Les Anzacs - L’héroïque odyssée des Néo-Zélandais

Les Anzacs - L’héroïque odyssée des Néo-Zélandais
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 42 (p. 198-216).
LES ANZACS
L’HÉROÏQUE ODYSSÉE DES NÉO-ZÉLANDAIS

Ils habitaient les solitudes herbeuses des antipodes. La longue distance, la nature même des choses devaient les tenir en dehors de nos conflits. Et, cependant, ils sont montés, un jour, par milliers dans des navires qui les emmenèrent loin de leur sol natal. Ils ont traversé un océan et deux mers, défendu le canal de Suez, lutté contre la Turquie dans les sables du Sinaï et au détroit de Dardanus, non loin de l’antique Troade ; ils sont allés briser les assauts des Arabes fanatiques qui voulaient faire du Grand Senoussi le nouveau maitre de l’Egypte ; ils ont, au galop de leurs chevaux rapides, enlevé cette citadelle d’El Arish où, en 1800, Kléber négociait avec les Anglais. Hier, ils versaient leur sang en Picardie ; ils sont, aujourd’hui, parmi les plus héroïques soldats de la bataille des Flandres.


Isolées dans un océan où les compétitions des puissances pour s’assurer des bases navales étaient incessantes, visées par l’expansion japonaise, témoins des intrigues allemandes aux îles Samoa, ne pouvant guère compter sur la mère patrie (on sait que la Nouvelle-Zélande est, depuis 1907, rattachée à l’Angleterre en qualité de Dominion,) les deux îles du Pacifique avaient compris de bonne heure la nécessité de se donner une solide organisation militaire. Elles y avaient réussi, et c’est lord Kitchener qui, bien avant la guerre actuelle, reconnaissait la valeur de l’armée néo-zélandaise, et proclamait la haute qualité de ses élémens. Le mois d’août 1914 trouva donc le pays dans un état de préparation à la guerre qu’eussent pu lui envier tous les autres dominions, y compris le Canada lui-même.

Dès qu’elle apprit que le gouvernement de Londres s’engageait avec la Russie, la France et la Belgique contre les pays germaniques, la Nouvelle-Zélande donna un splendide exemple d’union sacrée. Avant l’heure fatale, le 31 juillet 1914, lorsque M. Massey, premier ministre, annonçait à la tribune de la Chambre des représentans qu’il venait d’offrir à la métropole de lui envoyer un corps expéditionnaire, d’un même mouvement tous les députés se levèrent et entonnèrent l’hymne national. L’opposition, par la bouche de son leader, sir Joseph Ward, affirma son loyalisme : elle soutiendrait de tout son pouvoir le gouvernement dans sa difficile tâche. Lorsque, le 5 août, la guerre fut déclarée, une manifestation spontanée de la foule rassembla dix mille personnes pour acclamer la mère patrie.

Sans qu’aucun appel eût encore été adressé à la population, d’eux-mêmes les hommes s’offraient en masse. Dans la seule ville d’Auckland, — la vieille cité entourée du prestigieux décor de ses soixante-dix pics rangés comme une garde d’honneur, — il y avait mille engagés quelques heures après l’annonce officielle de l’intervention britannique. Dès le 20 août, les six mille hommes promis à la métropole étaient rangés l’arme au pied avec un équipement parfait. Cependant, d’autres effectifs, déjà, attaquaient les îles allemandes du Pacifique[1]. L’enthousiasme gagna la population tout entière et les Maoris eux-mêmes, antiques maîtres des îles et anciens adversaires des Anglais, réclamèrent leur place dans l’armée. La tribu des Ngaputis, notamment, à l’instigation de son chef Kawiti, se montra d’une particulière ardeur, tirant argument auprès des autorités de ce qu’on permettait bien aux Hindous de s’engager. Aussi dut-on former un premier groupe de cinq cents Maoris.


Justement préoccupés de l’hygiène de leurs troupes, les Néo-Zélandais établirent leur camp dans un endroit des plus salubres. Ce fut la petite ville de Featherston, à faible distance de Wellington, la capitale du pays. Sous les ombrages des monts Rimutaka, on vit pousser, comme autant de champignons venus en l’espace d’une nuit, des centaines de petites maisons basses en planches auxquelles travaillèrent aussitôt mille charpentiers. Trois cents habitations, plusieurs kilomètres, de rues bordées de théâtres, de clubs, de cantines et de cafés formaient le cœur de la nouvelle cité. Les Anzacs se plurent à noter que leur camp couvrait cinquante acres et qu’il ne fallut pas moins de trente mille kilos de clous pour assembler leurs nouvelles demeures. Fervens du billard, ils s’assurèrent vingt-huit jeux où les carambolages se succédèrent sans fin. Chaque cuisine nourrissait seize cents hommes qui se répandaient dans seize réfectoires immenses. Les dortoirs furent l’objet de soins tout particuliers : les abords et l’intérieur en étaient, la nuit, éclairés par trois mille lampes électriques. Bientôt, le service postal fonctionnait avec une remarquable régularité.

L’instruction des troupes se poursuivit active et méthodique. Autour du camp, tranchées, ouvrages de campagne, étaient établis d’après les méthodes les plus récentes par des instructeurs venus du front occidental. Dans le camp de Papawai, artilleurs et mitrailleurs, signaleurs et tirailleurs, s’exerçaient au milieu de champs remplis de lance-bombes et de blockhaus ; puis, leur entraînement terminé, par groupes de deux mille hommes, ils gagnaient la ville de Trentham.

