Les Apotres/VI. Conversion de Juifs hellénistes et de prosélytes

Michel Lévy (p. 102-114).

CHAPITRE VI.


CONVERSION DE JUIFS HELLÉNISTES ET DE PROSÉLYTES.


Jusqu’ici, l’Église de Jérusalem s’est montrée à nous comme une petite colonie galiléenne. Les amis que Jésus s’était faits à Jérusalem et aux environs, tels que Lazare, Marthe, Marie de Béthanie, Joseph d’Arimathie, Nicodème, avaient disparu de la scène. Le groupe galiléen, serré autour des Douze, resta seul compacte et actif. Les prédications de ces disciples zélés étaient continuelles. Plus tard, après la destruction de Jérusalem, et loin de la Judée, on se représenta les sermons des apôtres comme des scènes publiques, ayant lieu sur les places, en présence de foules assemblées[1]. Une telle conception paraît devoir être mise au nombre de ces images convenues dont la légende est si prodigue. Les autorités qui avaient fait mettre Jésus à mort n’eussent pas permis que de tels scandales se renouvelassent. Le prosélytisme des fidèles s’exerçait surtout par des conversations pénétrantes, où la chaleur de leur âme se communiquait de proche en proche[2]. Leurs prédications sous le portique de Salomon devaient s’adresser à des cercles peu nombreux. Mais l’effet n’en était que plus profond. Leurs discours consistaient surtout en citations de l’Ancien Testament, par lesquelles on croyait prouver que Jésus était le Messie[3]. Le raisonnement était subtil et faible, mais toute l’exégèse des Juifs de ce temps est du même genre ; les conséquences que les docteurs de la Mischna tirent des textes de la Bible ne sont pas plus satisfaisantes.

Plus faible encore était la preuve invoquée à l’appui de leurs arguments, et tirée de prétendus prodiges. Impossible de douter que les apôtres aient cru faire des miracles. Les miracles passaient pour le signe de toute mission divine[4]. Saint Paul, de beaucoup l’esprit le plus mûr de la première école chrétienne, crut en opérer[5]. On tenait pour certain que Jésus en avait fait. Il était naturel que la série de ces manifestations divines se continuât. En effet, la thaumaturgie est un privilège des apôtres jusqu’à la fin du premier siècle[6]. Les miracles des apôtres sont de même nature que ceux de Jésus, et consistent surtout, mais non pas exclusivement, en guérisons de maladies et en exorcismes de possédés[7]. On prétendait que leur ombre seule suffisait pour opérer des cures merveilleuses[8]. Ces prodiges étaient tenus pour des dons réguliers du Saint-Esprit, et appréciés au même titre que le don de science, de prédication, de prophétie[9]. Au iiie siècle, l’Église croyait encore posséder les mêmes privilèges, et exercer comme une sorte de droit permanent le pouvoir de guérir les malades, de chasser les démons, de prédire l’avenir[10]. L’ignorance rendait tout possible à cet égard. Ne voyons-nous pas, de nos jours, des personnes honnêtes, mais auxquelles manque l’esprit scientifique, trompées d’une façon durable par les chimères du magnétisme et par d’autres illusions[11] ?

Ce n’est point par ces erreurs naïves, ni par les chétifs discours que nous lisons dans les Actes, qu’il faut juger des moyens de conversion dont disposaient les fondateurs du christianisme. La vraie prédication, c’étaient les entretiens intimes de ces hommes bons et convaincus ; c’était le reflet, encore sensible dans leurs discours, de la parole de Jésus ; c’était surtout leur piété, leur douceur. L’attrait de la vie commune qu’ils menaient avait aussi beaucoup de force. Leur maison était comme un hospice où tous les pauvres, tous les délaissés trouvaient asile et secours.

Un des premiers qui s’affilièrent à la société naissante fut un Chypriote nommé Joseph Hallévi ou le Lévite. Il vendit son champ comme les autres, et en apporta le prix aux pieds des Douze. C’était un homme intelligent, d’un dévouement à toute épreuve, d’une parole facile. Les apôtres se l’attachèrent de très-près, et l’appelèrent Bar-naba, c’est-à-dire « le fils de la prophétie » ou « de la « prédication »[12]. Il comptait, en effet, au nombre des prophètes[13], c’est-à-dire des prédicateurs inspirés. Nous le verrons plus tard jouer un rôle capital. Après saint Paul, ce fut le missionnaire le plus actif du premier siècle. Un certain Mnason, son compatriote, se convertit vers le même temps[14]. Chypre avait beaucoup de juiveries[15]. Barnabé et Mnason étaient sans doute des Juifs de race[16]. Les relations intimes et prolongées de Barnabé avec l’Église de Jérusalem font croire que le syro-chaldaïque lui était familier.

