Les Antinomies entre l’individu et la société/Chapitre 11


CHAPITRE XI

L’ANTINOMIE SOCIOLOGIQUE


Abordons d’un autre point de vue le problème des conflits de l’individu et de la société. Considérons en elles-mêmes et pour ainsi dire in abstracto les lois sociologiques les plus générales que nous avons trouvées jusqu’ici impliquées dans les principales relations économiques, politiques, juridiques. Ces lois sont en assez petit nombre. Ce sont : 1o la loi d’intégration sociale ; 2o la loi de différenciation sociale ; 3o la loi de l’entre-croisement des groupes sociaux. Ces lois, d’après M. Durkheim et son école, sont proprement sociologiques en ce qu’elles se retrouvent dans tous les ordres de faits sociaux, en ce qu’elles régissent les masses sociales et sont indépendantes des individus qui les subissent.

Examinons la répercussion de ces lois sur les conditions d’existence des individus.

L’intégration, c’est la cohésion sociale ; c’est la pression exercée par le groupe sur les individus qu’il englobe. D’après M. Durkheim le processus de l’intégration sociale au sein d’un groupe donné se caractérise par un passage de la solidarité mécanique qui uniformise les individus à la solidarité organique qui les différencie en les adaptant de mieux en mieux a leur fonction sociale particulière. Cette dernière solidarité est propre aux sociétés déjà évoluées. Elle se caractérise par une diminution des contraintes matérielles et des pénalités légales et par un renforcement des sanctions morales (opinion). Selon M. Durkheim l’intégration sociale a des effets exclusivement bienfaisants pour l’individu. Une forte organisation sociale représente pour l’individu la condition optima. Le suicide s’explique par un défaut d’intégration sociale. La fréquence des suicides a pour cause l’anomie sociale, source d’anarchie intérieure, d’inquiétude et de trouble. Les suicides seraient plus fréquents chez les individus isolés, désintégrés, déracinés, laissés à eux-mêmes au sein des sociétés de plus en plus fortement intégrées (suicides plus fréquents chez les célibataires). — Cette thèse nous semble discu table. Les statistiques ne sont pas ici décisives. Il faudrait, par-dessous les statistiques, pouvoir pénétrer dans l’intimité des consciences, ouvrir les cerveaux et les coeurs. Si l’on connaissait les mobiles secrets des suicides, on verrait sans doute que plus de suicides sont causés par un excès que par un défaut d’intégration sociale. Par exemple, combien de suicides sont causés par la honte, par la crainte de l’opinion, par le respect des préjugés (suicides des filles-mères, des maris trompés), par le sentiment d’intolérabilité que le groupe, surtout les groupes étroits et fortement intégrés, crée autour de l’individu sur lequel pèse une réprobation ou un ridicule ; par l’effort sournois ou violent du groupe pour éliminer l’individu qu’il a pris en grippe. On peut citer encore comme suicides dus à un excès d’intégration sociale les suicides de soldats qui ne peuvent se faire à la vie de la caserne ; les suicides sont beaucoup plus nombreux dans la bourgeoisie que dans le peuple parce qu’on y a davantage le souci de l’opinion bourgeoise, de la respectabilité de classe, des préjugés mondains. L’attachement aux préjugés, le souci du qu’en-dira-t-on multiplient surtout les suicides. Car peu d’individus ont la force d’esprit nécessaire pour mépriser l’opinion. On peut dire que le plus souvent les liens sociaux soutiennent l’individu comme la corde soutient le pendu.

On entend parfois par intégration sociale non la pression sociale au sein d’un groupe donné, mais la loi en vertu de laquelle des sociétés particulières s’agglomèrent et s’unifient pour former des sociétés de plus en plus vastes ou encore en vertu de laquelle de grands courants sociaux se forment, qui traversent à un moment donné toute une civilisation. Exemples : le christianisme dans l’empire romain ; le socialisme de nos jours dans l’Europe entière. — L’intégration ainsi entendue rend-elle les individus plus libres et plus heureux ? — Sans doute, en un certain sens, les grands courants d’idées philosophiques, religieuses et, sociales peuvent avoir sur l’individu une influence libératrice, en ruinant ou en affaiblissant les disciplines anciennes et en opposant à l’idéal étroit des sociétés existantes un idéal d’affranchissement relatif. Le christianisme a été une révolte morale des humbles et des pauvres contre l’ordre établi. Le socialisme contemporain est une révolte du prolétariat contre l’ordre économique existant. Mais ces révoltes collectives ne sont pas un gage certain de liberté accrue pour les individus. Le nouvel idéal social ne libère l’individu qu’en tant qu’il se dresse contre l’ancien ordre oppressif. Son avènement provoque une période de transition, d’indécision et de fluctuations favorables à la liberté individuelle, Mais bientôt l’idéal nouveau s’incarne dans une organisation définie ; il suscite à son tour une réglementation sociale ; il devient un instrument de règne aux mains d’une hiérarchie. Le christianisme primitif est devenu le catholicisme : le socialisme à son tour ne triomphera qu’en devenant unitaire et autoritaire. — La loi d’intégration sociale croissante peut donc amplifier les masses sociales et élargir les courants sociaux ; elle peut amener la formation de vastes groupements d’hommes tels que les États-Unis d’Amérique ou peut-être dans un avenir plus ou moins prochain, les États-Unis d’Europe ; elle peut favoriser la formation de tel grand courant social ou religieux : provoquer peut-être l’avènement du socialisme universel ; tout cela n’augmentera pas nécessairement la somme de liberté ni la somme de bonheur des individus. Car le bonheur, comme la liberté, est chose individuelle. La liberté, c’est la diversité et la faculté de manifester cette diversité. Le bonheur suppose, lui aussi, la diversité des goûts et des préférences. Il varie avec les individus, l’un trouve son bonheur où l’autre ne trouve que souffrance et ennui. Ceux qui aiment l’uniformité trouveront quelque satisfaction dans l’avènement d’un vaste régime social unitaire : ceux qui se complaisent dans la diversité en souffriront. Le mot de Renan est très juste : « Il est devenu trop clair, dit-il, que le bonheur de l’individu n’est pas en proportion de la grandeur de la nation à laquelle il appartient[1]. » La loi de différenciation sociale croissante, contrepartie de la loi d’intégration, n’est pas non plus un sûr garant de la liberté ni du bonheur des individus.