Bientôt devait se poser le problème de la conscription. Pendant les premiers mois, le comité de guerre britannique n’avait demandé que neuf cents soldats de renfort mensuel. A la fin de 1915, devant la résistance croissante de l’Allemagne, il réclama une contribution de deux mille cinq cents hommes par mois. Malgré quelques opposans travaillistes, la loi militaire que proposa le colonel Allen, ministre de la Guerre, fut votée, le 10 juin 1916, par trente-quatre voix contre quatre, aux acclamations de la Chambre entière.

L’arme est forgée maintenant, nous pouvons suivre les Néo-Zélandais sur les champs de bataille.


EN ROUTE POUR L’EGYPTE

La Nouvelle-Zélande commença par se débarrasser de son plus proche adversaire en conquérant les îles Samoa, petite colonie allemande qui, à vrai dire, ne pouvait offrir aucune résistance. Mais la maîtrise du Pacifique appartenait, alors, à l’escadre de l’amiral von Spee que l’on savait dans la région. Or, le convoi qui transportait le corps expéditionnaire néo-zélandais vers l’Egypte devait faire la première partie du voyage sous la seule protection de trois petits croiseurs. Aussi, la traversée jusqu’à la Nouvelle-Calédonie fut-elle périlleuse. A Nouméa, le convoi reçut de toute la colonie française un accueil triomphal, tandis qu’il y rejoignait le croiseur de bataille Australia et le croiseur cuirassé français Montcalm.

Après une escale au Fiji, nos nouveaux alliés s’emparèrent, sans coup férir, du port d’Apia dans l’île Upolu[2], dont la population allemande fut déportée. Le colonel Logan fut nommé gouverneur. Puis il fallut remplacer les autorités germaniques déchues ; c’est ainsi, rapporte le Times, que l’on vit des impies soldats devenir juges de paix ou collecteurs d’impôts : ils devaient, plus tard, abandonner volontairement ces places de tout repos pour rejoindre au combat leurs camarades de Gallipoli.

Embarquer pour l’Europe le corps expéditionnaire néo-zélandais, tandis que les corsaires ennemis tenaient encore le Pacifique, ne fut pas une petite affaire. On dut organiser une garde sérieuse autour des douze vapeurs de commerce affectés au transport des premiers huit mille hommes.

Le départ eut lieu de Wellington, en grand mystère, à la fin du mois d’octobre. C’était dans le silence de la nuit. Seul, le bruit d’une houle légère troublait la paix de ce coin du détroit de Cook. Le long des jetées qui font face à Blenheim, des masses sombres se détachaient. Au large, immobiles mais empanachés d’étincelles, plusieurs croiseurs anglais avec, au milieu d’eux, un colosse d’acier. L’alliance anglo-japonaise commençait à jouer sur ce point extrême du globe. Le grand croiseur de bataille Ibuki, jaugeant 14 600 tonneaux, filant 21 nœuds et portant quatre 305, s’apprêtait à protéger le convoi contre le Gneisenau allemand et ses deux 110. Soudain, des coups de sifflet percèrent la nuit. Les grands corps silencieux et immobiles se mirent à creuser l’eau de leurs doubles hélices. L’un après l’autre, ils lâchèrent leurs amarres… Quand, le lendemain, la population s’éveilla, le port de Wellington était vide : elle ne vit plus les larges vaisseaux gris qui avaient emporté son premier tribut à cette interminable guerre.

Après cinq jours de navigation, le convoi vint toucher le port d’Hobart et ce fut un spectacle grandiose que celui de ces vaisseaux battant pavillon de guerre qui se détachaient sur le lointain mont Wellington coiffé de neige resplendissante. Quittant la capitale tasmanienne, les Néo-Zélandais laissèrent le golfe des Tempêtes qui se confond, au loin, avec la mer australe et vinrent, au large d’Albany[3], faire leur jonction avec les autres escadres qui, désormais, devaient accompagner, à la fois, les troupes australiennes et néo-zélandaises.

Dès lors, formé de trente-deux navires, le convoi déroula sa théorie mouvante empanachée de noir sous la garde d’une escadre où se mêlaient les pavillons d’Angleterre et du Japon. Les jours et les nuits passèrent, réservant au commandant des heures d’angoisse. C’est qu’il savait que des croiseurs ennemis rôdaient sur ces mers ; il savait surtout que se trouvait quelque part, embusqué, l’Emden, le fameux corsaire qui rendait ces parages terriblement dangereux.

Les craintes de l’amiral parurent bientôt justifiées. Les navires marchaient vers Colombo, lorsque, en plein océan Indien, au large de Sumatra, soudain, les hommes qui Marnaient sur les ponts virent le croiseur australien Sidney quitter l’allure pacifique pour le branle-bas de combat. Aussitôt, il s’éloigna à toute vapeur vers un petit archipel connu sous le nom d’iles Coco ou Keeling. C’était à 3 800 kilomètres de toute terre importante. Quelques rares habitans vivent sur cette terre perdue aux plages frangées d’argent que surplombe la verdure d’une ceinture de cocotiers. Un radiotélégramme venait de signaler aux gardiens du convoi la présence de l’Emden, et c’était à la poursuite du corsaire que partait le croiseur australien.

