Les Antonins d’après les documens épigraphiques - L’empereur Trajan
Nous n’avons guère appris l’histoire de Rome que chez ses grands écrivains : nous avons tour à tour admiré les apologies des anciennes mœurs républicaines dans Tite-Live et Plutarque, partagé les regrets amers de Cicéron sur la liberté perdue ou compromise par les déchiremens civils, épousé la mâle indignation de Tacite contre le régime nouveau qui avait dépouillé de ses privilèges et de son prestige l’aristocratie, à laquelle il appartenait et qu’il a vengée. Nous n’avons cessé de voir par leurs yeux, d’adopter leurs idées, de souffrir de leurs blessures ; mais nos maîtres, épris surtout de ces mérites littéraires qui assuraient l’immortalité à tant de beaux écrits et sont l’éternel honneur de l’esprit humain, nous ont peut-être trop souvent enseigné à mettre l’éloquence à la place des patientes recherches de l’érudition et les mérites de la forme au-dessus de la solidité du fond, si bien qu’ils nous ont souvent caché l’austère image de la vérité sous les fleurs de la rhétorique, et qu’ils ont cherché à faire de nous plutôt des lettrés que des historiens.
D’autre part, certains écrivains de talent se sont plu à choisir dans les époques les plus agitées de Rome des cadres tout faits pour y développer, selon les passions du jour ou même les besoins de leur parti, leurs propres opinions politiques ou religieuses ; ils se sont abandonnés à cette pente séduisante qui entraine les meilleurs esprits vers l’allusion, — cette mortelle ennemie de la vérité historique, — et dans ces tableaux du passé, que l’imagination, bien plus que les informations consciencieuses, composait et ornait avec art, ils ont cru pouvoir nous montrer comme dans un miroir le reflet ou la peinture des hommes et des événemens contemporains. D’autres encore, — et c’est le plus grand nombre, — n’ont pas manqué l’occasion de faire servir la Rome impériale à leur dépit, la Rome républicaine à leurs espérances, sans se douter, — tant était grande leur ignorance, — que, sous leur plume habile, parfois même autorisée, littérairement du moins, rien n’était oublié que l’auguste vérité. Nous assistons fort heureusement à la fin de ces exercices ingénieux. On prend une idée plus saine et plus haute de l’histoire, on s’aperçoit que ce n’est pas un pamphlet, que César n’est pas Napoléon et que les neveux de l’un et de l’autre se ressemblent moins encore. Certaines vérités élémentaires se répandent déjà dans le public intelligent. On sait par exemple que ce sont les légions, et plus encore les provinces foulées pendant les deux derniers siècles de la république par les proconsuls, que c’est en un mot l’univers souffrant de l’oppression sans appel de trois cents familles souveraines qui ont fait l’empire, — que les crimes des césars, si odieux qu’ils soient, ne sauraient seuls remplir la scène du monde ; on en vient enfin à demander à l’écrivain non plus ses opinions, mais l’exactitude du récit ; aussi bien ses préférences personnelles ne nous touchent-elles plus aujourd’hui. Nous voulons d’abord des faits bien connus de ceux qui se donnent la tâche de les raconter ; on exige, — qu’on nous passe cette expression, — la photographie de Rome, car nous n’en avons eu sous les yeux jusqu’à ce jour que l’infidèle image. Déjà, pour ce qui regarde l’histoire moderne, les livres et les leçons des généralisateurs ont fait leur temps ; l’École des chartes les a frappés au cœur. On a requis pour l’œuvre nouvelle de notre histoire nationale des hommes froids et résolus auxquels ne coûtent ni la patience, ni la peine ; on leur a demandé moins de qualités brillantes peut-être, car il faut moins de pénétration pour chercher la vérité que pour la deviner et plus d’habileté pour la déguiser que pour la dire. C’est donc à la poursuite exclusive et à l’exposé méthodique des faits que l’historien a dû appliquer toutes ses facultés ; c’est aujourd’hui le point essentiel, et, si le talent est toujours de mise, hors de la vérité le talent seul est dépensé en pure perte, et, n’étant plus de saison sans elle, il devient presqu’un défaut et souvent un danger.
L’histoire romaine, plus difficile à étudier peut-être, a été plus lente à se dégager de ses langes ; à cette heure pourtant, les archéologues, les jurisconsultes, surtout les épigraphistes préparent une révolution toute semblable à celle qui s’est accomplie depuis vingt ans environ dans l’étude de l’histoire moderne. Dans ses leçons du Collège de France, M. Léon Renier ne nous a jamais fait connaître son opinion personnelle sur César, sur Auguste ou sur les Antonins ; mais il nous a donné les moyens de nous en former une, grâce aux faits nouveaux qu’il a su tirer de textes inconnus, inexpliqués ou mal compris. Il a fait voir le mécanisme de l’administration romaine et la hiérarchie des services publics. En plaçant sous nos yeux les monumens officiels de Rome, de l’Italie et des provinces, il nous a dévoilé les mystères du culte, les rouages de l’administration, il a fait mouvoir pour nous les ressorts des constitutions municipales, et nous avons compris comment était organisée la société antique, quel était le jeu de ses institutions et le secret de sa vitalité. Il faut se garder de croire que nous ayons pour cela flétri moins que Juvénal la corruption des mœurs romaines, et moins que Tacite déploré les crimes ou les folies des césars, nous avons seulement su comment l’empire s’était établi et pourquoi il avait duré quatre siècles. C’est sans aucun doute de ce côté qu’est la science. On nous enseigne pour la première fois, conformément à la saine méthode philosophique, à faire l’analyse avant la synthèse, à procéder du connu à l’inconnu et à poser les prémisses avant de formuler la conclusion. Empressons-nous d’ajouter que les auteurs classiques eux-mêmes, les chers compagnons de notre laborieuse jeunesse, auxquels nous devons ce généreux enthousiasme dont les bonnes et fortes natures ne veulent jamais guérir, loin de rien perdre aux clartés des sciences nouvelles, y acquièrent une précision qu’ils n’avaient pas toujours eue ; souvent même leurs dernières obscurités se dissipent, et, si les opinions de ces grands esprits de l’antiquité ne forment plus à elles seules l’irrévocable sentence de l’histoire, nous découvrons du moins la cause et souvent l’excuse de leurs erreurs et de leurs faiblesses.
La science nouvelle ne nous apporte pas seulement des documens indépendans des textes classiques et venant s’ajouter aux informations que ceux-ci nous fournissaient déjà ; elle se propose avec raison de les éclairer et d’en rehausser la valeur ou d’en redresser les fautes, car il s’en trouve en grand nombre. Borghesi a pu en corriger avec certitude dans les listes consulaires de Tite-Live ; M. Léon Renier en relève chaque jour dans Spartien, dans Capitolin et dans les autres écrivains de l’Histoire-Auguste ; il rétablit tantôt la lecture du texte altéré par les copistes, tantôt le dire de ces auteurs en contrôlant leurs assertions par d’infaillibles témoignages. L’autorité de Tacite lui-même ne saurait tenir contre celle des monumens officiels retrouvés et expliqués. Tout le monde connaît le discours authentique prononcé par l’empereur Claude dans le sénat, et dont la teneur nous est conservée par les fameuses Tables Claudiennes du palais Saint-Pierre à Lyon, et l’on sait combien elle diffère des paroles que l’auteur des Annales prête à ce prince. Heureusement le désaccord entre les faits principaux apportés par les écrivains du grand siècle et ceux que nous livrent les documens épigraphiques est-il plus rare que chez les auteurs de la décadence ; mais aujourd’hui que nous ne sommes plus tenus de croire personne sur parole, tous les ouvrages de l’antiquité classique doivent être soumis à un sévère examen, et ceux qui résistent à cette épreuve inflexible y gagnent assurément en crédit. Il faut bien dire toutefois que le défaut de ces ouvrages aux yeux de celui qui prend à tâche de reconstituer l’histoire impériale est beaucoup moins d’être erronés ou obscurs qu’incomplets. Combien de renseignemens précieux pour nous ils se sont crus dispensés de nous fournir sur les institutions qui régissaient leurs contemporains, et sur l’état politique et social du milieu où ils ont vécu ! Ils ne nous ont pas dit ce que tout le monde savait alors, et il en résulte que tout le monde l’ignore aujourd’hui.
On l’a dit souvent : les peuples comptent surtout dans les annales du monde par la durée de leur esprit ; les faits passent, les conquêtes matérielles s’évanouissent, les empires s’écroulent, l’esprit demeure. De cette domination presque universelle de Rome, il ne reste que l’impérissable héritage de cet esprit pratique, de cette sagesse politique, de ce bon sens souverain dont les institutions, l’administration et les lois sont l’expression la plus haute et la plus féconde. C’est cette notion nécessaire, c’est ce bel établissement de l’ordre public que les Romains ont créé, qu’ils ont laissé au monde moderne et dont nous bénéficions encore après quinze siècles écoulés. C’est cela surtout, ce sont les faits de cet ordre que nous sommes désireux d’étudier à leur source. Or les recueils juridiques de Théodose il et de Justinien, qui sont si riches en renseignemens de cette nature pour le temps postérieur à Dioclétien, ne nous apprennent que bien peu de chose sur les institutions qui ont précédé la réforme radicale accomplie à la fin du m" siècle, — c’est-à-dire qui ont précédé la décadence, — et qui s’appliquent par conséquent aux grandes époques de l’empire. Les précieuses compilations des Ve et VIe siècles nous laissent donc ignorer ce qu’était l’organisation du monde pendant ces temps de paix et de prospérité qu’on a appelés les siècles d’Auguste et des Antonins ; mais si, pour les trois cent soixante ans qui séparent la fin de la république de la fondation de Constantinople, les textes classiques se taisent, et les codes ne sont pas nés, les cent mille et quelques pierres sauvées du naufrage prennent une voix et parlent à leur place. Or, de ce riche arsenal d’inscriptions, plus des neuf dixièmes sont postérieures à César et antérieures à Constantin.