Une conquête presque aussi importante que celle de Barnabé fut celle d’un certain Jean, qui portait le surnom romain de Marcus. Il était cousin de Barnabé, et circoncis[17]. Sa mère Marie devait jouir d’une honnête aisance ; elle se convertit comme son fils, et sa demeure fut plus d’une fois le rendez-vous des apôtres[18]. Ces deux conversions paraissent avoir été l’ouvrage de Pierre[19]. En tout cas, Pierre était très-lié avec la mère et le fils ; il se regardait comme chez lui dans leur maison[20]. Même en admettant l’hypothèse où Jean-Marc ne serait pas identique à l’auteur vrai ou supposé du second Évangile[21], son rôle serait encore très-considérable. Nous le verrons plus tard accompagner dans leurs courses apostoliques Paul, Barnabé, et probablement Pierre lui-même.

Le premier feu se propagea ainsi avec une grande rapidité. Les hommes les plus célèbres du siècle apostolique furent presque tous gagnés en deux ou trois années, par une sorte d’entraînement simultané. Ce fut une seconde génération chrétienne, parallèle à celle qui s’était formée, cinq ou six ans auparavant, sur le bord du lac de Tibériade. Cette seconde génération n’avait pas vu Jésus, et ne pouvait égaler la première en autorité. Mais elle devait la surpasser par son activité et par son goût pour les missions lointaines. Un des plus connus parmi les nouveaux adeptes était Stéphanus ou Étienne, qui semble n’avoir été avant sa conversion qu’un simple prosélyte[22]. C’était un homme plein d’ardeur et de passion. Sa foi était des plus vives, et on le croyait favorisé de tous les dons de l’Esprit[23]. Philippe, qui, comme Stéphanus, fut diacre et évangéliste zélé, s’attacha à la communauté vers le même temps[24]. On le confondit souvent avec son homonyme l’apôtre[25]. Enfin, à cette époque, se convertirent Andronic et Junie[26], probablement deux époux, qui donnèrent, comme plus tard Aquila et Priscille, le modèle d’un couple apostolique, voué à tous les soins du missionnaire. Ils étaient du sang d’Israël, et ils furent avec les apôtres dans des rapports très-étroits[27].

Les nouveaux convertis étaient tous juifs de religion, quand la grâce les toucha ; mais ils appartenaient à deux classes de juifs bien différentes. Les uns étaient des « hébreux »[28], c’est-à-dire des Juifs de Palestine, parlant hébreu ou plutôt araméen, lisant la Bible dans le texte hébreu ; les autres étaient des « hellénistes », c’est-à-dire des Juifs parlant grec, lisant la Bible en grec. Ces derniers se subdivisaient encore en deux classes, les uns étant de sang juif, les autres étant des prosélytes, c’est-à-dire des gens d’origine non israélite, affiliés au judaïsme à des degrés divers. Ces hellénistes, lesquels venaient presque tous de Syrie, d’Asie Mineure, d’Égypte ou de Cyrène[29], habitaient à Jérusalem des quartiers distincts. Ils avaient leurs synagogues séparées et formaient ainsi de petites communautés à part. Jérusalem comptait un grand nombre de ces synagogues particulières[30]. C’est là que la parole de Jésus trouva le sol préparé pour la recevoir et la faire fructifier.