Sous le commandement du capitaine von Muller, l’Emden s’était approché des iles Keeling, luttant contre les vents et la houle, pour détruire le poste de T. S. F. qui s’y trouvait : ce qu’il fit, mais trop tard heureusement ! Un piquet de marins envoyés à terre vint bien s’emparer des fonctionnaires anglais, mais pas avant que ceux-ci eussent lancé un dernier radio qui devait causer la perte de l’agresseur. Tandis que le mât de T. S. F. s’abat et que les Allemands, à coups de hache, en déchiquettent les débris, un groupe de pionniers cherche à couper les trois câbles sous-marins qui réunissent l’île à Perth, Batavia et Rodriguez. Un seul est découvert et mis hors de service. A 9 heures 20, l’ennemi regagnait son bord et l’Emden s’éloignait.

Cependant, le Sidney approche. A 9 heures 40, il ouvre le feu, recevant lui-même une vigoureuse réponse de l’ennemi. A 11 heures 20, mâts et cheminées de l’Emden sont rasés, et le corsaire s’en vient échouer sur le sable qui ourle l’île qu’il avait quittée peu de temps auparavant. Tandis que le Sidney s’écarte pour sauver les passagers du vapeur anglais Buresk, la dernière victime de l’Emden, celui-ci se raidit dans un suprême sursaut d’énergie. A 16 heures 30, le capitaine Glossop somme les Allemands de se rendre. Von Muller refuse. Le croiseur australien couvre, alors, l’ennemi d’un rideau d’acier : cinq minutes à peine s’écoulent et l’Emden hisse le drapeau blanc. Il avait eu 8 officiers et 111 hommes tués, plus 56 blessés. Le Sidney ne comptait que 16 marins hors de combat.

La destruction de l’Emden était le premier fait d’armes de la marine australienne : ce fut un magnifique succès.

Le convoi continue son voyage, atteint Aden, remonte la Mer-Rouge et rencontre au canal de Suez les premiers signes de la guerre : sur ses deux berges sablonneuses, des troupes en grand nombre creusaient des tranchées. Hindous et Anglais acclamèrent le corps australasien à son passage, tandis que l’équipage d’un vaisseau de guerre français l’accueillait au chant de la Marseillaise ; à bord des trente-deux vapeurs, trente mille voix répondirent par le God save the King.

C’est à Port-Saïd que les Anzacs devaient être informés de la destination qui leur était assignée : le 4 décembre, ils débarquaient à Alexandrie, après sept semaines de navigation ininterrompue.

Durant plusieurs jours, une vie intense se déversa sur les vastes quais du grand port égyptien. Le ciel était coupé par l’incessant va-et-vient de soixante grues, qui débarquèrent chevaux, canons, voitures, matériel de campement. Puis, tous ces hommes, tous ces chevaux, tout ce matériel s’ébranlent. C’est un nuage de poussière, d’où émerge une longue coulée de têtes, d’encolures, de bâches, où le soleil allume des clartés dans le reflet de l’acier. C’est un sourd murmure qui se perd dans le lointain, devant la merveille de cette nouvelle course aux Pyramides. Le 5 décembre, au soir, les Néo-Zélandais commençaient d’atteindre le camp de Zeitoun, à 1 500 mètres d’Héliopolis, qui allait aussi attirer à elle les Australiens, un moment campés devant Mena. Sur l’aérodrome, les tentes s’élèvent, les rues se forment, les magasins s’organisent. Et les chevaux mesurent leur cadence, heureux de se détendre après une longue immobilité.

À partir de ce jour, le Pacifique se trouva représenté dans le camp des Alliés par une force considérable. Le général Godley en prit le commandement, et l’on désigna ce corps sous la dénomination encombrante de Australian and New-Zealand Army Corps, qui devait être remplacée, bientôt, par le commode diminutif Anzac, d’auteur inconnu, et réservé à une prompte illustration.

Héliopolis connut, alors, une vie pour laquelle ceux qui avaient présidé à sa somptueuse installation ne l’avaient certainement pas faite. En la ressuscitant des sables qui, jadis, ensevelirent les restes de la cité lumineuse, ne l’avaient-ils pas destinée à devenir le plus agréable des séjours pour les hivernans d’Égypte ? Et voici que la guerre s’en emparait. Il fallait soumettre à un entraînement intensif et sévère les Néo-Zélandais, peu accoutumés aux manœuvres longues et pénibles. Tout de suite, en dépit de.la température excessive qui règne en Égypte, on débuta en plaçant sur le dos de chaque homme un équipement de quarante livres. Puis, sous un soleil torride, on les fit marcher, marcher encore et sans cesse sur ce sable mou qui fuit à la moindre pression et triple la longueur des étapes.

Aux premières lueurs de l’aube, dans l’or pâle du ciel, les clairons sonnent et le camp s’éveille. Les préparatifs de départ sont vite terminés ; les colonnes s’ébranlent dans la fraîcheur matinale ; une allégresse se peint sur tous les visages. Mais bientôt, à mesure que le soleil darde plus droit ses rayons, la chaleur augmente et les hommes commencent à souffrir. Après une ou deux heures, les souliers, les armes sont surchauffés, au point que leur seul contact donne une impression de brûlure. Un nuage de sable monte toujours plus haut, toujours plus épais autour de la colonne en marche. La soif grandit et, cependant, on refuse au soldat altéré la boisson dont un mirage lui fait imaginer le délice, car ce serait diminuer, sur-le-champ, ses moyens de résistance. Silencieux, obstinés, les Anzacs, — tous volontaires de guerre, — continuent de marcher, les yeux brûlés et la bouche sèche avec, entre les dents, des grains de ce sable fin qui les exaspère. Enfin, quand le clairon sonne : fin d’étape, les hommes se groupent dix par dix, déposent le sac, se restaurent d’une ration de pain et de fromage. Et la marche reprend, interminable, sur la route sablonneuse et brûlante qui de Suez s’allonge, éclatante de lumière, vers la lointaine et pourtant proche Héliopolis.