La plus grande partie de ces documens est publiée aujourd’hui, mais il nous reste à les étudier, à les comprendre et à les classer. La tâche est immense assurément, et un bien petit nombre de savans a osé l’aborder jusqu’à ce jour. Borghesi le premier a consacré une intelligence peu commune et soixante années de travail et de solitude dans sa retraite presque inaccessible du mont Titan, au sommet de la petite république de Saint-Marin, à défrayer ce vaste champ d’études, et en le faisant il a créé la science. L’Allemagne et l’Italie comptent quelques-uns de ses héritiers privilégiés, et la France en possède un ; il a sans doute formé des élèves, mais nous ne craignons pas d’affirmer que dans l’état actuel de cette science il n’existe chez nous qu’une seule chaire vraiment autorisée où l’on enseigne la véritable histoire romaine, la chaire d’épigraphie du Collège de France : c’est au pied de cette chaire qu’on apprend à lire dans ces archives dispersées sur toute la surface de l’ancien monde romain, c’est là qu’on obtient une révélation si longtemps attendue sur les procédés de cette conquête, dont le secret est non pas, comme on l’a cru, dans la valeur et la discipline des légions, mais bien plutôt dans la politique du sénat et des empereurs, conquête qui, loin d’être seulement une œuvre de violence, est avant tout une œuvre d’assimilation. Il n’est peut-être pas inutile à l’heure présente de répandre cette vérité rendue surtout sensible par le tableau de la domination romaine, qu’il ne sert de rien de battre et de fouler les peuples vaincus, que ce n’est là que le fait brutal de la victoire, et que le grand point, c’est de les gagner et de les absorber ensuite par l’ascendant de sa raison et la supériorité de son esprit et de ses mœurs. Rome seule dans l’histoire nous apparaît comme pourvue des qualités et des mérites qui accomplissent cette grande œuvre de la conquête ainsi comprise. Si toutes les nations du vieux monde occidental ont été tour à tour vaincues par les légions et enchaînées par les proconsuls, elles n’ont certainement été incorporées, assimilées et unifiées dans la vaste civitas romana que sous Auguste et les Antonins. À cette époque, non-seulement on ne voulait plus être Espagnol, Gaulois, Grec même, mais on aspirait avec ardeur à ce titre de citoyen romain sans lequel on n’était rien, sans lequel on ne croyait plus pouvoir vivre. On peut dire que sous les Antonins, dans les vastes contrées comprises entre l’Océan et les rives de l’Euphrate, entre les bords du Rhin et du Danube et les déserts de l’Afrique, la classe des hommes libres ne comptait plus que des Romains ou des peuples aspirant à le devenir. Tous ces pays gardaient cependant leurs cultes, leurs langues, leurs vieux souvenirs ; l’a nationalité avait disparu, les grandes ligues politiques qui avaient réuni la Gaule à la voix de Vercingétorix, l’Espagne à la voix de Viriathe : , la Grèce à la voix de Persée, étaient depuis longtemps devenues impossibles ; mais, si l’ancienne patrie était détruite, elle avait fait place sous la loi romaine à la patrie nouvelle, à la cité. Tout fut fait désormais pour elle et par elle ; la vie se retira en elle ; seule elle fut protégée, encouragée, développée. Les maîtres du monde, n’ayant plus à redouter les ententes communes et les accords menaçans d’autrefois, achevèrent l’œuvre de la conquête par la concession la plus large qui fut jamais des libertés publiques, à la seule condition qu’elles ne s’exerçassent que dans les étroites limites de la patrie municipale. Dans un temps où Rome n’avait plus de comices, toutes les cités de l’empire eurent les leurs. La vie y était douce et facile. Comment s’étonner dès lors que ce patriotisme étroit et vivace de la cité ait survécu à l’empire, à Rome elle-même qui l’avait créé, qu’il ait résisté à l’invasion barbare et aux dominations qu’elle a fait naître, et que l’on reconnaisse jusque dans les communes du moyen âge, d’où l’émancipation moderne a pris son essor, le développement de ce germe impérissable et fécond de liberté déposé depuis des siècles dans le sein des municipes et des colonies ?
Avant d’ébaucher la restitution du règne de Trajan, il nous reste à dire pourquoi nous l’avons choisi entre tous pour éprouver la valeur de la science nouvelle et faire mieux comprendre toute l’étendue du service qu’elle est appelée à rendre à l’histoire romaine. Trajan n’a pas eu d’historien dont les récits soient arrivés jusqu’à nous. Et cependant Tacite, Suétone et Plutarque ont vécu sous son règne, mais les écrits qui nous restent du premier s’arrêtent à Vespasien, et sa vie d’Agricola ne forme qu’un épisode du règne de Domitien ; le second s’arrête à l’avènement de Nerva, et les dernières biographies du troisième sont celles de Galba et d’Othon. D’autre part, l’Histoire-Auguste commence avec Hadrien. Cependant quatre auteurs, Fabius Marcellinus, Marius Maximus, Statius Valens et Aurelius Verus, avaient raconté les événemens compris dans le règne de Trajan, mais leurs ouvrages sont perdus ; il en est de même de la portion des œuvres d’Ammien Marcellin où figurait, au rapport de Lampride, le récit des faits qui inaugurent l’ère des Antonins ; enfin les dix-sept livres de l’Histoire des Parthes d’Arrien ont eu le même sort. L’antiquité ne nous a donc légué aucune histoire suivie de ce règne ; si l’on parvient à reconstituer les élémens essentiels qui le composaient, il aura donc fallu les emprunter, en grande partie du moins, à une autre source. Nous examinerons d’abord les documens provenant de cette double origine, textes classiques et textes épigraphiques ; puis nous chercherons à montrer le parti qu’on peut tirer des uns et des autres soit en les prenant isolément, soit en combinant les informations qu’ils nous donnent.
Si Trajan n’a pas d’historien, il ne serait pas juste de dire cependant que les écrivains classiques nous fassent complètement défaut pour la période de dix-neuf ans que ce règne embrasse. Dion Cassius nous manque, puisque ce même règne se trouve compris dans l’immense lacune que le temps a faite à son récit, et qu’il ne nous reste que dix-neuf des quatre-vingts livres qu’il avait composés ; mais nous possédons du moins pour suppléer à ce long silence l’abrégé qu’avait fait de son Histoire Jean Xiphilin au IXe siècle. Si sommaire que soit cet abréviateur, qui vivait plus de sept cents ans après l’auteur original, il devient précieux par suite de la pénurie où nous ont laissés les témoignages contemporains. Il est à peine besoin de citer le résumé beaucoup plus bref encore d’Eutrope, qui a fait tenir l’histoire romaine en quelques pages et celle de Trajan en une. Quant à celui d’Aurélius Victor, qui vivait, comme Eutrope, au IVe siècle, il se compose de deux chapitres non moins courts et qui se répètent. Tel est l’inventaire complet des historiens proprement dits ; heureusement Pline nous reste, Pline, mêlé toute sa vie aux événemens de son temps, qui a exercé les magistratures et les plus hautes fonctions de l’empire, qui a eu part au gouvernement des provinces, et dont nous possédons toute la correspondance officielle avec Trajan, y compris les réponses de l’empereur. Il est vrai qu’il ne s’agit dans le dixième livre de ses lettres que de l’administration du Pont et de la Bithynie, dont il était gouverneur avec le titre de légat impérial propréteur ; mais l’on peut étendre à toutes les provinces de l’empire une partie des faits concernant la condition de celle-ci. En dehors de ce dixième livre, l’aimable écrivain ne nous fournit. que bien peu d’informations historiques. Son Panégyrique de Trajan est loin d’avoir à ce point de vue l’importance que les littérateurs ont coutume de lui attribuer, d’abord parce que c’est une apologie, et qui pis est une apologie officielle, et ensuite parce qu’il a été prononcé au début même du règne, au mois de septembre de l’an 100. En admettant donc comme vrais les faits qu’il relate, et ils doivent être assez exacts malgré les ornemens oratoires qui en altèrent le caractère historique, ces faits ne se rapportent qu’aux deux premières années du règne : les actes du nouveau souverain n’étaient guère alors qu’à l’état d’intention, à peine de projets, et la confiance qu’inspiraient ses vertus à l’état d’espérance ; cela peut suffire au panégyriste, mais ne saurait contenter l’historien.
Cependant l’œuvre de Pline est encore de beaucoup ce que les textes classiques nous offrent de plus intéressant sur cette époque. D’ailleurs l’écrivain lui-même appartient comme personnage politique à l’histoire de ce temps ; ajoutons que tout ce qui le concerne ne saurait nous laisser indifférens : nous prenons même plaisir à recueillir les moindres témoignages relatifs à cet esprit charmant, à ce cœur généreux et droit. Il faut donc avertir les lettrés qui voudront désormais parler de Pline qu’ils se verront obligés, sous peine d’être incomplets, de faire, eux aussi, quelques emprunts à l’épigraphie ; elle seule peut les renseigner pleinement sur les différens degrés dont se compose sa carrière, c’est-à-dire sa vie publique, aussi bien que sur celui de ses actes qui fait assurément le plus d’honneur à sa libéralité et à sa bonté d’âme. On possède cinq monumens épigraphiques qui le concernent directement. Un de ces monumens a une importance de premier ordre ; on y trouve la liste officielle des magistratures et des fonctions qu’il a exercées. Cette inscription avait été gravée à Côme, patrie de Pline, et de son vivant, sur six pierres juxtaposées ; quatre d’entre elles ont été ensuite transportées à Milan, dans l’église Saint-Ambroise, et un singulier hasard a fait qu’elles y ont été employées à la construction du tombeau du roi d’Italie, Lothaire mort en 950. Elles ont été détruites dans les temps modernes, mais l’inscription en avait été copiée et nous a été conservée dans un recueil manuscrit.
Nous n’avons plus à mentionner, pour clore cette liste des auteurs anciens, que l’écrit de Frontin sur les Aqueducs de Rome. Ce Frontin était aussi un très grand personnage, qui avait été consul pour la seconde fois en 98 ; ce prétendu traité n’est autre chose que le rapport officiel qu’il adressa à l’empereur sur l’état des eaux de la ville ; nous savons en effet qu’il fut curator aquarum, charge confiée à des consulaires, et c’est en cette qualité qu’il a rédigé ce rapport aussi exact, aussi technique que peut l’être aujourd’hui celui de l’ingénieur en chef des eaux de Paris, au ministre compétent. C’est à ces faibles ressources que nous réduit le dépouillement complet des textes classiques. Tous les autres élémens pouvant servir à ce qu’on peut appeler la restitution du règne de Trajan appartiennent à la source numismatique, épigraphique et archéologique.