La différenciation dont il s’agit ici est une différenciation extérieure, technique, fonctionnelle, professionnelle. C’est une différenciation par professions ou par fonctions sociales. Or il n’est pas certain que cette différenciation sociale soit toujours calquée sur la différenciation native, physiologique, des individus sur la différence des aptitudes et des goûts. Bien loin de là. Nous avons vu, en économie, combien la répartition du travail social se fait au hasard ; combien il y a de vocations faussées, d’activités mal dirigées, d’aptitudes mal employées. — En admettant même que l’anarchie qui préside à la division du travail social s’atténue ou même disparaisse, en supposant qu’on arrive un jour à une correspondance mieux réglée entre les aptitudes des individus et l’emploi social de ces aptitudes, l’impuissance de la différenciation sociale pour assurer la liberté et le bonheur des individus et pour les harmoniser avec la société n’en apparaîtra que mieux. Car autre chose est la différenciation sociale ; autre chose la « différence » intime et profonde entre individus ; je veux dire la différence intellectuelle et sentimentale, la différence d’âmes. Cette dernière différence n’est pas affaire d’organisation sociale. Elle ne dépend pas de tel mode de division du travail social ; elle dépend de la constitution native ; elle réside dans le cerveau et dans les nerfs de chaque individu. La différenciation sociale ne différencie pas forcément les hommes intellectuellement et moralement. Un ouvrier fileur, un métallurgiste, un chemineau et un instituteur peuvent différer fort peu, intellectuellement et sentimentalement les uns des autres. Et s’ils diffèrent, cela ne provient d’ailleurs que de leur profession. La diversité profonde des âmes tient à d’autres causes qu’à des causes sociales. La division du travail, avec sa spécialisation à outrance, avec sa canalisation des activités dans certaines directions, n’assure nullement aux individus une vie intérieure plus riche, plus intense, plus profonde, ni plus originale. La division du travail proclame le néant de l’individu considéré du point de vue social. La division du travail ne suppose pas telle ou telle individualité en particulier : elle ignore les personnalités. Il lui suffit d’avoir un certain nombre d’hommes ; peu lui importe lesquels.

Ce que nous venons de dire de la loi de différenciation sociale peut être répété à propos de cette autre loi sociologique qui est, à certains égards, un corollaire de la précédente : la loi de l’entre-croisement des groupes.

Selon M. Bouglé, l’entre-croisement des groupes favorise la diversité et l’indépendance individuelle. Il agit comme un facteur puissant d’individualisation des esprits et des caractères. L’individualisme serait ainsi un produit et un bienfait social[2].

Il y a une part de vérité dans cette conception.

L’entre-croisement des groupes peut contribuer à la libération de l’individu. La seule multiplication des groupements auxquels un même homme peut appartenir rend ces groupements à la fois moins exclusifs et moins oppressifs. La multiplicité des cercles sociaux auxquels il participe avertit l’individu des contradictions sociales, des conflits entre groupes et entre morales de groupe ; elle suscite en lui le doute sur le bien-fondé de ces morales ; elle arme l’individu de cette salutaire méfiance qui sera pour lui une défense et comme un bouclier contre les prétentions excessives de l’autorité sociale. — Ce n’est pas tout. L’individu peut mettre à profit l’entre-croisement des groupes pour opposer ces groupes les uns aux autres ; pour s’appuyer à l’occasion sur l’un d’eux contre les autres ; pour exploiter leurs rivalités, leurs défiances et leur hostilité réciproques, pour pratiquer contre eux, sinon le divide ut imperes, du moins le divide ut liber sis.

