Les Antiques hôtels (Verhaeren)

Œuvres de Émile VerhaerenMercure de FranceIX. Toute la Flandre, II. Les Villes à pignons. Les Plaines (p. 30-32).


LES ANTIQUES HÔTELS


Hôtels du Vieux Rempart et de la Cour du Prince,

Secrètement, en des lieux sûrs,
Vous recélez entre vos murs,

Les coffres-forts rivaux de l’avare province.


Des muffles de lions se crispent aux vantaux

Lourds et luisants de vos grand’portes,
Et les cent lances d’une escorte,

Semblent garder vos fenêtres aux cent barreaux.


Les millésimes d’or vous font une parure,

Le geste lent de vos bourgeois
Se solennise et gagne en poids,

Rien qu’à glisser la clef dans vos larges serrures.


Les dimanches, après la messe, quand ils vont

Sur la grand’place, où l’on s’assemble,
Rivaliser entre eux, il semble

Que chacun dresse en soi l’orgueil de vos frontons.


Vous abritez tranquillement leur vie épaisse,

Et leur torpide honnêteté,
Et leur gourmande vanité,

Et les textes moisis de leur pauvre sagesse.


Mais vous gardez aussi, vieux hôtels revêtus

Du manteau sombre des années,
Un feu de gloire âcre et fanée,

Et le relent épars des antiques vertus.


Vous maintenez debout vos escaliers austères,

Et vos lambris de chêne et d’or,
Et dès leur seuil, vos corridors

Intimident par leur silence autoritaire.


L’appétit rouge et sain à vos tables reluit,

Les flammes de vos foyers brillent
Le soir pour les larges familles,

Et l’on fait souche, abondamment, en vos grands lits,


Que change votre esprit, sans que change votre âme,

Et l’on peut croire encor en vous,
Quand flamberont les brasiers roux

Où chaque ardeur humaine aura brandi sa flamme.


Mais que dorment toujours, en leurs coffres, vos ors,

Sans que la vie ou que la fièvre
Ne les réchauffe de ses lèvres,

Vos ors mêmes, un jour, seront pareils aux morts.


Et l’ombre et l’abandon de la morne province

Envahira vos seuils brisés
Et vos vantaux cadenassés,

Hôtels de la Grand’Rue et de la Cour du Prince.