Les monnaies romaines nous apportent une foule de renseignemens précieux, et, pour s’en rendre compte, il suffit de jeter les yeux sur un médailler renfermant soit des pièces dites consulaires, c’est-à-dire frappées sous la république, soit des pièces impériales, car les revers des unes études autres consacraient le plus souvent des souvenirs historiques. Pour ne parler ici que de la série relative au règne de Trajan, M. Cohen n’a pas réuni moins de 548 frappes différentes concernant cet empereur ; encore faut-il ajouter à ce nombre les quelques centaines de types fournis par les colonies, les provinces et les villes grecques. Or on peut suivre chronologiquement les principaux événemens accomplis entre les années 98 et 117 sur ces petits monumens contemporains qui sont comme les témoins irrécusables et les fastes portatifs de ce règne. Ils nous donnent en effet les titres successifs portés par cet empereur, ses consulats, ses puissances tribunitiennes qui sont les dates annuelles de son principat, ses salutations impériales, qui en rappellent les expéditions et les victoires ; mais ce n’est pas tout : ces monnaies nous représentent souvent, à l’aide de petits tableaux aux reliefs expressifs et nets, les principales circonstances de sa vie publique et privée dont elles résument d’un trait et d’un mot les faits les plus saillants. Nous voyons par exemple sur une de ces pièces la figure de Rome personnifiée, assise, étendant la main vers une autre figure qui représente la Dacie fléchissant le genou : l’empereur est debout, revêtu du manteau militaire ; sur une autre, l’image d’un fleuve, peut-être le Danube, tenant un roseau d’une main, serre à la gorge la Dacie renversée. Il est facile de découvrir dans ces deux petits cadres circulaires d’ingénieuses allusions : 1° à la première guerre contre les Daces, à la clémence de Rome et de Trajan, qui acceptèrent d’abord la feinte soumission de Décebale ; 2° à la conquête définitive et inexorable qui suivit la seconde guerre pendant laquelle le fleuve, devenu l’auxiliaire utile des légions, se fit, pour ainsi parler, le complice de leur victoire et du châtiment infligé à l’ennemi ; nous savons en effet par un passage de Pline et par les Bas-reliefs de la colonne Trajane que des eaux détournées à l’improviste de leur cours naturel inondèrent les campagnes de ce pays et submergèrent ses défenseurs. Une autre pièce encore, nous montrant l’Arabie, caractérisée par la présence du chameau, rappelle indubitablement la conquête de cette contrée, réduite en province romaine par le légat impérial de Syrie, Cornélius Palma. D’autres enfin représentent sous les traits d’une femme couchée et tenant une roue à la main la voie Appienne prolongée sous le nom de Via trajana, ou bien figurent la façade de la basilique Ulpienne avec le nouveau forum achevé sous le règne de cet empereur. Les monnaies étaient donc quelque chose de plus que le signe légal de l’échange commercial : elles avaient aussi leur côté instructif et constituaient de véritables petits tableaux populaires d’histoire à l’usage des contemporains. Passant de main en main, elles portaient jusqu’à l’extrémité du monde les images parlantes, les actes politiques ou militaires du chef de l’état, et formulaient par de vives allusions tous les faits dignes de mémoire. C’était la typographie officielle de ce temps, et les peuples éloignés qui n’entendaient pas le latin des légendes inscrites sur ces pièces pouvaient encore saisir facilement le sens des figures. Ceux qui les avaient vues une ou plusieurs fois en retenaient sans peine les traits essentiels, et chacun pouvait à peu de frais se rendre acquéreur pour un temps de la collection courante des monnaies de bronze, d’ordinaire plus favorisées que les espèces d’or et d’argent, tant à cause de l’espace que ce grand module offrait à l’artiste que par le soin spécial qu’il lui était commandé d’apporter à son œuvre. Aussi bien les grands bronzes sont-ils fort prisés des connaisseurs et se recommandent-ils encore aujourd’hui par une finesse de détail et une science de modelé qui révèlent un poinçon plus habile et un art supérieur.
Cependant, si précieuses qu’en soient les brèves informations, les monnaies sont bien loin d’offrir un intérêt comparable à celui que présentent les textes gravés sur la pierre ou sur l’airain. Celui qui réunirait en un recueil spécial toutes les inscriptions gravées pendant ce quart de siècle, — nous ne parlons, bien entendu, que de celles que le temps a épargnées et qui sont parvenues jusqu’à nous, — posséderait assurément les principaux élémens de la restitution du règne de Trajan ; il est à peine besoin d’ajouter qu’il aurait sous la main des matériaux authentiques et d’une autorité bien autrement indiscutable que l’œuvre personnelle d’un écrivain, quelques qualités éminentes qu’on lui suppose. Un pareil dépouillement épigraphique serait sans doute long et difficile, mais il peut dès aujourd’hui s’entreprendre et s’achever, grâce aux grands recueils déjà publiés. Nous ne saurions prétendre donner ici même un aperçu de cette mine de richesses, encore à exploiter pour le règne de Trajan, mais nous nous proposons du moins, par quelques exemples, c’est-à-dire en choisissant quelques inscriptions dans le nombre de celles qui nous sont parvenues pour cette courte période, de faire comprendre toute la portée de ces documens nouveaux et tout le fruit que l’historien sérieux en doit recueillir.
En 1747, c’est-à-dire peu de temps avant que les premières fouilles faites à Pompéi eussent mis au jour la Voie des tombeaux, deux laboureurs, en retournant leur champ, situé près de la pieve (ancienne église baptismale) de Macinesso dans le Placentin, à 36 kilomètres au sud-ouest de Parme, trouvèrent une grande table de bronze brisée en plusieurs morceaux et portant des caractères latins gravés en creux au poinçon. Ils rassemblèrent ces débris et les vendirent au poids au marché de Borgo-San-Donnino, la petite ville la plus proche de Macinesso, et qui coupe la distance qui sépare Plaisance de Parme en suivant la voie Emilienne. Le bruit de la découverte vint aux oreilles de deux chanoines de Plaisance, fort curieux d’antiquités. Ils se mirent en quête, devinrent acquéreurs de ces fragmens et reconstituèrent la table de bronze dans son entier pendant le courant de l’année 1748. Ils s’appliquèrent ensuite, eux et bien d’autres antiquaires, à étudier l’inscription, et des explications en furent même tentées par les plus savans hommes de cette époque, Maffei, Muratori en Italie, Terrasson en France, Conrad Stigliz en Suisse ; mais on n’y put rien comprendre, sinon qu’il s’agissait d’une institution de Trajan, dont la munificence était célébrée en tête de cet acte officiel, et qu’un grand nombre de fonds de terre appartenant à cinquante-deux propriétaires s’y trouvaient nommés, qu’il y était parlé de secours alimentaires donnés à deux cent quarante-six garçons et à trente-cinq jeunes filles pauvres, enfin que ces fonds de terre étaient répartis dans un certain nombre de pagi ou cantons dépendant des trois grandes cités de Plaisance, de Parme et de Véléia, et dans quelques domaines appartenant Scelles de Lucques, de Libarna et de Gênes. Comme on n’avait jamais pu déterminer la position antique de Véléia, souvent mentionnée dans les textes classiques, l’infant d’Espagne don Philippe, qui était alors duc de Parme, eut l’idée, vers 1760, de faire exécuter des fouilles à l’endroit même où le monument de bronze avait été trouvé. On découvrit alors le forum, les temples et d’autres édifices : le centre d’une ville antique, ainsi qu’un grand nombre de statues, de peintures et d’objets de prix, dont la réunion forme aujourd’hui la principale richesse du musée des antiques de Parme au palais Farnèse. Aucun de ces objets, d’une conservation exceptionnelle, n’était postérieur au règne de Probus, et l’inspection de la pente septentrionale de l’Apennin, sur les flancs duquel cette Pompéi du nord avait été construite, fit bientôt comprendre qu’une partie de la montagne qui surplombe les ruines avait dû s’en détacher anciennement et couvrir, à la suite d’un effroyable cataclysme, la ville de Véléia d’un sombre linceul, de la même manière que le Rossberg ensevelit en 1806 le village de Goldau en Suisse ; cet événement avait eu lieu sans doute entre les années 276 et 280, et il n’avait pas eu d’historien, sauf peut-être le chevrier de la montagne qui avait donné à ce fatal sommet le nom de Mont de la ruine, nom qu’il porte encore aujourd’hui (Rovinazzo).
Cependant la table de bronze, désormais appelée table alimentaire de Véléia, acquise par l’infant, fut placée dans le musée Farnèse ; elle en fut enlevée par le général Bonaparte en 1796, vint à Paris avec les tableaux de Corrège, y resta jusqu’en 1815, sans que ce voyage ait rendu l’intelligence du texte plus facile, car personne chez nous ne parut se douter de la présence de ce monument, puis à cette époque retourna à Parme pour y occuper la place d’honneur où elle se voit aujourd’hui. En 1842, une autre table de bronze, dont l’inscription présente une singulière analogie avec celle de Véléia, fut découverte dans le royaume de Naples, près de Bénévent, entre les deux petits hameaux de Circello et de Campolattaro. Elle vint jeter un nouveau jour sur l’institution dont ces deux documens épigraphiques sont les seuls témoignages, car les textes et les médailles qui la mentionnent ne nous fournissent aucun renseignement utile à cet égard. Borghesi, puis M. Henzen, purent seuls alors fournir l’explication de ces deux inscriptions et en déduire l’exposé complet de l’institution elle-même, une des plus belles créations de la Rome impériale, une de celles qui font le plus d’honneur à l’antiquité, comme on en pourra juger bientôt.
Pour citer encore, dans un autre ordre de faits, un texte épigraphique de la même époque et plus récemment découvert, nous nommerons les gobelets d’argent connus dans la science sous le nom de Vases Apollinaires de Vicarello. Nous prenons pour exemple seulement ici les questions entièrement neuves et sur lesquelles les écrivains anciens ne nous donnent aucune lumière. Vicarello est un lieu situé à 30 milles environ au nord-ouest de Rome, dans l’ancienne Étrurie, sur la rive septentrionale du petit lac de Bracciano, appelé autrefois lacus Sabatinus, au pied de la montagne de Rocca Romana. Ce lieu était très célèbre dans l’antiquité, et il l’est encore aujourd’hui à cause de ses sources thermale d’eaux salines acidulées, qui y attirent chaque année au printemps un grand concours de baigneurs. Les jésuites du Collège romain, alors propriétaires de cet établissement qu’ils exploitaient avec habileté, firent faire, en 1852, les réparations devenues nécessaires au bassin qui alimentait une des piscines de ces eaux. Ils s’aperçurent bientôt que la construction de ce bassin remontait à une époque fort reculée et qu’il contenait un nombre immense de petits monumens, de vases d’argent, de bronze, et surtout de monnaies dont les âges divers étaient en quelque sorte gradués chronologiquement par le caractère de plus en plus archaïque des objets qu’on en tirait, à mesure que l’on plongeait plus avant dans cette mine d’antiquités, si bien que les couches du fond étaient formées de ces grossiers morceaux de métal qui avaient servi aux échanges avant que l’art monétaire même le plus rudimentaire eût été inventé : ceci nous reportait aux premiers, âges des sociétés en Italie. Des inscriptions trouvées en ce lieu permirent d’identifier avec les bains de Vicarello la station thermale ancienne, citée par les textes des itinéraires romains sous le nom d’Aquae Apollinares (Eaux Apollinaires). Quant à la présence de tous ces menus objets dans le bassin, il était facile de l’expliquer par l’usage où étaient les anciens d’offrir à la divinité topique qui présidait aux sources, et surtout à celles dont on avait éprouvé l’efficacité, un témoignage de reconnaissance, une sorte d’ex-voto dont la valeur était proportionnée aux facultés des malades qu’elle avait guéris.