Je ne sais si M. Bouglé admettrait toutes les conséquences et toutes les applications possibles de la loi de l’entre-croisement des groupes dans cet ordre d’idées. Car il est telles de ces conséquences et de ces applications qui peuvent aller jusqu’à être nettement antisociales et servir délibérément à la satisfaction des désirs antisociaux des individus. Mais enfin, on peut les tirer, ces conséquences, et aussi utiliser ces applications avec un succès relatif. — Encore ne faudrait-il pas s’exagérer la puissance et l’efficacité de cette tactique. La tactique du divide ut liber sis n’est pas toujours applicable. La société a pris ses précautions là-contre. — Nous avons vu, à propos de l’antinomie politique, que le principe de la séparation des pouvoirs (séparation du pouvoir exécutif et administratif d’une part et du pouvoir judiciaire de l’autre) nous avons vu que ce principe ne protège nullement l’individu qui appartient, comme fonctionnaire, à une administration de l’État. Car il est interdit au fonctionnaire de traduire ses chefs hiérarchiques devant les tribunaux pour un acte administratif (article 13 de la loi du 16-24 août 1790). — Ainsi, voilà un cas où un homme, relevant de deux organisations politiques : comme citoyen, de l’organisation judiciaire, et, comme fonctionnaire, de l’organisation administrative, se trouve mis dans l’impossibilité d’opposer ces deux organisations l’une à l’autre et de recourir à l’une contre l’autre. — D’une manière générale, on peut dire que le fait d’appartenir à plusieurs cercles sociaux ne protège pas toujours ni nécessairement l’individu contre la tyrannie, la malveillance ou l’hostilité d’une de ces sociétés et ne lui permet pas toujours de pratiquer contre elles le Divide ut liber sis.

En effet, deux cas sont à distinguer : premier cas, le plus fréquent, Les cercles sociaux dont fait partie l’individu ont des intérêts communs, une discipline commune, des tendances analogues ou convergentes. Par exemple, un homme fait partie, comme fonctionnaire, d’une administration de l’État ; de l’Université, je suppose. Il fait partie en même temps de l’armée comme officier de réserve ; d’une société de secours mutuels, d’un comité républicain ; d’un cercle artistique ou sportif ; il fait partie en même temps de la société mondaine (fonctionnaire) de la ville où il réside. Il est clair que ces différentes sociétés ont le même esprit, ou à peu près. Elles se répètent et se reflètent les unes les autres. Elles se recouvrent en grande partie. L’individu retrouve dans chacune d’elles, en partielles mêmes associés ou collègues ; il y retrouve surtout les mêmes (sentiments, les mêmes idées, la même morale, les mêmes préjugés, les mêmes mots d’ordre. Cette multiplicité des cercles sociaux qui s’entrecroisent dans sa personne n’est pas une diversité véritable. Et elle n’est nullement libératrice pour l’individu. Au contraire. Plus d’une fois il y a collusion entre ces sociétés contre l’individu disqualifié pour une raison ou l’autre auprès de l’une d’entre elles ou mal vu de l’une d’elles. Si pour une raison ou l’autre, un individu est mis à l’index dans une de ces sociétés, il est du même coup mis à l’index dans les autres.

Ajoutons que les cercles sociaux tels que les administrations de l’État, la « société » fonctionnaire, rayonnent sur le pays tout entier. L’individu qui s’est attiré la malveillance ou les rancunes plus ou moins intelligentes d’une de ces sociétés — tout en étant contraint par des raisons économiques, je suppose, d’y rester attaché — cet individu aura beau changer de résidence ; il retrouvera dans sa nouvelle résidence les mêmes hostilités, la même mauvaise note administrative, sociale et mondaine qui l’aura suivi ; la même défiance, le même mot d’ordre hostile, la même mise en quarantaine.

Un autre cas, il est vrai, est possible. C’est celui où l’individu appartiendrait à des groupes nettement divergents et même directement opposés ou antagonistes. Ici, les choses changent. Le fait de participer à des groupes opposés et hostiles peut être pour l’individu un moyen efficace de libération. Par exemple, un ouvrier, un employé peut appartenir à la fois à une administration et à un syndicat qui défend ses intérêts contre cette administration. Mais ce moyen ne va pas sans inconvénient pour l’individu. Le syndicat tend à accaparer l’individu ; à l’englober tout entier, l’intérêt de classe primant les autres intérêts et la relation économique tendant à se subordonner toutes les autres relations. Cette tendance ne peut que s’accentuer avec le progrès des idées syndicalistes et socialistes et déjà elle se manifeste par des indices significatifs.

Il convient de remarquer enfin que l’individu ne peut pas toujours aisément participer à des groupes franchement antagonistes. On ne peut décemment faire partie à la fois de la Confédération générale du Travail et d’une ligue pour la protection du capital ; de la Ligue des droits de l’Homme et de l’Action française. Pourtant l’extrême conséquence, possible et logique après tout de la loi sociologique de la multiplication des groupes serait la possibilité de changer de parti à volonté, selon son intérêt du moment ou même son caprice ou simplement par désir d’affirmer sa liberté ou enfin afin d’éviter la formation d’un groupe ou d’un parti trop puissant.