Nulle fatigue, nulle contrainte ne rebuta les Anzacs, pourtant si peu habitués à la discipline, si jaloux de leur indépendance. Ainsi, cette armée sans passé, sans tradition, née d’un jour, si on la considère au regard de ses nouvelles obligations, devint un corps puissant, entraîné, d’une souplesse exemplaire. Les Anzacs allaient constituer une élite.

Des trente mille Australiens et Néo-Zélandais réunis à Héliopolis, le lieutenant-général Birdwood qui les commandait fit une division mixte qu’il confia au général Godley, auteur de l’organisation militaire de la Nouvelle-Zélande. Et aux premiers jours de février 1915, sur un ordre soudain, nos alliés du Pacifique montaient en chemin de fer, dirigés vers le canal de Suez.

À ce moment, la menace de Djemal pacha contre cette ligne de communication essentielle, sinon vitale pour l’Entente, se révéla d’une gravité insoupçonnée. Le haut commandement égyptien fit appel à toutes ses forces. L’attaque s’annonçait imminente. De leurs courses lointaines par-dessus la péninsule du Sinaï, les aviateurs rapportaient l’annonce de fortes concentrations d’armées. Les points d’eau leur avaient paru grouiller de monde ; et ils ne se trompaient pas. Les informations aériennes se trouvèrent confirmées, lorsque, sur les côtes dorées du désert, les patrouilles britanniques virent se profiler les premiers chevaux kurdes. Et cette vision étonnante ne fut pas inutile pour convaincre certains esprits sceptiques qui persistaient à juger infranchissable par une armée l’immensité désertique tendue à l’Est du fameux canal.

Un matin, comme l’aube venait à peine de poindre, les yeux encore lourds d’un sommeil trop tôt interrompu, les Néo-Zélandais durent s’ébranler. D’un vigoureux coup de reins ils hissèrent sur leurs épaules le pesant sac de marche et, de leur pas cadencé, gagnèrent par la berge blanche El Ferdan, à six milles au Nord d’Ismaïlia. Là, sur la rive d’Asie du canal, deux compagnies de Gourkas tenaient une tête de pont solidement occupée. Le matin même, armés de leur redoutable kukris, ils venaient de surprendre une patrouille ennemie. Aussi, sentant l’attaque proche, l’état-major leur dépêcha-t-il du renfort, et ce furent deux compagnies du régiment néo-zélandais de Canterbury qui rallièrent l’avant-poste dans la nuit du 1er février 1915.

Le soir tombe et l’immense lagune d’Ismaïlia s’illumine subitement de feux inconnus. En temps de paix, ses eaux sans profondeur ne s’éclairaient que des pâles clartés lunaires, tandis qu’à l’Orient scintillaient les lumières d’Ismaïlia. Mais, ce soir-là, tous les projecteurs du croiseur Clio flamboyèrent soudain et par-dessus la lagune se tendit une voûte d’acier faite des obus qu’échangeaient le vaisseau et les canons ottomans. Et ce fut au son des grosses pièces de marine, à la lumière des flammes géantes qui sortaient de la gueule des canons, que les Néo-Zélandais reçurent le baptême du feu, tandis que, en dépit des éclaircies subites qui les indiquaient aux coups de l’ennemi, un bac mené par les Gourkas les conduisait sur la rive orientale.

Le lendemain, ils occupaient la gare d’El Ferdan.

Dans la nuit suivante, les Anglais avaient atteint le passage entre Ismaïlia et Tussum, lorsque la XXVe division turque déclencha son attaque. A la lueur des obus, sous la clarté fulgurante des projecteurs, illuminés par le parasol multicolore des fusées, les Anzacs voyaient distinctement des formes noires se profiler sur la rive opposée. Dans le lointain, des feux de bengale de leurs flammes rouges, vertes et bleues, lançaient autant d’ordres d’attaque aux soldats de Djemal, tapis dans les rides du sable. Et les Anzacs, saisissant alors leurs larges pelles au manche court, se creusèrent, en hâte, des tranchées sur la berge. Mais à peine avaient-ils commencé qu’en face d’eux l’ennemi annonçait sa manœuvre. Et l’on vit, spectacle stupéfiant, de larges bacs de tête notre qui, poussés par d’invisibles bras, s’avançaient vers la raie à peine ridée des eaux. Ainsi donc, les Turcs avaient pu traverser le Sinaï entraînant à leur suite tout cet encombrant et lourd train d’équipage !

Les mitrailleuses néo-zélandaises commencèrent, aussitôt, d’entrer en action et les balles, frappant sans trajectoire les pontons métalliques, y battirent un infernal branle-bas jusqu’à ce que ceux-ci, troués de part en part, demeurèrent incapables d’aucun service. Décontenancés, les Turcs se rejettent en arrière et s’abritent, en hâte, dans des trous d’obus. Mais ils n’y peuvent demeurer longtemps, car les 305 des cuirassés anglais ancrés dans le lac Timsah et les 274 du garde-côte français Requin bouleversent le sol, soulevant, dans un indescriptible mélange, de blondes gerbes de sable et des débris humains.