On appelait ce genre d’offrandes des stipes. Parmi ces stipes on trouva quatre petits vases d’argent cylindriques et affectant par leur forme allongée l’aspect extérieur d’une borne milliaire ; c’étaient des gobelets. Les baigneurs qui les avaient offerts aux nymphes des Eaux Apollinaires étaient venus de bien loin leur demander la guérison, car ces quatre vases avaient été fabriqués et vendus à Cadix, l’ancienne ville phénicienne de Gades, à ceux qui avaient dû accomplir ce voyage vers l’époque de Trajan. Outre l’usage indiqué, ces petits vases pouvaient servir de véritables livrets-poste, car ils portent gravés à l’extérieur, en beaux caractères, les noms de toutes les stations postales depuis Cadix jusqu’à Rome, avec les distances qui les séparaient entre elles, exprimées en milles romains (de 1,481 mètres), le nombre de ces stations n’est pas moindre de 120 ; mais il s’en faut que les listes figurant sur ces quatre gobelets soient identiques : il en est une surtout qui diffère sensiblement des trois autres : pour le passage, des Alpes, par exemple, la route qui y est indiquée n’est pas la voie romaine ordinaire qui franchissait le mont Genèvre, entre Brigantio (Briançon) et Segusio (Suse), voie construite sous Auguste par Cottius, le petit roi de ces cantons montagneux ; mais le quatrième itinéraire nous conduit par un véritable chemin de mulets à travers les Alpes cottiennes. Ainsi le marchand qui vendait ces gobelets offrait un certain choix aux chalands ; selon leurs besoins et leur goûts, il leur présentait des itinéraires suivant ou les grandes routes ou bien des sentiers de touristes. Quoi qu’il en soit, les vases apollinaires nous ont conservé en détail la route de Cadix à Rome, telle qu’elle existait au temps de Trajan.
En parcourant les abords des camps romains sur les rives du Rhin et du Danube, on a rencontré souvent dans les tombes militaires deux petites plaques de bronze accouplées, gravées sur leurs quatre faces et qui portent l’extrait d’un décret impérial. Ce décret accordait aux soldats qui avaient accompli leur temps de service leur congé légalisé et le droit de cité pour ceux qui ne l’avaient pas encore et la faculté, en épousant des femmes étrangères, de leur communiquer ainsi qu’à la famille nouvelle qui pouvait sortir de ces unions tous les avantages attachés à la civitas ; quant aux mariages contractés auparavant, ils recevaient un acte de légalisation en vertu de la même disposition. Ces décrets impériaux s’appliquaient surtout aux soldats des cohortes auxiliaires et des ailes de cavalerie composées de volontaires étrangers pour la plupart, et qui ne devaient entrer au service qu’en vue des avantages énoncés dans les décrets. Ces actes impériaux étaient affichés, c’est-à-dire gravés sur de grandes plaques de bronze apposées dans le Capitole ou dans le temple d’Auguste sur le Palatin. On faisait un extrait de ces actes pour chaque soldat en particulier, et cette copie était gravée sur deux petites plaquettes de bronze et expédiée à chacun des intéressés. Ces extraits portent dans la science épigraphique le nom de diplômes militaires, et ce sont ces plaquettes qui ont été trouvées dans les tombeaux des soldats qu’elles concernaient. Ce qui fait l’intérêt exceptionnel de ces monumens, malheureusement trop rares, c’est d’abord la date consulaire qu’ils portent ; c’est ensuite l’énumération des corps de troupes mentionnés dans le décret, cohortes prétoriennes et urbaines de la ville de Rome, cohortes auxiliaires et ailes de cavalerie des provinces frontières, enfin soldats de la flotte de Misène et de Ravenne ; on y lisait de plus le nom du chef qui commandait le corps auquel appartenait le soldat qui recevait son congé, et, pour la province, le nom des légats impériaux qui les gouvernaient. On comprend combien il est intéressant pour l’intelligence de la politique romaine de retrouver le témoignage authentique d’une institution qui avait pour but de romaniser en quelque sorte les pays les plus éloignés de Rome, car les corps militaires, rarement déplacés, devenaient ainsi aux extrémités de l’empire un centre producteur de citoyens nouveaux qui propageaient les idées, la langue et le patriotisme romains. Les soldats, en recevant leur congé après vingt ou vingt-cinq ans de service, restaient fixés d’ordinaire dans le pays où ils avaient passé leur vie et contracté des alliances. C’est ce qui explique comment les pays frontières furent aussi attachés à Rome que le cœur de l’empire, comment la Dacie par exemple, occupée pendant moins de deux siècles, était cependant si bien romanisée qu’elle perdit pour toujours sa langue et ses mœurs nationales pour adopter la langue et les mœurs des vainqueurs. On ne possède guère que soixante diplômes environ, et plusieurs sont relatifs au règne de Trajan.
Parmi les monumens du même temps qui renferment des éclaircissemens historiques, comment ne pas citer ici la fameuse colonne qui se voit encore aujourd’hui en entier et debout sur le forum Ulpien à Rome ? Après avoir rapporté tout ce que les textes classiques nous apprennent des guerres de Dacie, M. Duruy ajoute : « On en peut apprendre bien davantage de la colonne Trajane, qui est pour la vie militaire des Romains ce que Pompéi est pour leur vie civile, la représentation fidèle des choses disparues depuis dix-huit cents ans. Les bas-reliefs qui se déroulent en spirales gracieuses autour de son fût de marbre blanc nous montrent les armes et les coutumes des légionnaires et des barbares, les engins de guerre, les camps, les attaques de forteresses, les passages de fleuves, Trajan lui-même haranguant ses troupes ou pansant les blessés, et le roi des Daces se jetant sur son épée pour ne pas survivre à son peuple. Ce monument de la gloire militaire de Rome a duré plus que son empire et s’élève encore au milieu des débris du forum de Trajan. Les siècles l’ont respecté et même les barbares, et il ne s’est pas trouvé une main sacrilège pour l’abattre. » Ce dernier détail n’est pas tout à fait exact, car la colonne Trajane a précisément été renversée par les barbares ; les morceaux en ont été recueillis et rétablis à leur place par Paul III, et, pour la mettre à l’abri du vandalisme de ses successeurs, Sixte V lui donna le baptême chrétien ainsi qu’à la colonne Antonine, en faisant placer au faîte de ces deux monumens les statues de saint Pierre et de saint Paul ; nous possédons une médaille commémorative de cette restitution avec cette devise ingénieuse dans sa concision : exaltavit humiles ; il a relevé les humbles.
Nous n’insisterons pas davantage ici sur l’importance des sources épigraphiques et archéologiques ; nous aurons l’occasion d’en montrer les applications fécondes. Parmi les écrivains modernes qui ont entrepris de raconter l’histoire de Trajan, depuis Tillemont, le consciencieux compilateur de tous les documens connus de son temps (il est mort en 1698), aucun jusqu’à ce jour n’est entré dans la voie nouvelle que nous venons d’indiquer, deux exceptés : M. Des Vergers, notamment dans son Mémoire sur la chronologie de ce règne, et M. Duruy dans son quatrième volume de l’Histoire des Romains, publié depuis peu. L’exemple donné par cet écrivain mérite d’autant plus d’être cité, que son livre témoigne d’un très sensible progrès accompli dans cette œuvre de vulgarisation scientifique. Il a voulu connaître plus à fond l’histoire qu’il avait étudiée et enseignée toute sa vie ; il a résolument entrepris de se refaire une éducation dans un âge où l’on renonce d’ordinaire à acquérir. Il a demandé à l’épigraphie même des secours que les textes classiques lui refusaient, et, malgré les réserves qu’il importe de faire encore, il nous a donné dans son quatrième volume la première histoire élémentaire que nous possédions sur les Antonins.
Il y a deux parts à faire dans le règne de Trajan : la suite des événemens politiques et militaires — et les institutions, à quoi l’on peut ajouter le tableau de l’organisation de l’état et de la société romaine de son temps. Si nous avions à raconter ce règne, c’est même par là qu’il nous faudrait commencer, car c’est le préambule nécessaire de cette histoire. Après la révolution qui précipita Néron et mit fin à la famille d’Auguste, après l’agitation qui suivit sa chute et au lendemain du détestable despotisme de Domitien, on sent qu’une ère nouvelle commence avec Nerva ; il n’est assurément pas sans intérêt de montrer au commencement du grand siècle des Antonins le monde romain tel qu’ils l’ont trouvé, afin qu’on comprenne bien ce qu’ils en ont fait ; on jugerait mieux leur ouvrage, ayant ainsi le point de départ et le point d’arrivée. L’épigraphie seule peut nous instruire de l’un et de l’autre. Nous commençons à voir clair dans cette organisation, et le temps est passé des peintures colorées et vides, de ces sombres et faciles tableaux de la démoralisation, de ces banales lamentations sur l’abaissement des esprits et des caractères ; cela est à sa place dans Tacite, qui avait surtout Rome en vue, et, dans Rome, l’aristocratie républicaine sous les pieds des césars. Cet horizon restreint est aussi celui de Suétone, c’est surtout celui des poètes qui sont dans toutes les mémoires : Martial, Juvénal ; mais Rome n’est pas le monde. Rome, nous la connaissons ; ce qu’on ignore, c’est l’Italie, ce sont les provinces et surtout les cités, cet élément durable et même éternel de la vie politique dans l’Europe civilisée. On s’étonne qu’un des hommes en Europe qui eussent pu le mieux réunir et mettre en œuvre les élémens de cette histoire de l’empire romain, qui eussent pu même peut-être la bien composer et l’écrire avec talent, M. Mommsen, se soit arrêté, comme effrayé, sur le seuil. Si le savant de Berlin, auquel nous ne devons pas plus marchander l’éloge que nous ne lui avons épargné le blâme, si M. Mommsen lui-même, qui est à la fois épigraphiste et jurisconsulte, qui connaît à fond les écrivains classiques, et qui a même corrigé, interprété et publié un certain nombre de leurs textes, semble croire que l’heure n’est pas encore venue d’aborder cette tâche périlleuse, une aussi sage réserve ne doit-elle pas nous servir d’avertissement ? Mais, s’il est encore trop tôt pour aborder ce travail, il est du moins permis d’indiquer comment on voudrait qu’il fût compris et traité.