On voit que l’utilisation de la loi de l’entre-croisement des groupes comme moyen de libération individuelle a en réalité des limites et des limites assez étroites. Il faut tenir compte surtout de ce fait que parmi les groupes auxquels participe l’individu, il en est toujours un qui tend à dominer et à englober les autres. D’après M. Bouglé, ce groupe prépondérant est aujourd’hui l’État. M. Bouglé croit d’ailleurs que le triomphe de l’État rationaliste, moraliste et éducateur se fera pour le plus grand profit de la liberté dès individus. Cela nous semble fort douteux ; car tout État est conformiste par définition. Il l’est plus ou moins, mais il l’est. En tous cas, si l’État domine de plus en plus et englobe de plus en plus les autres relations, la libération de l’individu ne sera plus un effet de l’entre-croisement des groupes.

Selon nous, l’individualisme sociologique de M. Bouglé qui consiste à faire de la libération de l’individu un produit social et un effet nécessaire du jeu même des lois sociologiques, cet individualisme méconnaît un fait psycho-physiologique capital. C’est que le véritable principe de la libération de l’individu n’est pas dans les conditions sociales extérieures à l’individu. Il est dans l’individu lui-même, dans sa physiologie, dans sa volonté native, présociale, d’unicité et d’indépendance. Si l’individu n’est pas, de lui-même, originairement et physiologiquement, un Unique, au sens qu’a ce mot chez Stirner, c’est-à-dire un être animé d’une personnelle volonté d’indépendance et résolu à ne pas se laisser aveuglement absorber par la société où les circonstances l’ont jeté, ni la loi de l’entre-croisement des groupes, ni aucune loi sociologique quelle qu’elle soit, n’aura la vertu de faire de lui un Unique. La multiplicité des groupes peut seulement lui fournir une occasion favorable et un moyen plus ou moins efficace de protéger son indépendance contre les empiétements de ces groupes, en les opposant les uns aux autres. Mais le fait même de recourir à cette tactique suppose chez l’individu une volonté antécédente (biologique et présociale) d’indépendance. Ce qui le prouve bien, c’est que des individus différents, soumis aux mêmes conditions sociales, englobés dans les mêmes arrangements sociaux et les mêmes implications sociales, ne réagissent pas de la même façon. Par exemple, dans une situation dépendante, les uns ne chercheront nullement à manifester une volonté d’indépendance. Ils ne sont capables, à l’endroit de l’opinion et de l’autorité, que d’un sentiment et d’une attitude : le respect et l’obéissance. Les autres s’efforceront de défendre leur individualité par tous les moyens ; n’étant pas les plus forts, ils biaiseront avec les contraintes sociales, ils s’ingénieront à trouver des fissures, des trous, dans le filet social ; ils se ménageront contre la tyrannie la plus gênante ou la plus menaçante des refuges, des alliés, des compagnons de résistance.

L’opposition des deux espèces d’âmes : les âmes grégaires et les âmes individualistes n’est pas une opposition sociale, mais physiologique. Elle n’est pas un produit des conditions sociales, mais une expression de l’intime physiologie des individus. A l’individualisme sociologique qui fait de la libération de l’individu un résultat du jeu mécanique des lois sociales et qui rapporte ainsi à la société elle-même l’honneur de cette libération, on peut opposer un individualisme biologique et psychologique qui fait appel à une volonté personnelle et présociale d’individualisation.

Signalons enfin, pour terminer cette revue des principales lois sociologiques dont l’action se fait sentir sur l’individu, une loi qui ne joue pas un rôle moins important que les précédentes : la loi de l’illusionisme social ou loi du mensonge de groupe.

Ces expressions : illusionisme social, mensonge de groupe, appellent quelques explications. Un mensonge et une illusion sont deux choses distinctes ; et il importe de savoir s’il faut dire mensonge de groupe ou illusion de groupe. Quand Nietzsche fait l’apologie de la fiction et de son rôle dans la vie sociale, il n’a pas suffisamment élucidé ce point ; car il emploie tour à tour et un peu au hasard les mots mensonge ou illusion. De même, quand un personnage d’Ibsen, Relling, du Canard sauvage, parle de mensonge vital, c’est plutôt illusion vitale qu’il faudrait dire.

Illusion ou mensonge, quel est celui de ces deux termes qui est le plus exact ? Cela dépend des cas. C’est tantôt l’un, tantôt l’autre de ces termes qui convient. Il y a des croyances collectives qui n’impliquent pas de la part de ceux qui les adoptent une imposture expresse, un dessein explicite de se duper soi-même et de duper les autres. Les groupes, comme les individus, ont une tendance à s’illusionner sur leur propre compte ; à se concevoir autres qu’ils ne sont, plus forts, plus grands, plus nobles, plus influents qu’ils ne sont (peuples qui s’attribuent une origine divine, qui attendent un Illisibilité partiellemessie, etc. ; bureaucratie qui surfait de bonne foi son importance et ses mérites). Dans d’autres cas, il y a mensonge proprement dit : mensonge de groupe. Ce mensonge est une machine de guerre, un instrument de domination aux mains du groupe ; un moyen de défense du groupe contre les causes extérieures ou intérieures de destruction. Un groupe ment aux autres groupes, voisins, alliés, rivaux ou ennemis, soit pour se les concilier et les retenir dans son amitié, soit pour les intimider et les tenir en respect, soit pour justifier ses entreprises contre eux (prétextes humanitaires dont on colore les expéditions coloniales, etc.). Un groupe ment à ses propres membres : il répand parmi eux les mensonges utiles à l’autorité et rend ces mensonges obligatoires pour les individus s’ils ne veulent pas encourir de sanctions sociales désagréables.