Tout le noyau primitif de l’Église avait été exclusivement composé d’« hébreux » ; le dialecte araméen, qui fut la langue de Jésus, y avait seul été connu et employé. Mais on voit que, dès la deuxième ou la troisième année après la mort de Jésus, le grec faisait invasion dans la petite communauté, où il devait bientôt devenir dominant. Par suite de leurs relations journalières avec ces nouveaux frères, Pierre, Jean, Jacques, Jude, et en général les disciples galiléens, apprirent le grec d’autant plus facilement qu’ils en savaient peut-être déjà quelque chose. Un incident dont il sera bientôt parlé montre que cette diversité de langues causa d’abord quelque division dans la communauté, et que les deux fractions n’avaient pas entre elles des rapports très-faciles[31]. Après la ruine de Jérusalem, nous verrons les « hébreux », retirés au delà du Jourdain, à la hauteur du lac de Tibériade, former une Église séparée, qui eut des destinées à part. Mais, dans l’intervalle de ces deux faits, il ne semble pas que la diversité de langues ait eu de conséquence dans l’Église. Les Orientaux ont une grande facilité pour apprendre les langues ; dans les villes, chacun parle habituellement deux ou trois idiomes. Il est donc probable que ceux des apôtres galiléens qui jouèrent un rôle actif acquirent la pratique du grec[32], et arrivèrent même à s’en servir de préférence au syro-chaldaïque, quand les fidèles parlant grec furent de beaucoup les plus nombreux. Le dialecte palestinien devait être abandonné, du jour où l’on songeait à une propagande s’étendant au loin. Un patois provincial, qu’on écrivait à peine[33], et qu’on ne parlait pas hors de la Syrie, était aussi peu propre que possible à un tel objet. Le grec, au contraire, fut en quelque sorte imposé au christianisme. C’était la langue universelle du moment, au moins pour le bassin oriental de la Méditerranée. C’était, en particulier, la langue des Juifs dispersés dans tout l’empire romain. Alors, comme de nos jours, les Juifs adoptaient avec une grande facilité les idiomes des pays qu’ils habitaient. Ils ne se piquaient pas de purisme, et c’est là ce qui fait que le grec du christianisme primitif est si mauvais. Les Juifs, même les plus instruits, prononçaient mal la langue classique[34]. Leur phrase était toujours calquée sur le syriaque ; ils ne se débarrassèrent jamais de la pesanteur des dialectes grossiers que la conquête macédonienne leur avait portés[35].

Les conversions au christianisme devinrent bientôt beaucoup plus nombreuses chez les « hellénistes » que chez les « hébreux ». Les vieux Juifs de Jérusalem étaient peu attirés vers une secte de provinciaux, médiocrement versés dans la seule science qu’un pharisien appréciât, la science de la Loi[36]. La position de la petite Église à l’égard du judaïsme était, comme le fut celle de Jésus lui-même, un peu équivoque. Mais tout parti religieux ou politique porte en lui une force qui le domine et l’oblige à parcourir son orbite malgré lui. Les premiers chrétiens, quel que fût leur respect apparent pour le judaïsme, n’étaient en réalité des juifs que par leur naissance ou par leurs habitudes extérieures. L’esprit vrai de la secte venait d’ailleurs. Ce qui germait dans le judaïsme officiel, c’était le Talmud ; or, le christianisme n’a aucune affinité avec l’école talmudique. Voilà pourquoi le christianisme trouvait surtout faveur dans les parties les moins juives du judaïsme. Les orthodoxes rigides s’y prêtaient peu ; c’étaient les nouveaux venus, gens à peine catéchisés, n’ayant pas été aux grandes écoles, dégagés de la routine et non initiés à la langue sainte, qui prêtaient l’oreille aux apôtres et à leurs disciples. Médiocrement considérés de l’aristocratie de Jérusalem, ces parvenus du judaïsme prenaient ainsi une sorte de revanche. Ce sont toujours les parties jeunes et nouvellement acquises d’une communauté qui ont le moins de souci de la tradition, et qui sont le plus portées aux nouveautés.

Dans ces classes peu assujetties aux docteurs de la Loi, la crédulité était aussi, ce semble, plus naïve et plus entière. Ce qui frappe chez le juif talmudiste, ce n’est pas la crédulité. Le juif crédule et ami du merveilleux, que connurent les satiriques latins, n’est pas le Juif de Jérusalem ; c’est le juif helléniste, à la fois très-religieux et peu instruit, par conséquent très-superstitieux. Ni le sadducéen à demi incrédule, ni le pharisien rigoriste ne devaient être fort touchés de la théurgie qui était en si grande vogue dans le cercle apostolique. Mais le Judaeus Apella, dont l’épicurien Horace souriait[37], était là pour croire. Les questions sociales, d’ailleurs, intéressaient particulièrement ceux qui ne bénéficiaient pas des richesses que le temple et les institutions centrales de la nation faisaient affluer à Jérusalem. Or, ce fut en se combinant avec des besoins fort analogues à ce qu’on appelle maintenant « socialisme » que la secte nouvelle posa le fondement solide sur lequel devait s’asseoir l’édifice de son avenir.