Serait-ce trop exiger de l’historien qui aborderait une si belle tâche que d’attendre de lui un tableau de la constitution de l’empire et de l’organisation de l’état à la fin du Ier siècle ? Pour procéder avec ordre, nous voudrions qu’en nous montrant au sommet de l’édifice l’empereur, il nous expliquât ce qu’étaient ses pouvoirs et de qui il les tenait, qu’il nous dit si cette fameuse lex regia, par laquelle le sénat abdiquait à chaque avènement entre les mains du nouveau souverain, était encore en vigueur, si c’était en vertu de cette convention renouvelée à chaque avènement que les Antonins reçurent, comme Vespasien et ses prédécesseurs, la faculté de tout vouloir et le droit de tout faire. Nous pensons que les titres que prenait l’empereur et dont il ornait pour ainsi dire son autorité servaient tout au plus à définir les pouvoirs que le sénat lui transmettait en une fois et sans leur assigner de limites. Comme l’empereur partageait avec cette assemblée le gouvernement des provinces, il devait recevoir la puissance proconsulaire sur toutes celles qui lui étaient attribuées, et on y ajoutait l’imperium, c’est-à-dire la plénitude des pouvoirs militaires et judiciaires attachés au commandement des armées. Cependant, comme il se trouvait à Rome certains corps affectés à sa garde personnelle et à celle de la Ville, les cohortes prétoriennes et urbaines, il dut y exercer aussi l’imperium. Son trésor à lui, le fisc, — distinct de l’ancien trésor public ou œrarium, — était alimenté par les revenus de ses provinces et par les impôts indirects de tout l’empire, tels que les droits du vingtième des héritages, qui suffisaient presqu’à eux seuls à couvrir les frais d’entretien des armées. En outre l’empereur se faisait donner à son avènement le grand-pontificat, qui mettait la religion dans sa main, et la puissance tribunitienne, qui rendait sa personne sacro-sainte ; s’il ne faisait qu’un usage modéré du consulat, c’est que ce titre ne définissait rien de plus que le proconsulat, et si les césars l’ont pris, c’était uniquement pour honorer le passé et les vieilles traditions, toujours chères au sénat. La source et la nature des pouvoirs impériaux une fois expliquées, on devrait nous dire comment ils s’exerçaient. C’est alors que l’historien aura à faire connaître ces conseils suprêmes qui depuis Auguste assistaient les chefs de l’état dans leur œuvre politique, législative et judiciaire. Il nous importerait de savoir enfin ce qu’était cette chancellerie impériale qui expédiait les affaires administratives et libellait les ordres du maître ; mais le principal intérêt pour nous serait de connaître le mécanisme de cette administration qui embrassait et régissait le monde. Nous espérons voir bientôt se répandre des notions exactes sur les grands fonctionnaires de l’empire à l’époque des Antonins, sur les deux hiérarchies parallèles des carrières sénatoriale et équestre, la première comprenant dans un ordre immuable toutes les magistratures et toutes les charges auxquelles elles donnaient accès, depuis la préfecture de Rome, la plus élevée de toutes, jusqu’au vigintivirat, qui en constituait le dernier échelon, — la seconde comprenant tous les emplois de finances, et possédant aussi ses degrés invariablement observés, depuis la charge de préfet du prétoire jusqu’à celle de procurateur du domaine privé de l’empereur. On tomberait dans une étrange erreur, si l’on se persuadait que ces confidens célèbres, complaisans ou complices des débauches et des crimes des empereurs, ces affranchis si connus, les Pallas, les Narcisse, les Callixte, pouvaient concevoir l’ambitieux dessein de parvenir à la carrière des honneurs, c’est-à-dire aux magistratures sénatoriales. Il n’y a pas un seul exemple d’un de ces hommes qui soit arrivé même aux degrés inférieurs de cette carrière, qui ait été questeur. Ils avaient autorité sans doute sur l’esprit du maître, comme ont pu l’avoir en tout temps les familiers et les femmes ; mais, si leur influence était considérable, si les effets s’en faisaient sentir souvent au loin, si notre Corneille a pu dire avec vérité, en faisant parler un de ces affranchis :
- Nous gouvernons le monde au sortir de nos fers,
il faut bien savoir qu’ils ne s’élevaient jamais au-dessus de la condition de domestiques, et que, s’ils faisaient agir l’empereur, ils n’agissaient jamais publiquement eux-mêmes en vertu d’une magistrature ou d’une fonction légale.
Ainsi l’influence occulte des domestiques n’usurpait jamais l’autorité qui s’attache au rang ; bien plus, l’incontestable importance qu’avait à Rome et que pouvait prendre dans les destinées de l’empire la plus haute des fonctions équestres, celle de préfet du prétoire, était loin d’obtenir la considération réservée à la moindre des magistratures sénatoriales. On sait de quel pouvoir redoutable ils étaient armés comme chefs de la seule force militaire imposante qui fût en Italie ; aussi que de fois ne les a-t-on pas vus en abuser, respecter ou abréger la vie des césars au gré de leur vengeance et de leur cupidité, jamais de leur ambition personnelle, car si le crime profitait à leur fortune, il ne pouvait servir utilement leurs convoitises politiques. Ils savaient bien que le sénat et les provinces, que les armées surtout n’eussent pas ratifié leur usurpation, et que pendant les deux premiers siècles de l’empire surtout personne n’eût voulu reconnaître un souverain issu de la carrière équestre : le premier ou plutôt le seul de ces parvenus du meurtre fut Macrin, en 217, et l’on sait combien cette insolente tentative lui réussit mal, tant il est vrai que l’immense pouvoir matériel qu’il tirait de sa position ne lui ôtait jamais ce caractère d’infériorité qui séparait comme par une infranchissable barrière les emplois de chevaliers des magistratures et des fonctions sénatoriales. Quoi qu’ils pussent faire, ils étaient toujours des hommes de finance et des officiers privés de ce prestige qui s’attachait au rang ; partant ils étaient tenus à la même distance des familles de sénateurs que les traitans de l’ancien régime en France l’étaient de la noblesse d’épée. Le petit nombre de chevaliers romains qui pendant le cours des trois premiers siècles est parvenu à briser la séparation que l’usage avait mise entre les deux carrières constitue une très rare exception. On avait vu quelques affranchis se glisser parmi les fonctionnaires équestres, et cette circonstance seule aurait suffi à rendre très difficile à ces derniers l’accès des honneurs.
Au point de vue géographique et administratif, l’empire, à l’avènement de Trajan, était formé d’abord de Rome, divisée en quatorze quartiers depuis Auguste, administrée par le préfet de la ville, les tribuns et les édiles ; la police y était faite par la garde urbaine et les vigiles, elle était la résidence ordinaire du souverain et par conséquent de sa garde prétorienne, renforcée d’une escorte particulière, espèce de cent-gardes appelés équités singulares. C’était à Rome seulement que pouvait se réunir le sénat. C’était donc le centre administratif du monde ; c’est de là que partaient les ordres pour toutes les provinces impériales et sénatoriales, et à cette occasion nous devons faire une observation qui donnera beaucoup à penser aux partisans des ressorts compliqués de notre administration moderne : la chancellerie impériale, composée de peu d’employés, le sénat avec ses secrétaires, et les grandes familles sénatoriales avec leurs gens à elles, affranchis et esclaves, suffisaient à tout. Ainsi le monde romain a été maintenu dans l’obéissance, a été gouverné et administré pendant trois siècles sans ministres et sans bureaux !
L’Italie avait été divisée par Auguste en onze régions, sans doute pour faciliter le service de la statistique et de la perception des impôts de l’enregistrement, les seuls que la péninsule eût à payer, car l’Italie, exempte du service militaire, l’était aussi de l’impôt foncier. Toutes les cités avaient leur constitution municipale, représentant l’image fidèle d’une petite république, nommant ses magistrats annuels, ayant ses assemblées du peuple et son conseil de cent décurions, dont la liste était remaniée lors du cens par les duumvirs ou quatuorvirs élus cette année-là, c’est-à-dire tous les cinq ans. Or un pays qui ne paie pas d’impôts directs, qui est dispensé du service militaire et des prestations, qui s’administre lui-même, qui jouit du droit de cité et participe au bénéfice d’une constitution identique à celle de Rome, devait se croire et se croyait en effet dans une condition exceptionnellement heureuse. Quant aux provinces, elles n’étaient pas aussi bien partagées, puisqu’elles payaient les deux impôts direct et indirect, et qu’elles devaient satisfaire à la loi du recrutement des légions. Les cohortes auxiliaires et les ailes de cavalerie qui complétaient l’effectif des armées étaient composées de volontaires. Le droit de cité avait été accordé à un très grand nombre de familles, généralement à celles qui comptaient dans leur sein d’anciens magistrats municipaux ; or il y en avait six chaque année dans toutes les cités de l’empire. La plupart de celles qui n’avaient pas la plénitude du droit romain avaient du moins le droit latin (latinitas), ce qui implique tous les droits civils à l’exclusion des droits politiques. Or les droits politiques sous la république entraînaient la prérogative de voter aux assemblées de Rome ; mais cette faculté devint de bonne heure illusoire pour le plus grand nombre, et inutile pour tous quand il n’y eut plus de comices dans la ville. Nous dirons en passant à propos de la suppression des assemblées populaires sous Tibère que cette réforme, qui a excité les colères et fourni une si ample matière aux déclamations de quelques publicistes modernes, n’a eu et ne devait avoir aucune importance.
Du jour où les cités de l’Italie eurent obtenu l’égalité avec Rome en vertu de la loi Julia municipalis (en l’an 45 avant J.-C), — loi qui constitue le plus grand acte assurément de la vie publique de César, et dont pas un écrivain classique n’a parlé, — le jour où ces mêmes cités ont eu leurs assemblées à elles, où le sénat et l’empereur furent les seuls juges informés des besoins des provinces, le jour enfin où les comices de Rome ne pouvaient plus représenter les intérêts et les besoins de l’Italie et du monde, il est évident qu’ils devaient perdre tout caractère d’assemblée politique. Ces anciennes centuries, ces anciennes tribus qui avaient fait de si grandes choses en furent logiquement réduites au rôle de comices municipaux de la ville, et n’eurent plus de compétence possible que pour les affaires intra-muros, aussi la suppression des anciennes centuries et des anciennes tribus a-t-elle été la conséquence forcée et toute naturelle de leur inutilité démontrée. La concession du droit latin, n’entraînant aucune prérogative politique, visait donc autre chose que la privation du vote : elle établissait l’incapacité aux grandes fonctions de l’empire. Les citoyens de droit latin ne pouvaient prétendre à d’autres honneurs qu’à ceux de leur cité, dont les limites étroites servaient d’horizon à toutes les ambitions locales. L’Espagne tout entière reçut le droit latin sous les premiers empereurs flaviens à la fin du Ier siècle ; la Gaule en jouissait aussi en grande partie. Si l’on veut maintenant se faire une idée de la condition de ces cités de droit latin, une découverte de la plus haute importance nous permet depuis quelques années d’en être parfaitement instruits. Des documens d’une inappréciable valeur historique, datés précisément du règne de Domitien, nous révèlent les faits qui rentrent directement dans notre sujet. On peut s’étonner que M. Duruy, qui semble entreprendre une sorte de réhabilitation de l’administration de Domitien, « ce prince ferme et vigilant, » ait omis de mentionner l’incomparable page d’histoire que lui fournissaient les bronzes de Salpensa et de Malaga.