Dans un groupe, quel qu’il soit, toute vérité n’est pas bonne à dire ; tout mensonge n’est pas bon à taire. Les lois de l’imitation s’appliquent ici. Le mensonge concerté d’abord entre quelques meneurs se propage dans tout le groupe. Ceux qui s’aperçoivent du mensonge n’osent pas y contredire, car les clairvoyants et les sincères sont mal vus.

Quand on parle ici de mensonge de groupe, il ne s’agit pas, dans un esprit de parti pris en faveur de l’individu, de doter l’individu de sincérité par contraste avec le groupe menteur. L’individu ment, dans bien des cas, en dehors de toute influence de groupe, en dehors de toute suggestion sociale et de tout impératif social. Il ment par intérêt égoïste ; il se ment à lui-même ; il ment au voisin ; il ment au groupe ; il biaise, il ruse avec l’autorité. Sa soumission est souvent apparente et cache des sentiments de révolte ou de secret mépris. Mais à côté des mensonges qui sont inspirés à l’individu par son égoïsme personnel, il y a des mensonges qui, lui sont imposés ou suggérés par le groupe. Ce sont ces mensonges que nous appelons proprement mensonges de groupe.

Le mensonge de groupe se distingue du mensonge individuel par les caractères suivants : 1o par sa généralité ; il est commun à tous les membres du groupe ; sensiblement le même pour tous, alors que le mensonge individuel varie avec les intérêts différents des individus ; — 2o par son caractère de contrainte. Le mensonge individuel est celui dont l’individu prend l’initiative et qui est destiné à servir son égoïsme personnel. Le mensonge de groupe est imposé à l’individu par le groupe. Le fait de ne pas mentir avec le groupe entraîne pour l’individu des sanctions ; — 3o troisième différence qui résulte de la précédente : différence d’évaluation morale. Le mensonge égoïste est jugé répréhensible ; le mensonge de groupe est moral et méritoire. Ne pas mentir, ici, serait précisément l’immoralité. « Être véridique, dit Nietzsche, c’est mentir avec le troupeau. »

Il y a un mensonge de groupe négatif qui consiste à taire ou à dissimuler ou à nier une vérité fâcheuse ou gênante pour le groupe ou encore à ne présenter qu’un aspect des choses, l’aspect favorable aux visées du groupe et à laisser l’autre dans l’ombre. Il y a un mensonge positif qui consiste dans une entente, une complicité pour dénaturer et falsifier certains faits, pour évaluer faussement les actes et le caractère des gens, selon les intérêts et les passions du groupe.

Toute société vit d’illusion et de mensonge collectif. Elle a pour ennemies naturelles la clairvoyance et la sincérité des individus. Mais ces deux éléments : illusion, mensonge, sont malaisés à discerner dans les choses sociales et fausses comme les appelle A. de Vigny. — Le plus souvent, ils sont si bien emmêlés et enchevêtrés qu’il est impossible de déterminer la part exacte qui revient à l’un et à l’autre élément dans les croyances collectives. Ce mélange peut paraître difficilement intelligible à qui regarde les choses du point de vue de la pure logique intellectuelle, de la logique fondée sur le principe de contradiction. Mais les règles de la logique intellectuelle ne s’appliquent pas à l’esprit de groupe. L’esprit de groupe obéit à la logique du sentiment, du désir : à la logique de l’utilité qui se moque du principe de contradiction et ne s’effraie pas de l’illogisme. Les logiciens ont distingué les sophismes ou faux raisonnements faits dans l’intention de tromper autrui et les paralogismes ou faux raisonnements faits innocemment. Mais quand il s’agit de croyances collectives, cette distinction est vaine. La question de sincérité ne s’y pose pas avec cette netteté. Les croyances collectives ne se raisonnent pas et ne s’analysent pas. Celui qui croit ne se rend pas compte de sa croyance et il ne tient pas outre mesure à se rendre compte de sa croyance. La question ne se pose pas pour lui en ces termes tranchants : croire ou ne pas croire. On se contente de croire à demi : on croit une chose sans en être bien sûr et on y croit parce qu’on a intérêt à y croire, parce que cela, est commode, parce que d’autres y croient, parce qu’il ne serait pas convenable de ne pas y croire. Et on a bien le sentiment au fond que toute cette croyance n’est pas bien sincère ni bien sûre d’elle-même ; ce qui n’empêche pas de l’affirmer, de l’afficher et de la proclamer comme sûre et indubitable. Il y a là une improbité intellectuelle qui est comme l’étoffe spirituelle, dont sont faites les opinions et les croyances collectives.