La nuit suivante fut marquée par de nouvelles angoisses : la canonnade fit rage. Or, au matin, on s’aperçut que les Turcs battaient en retraite. Des centaines de cadavres, à demi enfouis déjà sous le sable, disaient assez ce que coûtait à Djemal pacha sa tentative avortée. Un officier allemand gisait à moins de cent mètres du canal. A ses papiers on le reconnut pour le major von dem Hagen ; et, tandis que des Indiens creusaient de larges fosses pour y ensevelir les morts, on fit à l’officier allemand les honneurs d’une tombe à part. Sur un large espace le sol était jonché de débris de toute sorte, fusils, cartouches, boites à munitions déjà remplies de sable. Au loin, dans un nuage mouvant que rosissait le soleil, un parti d’infanterie néo-zélandaise tiraillait contre l’arrière-garde ottomane. Puis, de nouveau, un calme relatif renaissait autour du canal. Le danger semblait éloigné ; les Anzacs rentrèrent à Héliopolis et reprirent le même et monotone entraînement, creusant, le matin, des tranchées d’exercice qu’au soir le sable du désert poussé par le vent remplissait à demi.


VERS GALLIPOLI

Si le rôle des Anzacs dans la campagne du Sinaï était demeuré, jusqu’ici, à peu près inconnu, il n’en va pas de même pour leur superbe conduite aux Dardanelles. Les combats soutenus par les troupes du Pacifique aux portes de Constantinople, leur résistance indomptable contre de furieuses contre-attaques, leur ardeur offensive ont créé dans ces troupes d’élite un esprit de corps désormais célèbre dans l’Empire britannique tout entier ; on dit couramment : « The spirit of Anzac. »

Aux premiers jours d’avril 1915, les Néo-Zélandais quittaient le sol des Pharaons par le port d’Alexandrie, à bord de vapeurs allemands capturés, comme le Lützow et le Derfflinger, qui apparurent, bientôt, devant la rocheuse île de Lemnos. Et voici que dans la rade de Moudros, voisinent tous les pavillons alliés. A côté des quatre cheminées si caractéristiques du croiseur russe Askold, se profilant sur le ciel, les tourelles du Gaulois et du Bouvet, aujourd’hui glorieux disparus, dominent les monstrueux canons de la Queen Elisabethv Autour, c’est l’incessante allée et venue de petits navires : une vedette automobile coupe le sillage d’un sous-marin anglais qui revient de la Marmara, un destroyer appareille pour une exploration des côtes turques. Un navire-hôpital oscille lentement sous l’effet du roulis, tandis qu’au mât du sémaphore montent et descendent dans leur langage figuré des drapelets multicolores. L’ile elle-même n’est qu’un vaste camp où les Néo-Zélandais, venus des antipodes, voient, comme dans un kaléidoscope, défiler tous les types de l’humanité. Ces hommes agiles et vigoureux en kaki, là-bas, sur la route, ce sont les Anglais du Lancashire : ils croisent, en échangeant de joyeux bonjours, une colonne de Sénégalais au sourire d’une blancheur éclatante. Ces courtes tentes qui s’étagent au flanc de la colline abritent des coloniaux français, ces marsouins, la vieille garde de la troisième République. Ceux-là, ils sont allés partout : en Indo-Chine, au Sahara, à Madagascar, au Congo, avant que l’année 1914 les rappelât en Europe pour de nouveaux combats. Plus loin, de grands cols bleus et des bérets étroits : ce sont les marins de la division navale anglaise. Ici, des artilleurs caressent la gueule grise des légers 15, tandis que passent des Martiniquais portant la soupe à l’escouade. Ailleurs, c’est la Légion étrangère, qui va, bientôt, mériter une des premières parmi ces citations qui lui ont valu, depuis, la fourragère jaune et verte.

Vint le jour où ces multitudes bariolées s’engouffrèrent dans les flancs profonds des navires : le 24 avril, tous ces vapeurs appareillaient, tandis qu’à bord des cuirassés les musiques militaires entonnaient les hymnes nationaux. Le lendemain, déjà, beaucoup des Néo-Zélandais partis joyeux, la veille, dormaient leur dernier sommeil entre les buissons épineux de Gaba Tepe.


Ce fut une lamentable aventure que nous ne redirons pas ici. On sait que deux débarquemens avaient été prévus dans la péninsule de Gallipoli : l’un, à son extrême pointe, au cap Hellès ; l’autre, plus au Nord, à Gaba Tepe, et c’est là que, le 25 avril, les Anzacs commencèrent d’écrire leur prestigieuse histoire.

Sur plusieurs points de la presqu’île fatale, les collines abruptes de l’intérieur descendent à la mer en pente douce. Ailleurs, des plages spacieuses pouvaient faciliter un débarquement. Ailleurs encore, l’absence de forces turques eût permis de rapides succès. Enfin, il se trouvait des endroits inabordables, faits d’à-pics plongeant dans les eaux. Expliquera-t-on jamais pourquoi sir Jan Hamilton fit descendre les troupes du Pacifique au point géographiquement et militairement le plus difficile de toute la péninsule ? Un mystère pèse sur cette détermination qui allait coûter tant de vies humaines !

Imaginez, surgissant de la mer, face au spectateur, et montant vers la droite, une côte étroite et abrupte, couronnée d’une crête qui serpente, ensuite, vers la gauche entre des broussailles noires et basses. Puis, montant toujours, cette crête finit par rejoindre le sommet dont le profil se continue parallèle à la mer. Là-haut, dans les tranchées, canons et mitrailleuses guettent la folle équipée où l’on mène les Anzacs. Les cuirassés de l’amiral Thursby vomissent flammes et mitraille. À l’entour, jaillissent des gerbes d’eau que soulèvent les obus turcs tirés de la hauteur. Cependant, les Anzacs se jettent à l’eau, abandonnant au rivage chaloupes, pontons, barques, chalands et remorqueurs dont le grouillement couvre la mer au pied de la falaise. À terre, quelques mètres de sable séparent à peine l’eau des talus épineux. Et c’est là que se pressent hommes, canons, chevaux affolés et qui se cabrent, approvisionnemens, postes de secours, — toute une armée !