Vers la fin d’octobre 1851, on découvrit près de cette dernière ville, dans un lieu appelé Barranco de los tejares (fossé de la tuilerie), deux tables de bronze portant des inscriptions latines : l’une comprenant deux colonnes de texte, l’autre cinq. Ces deux monumens indiquent eux-mêmes leurs provenances : la plus petite concerne le municipe de Salpensa en Bétique (Andalousie), près de la moderne Utrera, à Tasalcaçar, vers Coronil ; l’autre le municipe de Malaga. Les deux actes publics qui y sont relatés ont été rédigés entre les années 82 et 84 de notre ère, par conséquent sous le règne de Domitien. Ce sont des textes de lois constituant le droit de latinité accordé à ces cités, établissant l’exercice des libertés civiles et politiques les plus étendues, nous faisant connaître enfin le mécanisme des institutions municipales qui les régissaient. Nous y voyons des peuples jouissant de la plénitude des droits civils conférés par la constitution romaine, ayant la faculté de se réunir en assemblées publiques, élisant chaque année leurs magistrats, duumvirs, édiles et questeurs, possédant en outre un conseil de décurions, dont la liste était réformée à l’époque du cens par les duumvirs. Ces magistrats, de concert avec le conseil des décurions, rendent la justice, font exécuter les travaux, veillent à la police, et tout cela sans qu’on voie l’intervention du gouverneur de la province, sans qu’on sente la main du pouvoir central. Il est évident pour nous que ces municipes nous offrent l’image d’une république policée et prospère, que la vie municipale politique y était active, heureuse et libre, et que la cité romaine, comme plus tard les riches villes lombardes et flamandes du moyen âge, répondait dans ses étroites limites à l’idée, au sentiment et au besoin de la patrie.
Les provinces du sénat à l’avènement de Trajan étaient, comme à la mort d’Auguste, de deux sortes : celles qui étaient gouvernées par un proconsul, personne deux fois consulaire : c’étaient l’Afrique et l’Asie. Chacun d’eux avait sous ses ordres un certain nombre de légats qui l’aidaient dans l’administration judiciaire surtout, un questeur qui s’occupait des finances, c’est-à-dire de la levée des impôts directs. Les autres provinces sénatoriales étaient d’un rang inférieur. Elles étaient gouvernées par d’anciens préteurs portant cependant le même titre de proconsuls. La Narbonnaise était la seule province sénatoriale de la Gaule. Le sénat avait l’administration exclusive de ses provinces, et les revenus en étaient versés dans l’ancien œrarium ; elles n’avaient pas de légions, et les gouverneurs y avaient à peine quelques hommes d’escorte et le nombre légal d’appariteurs affecté au rang qu’ils tenaient dans la hiérarchie des magistratures. Aussi avait-on eu le soin de réserver à l’empereur toutes les provinces dont la position géographique exigeait la présence de forces suffisantes pour la défense des frontières. Cette intention de laisser toutes les armées sous la main de l’empereur apparaît très clairement pour la province d’Afrique, dont une division ou région (diœcesis), la Numidie, en butte aux attaques des Gétules, exigeait la présence des soldats. On avait dû confier au légat de ce petit diocèse une légion (la IIIe Augusta) ; mais à partir du règne de Caligula on ne voulut plus la laisser sous l’autorité du gouverneur d’une province sénatoriale, et ce légat, bien que dépendant civilement du proconsul, fut militairement placé sous l’autorité de l’empereur et prit le titre de légat d’Auguste. Comme les légions étaient semées le long des frontières du Danube, du Rhin et de l’Euphrate, toutes ces provinces étaient impériales, les deux Germanies, le Noricum, la Pannonie, la Mésie, la Syrie, etc. Dans les provinces impériales, tout se faisait par le légat de l’empereur et au nom de l’empereur : administration de la justice, levée des impôts et commandement des troupes. Tel est le sommaire ou la simple indication du cadre que l’historien des Antonins devrait remplir pour nous faire connaître l’organisation de l’empire à l’avènement de Trajan. Il faut ajouter que l’état des provinces était en général assez prospère ; mais nous sommes à la veille d’une période bien autrement heureuse pour le monde. Le règne de Trajan ouvre l’ère des grands travaux d’utilité publique et de paix universelle. Après avoir montré quel était le théâtre, resterait à y faire paraître et agir le personnage.
Trajan est le premier empereur d’origine provinciale. Il était ne à Italica en Bétique, aujourd’hui Santiponce, près de Séville dans l’Andalousie, le 19 septembre 53. Il mourut à Sélinunte en Cilicie au mois d’août 117, âgé par conséquent de soixante-quatre ans et dix mois. Son père avait fait ses premières armes sous Vespasien en Judée, où il commandait la légion Xe Frétensis ; il fut consul subrogé en 70, proconsul de la province sénatoriale d’Asie en 79, et il mourut avant l’adoption de son fils par Nerva ; mais une pièce d’or bien connue témoigne de la piété filiale de Trajan : elle nous conserve les traits de son père, et le mot divus de la légende prouve qu’il lui fit décerner l’apothéose. La carrière du fils ne fut pas moins méritante que celle du père : nous savons qu’il fut pendant dix ans tribun légionnaire, qu’après avoir eu la questure, qui lui avait donné l’entrée au sénat, il dut être édile ou tribun du peuple, puis préteur en 85 ou 86, consul subrogé en 91, car son nom figure à cette date dans les fastes de la confrérie religieuse des sodales augustales, qui se réunissaient à Bovilies, à 12 milles de Rome, au pied du mont Albain ; ensuite il commanda les légions et fit la guerre contre les Germains ; il se trouvait dans la province impériale consulaire de Germanie inférieure en qualité de gouverneur, c’est-à-dire avec le titre de légat de l’empereur, lorsqu’au mois d’octobre 97 il fut adopté par Nerva comme étant le plus digne et le plus capable de lui succéder. Il avait été désigné pour un second consulat, qu’il exerçait à partir du 1er janvier 98, lorsque mourut son père adoptif le 27 du même mois. Trajan se trouvait alors à Cologne, la capitale de sa province, lorsque son petit-cousin, qui fut plus tard l’empereur Hadrien, vint lui annoncer qu’il était maître de l’empire. C’est cette année même que Tacite écrivit les Mœurs des Germains, et il est à croire que Trajan, qui avait conduit pendant plusieurs années les expéditions victorieuses au-delà du Rhin et avait reçu dès 96 le surnom glorieux de Germanique, ne fut pas étranger aux renseignemens, d’ailleurs exacts, qui lui avaient été fournis sur ces peuples.
Le nouvel empereur ne se pressa pas de venir à Rome ; il régla les affaires des provinces frontières et dut même ne rentrer en Italie qu’après avoir visité la vallée du Danube. C’est en 99 seulement qu’il fit avec sa femme Plotine cette entrée simple et modeste que le Panégyrique de Pline, consul de l’année suivante, a célébrée en paroles ambitieuses. Certes ce document, plus oratoire qu’historique, et qui a recommandé à la postérité les premiers actes de Trajan, n’a dû produire qu’une médiocre impression sur les contemporains, car il étalait plutôt, comme l’a si bien dit M. Des Vergers, « des espérances, » qu’il ne racontait les faits d’un règne qui promettait d’être glorieux, mais n’avait encore eu que quelques mois de durée. Tacite avait été consul subrogé en 97 ; Frontin, l’auteur du rapport officiel qui nous a été conservé sur les Aqueducs de Rome, avait remplacé Nerva dans le consulat de 98. Trajan fut le consul éponyme de l’an 100 avec ce même Frontin, et Pline fut un des six consuls subrogés de cette même année. Il n’entra en fonctions que le 1er juillet, le Panégyrique se trouve donc ainsi daté. Nous y voyons que le nouvel empereur avait puni les délateurs, et l’on sait que les deux beaux vers du Britannicus de Racine :
- Les déserts autrefois peuplés de sénateurs
- Ne sont plus habités que par leurs délateurs,
sont une traduction littérale du passage relatif à cette mesure ; il abolit la loi de majesté, les pantomimes, restreignit l’impôt du vingtième des successions, enfin régla par une loi frumentaire les distributions de blé faites à prix réduit au peuple de Rome. Il faut se garder de confondre ces lois frumentaires, qui s’appliquaient exclusivement à la Ville, avec l’institution alimentaire, qui ne concernait que l’Italie. Quoique Pline ait dit un mot dans son Panégyrique des alimenta, ces deux institutions n’ont aucun rapport entre elles, ni par leur objet, ni par leur organisation. Aurélius Victor fait l’honneur à Nerva d’avoir conçu le projet de cette création, mais c’est Trajan qui en arrêta le plan, en appliqua les principes et en étendit les effets à toute l’Italie. Des deux monumens officiels que nous possédons sur ce vaste et fécond établissement, l’un est daté de 101 et l’autre de 104.
On sait qu’au temps de la république l’usage de faire au nom de l’état des distributions de blé à titre gratuit, et plus régulièrement à prix réduit, était général à Rome. La générosité intéressée des particuliers et surtout des personnages les plus opulens concourait de son côté à soulager la misère, c’est-à-dire à favoriser la paresse de la plèbe. Ces sortes de distributions, on le comprend, ne pouvaient avoir dans l’origine rien de fixe ni de réglé, rien qui présentât le caractère d’une institution. Elles avaient au contraire toutes les conséquences funestes d’un abus, car elles donnaient pour serviteurs aux ambitieux un peuple de mendians ; elles perpétuaient l’abaissement avec la misère, et rendaient le travail inutile et presque suspect.
Quant aux largesses de l’état, les habitans de Rome s’y habituèrent si bien qu’ils les considérèrent bientôt comme un droit. On chercha dès lors à les réglementer ; mais ces tentatives demeurèrent longtemps sans effet, et vers la fin de la république les triumvirs, qui se partagèrent, puis se disputèrent le pouvoir, virent dans l’exploitation de cet abus même une source de popularité. César et Auguste comblèrent cette multitude oisive de dons magnifiques, et le monde vaincu et opprimé contribua de ses dépouilles à encourager l’inertie et à nourrir la pauvreté volontaire et insolente du peuple-roi. Sous leurs successeurs, les congiaria et les missilia devinrent plus fréquens encore. Les empereurs élus par le sénat, acclamés par le peuple et protégés par la garde prétorienne, comprirent que le secret de leur conservation et de leur durée était l’adhésion des cohortes et celle de la Ville, enfin qu’il fallait gagner ou acheter Rome. Cependant les distributions de blé à prix réduit commencèrent à être soumises à un mode régulier ; on commit le soin de veiller à ces distributions à de hauts fonctionnaires de la carrière sénatoriale (prœfecti frumento populo dando) ; mais c’est surtout à l’arrivée de Trajan à Rome que ces largesses furent réglementées d’une façon mieux ordonnée. Cet empereur prit soin de faire inscrire les noms de ceux qui devaient avoir part à ces distributions ; elles-mêmes furent consacrées par de solides garanties qui en restreignaient l’abus et en assuraient la durée. Les citoyens pauvres furent inscrits par tribus avec leurs enfans, et cette inscription constitua désormais un véritable droit. C’est cette réforme qui est mentionnée dans le Panégyrique ; mais c’est commettre une grave confusion que de découvrir dans ce discours autre chose qu’une allusion à la belle organisation de l’assistance publique en Italie, telle qu’elle résulte pour nous de l’institution alimentaire.