L’individu qui pense sous la loi du groupe n’est plus entièrement lucide. Souvent il commence par adopter et par soutenir un mensonge de groupe, en sachant parfaitement que c’est un mensonge : puis, à force de l’entendre et de le répéter, il finit par oublier sa nature mensongère et par le soutenir mordicus comme une vérité. Le cas du menteur qui finit par croire à son propre mensonge n’est pas rare. Cet état d’esprit se rencontre chez le menteur de groupe, chez le menteur qui soutient un mensonge de groupe comme chez le menteur individuel, le menteur qui opère pour son compte personnel. L’homme qui pense sous la loi du groupe pourrait demander à tout moment : qui trompe-t-on ici ? Et il pourrait ajouter qu’il se trompe lui-même, plus ou moins sciemment et volontairement.

C’est par cela que l’esprit du groupe se complaît dans les idées vagues, dans les idées qu’on laissé volontairement inanalysées, parce que leur obscurité favorise l’illusion et la duperie mutuelle.

Les croyances de groupe s’attachent volontiers à quelque objet vague, mal défini, semblable à ce mythique Putois, héros d’un récit de M. Anatole France[3]. À Saint-Omer, tout le monde admet l’existence de Putois, bien que personne ne l’ait jamais vu. On l’admet parce que l’existence de Putois offre une explication commode de certains méfaits commis dans la ville et dont on ne trouve pas l’auteur. M. Bergeret père, pour être un bon Audomarois, admet comme tout le monde l’existence de Putois. Mais, bien entendu, il l’admet sans l’admettre ; il y croit sans y croire. Il fait semblant d’y croire, par concession à l’opinion, par déférence pour l’opinion, déférence condescendante et un peu dédaigneuse. M. Bergeret est donc un bon Audomarois. Mais il n’est pas un très bon Audomarois. Car il aime trop à raisonner, à épiloguer sur l’existence de Putois. Être un excellent Audomarois consisterait à admettre l’existence de Putois, parce que les autres l’admettent, sans la commenter ni la critiquer, et à en arriver enfin à se persuader soi-même de cet article de foi.

Le mythe de Putois est un bon exemple pour faire comprendre la nature des mythologies à l’usage des groupes et destinées à théoretiser et à justifier la suprématie du groupe sur l’individu.

Considérons quelques-unes de ces idéologies.

Il y a l’idéologie solidariste qui consiste à voiler l’antagonisme foncier qui fait de chaque individu l’ennemi de tous les autres, pour déployer à nos yeux la solidarité qui les relie ; solidarité réelle assurément, mais qui n’est qu’un des côtés du tableau : côté qu’on se plaît à mettre seul en lumière, en laissant l’autre côté dans une ombre prudente.

Il y a l’idéologie rationaliste, qui consiste à soutenir qu’il existe une vérité sociale qui s’impose aux individus ; que l’ordre social est un ordre logique, rationnel, devant lequel l’individu doit s’incliner. — Il y a l’idéologie égalitaire, dépendance de l’idéologie rationaliste, qui prend la forme juridique (tous les hommes sont égaux devant la loi) et la forme politique (tous les citoyens sont égaux devant l’État). — Il y a l’idéologie moraliste, qui consiste à surfaire l’importance de la morale et son pouvoir sur la conduite : Toutes ces idéologies sont unitaires ; elles ont pour but de faire croire à l’unité intellectuelle, morale, politique, juridique, de l’espèce humaine ; à l’unité d’intérêts, de droits et de valeur morale des individus humains.

Dans toutes ces idéologies et d’autres similaires, il est difficile de faire la part du mensonge proprement dit et de l’illusion. Beaucoup de ceux qui enseignent ou soutiennent ces idéologies sont de bonne foi ; ils ne sont pas toujours entièrement de bonne foi. Ils sentent parfois vaguement qu’ils sont des avocats qui plaident une cause ; qu’ils parlent, non en individus pensant chacun à part soi, mais comme professeurs, membres d’un parti, d’une école, etc. ; qu’ils énoncent des lèvres des vérités auxquelles ils ne croient pas très fortement au fond du cœur.

Mais la discipline sociale est là, qui les invite à ne pas faire part officiellement aux autres de leurs doutes. C’est en ce sens qu’il est permis de parler du mensonge de groupe ou de demi-mensonge de groupe. En chacun de ceux, ou du moins chez certains de ceux qui sont les représentants d’une pensée de groupe, une dissociation doit forcément se produire à de certains moments entre l’être social qui pense sous la loi du groupe et l’individu indépendant qui a conservé en partie ou qui recouvre momentanément sa liberté de jugement et se moque au fond de lui-même de l’opinion qu’il se croit tenu d’afficher en tant qu’être social.

Les mythologies sociales dont on vient de parler ont un caractère abstrait et très général. Mais la plupart des mensonges de groupe servent un intérêt de groupe précis et bien déterminé. Tel est le cas du mensonge de groupe mis sur la scène par Ibsen dans son Ennemi du peuple. On est ici en présence d’une coterie et bientôt de toute une ville qui soutient un mensonge avéré et parfaitement conscient.