D’en haut, les Turcs ajustent leur tir. En bas, à mi-côte, grimpant toujours et quand même, les splendides Anzacs. Sur un sentier, où peuvent à peine tenir trois hommes de front, ils montent, en file indienne, courbés sous le sac, d’un geste rythmé balançant leur fusil. Puis, un moment vient où, exaspérés par la mousqueterie turque, les Néo-Zélandais jettent leur équipement, s’agrippent aux flancs de la sanglante falaise et par bonds escaladent la pente. Ainsi, une première, puis une seconde tranchée sont conquises. Mais, sur le sommet, c’est une autre mêlée. Des chevaux attelés par huit se tendent douloureusement sous le claquement des fouets et le cruel appel des éperons. A travers le sable où s’enfoncent les roues, ils amènent des canons de renfort et les obus plus nombreux partent, arrivent, tombent, éclatent. Et la lutte se poursuit toujours plus confuse et s’augmente l’enchevêtrement des effectifs : groupes épars et privés de liaison, débris de sections anéanties. Le pire dommage venait de pièces Krupp, amenées à Gaba Tepe, qui démolissaient des lignes entières d’assaillans. C’est alors que les 9e et 10e bataillons néo-zélandais s’enlèvent dans un nouvel et frénétique assaut et viennent clouer sur leurs pièces artilleurs turcs et allemands. L’entreprise avait été commencée à quatre heures. A quatorze heures, 12 000 hommes qui avaient réussi à débarquer hissaient sur la pente dix légers canons indiens. L’ordre commençait de se rétablir ; mais il fallut en rester là : le sommet était tenu, maintenant, par 20 000 Ottomans, au moins. Le seul résultat acquis, c’était une bande de terrain entre Gaba Tepe et Ari-Burnu. Au terme de cette journée, funeste entre toutes, les Anzacs combattaient coude à coude, tandis que, tous leurs officiers morts, de simples soldats commandaient des compagnies.

Nous n’avons pas à entrer dans le détail des opérations militaires aux Dardanelles : nous nous proposons seulement de dépeindre ce que fut la vie des soldats venus du Pacifique à Gaba Tepe. La résistance ennemie s’est organisée. Il faut renoncer à l’espoir de succès rapides et se contenter du terrain conquis. Ainsi, jusqu’au mois d’août 1915, les trente mille soldats d’Australasie devront vivre et combattre sur quelques centaines de mètres carrés de sol turc. Accrochés aux flancs du massif de Sari Bahir, dominés de toutes parts, Ils vont se retrancher en gradins échelonnés de la côte au sommet. A travers les buissons défrichés, ils taillent des routes au bord desquelles les quartiers généraux s’installent dans des bâtimens faits en sacs de sable. Trous, tranchées, abris profonds couverts de toile tendue. Dessus, un soleil cuisant ; dessous, des hommes ruisselans de sueur. Les Wellington Mounted Rifles s’établissent sur une cote particulièrement abrupte que protègent des ensablemens rocheux qui la dominent. Sur le sol, taches grises des roches et taches sombres des broussailles alternent. Des escaliers permettent de monter d’abri en abri, de gradin en gradin. Là, flotte une toile de tente moins fripée ; c’est l’abri du colonel. Tout en bas, au pied même de la falaise, entre mur et vagues ourlées d’écume, une sape longue contient des chevaux, qui paisiblement broient leur avoine. Ainsi, ce peu de terrain conquis dut être organisé pied à pied, transformé en une redoute multiple, car les Turcs eussent-ils réussi dans un nouvel assaut que ces trente mille hommes, ces milliers de chevaux, ces centaines de canons et de mitrailleuses, ces ambulances, ces caissons roulaient pêle-mêle dans la Marmara ! Sous le coup de pareilles nécessités, se révélèrent des talens militaires aussi remarquables qu’imprévus : tel cet avoué d’Auckland, transformé par la guerre en officier, le colonel Malone, qui déploya d’étonnantes facultés d’ingénieur, parvenant à muer le plus périlleux endroit des lignes, le Quinn’s Posten, en un salon de toute sécurité.

Les Néo-Zélandais prirent une part glorieuse aux tristes journées d’août 1915. Lors de l’évacuation des Dardanelles, en décembre 1915 et janvier 1916, ils firent preuve d’une ingéniosité particulière. Il s’agissait de partir sans être aperçus des Turcs. Progressivement, les hommes s’en allèrent, et il vint un moment où ils ne furent plus qu’une centaine à défendre un front que, la veille encore, tenaient des milliers de baïonnettes. Il va sans dire que ces cent hommes se donnaient du mouvement comme s’ils eussent été des milliers, tirant des coups de fusils, jetant des grenades, faisant partir des lance-bombes. Même après leur départ ces bruits variés continuèrent, des cordons à longue combustion faisant partir des mines.

Ainsi put-on dire, non sans mélancolie, que ce qu’il y eut de plus réussi dans l’expédition des Dardanelles… ce fut l’évacuation. Les Turcs gardèrent le gant d’où nous relirions notre main.