De même qu’à Rome les secours accordés par les patrons à leurs cliens pauvres avaient précédé les distributions faites par l’état, de même en Italie la générosité privée avait devancé la libéralité des empereurs. Les inscriptions nous font connaître de véritables fondations particulières présentant tous les caractères de sûreté et de perpétuité que peuvent avoir chez nous les dispositions charitables. On voit par exemple un certain Helvius Basila léguer aux habitans d’Atina la somme de 300,000 sesterces (60,000 francs du poids de notre monnaie d’argent) pour que les enfans pauvres de cette cité fussent nourris jusqu’à l’âge viril avec l’intérêt annuel de ce capital. Une femme de Terracine, pour honorer la mémoire de son fils, donne aux habitans de cette cité 1 million de sesterces (200,000 francs) destinés au même emploi ; on peut mentionner les fondations analogues et plus magnifiques encore de Pline le Jeune en faveur de Côme, sa patrie.
Xiphilin parle du soin que prit Trajan de soulager la misère des citoyens romains dans les villes de l’Italie, mais il n’entre dans aucun détail à cet égard. Voyons quels étaient le plan, le but et l’esprit de cette institution, inconnue de ceux qui se bornent à tirer l’histoire des textes classiques, et dont nous pouvons parler aujourd’hui avec compétence et sûreté, grâce aux tables de bronze de Véléia et de Campolattaro. Ces deux documens sont, à proprement parler, des contrats. L’inscription de Véléia en comprend deux : l’un est relatif à quarante-six obligations particulières, l’autre à cinq seulement. Voici la traduction du titre qui précède le premier de ces contrats : « Somme prêtée contre hypothèque (obligatio) sur fonds de terre, et s’élevant à la somme de 1,044,000 sesterces, par la libéralité de très bon et très grand prince, empereur César Nerva Trajan Auguste Germanique et Dacique, pour que les garçons et les filles reçoivent des alimens, à savoir les garçons légitimes au nombre de 245, à raison de 16 sesterces par mois, soit 47,040 sesterces par an, les filles légitimes au nombre de 34, à raison de 12 sesterces par mois, soit 4,896 sesterces par an ; 1 garçon illégitime recevra 144 sesterces par an, 1 fille illégitime 120. La somme totale des rentes propres à l’alimentation de tous ces enfans pauvres est donc de 52,200 sesterces, chiffre qui représente l’intérêt à 5 pour 100 du capital mentionné plus haut. » Ainsi Trajan prête sur son trésor impérial ou sur sa cassette privée 1,044,000 sesterces pour que l’intérêt annuel de cette somme subvienne aux misères des enfans pauvres de la cité de Véléia ; il fait ce prêt sur hypothèque à cinquante-deux propriétaires, qui déclarent la valeur totale de leur terre et la portion de cette valeur qu’ils consentent à hypothéquer contre la somme reçue par eux ; et les intérêts de cette somme, ils les versent chaque année, non pas entre les mains de l’empereur, mais au trésor de la cité, lequel l’emploie à l’alimentation des enfans. La teneur d’une de ces obligations fera parfaitement comprendre le mécanisme de l’institution. La première est ainsi conçue : « G. Volumnius Mémor et Volumnia Alcé, par l’entremise de Volumnius Diadumène, leur affranchi, ont déclaré que la valeur de leur bien, désigné sous le nom de fonds Quintiacus Aurélianus, avec la colline Muletas et ses forêts, composant un domaine situé dans la cité de Véléia, canton (pagus) Ambitrébius (par conséquent sur les deux rives de la Trébie), domaine qui est contigu à ceux de M. Mommeius, de Satrius Severus et au domaine public (populus), — est de 108,000 sesterces. Sur cette valeur, ils déclarent hypothéquer la somme de 8,692 sesterces qu’ils recevront en écus, en échange de laquelle somme ils engagent leur domaine pour une valeur égale. » En calculant l’intérêt à 5 pour 100 pour ces 8,692 sesterces, on voit que les propriétaires nommés dans la première obligation devront verser par an lui 3 sesterces dans la caisse des pauvres.
Le contrat de Campolattaro est relatif aux enfans pauvres de la cité des Ligures Cornéliens-Bébiens près de Bénévent. Il est conçu de même ; seulement, comme le pays était moins riche, l’empereur prête à 2 1/2 pour cent. Le temps n’a épargné que ces deux monumens, mais il est certain que des contrats analogues avaient été passés entre l’empereur et toutes les cités de l’Italie ; nous en avons la preuve dans l’organisation du vaste service de fonctionnaires créés, pour ces nouveaux besoins et dont les inscriptions nous font connaître la hiérarchie ; préfets alimentaires, curateurs, procurateurs et questeurs municipaux. L’institution trajane était donc une ingénieuse et féconde combinaison du crédit foncier avec l’assistance publique. Pour assurer la perpétuité de la rente, c’est-à-dire du bienfait de l’empereur, l’argent prêté par lui était garanti par l’hypothèque, et les petits propriétaires qui cherchaient à emprunter pouvaient le faire dans des conditions exceptionnellement avantageuses (2 1/2 et 5 pour 100), attendu que l’intérêt commercial de l’argent était de 12 pour 100, si bien qu’en soulageant la misère publique Trajan venait en aide à la petite propriété et favorisait ainsi le développement de la richesse agricole, On peut ajouter qu’en faisant une concurrence formidable au prêteur à gros intérêts il ruinait l’usure. Il faut remarquer qu’il établissait en outre une sorte de patronage et de clientèle dans toutes les villes d’Italie en associant ses propres débiteurs à l’acte public de l’assistance : c’était de leurs mains que sortaient les deniers consacrés au soulagement des pauvres et la reconnaissance des classes souffrantes se reposait sur eux en remontant à césar. Cette grande œuvre survécut à Trajan ; elle fut florissante sous les Antonins ; nous la retrouvons encore sous Alexandre Sévère, et elle ne commença à déchoir que vers le milieu du siècle suivant. On comprend qu’une semblable institution ne pouvait subsister qu’à une époque de paix et de sécurité. Outre que, dans les temps de guerre civile et d’incertitudes politiques, la préoccupation des gouvernans est absorbée d’ordinaire par d’autres soins que le soulagement des misères, le fisc ne fournit plus les ressources nécessaires à la création de nouveaux prêts hypothécaires ; il fallait enfin que les terres ne fussent pas exposées à la dépréciation, conséquence immédiate des troubles intérieurs. On ne doit donc pas s’étonner que la décadence de l’institution alimentaire coïncide avec l’anarchie militaire et politique qui a précédé l’avènement de Dioclétien.
Nous ne dirons qu’un mot des guerres de Dacie. Dès l’année 100, les voies étaient préparées et le fameux pont du Danube allait être construit ; c’est le seul qui ait jamais existé au-dessous de Pest. Nous en avons vu dans les basses eaux les seize piles encore subsistantes entre Gladova en Serbie et Turnu Severinu en Petite-Valachie. Procope nous a conservé le nom de l’architecte, Apollodore ; c’est le même qui fut chargé plus tard de l’érection de la colonne Trajane. Si l’abréviateur Xiphilin ne nous donne que peu de détails sur cette conquête célèbre, les inscriptions, les médailles, l’aspect des lieux que nous avons visités à plusieurs reprises, les ruines qui s’y rencontrent encore, les itinéraires anciens que nous avons pu étudier sur place et comparer entre eux, enfin les bas-reliefs de la colonne que reproduit le moulage exécuté il y a quelques années et que nous avons maintenant sous les yeux, permettent de suppléer au silence des historiens. Nous savons par les textes épigraphiques surtout quels étaient les chefs qui combattirent sous les ordres de l’empereur : M. Laberius Maximus et Q. Glitius Agricola, les deux gouverneurs des provinces impériales consulaires de Mésie inférieure et de Pannonie, provinces limitrophes du Danube et par conséquent faisant face à la Dacie ; l’Africain L. Quietus, qui fit manœuvrer avec succès les ailes de Numides dans ces mêmes plaines d’où devait sortir plus tard cette fameuse cavalerie hongroise ; L. Licinius Sura, le consul de 102 et de 103, l’ami et le conseiller de Trajan ; Pompeius Falco, le légat de la Ve légion macédonique, enfin Hadrien, parent de l’empereur, qui fut son successeur et qui commandait la légion Ire Minervia, car on a pu rétablir avec certitude la liste des légions et même celle des cohortes auxiliaires et des ailes de cavalerie.
Trajan dut attaquer la Dacie par trois côtés : deux armées franchirent le Danube au-dessus des Portes de fer, passage étroit et difficile où le fleuve se fraie péniblement une issue sur un lit de rochers, entre les sommets à pic des Balkans au sud et des Carpates au nord. Une de ces armées, partant de Singidunum (Belgrade), sur la rive droite du fleuve, le traversa aux environs de Viminacium (Kostolac), et gagna certainement la vallée supérieure de la Ternes ; la seconde le passa à Orsova pour suivre par Mehadia celle de la Czema ; une troisième dut traverser au-dessous des Portes de fer à Drobetœ (Turnu Severinu), pour rejoindre le cours du Schyl en Petite-Valachie, traverser le Balkan par le Vulcan-Pass et tourner l’armée de Décebale. L’objectif des trois corps d’invasion devait être sa capitale, Sarmizegethusa, dont les ruines se voient. au village de Varhely ou Gradiste ; les vallées de ces trois rivières y conduisaient également.
On ne peut rien dire de plus des opérations militaires de cette campagne difficile, et qui semble avoir été conduite avec autant de promptitude que d’habileté : la prise de Sarmizegethusa, le détournement par les légions d’un fleuve, la sœur du roi faite prisonnière, des places forcées, Décebale implorant la paix, tels sont les renseignemens vagues que nous fournissent les bas-reliefs de la colonne Trajane, et le résumé trop succinct de Xiphilin, un peu plus explicite toutefois sur les dures conditions imposées au vaincu vers la fin de l’année 103. La guerre avait duré deux ans, elle recommença en 104 et fut terminée en 105 par la mort de Décebale et la réduction de la Dacie en province romaine. MM. Des Vergers et Duruy ont tiré tout le parti possible des documens qui sont entre nos mains ; mais ce qu’ils n’ont pas expliqué et ce qu’il nous importe peut-être le plus de connaître, c’est l’organisation de la conquête. Les diplômes militaires de l’an 110 et de l’an 129 nous apprennent qu’il n’y eut d’abord qu’une seule province impériale consulaire et qu’elle fut presque aussitôt dédoublée pour former la Dacie supérieure et la Dacie inférieure, la première correspondant sans doute à la Transylvanie et au Banat, et la seconde à la Moldo-Valachie ; d’autres inscriptions nous permettent d’affirmer que, pour les besoins de l’administration financière, on y envoya trois procurateurs, que les impôts indirects de la Dacie tout entière furent affermés en bloc, avec ceux de la Pannonie et de la Mésie, à un seul fermier-général (conductor portorii publici) ; plusieurs monumens nous ont même conservé le nom d’un de ces personnages au temps de Marc-Aurèle. Nous lisons sur un de ces monumens : « à la divinité des empereurs et au génie des contributions indirectes, » tant il est vrai que Rome divinisait tout, et que, principalement en face du monde barbare, elle cherchait à frapper l’esprit de ces peuples par la majesté de l’empire, en rendant sacro-saint tout ce qui touchait à l’organisation de la conquête, depuis le service de la douane jusqu’à l’aigle légionnaire.