Bien des pratiques sociales, bien des usages conventionnels impliquent un mensonge sous-entendu auquel il faut déférer, sous peine d’encourir les sanctions du groupe. Vigny, lors de sa réception à l’Académie, s’attira l’inimitié de ses collègues en se refusant à l’usage qui voulait que le récipiendaire prononçât le panégyrique du roi. Dans tout groupe, il y a des mots d’ordre donnés, des jugements tout faits sur les gens et les choses. Une certaine insincérité collective est la base de tout esprit de corps. Ceux qui sont animés de cet esprit ont une prédilection pour certains objets et pour certaines qualités que possèdent ou sont censés posséder les membres du groupe. Et ils s’entendent par un pacte tacite pour accroître et au besoin pour surestimer dans le monde, avec l’importance de ces qualités, l’importance de celui qui les possède. Qui, parmi ceux du groupe, n’accepte pas cette solidarité, qui n’attache pas l’importance qu’il faut aux qualités ou caractères possédés en commun est tenu pour félon et exposé à l’hostilité de tous les autres. — Et ici encore certes, il faut faire la part de l’illusion sincère ; mais aussi celle du mensonge de groupe est évidente. Elle apparaît dans des maximes comme celle-ci : « il ne faut jamais révéler les fautes d’un collègue ».

Voilà des faits qui semblent bien attester l’existence du mensonge de groupe. Maintenant, quelle interprétation convient-il d’en donner ?

Sur l’origine et la nature des croyances collectives, plusieurs opinions ont été soutenues. Les uns, comme Hobbes et Machiavel leur attribuent une origine purement artificielle et conventionnelle. Elles sont des mensonges fabriqués de toutes pièces par les prêtres, les rois, les chefs de groupe, pour duper les foules. La société est une « machinerie » plus ou moins savamment combinée. L’humanité se divise ainsi en meneurs et en menés, en dupeurs et en dupés[4].

Suivant M. Durkheim, rien n’est artificiel, rien n’est truqué dans la vie sociale. Toute institution, toute croyance est un produit naturel des conditions d’existence sociales à un moment donné, dans un milieu donné. Étant un produit naturel et spontané du milieu social, une croyance collective est forcément sincère et véridique. M. Durkheim entend innocenter la société du reproche de rouerie. L’individu peut se fier à elle, s’abandonner naïvement à ses suggestions. « S’il est une vérité que la sociologie a fermement établie, c’est que la société a sur l’individu une supériorité qui n’est pas simplement physique, mais intellectuelle et morale, qu’elle n’a rien à craindre du libre examen, pourvu qu’il en soit fait un juste emploi[5]. » — La discipline sociale dans son ensemble, y compris les croyances sociales, est « fondée en raison et en vérité ».

Selon nous, ces deux opinions sont exagérées. — C’est aller trop loin que de soutenir, avec Hobbes et Machiavel, que tout est calcul, imposture, supercherie, à l’origine des croyances sociales. — Il conviendrait peut-être ici de faire une distinction entre les sociétés primitives et les sociétés très évoluées comme les nôtres. — Dans l’humanité primitive, l’imagination règne en maîtresse et son pouvoir d’illusion est à son maximum. D’autre part le besoin de croire est très grand et n’est pas combattu par l’esprit critique qui n’a pas encore fait son apparition.

C’est pourquoi il est probable que les premiers promoteurs des croyances collectives n’ont pas été des imposteurs, et qu’ils ont ajouté foi les premiers aux croyances qu’ils mettaient en circulation. De même, le groupe acceptait de bonne foi les croyances qui lui étaient suggérées.

A cette époque, on ne peut pas parler de mensonge de groupe. — Mais dans nos sociétés très évoluées, il n’en est plus ainsi. L’esprit critique est de plus en plus répandu, de plus en plus exigeant en fait de preuves. Les individus n’acceptent plus, les yeux fermés, les notions qu’on leur propose. Ceux d’entre eux qui acceptent les idées admises dans leur groupe savent la plupart du temps à quoi s’en tenir sur la valeur de ces idées. Ils savent que le voisin n’est pas plus sincère qu’eux-mêmes et tout le monde a conscience de la duperie mutuelle sur laquelle reposent les idées et les croyances conventionnelles. Les promoteurs des idéaux nouveaux ne sont pas plus sincères que les partisans des idéaux anciens. Tous n’ont au fond qu’une foi : la foi en l’utilité des simulacres et des faux-semblants. Ce qu’on appelle aujourd’hui pragmatisme n’est qu’une théorie et une apologie du mensonge utile. Car le pragmatisme consiste à présenter les idées socialement utiles, non comme utiles, mais comme vraies. Le pragmatisme, c’est l’utile prenant le déguisement du vrai pour mieux s’imposer aux esprits ; c’est une utilisation de la force d’illusion incluse dans l’idée de vérité. Celle-ci est traitée comme un mythe utile, comme une machine de guerre au service d’une cause ou d’un intérêt de groupe[6].