  1. Actes, premiers chapitres.
  2. Act., v, 42.
  3. Voir, par exemple, Act., ii, 34 et suiv., et en général tous les discours des premiers chapitres.
  4. I Cor., i, 22 ; ii, 4-5 ; II Cor., xii, 12 ; I Thess., i, 5 ; II Thess., ii, 9 ; Gal., iii, 5 ; Rom., xv, 18-19.
  5. Rom., xv, 19 ; II Cor., xii, 12 ; I Thess., i, 5.
  6. Act., v, 12-16. Les Actes sont pleins de miracles. Celui d’Eutyque (Act., xx, 7-12) est sûrement raconté par un témoin oculaire. De même pour Act., xxviii. Comp. Papias, dans Eusèbe, H. E., III, 39.
  7. Les exorcismes juifs et chrétiens furent regardés comme les plus efficaces, même par les païens. Damascius, Vie d’Isidore, 56.
  8. Act., v, 15.
  9. I Cor., xii, 9 et suiv., 28 et suiv. ; Constit. apost., VIII, i.
  10. Irénée, Adv. hær., II, xxxii, 4 ; V, vi, 1 ; Tertullien, Apol., 23, 43 ; Ad Scapulam, 2 ; De corona, 11 ; De spectaculis, 24, De anima, 57 ; Constit. apost., chapitre cité, lequel paraît tiré de l’ouvrage de saint Hippolyte sur les Charismata.
  11. Pour les Mormons, le miracle est chose quotidienne ; chacun a les siens. Jules Remy, Voy. au pays des Mormons, I, p. 140, 192, 259-260 ; II, 53 et suiv.
  12. Act., iv, 36-37. Cf. ibid., xv, 32.
  13. Ibid., xiii, 1.
  14. Ibid., xxi 16.
  15. Jos., Ant., XIII, x, 4 ; XVII, xii, 1, 2 ; Philo, Leg. ad Caium, § 36.
  16. Cela résulte pour Barnabé de son nom Hallévi et de Col., iv, 10-11. Mnason semble la traduction de quelque nom hébreu où entrait la racine zacar, comme Zacharie.
  17. Col., iv, 10-11.
  18. Act., xii, 12.
  19. I Petri, v, 13 ; Act., xii, 12 ; Papias, dans Eusèbe, H. E., III, 39.
  20. Act., xii, 12-14. Tout ce chapitre, où les choses relatives à Pierre sont si intimement racontées, paraît rédigé par Jean-Marc ou d’après ses renseignements.
  21. Le nom de Marcus n’étant pas commun chez les Juifs de ce temps, il ne semble pas qu’il faille rapporter à des individus différents les passages où il est question d’un personnage de ce nom.
  22. Comparez Act., viii, 2 à Act., ii, 5.
  23. Act., vi, 5.
  24. Ibid.
  25. Comparez Actes, xxi, 8-9 à Papias, dans Eusèbe, Hist. Eccl., III, 39.
  26. Rom., xvi, 7. Il est douteux si Ἰουνίαν vient de Ἰουνία ou de Ἰουνίας = Junianus.
  27. Paul les appelle ses συγγενεῖς ; mais il est difficile de dire si cela signifie qu’ils étaient Juifs, ou de la tribu de Benjamin, ou de Tarse, ou réellement parents de Paul. Le premier sens est de beaucoup le plus probable. Comp. Rom., ix, 3 ; xi, 14. En tout cas, ce mot implique qu’ils étaient Juifs.
  28. Act., vi, 1, 5 ; II Cor., xi, 22 ; Phil., iii, 5.
  29. Act., ii, 9-11 ; vi, 9.
  30. Le Talmud de Jérusalem, Megilla, fol. 73 d, en porte le nombre à quatre cent quatre-vingts. Comp. Midrasch Eka 52 b, 70 d. Un tel nombre n’a rien d’incroyable pour ceux qui ont vu ces petites mosquées de famille qu’on trouve à chaque pas dans les villes musulmanes. Mais les renseignements talmudiques sur Jérusalem sont de médiocre autorité.
  31. Act., vi, 1.
  32. L’épître de saint Jacques est écrite en un grec assez pur. Il est vrai que l’authenticité de cette épitre n’est pas certaine.
  33. Les savants écrivaient dans l’ancien hébreu, un peu altéré. Des morceaux comme celui qu’on lit dans le Talmud de Babylone, Kidduschin, fol. 66 a, peuvent avoir été écrits vers ce temps.
  34. Jos., Ant., dernier paragraphe.
  35. C’est ce que prouvent les transcriptions du grec en syriaque. J’ai développé ceci dans mes Éclaircissements tirés des langues sémitiques sur quelques points de la prononciation grecque. (Paris, 1849.) La langue des inscriptions grecques de Syrie est très-mauvaise.
  36. Jos., Ant., loc. cit.
  37. Sat., I, v, 105.