Nous savons que la ligne des douanes suivait le Danube pour ce qui regarde la province de Pannonie, et un monument du musée de Pest nous révèle l’existence de postes de surveillance élevés sur la rive de ce fleuve non pas pour s’opposer aux incursions des barbares, comme l’a cru M. Henzen, mais pour empêcher la contrebande (burgis,… ad clandestinos latrunculorum transitus oppositis). Afin d’assurer et de défendre la nouvelle conquête, il était indispensable d’augmenter l’effectif des régions danubiennes ; aussi dès l’an 105 trouvons-nous la Pannonie dédoublée en deux provinces impériales, toutes deux consulaires. Nous connaissons, grâce aux monumens épigraphiques, l’organisation militaire, politique et religieuse de ces pays, nous connaissons les légions, les cohortes auxiliaires, les ailes de cavalerie qui y ont stationné et la durée de ces garnisons ; nous savons où se trouvaient leurs principaux détachemens, nous avons enfin les cadres des officiers et des sous-officiers. M. Robert dans son Tableau des légions romaines, M. Gaston Boissier dans les considérations si justes qu’il a présentées ici même, sur les avantages de l’organisation militaire romaine, ont fait comprendre que ces précieuses traditions de discipline, exemple vivant de l’obéissance aux lois et à la fois école salutaire des hommes destinés à commander, nous dévoilent plus que tout le reste peut-être le secret de la conservation de l’empire. Un cordon de colonies romaines s’éleva aux abords du Danube, et beaucoup d’entre elles rappellent le nom de famille de Trajan, colonia Ulpia Pœtoviensis (Pettau), colonia Ulpia Ratiaria (Rzer-Palanka, au-dessous de Vidin, sur le fleuve, en Bulgarie), colonia Ulpia Oescus (Gighen sur les bords de l’Isker, ancien fleuve Oescus), colonia Trajana Sarmizegethusa, Trajanopolis, enfin Marcianopolis, de Marcia, sœur de l’empereur, Plotinopolis, de Plotine, sa femme. Les deux noms encore aujourd’hui les plus populaires dans toute la vallée du Bas-Danube sont ceux de Trajan le conquérant organisateur et de Justinien le grand constructeur.
La conquête de la Dacie était à peine achevée que le légat de la province impériale consulaire de Syrie, Cornélius Palma, s’emparait de Petra et de Bostra et réduisait l’Arabie en province romaine (105-106). C’est une inscription expliquée par Borghesi qui a permis de déterminer la date de cet événement. Sauf cette expédition, on peut considérer la période qui sépare la guerre de Dacie de la dernière guerre d’Asie, entreprise en 114 et dans laquelle Trajan mourut, comme une période pacifique consacrée dans tout l’empire aux grands travaux publics : en Italie, trois routes portent son nom, deux en Étrurie, une dans la partie méridionale de la péninsule, de Bénévent à Brindes ; un nouvel aqueduc amena à Rome les eaux prises au lac Bracciano, le port de Centumcellœ (Civita-Vecchia) fut fondé, et Pline nous donne une description des travaux qui y furent accomplis. Deux autres ports de Trajan furent créés, l’un aux bouches du Tibre (102), l’autre à Ancône (114), une médaille, mal comprise par Eckhel et par Cohen, nous prouve, aussi bien que les ruines subsistantes, qu’il faut voir le premier dans l’emplacement du bassin pentagonal encore reconnaissable sur la rive gauche du fleuve en amont de son embouchure actuelle, vers Fiumicino ; l’arc qui s’élève sur la jetée d’Ancône porte une inscription qui ne laisse aucun doute dans l’esprit touchant l’origine et la date du second. L’arc de Bénévent consacre le souvenir de l’institution alimentaire. On vit s’élever le Forum de Trajan à Rome avec sa colonne, sa bibliothèque et sa basilique ulpiennes, ses statues et ses colonnes, dont les riches portiques, ou du moins leurs débris, sont encore en place : ce merveilleux ensemble faisait l’admiration de Pausanias et d’Ammien Marcellin. Le célèbre pont d’Alcantara sur le Tage, au point où le fleuve entre en Portugal, est encore debout grâce aux réparations de Charles-Quint ; les inscriptions qu’on y lit nous apprennent à la fois sa date (105), les noms des peuples de Lusitanie qui ont contribué par souscription à l’achèvement de ce chef-d’œuvre de solidité et d’élégance, et les distiques conservés dans le petit temple voisin nous révèlent le nom de l’architecte espagnol, Lacer, qui en a fait le dessin et surveillé l’exécution.
Quant à la fameuse légation de Pline chargé de l’organisation de la province impériale de Pont et de Bithynie (109-114), nous en possédons pour ainsi parler les archives. M. Duruy a présenté un intéressant résumé de cette correspondance officielle de l’empereur avec cet administrateur zélé, mais un peu novice à ce qu’il semble. On y voit les incertitudes, les timidités de cet homme aimable si bien doué pour les choses de l’esprit et le commerce des lettres, et si troublé par les devoirs d’une mission qui avait ses. difficultés et ses périls. La question qui nous touche le plus parmi les nombreuses affaires dont la solution lui était confiée est sans contredit celle qui est relative aux chrétiens. Tout le monde connaît la fameuse lettre classée sous le no 97 du Xe livre. On peut s’étonner que M. Mommsen n’en ait pas dit un seul mot dans son savant mémoire sur Pline. Un jeune écrivain de talent, M. Aube, en traitant ce grave sujet avec compétence et savoir, nous a paru guidé par une critique aussi éclairée qu’indépendante. Malgré l’opinion reçue généralement sans avoir jamais été soumise jusqu’à notre temps à un examen sévère, il ose mettre en doute par de très fortes raisons l’authenticité de cette lettre, tout au moins dans la teneur où elle nous est parvenue. Il s’étonne à bon droit que Pline, qui, comme avocat, avait certainement suivi de très près toutes les grandes affaires judiciaires de son temps, avoue n’avoir « jamais assisté aux procès criminels faits aux chrétiens. » Il faut aussi relever dans cette lettre une apologie de ceux qu’il avait le devoir de rechercher et qui démontrerait un peu trop l’innocuité des prévenus et le peu de fondement des poursuites : « ils assuraient, dit la lettre 97, que tout leur crime, que leur seul égarement consistait dans leurs réunions à jour fixe, avant l’aurore, et que ces réunions n’avaient d’autre but que de chanter ensemble et alternativement en l’honneur du Christ, considéré comme un Dieu, à s’engager par serment, non pas en vue de pratiques criminelles, mais au contraire à ne commettre ni vol, ni violence, ni adultère, à garder leur parole, à ne pas nier le dépôt confié ; que, cela fait, ils avaient coutume de se retirer, puis de se réunir de nouveau pour prendre ensemble une nourriture innocente. » Certaines parties de cette lettre sont même, il faut bien l’avouer, tout à fait inexplicables ; Pline annonce à l’empereur que « ce ne sont pas seulement les villes, mais les bourgs et les campagnes qui sont envahis par cette contagieuse superstition. »
On est en droit de se demander comment une affaire aussi importante, une accusation dans laquelle se trouvait impliqué « un si grand nombre de personnes de tout âge, de toutes conditions, » a pu être si tardivement révélée à l’empereur et par une seule lettre. Comment se fait-il qu’un jurisconsulte comme Pline ne sache ni à quel titre les chrétiens sont poursuivis, ni sous l’application de quelle loi ils tombent, ni quelle peine ils encourent, ni ce qu’on aurait précédemment statué à leur égard. Si le péril est aussi grand qu’il le déclare, comment n’en a-t-il pas dit un seul mot, n’y a-t-il pas fait une seule allusion dans les lettres précédentes ? Il est vrai que Tertullien et Eusèbe ont cité cette lettre de Pline, mais d’abord ces deux témoignages n’en font qu’un, car ce second écrivain n’a pas dû la voir, et il n’en parle que sur la foi du premier. Or les quelques mots cités par celui-ci comme ayant été empruntés à ce document non-seulement ne se retrouvent pas, mais ne s’accordent même pas parfaitement avec le texte qui nous en a été conservé dans l’Épistolaire du légat de Bithynie, puisque Tertullien dit que Pline aurait ôté leurs charges aux chrétiens, a gradu pulsis, ce qui n’est pas dit dans la lettre 97. Nous croyons donc avec M. Aube que Pline a pu et dû en écrire une sur ce sujet, mais une autre que celle qui lui est attribuée, et que dans cette dernière l’innocence et la belle conduite des chrétiens, les procès qu’on leur aurait intentés avant l’an 114, et surtout l’importance des conversions faites en Asie, auront été intentionnellement ou exagérés ou même inventés après coup. Origène, qui écrivait plus de cent ans après et qui a passé sa vie en Orient, déplore que le nombre des chrétiens soit si faible : « ils sont très peu, » dit-il. On sait parfaitement aujourd’hui que les progrès du christianisme ont été en effet fort lents et que les nouveaux adeptes répandus dans l’empire au commencement du n° siècle y formaient une imperceptible minorité.
La fin du règne de Trajan a été employée à la guerre parthique. M. Des Vergers est parvenu, à l’aide des inscriptions et des médailles, à rétablir un peu d’ordre dans la chronologie de ces trois dernières années, de 114 à 117 ; mais quant aux faits de détail, nous n’en pouvons rien dire, les informations nous faisant absolument défaut sur ce point. On sait seulement que l’empereur s’arrêta à Athènes, se rendit en Syrie, gagna, en remontant le cours de l’Euphrate avec son armée, les frontières de l’Arménie, qui fut réduite en province romaine à la mort de Pathamasiris, roi de ce pays ; que les peuples du Caucase et des bords de la Caspienne lui firent leur soumission ; qu’une fois maître de la Mésopotamie, l’empereur s’empara de Nisibe, gagna le Tigre, qu’il descendit sur une flotte improvisée, et entra à Babylone. Les chiffres des salutations impériales qui se lisent sur des monnaies de cette époque et le titre de parthique qui figure sur les monumens de la fin du règne sont les seuls témoignages que nous ayons des victoires et même des campagnes de cet empereur dans ces régions éloignées ; mais la révolte de tous ces pays, dont la soumission avait été trop prompte pour être durable, ferma l’ère des conquêtes de l’empire romain et lui rendit presque ses anciennes limites lorsque la mort surprit à Sélinunte ce personnage qui ne fut certes pas un Alexandre ou un Auguste, ni même un Jules César, mais dont nous pouvons dire, — malgré l’extrême réserve que nous devons nous imposer dans l’état actuel de la science historique, — qu’il fut un organisateur de bon sens et un ami du bien public, titre moins pompeux que celui de grand homme, mais qui donne peut-être aux souverains qui l’ont mérité plus de droit de figurer dans le panthéon de l’humanité et même dans celui de la patrie reconnaissante.
ERNEST DESJARDINS.