La théorie de Hobbes et de Machiavel n’est exacte qu’en partie. Mais elle est exacte en grande partie. Elle ne s’applique pas aux sociétés primitives dans lesquelles la part du mensonge concerté et conscient est vraisemblablement assez faible. Mais elle s’applique bien aux sociétés évoluées. Celles-ci paraissent bien être en effet une « machinerie », une combinaison de mensonges de groupe dont l’origine doit être cherchée en partie dans des mensonges individuels qui se sont propagés et généralisés dans le groupe ; en partie dans le besoin naturel qu’ont les hommes vivant en société de se fabriquer des mensonges sociaux et de se duper les uns les autres.

L’argument invoqué par M. Durkheim contre la théorie de Hobbes et de Machiavel ne nous paraît pas convaincant. M. Durkheim reproche à la théorie du mensonge social de se contredire en représentant l’individu se dupant lui-même bénévolement. « Ni Hobbes, ni Rousseau, dit-il, ne paraissent avoir aperçu tout ce qu’il y a de contradictoire à admettre que l’individu soit lui-même l’auteur d’une machine qui a pour rôle essentiel de le dominer et de le contraindre[7]. » — S’il y a contradiction, répondrons-nous, cette contradiction est dans notre constitution mentale elle-même ; dans la dualité de notre être et dans l’antagonisme qui met aux prises en nous deux âmes opposées : l’âme sociale et l’âme individuelle. Nous ne sommes pas des êtres logiques et tout d’une pièce. Dans la mesure où nous sommes socialisés, nous avons une tendance à nous plier aux mensonges sociaux et à nous en faire les complices plus ou moins actifs et zélés. Dans la mesure où nous ne sommes pas socialisés et restons réfractaires à la vie sociale, nous répugnons à ces mensonges et nous nous insurgeons contre eux.

M. Durkheim déclare le mensonge de groupe impossible et inexistant, par la raison que les croyances collectives, étant un produit spontané d’un certain milieu social, sont par là même naturelles et véridiques. Cela n’est pas évident. « Naturel » ou « nécessaire » ne veut pas dire forcément véridique. — Quand un homme ment à son voisin (mensonge d’individu à individu ou mensonge individuel), ce mensonge a bien ses conditions d’existence. Il rentre évidemment dans le déterminisme universel et dans un déterminisme particulier qui est le système d’intérêts et de désirs propre à l’auteur du mensonge. Le fait d’être déterminé par un ensemble de conditions naturelles et nécessaires n’empêche pas ce mensonge d’être un mensonge et celui à qui on ment a raison de se défier du menteur. — Il en est de même pour le mensonge de groupe. Le fait d’être déterminé par un ensemble donné de conditions sociales ne transforme pas le mensonge de groupe en croyance véridique et sincère. Et l’individu a raison de se défier du groupe menteur.

L’individualisme est précisément cette attitude de défiance de l’individu à l’égard de la société. Mais nous distinguerons ici comme ailleurs deux variétés d’individualisme. L’individu peut se refuser au mensonge de groupe par simple égoïsme antisocial ; pour donner satisfaction à ses instincts antisociaux ; pour le plaisir de se distinguer du troupeau docile et d’exercer sur des conventions hypocrites et gênantes sa clairvoyance ironique. C’est là un individualisme tout négatif, amoral et stirnérien. — L’individu peut aussi s’insurger contre ces mensonges au nom d’un idéal de sociabilité supérieure ; par désir d’une société plus éclairée, plus sincère et plus vraie. Tel est le cas du Dr Stockmann, l’Ennemi du peuple, d’Ibsen. Tel est le cas de Vigny dénonçant le mensonge social au nom d’un idéal de vérité et de sincérité.

Ce dernier individualisme n’est pas purement négatif et destructif ; il ne nie pas la société ; il désire l’améliorer et l’élever moralement. — Mais ce désir moral ne se réalise jamais que très imparfaitement. L’idéaliste qui aspire à une société plus sincère et plus vraie s’aperçoit bientôt que la société nouvelle qu’il souhaite et à l’avènement de laquelle il travaille peut-être, il s’aperçoit que cette société porte déjà en elle le germe logique et nécessaire des mensonges nouveaux qui remplaceront les mensonges anciens et périmés, que tout régime politique et social est menteur par essence (Vigny), que la duperie mutuelle est la loi de toute société et que le mensonge de groupe ne fait que changer de forme.


  1. Renan. L’Avenir de la Science, préface, p. XVI.
  2. Cf. Bouglé. Les conséquences morales de l’entre-croisement des groupes (Revue bleue du 29 décembre 1906) et Individualisme et sociologie (Revue bleue du 4 novembre 1905).
  3. Dans M. Bergeret à Paris.
  4. On peut rapprocher de cette opinion celle de Voltaire qui assigne l’imposture des prêtres comme l’origine des religions.
  5. Règles de la méthode sociologique, p. 151. (F. Alcan).
  6. On peut citer comme exemple de tactique pragmatiste celle de M. G. Sorel recommandant l’idée de grève générale comme un mythe utile pour exalter les énergies révolutionnaires du prolétariat.
  7. Règles de la méthode sociologique, p. 149.