RETOUR EN EGYPTE. EN LIBYE

La presqu’île de Gallipoli évacuée, la division néo-zélandaise regagne l’Egypte où elle se renforce d’effectifs nouveaux, venus directement du Pacifique. Parmi ceux-ci, il y eut, notamment, une Rifle Brigade qui, à peine débarquée près du Caire, fut engagée sous les ordres dégénérai Wallace contre les Senoussis. Et le plateau libyque devint le champ d’étonnantes batailles, tandis qu’un autre groupe néo-zélandais assurait et maintenait libres les communications de cette audacieuse entreprise. Ce fut cette Rifle Brigade qui, le 23 décembre dernier, attaqua, aux côtés du 15e Sikhs, les Senoussis retranchés dans le Djebel Medua, emportant une crête jugée inexpugnable aux mains des Arabes révoltés. Si les nôtres y laissèrent 64 des leurs, l’ennemi perdit 370 tués et 82 prisonniers. Des Maoris, dont on n’a pas oublié les manifestations loyalistes en 1914, s’y distinguèrent et on les vit revenir dans une triomphale chevauchée, montant des chameaux captifs.

Les Néo-Zélandais abandonnèrent, alors, ce domaine des sables et des rochers désertiques du plateau libyque pour se reformer devant les bords connus du canal de Suez. Mais ils n’y vinrent plus pour défendre cette ligne de communication capitale. Le temps avait marché depuis et, maintenant, on passait à l’offensive. Sir Archibald Murray commençait ces marches conquérantes qui l’amènent, aujourd’hui, aux portes de Gaza, à la tête d’effectifs dont l’importance étonnerait si, sans indiscrétion, on pouvait les chiffrer. Maintenant, son successeur, le général sir Edmund Allenby, s’y prépare de nouveaux lauriers. Et voici encore, sur ces pistes solitaires, les Néo-Zélandais membres de cette glorieuse Anzac Mounted Division qui, par ses épiques chevauchées avec le Bikamir Camel Corps, vinrent cueillir des milliers de prisonniers dans El Arish.

Les Néo-Zélandais encore, le 3 août 1916, défendirent le mont Royston contre de furieux assauts turcs, enlevant à l’adversaire 4 000 hommes d’un seul coup, plus 1 251 tués qu’abattit, pour sa part, la Canterbury Mounted Riffles.

Ces derniers incidens ne retenaient, à vrai dire, qu’une faible partie des troupes néo-zélandaises. Considérablement renforcés par de constans apports, les Anzacs formaient autour du Caire deux corps d’armée à trois divisions qui, à leur grande joie, partirent pour la France. Et Marseille vit, durant plusieurs semaines, se déverser sur ses quais un torrent d’hommes vêtus de kaki verdâtre et coiffés d’un feutre cavalièrement retroussé. Le 1er corps était commandé par le général Birdwood ; le 2e par le général Godley. Les Néo-Zélandais s’entraînèrent encore quelque peu à l’arrière ; puis, ils furent affectés au secteur d’Armentières, où la hardiesse de leurs raids devait bientôt leur faire, auprès des Allemands, une redoutable célébrité.


SUR LE FRONT FRANÇAIS

C’est le 15 septembre 1916, entre la Somme et l’Ancre, que nos alliés du Pacifique livrèrent leur premier combat important sur le front occidental. Depuis quelque temps déjà, la division néo-zélandaise était arrivée en France ; la bataille de Picardie, commencée le 1er juillet 1916, avait amené, vers le 14 septembre, les Anglais à portée d’assaut des principales lignes ennemies. Le moment était venu de frapper un grand coup, en liaison avec les armées françaises des généraux Fayolle et Micheler.

Les IVe et Ve armées britanniques, commandées par sir Hubert Gough et sir Henry Rawlinson, avaient pour objectifs les positions adverses, établies sur la crête de Thiepval à Combles, et jalonnées par des lieux désormais illustres : la ferme du Mouquet, Martinpuich, les bois des Foureaux et des Bouleaux. La tâche spéciale des Anzacs était de déborder par l’Ouest le village de Flers. L’attaque, préparée avec un soin minutieux, fut fixée au 15 septembre.

On comptait beaucoup, pour le succès de la journée, sur un engin nouveau dont la préparation avait été tenue secrète et qui est aujourd’hui fameux : le tank, portant officiellement le nom de « cuirassé de terre de Sa Majesté » (H.-M. Land-Ships). Deux d’entre eux, surnommés « Crème de Menthe » et « Cordon Rouge, » devaient appuyer les Anzacs.


À l’aube du 15 septembre, plus de 1 200 canons britanniques ouvrirent, soudain, un terrible feu en rafale, qui se prolongea jusqu’à 6 heures 20. À cette minute précise, l’armée anglaise sauta sur le parapet de ses tranchées. Les Néo-Zélandais, composés surtout d’élémens originaires d’Auckland, Canterbury, Otago et Wellington, avaient cinq cents mètres à franchir avant d’en venir au corps à corps. Ils partent en plusieurs vagues, franchissent un double barrage de shrapnells et de mitrailleuses, semant derrière eux une sanglante traînée de cadavres et tombent sur leurs adversaires. Ce fut un terrible combat à l’arme blanche où succombèrent les derniers défenseurs allemands.

