.

Quoi qu’il en soit, il est permis d’affirmer que la partie technique de la photographie a fait, dans ces dernières années, de notables progrès au double point de vue de la production de l’image et de la multiplication des épreuves. Les procédés se sont simplifiés, et les résultats sont devenus plus parfaits. Rendue ainsi plus accessible aux profanes, la photographie est en voie d’obtenir droit de cité dans les laboratoires des savans, qui apprennent enfin à tirer parti eux-mêmes de cette rétine artificielle qui remplace si bien les yeux ; dispensés de réclamer l’assistance d’un photographe de profession, ils ne risqueront plus d’introduire dans leurs travaux un élément étranger dont ils ne sont pas maîtres et qui parfois se plie mal aux exigences de chaque problème particulier. Ils sauront d’ailleurs largement payer les services que leur rendra ce nouvel auxiliaire, car tout fructifie entre leurs mains.


R. RADAU.

  1. Voyez la Revue du 15 février.
  2. Les Merveilles de la science, t. III.
  3. M. Gobert a recommandé ce moyen pour la recherche des falsifications d’écritures tracées à l’encre ordinaire. On sait que la photographie fait aussi paraître en noir les traits à peine visibles dessinés sur le papier avec une dissolution de sulfate de quinine.
  4. Voyez à ce sujet l’excellent résumé de M. A. Davanne (Progrès de la photographie, p. 26 à 76), et deux publications récentes : Photographie par émulsion sèche au bromure d’argent pur, par M. A. Chardon, et le Procédé au gélatino-bromure, par M. H. Odagir. (Paria, 1877. Gauthier-Villars.)
  5. Application de la photographie aux levés militaires, Paris, 1866. Domaine.
  6. Les Appareils météorographiques, Revue du 1er juillet 1867.
  7. Le prix de 500 livres sterling, proposé par le gouvernement anglais pour une invention qui épargnerait aux observateurs un labeur pénible, a été attribué à MM. Ronalds et Brooke pour leurs enregistreurs photographiques.
  8. M. Salleron donne au thermomètre enregistreur la forme d’un tube en U dont les deux branches communiquent avec deux larges réservoirs remplis d’air ; l’un de ces réservoirs est enterré dans le sol.
  9. En 1861, M. Czermak avait déjà présenté à notre Académie des sciences des photographies stéréoscopiques du larynx.
  10. Stein, das Licht, p. 427.
  11. Le procédé héliographique de Scamoni, qui donne de très beaux résultats, reposa sur le moulage galvanoplastique d’un cliché ordinaire (au sel d’argent) dont le faible relief est préalablement renforcé par des moyens chimiques.