Après un instant d’arrêt qui permit aux artilleurs d’allonger leur tir, les nôtres s’étaient reformés et repartaient sur la deuxième ligne allemande, distante de huit cents mètres, constituée par une double tranchée garnie de fils barbelés. Ils marchèrent comme à la parade, alignés et sans s’arrêter, malgré de lourdes pertes. La situation était délicate : les positions adverses, quoique « pilonnées » avec soin, contenaient encore des défenseurs. Elles demeuraient même intactes sur certains points. Les tanks vinrent sauver les Anzacs. Leur avance lente les avait laissés en arrière, tandis que les soldats bondissaient en avant. Mais, voici leur heure venue. Dépassant l’infanterie, ils malaxent les fils barbelés et s’établissent à cheval sur une tranchée qu’ils balayent de leurs mitrailleuses. En vain, mal remis de sa stupeur, l’ennemi riposte-t-il par une pluie de bombes ; en vain, une batterie de 77 les prend-elle dans son tir, de plein fouet, à quatorze cents mètres : ils demeurent invulnérables, entraînant à leur suite, dans un sillage victorieux, les fantassins qui submergent la garnison et criblent de balles le ravin situé à 1 500 mètres au Nord-Ouest de Fiers. Le terrain qu’ils avaient ainsi gagné dans cette glorieuse journée, les Anzacs surent aussi le conserver. Le lendemain, il en fut de même avec un accroissement de pertes pour l’adversaire et, peu après, les Néo-Zélandais étaient relevés, ayant pris la part la plus brillante à ce succès et capturé un grand nombre des 5 000 prisonniers faits en cette occasion[4].

Depuis, les Anzacs, le 7 juin 1917, dans la prise de Messines-Wytschaete à la bataille des Flandres, rendirent à notre cause un inoubliable service. Ils eurent la gloire de prendre d’assaut le premier de ces deux villages. Le 4 octobre, par un nouveau bond vers Passchendaele, ils enlevaient Gravenstafel. C’est la voie par où s’annonce un résultat d’immense importance.

Aussi bien, et on ne le devine que trop, ce n’est pas sans de cruelles pertes que ces succès furent obtenus. Deux généraux, notamment, tombèrent au champ d’honneur. Le premier, le général Brown, fut tué à Messines par un éclat d’obus. Il était adoré de ses hommes, qui lui firent d’émouvantes obsèques. Ses deux fils, engagés volontaires, menaient le deuil. Le second, le général Johnston, avait commandé une brigade néo-zélandaise, depuis le début de la guerre. Aux Dardanelles, il menait à l’assaut, le 6 août, une des colonnes qui s’emparèrent de Shunuk Baïr. Le 8 août 1917, un tirailleur allemand le tua d’une balle.


En 1917, les forces néo-zélandaises furent réorganisées. Un certain nombre d’entre elles s’entraînent encore aux antipodes ; d’autres, sous les ordres du général Chaytor, se trouvent devant Gaza, en Palestine, mais le gros est en France avec le général Russell. L’ensemble de toutes ces troupes est commandé par le lieutenant-général Godley. Quant au service des hôpitaux, organisé en Angleterre, il dépend du général Richardson.


Il faudrait encore mentionner le rôle de la Nouvelle-Zélande dans la guerre maritime. Avant 1914, sa contribution en argent aux besoins de la métropole avait permis à celle-ci de construire un beau croiseur de bataille, jaugeant 18 750 tonnes, armé de huit 305, seize 101 et filant 27 nœuds. Ce navire, — nommé justement New-Zeland, et placé sous les ordres de l’amiral Beatty. — prit, le 24 janvier 1915, une part glorieuse à la bataille du Dogger Bank. Il accabla de ses gros obus le croiseur cuirassé allemand Blücher, qui, comme on sait, finit par être coulé. Son chef, le capitaine Halsey, avait reçu, en 1913, des chefs Maoris, un certain nombre de fétiches qu’il conserva précieusement dans la tourelle de commandement pendant toute l’action. Le navire n’ayant eu aucune perte, on leur accorda, désormais, une confiance illimitée et le capitaine Halsey les transmit à son successeur qui, à la bataille du Jutland, le 31 mai 1916, gagna son poste de combat en portant les mêmes insignes maori ; et, de nouveau, le New-Zeland mit l’adversaire a mal sans souffrir lui-même beaucoup. C’est pourquoi, sur les bords du lac Taupo et dans les montagnes abruptes de la Nouvelle-Zélande, les femmes maori racontent à leurs enfans la légende de ces fétiches qui sauvèrent la vie de tant de blancs intrépides !


La venue des Néo-Zélandais sur les champs de bataille européens, — comme celle des Canadiens, Australiens et Sud-Africains, — est une des meilleures preuves de la justice de notre cause. Les services rendus par la Nouvelle-Zélande, depuis la guerre, expliquent la place éminente que M. Massey, président du conseil néo-zélandais, a tenue dans la conférence impériale de Londres. Liées à la métropole par des engagemens formels, les deux îles du Pacifique eussent pu limiter leur effort à l’envoi du corps expéditionnaire promis. Mais, au lieu de 8 000 hommes qu’il comportait, elles nous en ont envoyé déjà 80 000. C’est que la Nouvelle-Zélande a compris le véritable sens de la guerre actuelle. Encore faut-il dire qu’il s’agit du pays peut-être le plus avancé dans les idées politiques, car le parti socialiste en est l’arbitre et, depuis 1893, le suffrage universel y a été accordé aux femmes.

Mais parce que de l’écrasement de l’Allemagne dépend l’avenir du monde, les Néo-Zélandais ont versé sans compter leur or et leur sang.


CHARLES STIENON.

  1. Voyez la Revue du 1er décembre 1915.
  2. Là résida longtemps le célèbre romancier Robert-Louis Stevenson, auquel le regretté Teodor de Wyzewa a consacré des pages que n’ont pas oubliées nos lecteurs.
  3. Albany est le port principal de l’Australie sud occidentale. C’est une escale entre Melbourne et la West-Australia.
  4. Ajoutons que le corps canadien, sous les ordres de sir Julian Byng, se couvrit aussi de gloire en cette journée.