Les Antécédents de la philosophie critique/01

Les Antécédents de la philosophie critique
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LES ANTÉCÉDENTS DE LA PHILOSOPHIE CRITIQUE




DE L’ANTIQUITÉ JUSQU’A LOCKE


I


La philosophie critique n’a pas débuté par la Critique de la raison pure. Pour en venir là, il a fallu toute la philosophie du xviie siècle, Descartes, Malebranche, Spinoza, Leibniz, et surtout Locke et Hume dont les recherches sur l’esprit humain ont inspiré et préparé l’entreprise du philosophe allemand. Il est certain que l’initiative de cette analyse qui a pour objet nos idées et nos facultés intellectuelles appartient surtout à la philosophie moderne, et particulièrement à la philosophie du dernier siècle. Toutefois, le problème de l’origine de nos connaissances est tellement capital qu’il n’a pu échapper à l’attention des grands philosophes de l’antiquité. C’est, en effet, le problème philosophique par excellence, qui domine tous les autres, et auquel tous les autres sont subordonnés, même les problèmes relatifs à l’objet et à la méthode de la philosophie. Toute question de doctrine et d’école revient au problème de l’origine des idées. Qu’y a-t-il de vrai ou de faux dans l’idéalisme ou l’empirisme, dans le spiritualisme et le matérialisme, dans le scepticisme ou le mysticisme, que faut-il penser de la certitude et de la vérité objective de nos idées, que faut-il penser de la méthode dite spéculative ou à priori avec laquelle certains philosophes ont conçu et construit leurs systèmes, quelle est la véritable méthode à suivre dans l’élaboration des synthèses auxquelles on donne ce nom : toutes ces questions et bien d’autres encore ne peuvent être résolues qu’autant qu’on a vu clair d’avance dans le problème de l’origine ou des origines de la connaissance humaine.

Les premières écoles de la philosophie grecque s’occupaient trop exclusivement des phénomènes du monde physique pour pouvoir consacrer aux phénomènes de l’ordre psychologique toute l’attention qu’ils méritaient. Le problème de l’origine de nos idées ne fut ni posé ni résolu, pas plus que les autres problèmes de même ordre, par les écoles de Thalès, de Pythagore, de Démocrite, de Xénophane et de Parménide, d’Héraclite, d’Empédocle et d’Anaxagore. Tout au plus la distinction de la pensée et de la sensation fut-elle plus ou moins nettement établie par Pythagore, Héraclite, et surtout l’école d’Élée, et encore plutôt en vue de l’objet que du sujet de la connaissance. La différence des choses sensibles et des choses intelligibles, τα αίσθητα, τα νόητα, fut mieux expliquée que la différence des idées et des facultés elles-mêmes correspondant à ces objets.

Socrate, en insistant sur l’universel τα καθ’ ὅλου, comme principe de définition, a transformé cette vague distinction en une véritable théorie de la raison et de la science, en opposition à la sensation et à l’opinion sur lesquelles reposait toute la sophistique. Mais s’il toucha à la question de l’origine des idées, ce ne fut qu’indirectement et par sa, méthode d’accoucher les esprits, μαιευτίκη, laquelle suppose une certaine innéité scientifique, puisqu’elle ne prétend rien enseigner qui ne soit déjà dans la pensée de ceux qu’elle accouche. En tout cas, cette solution du problème de l’origine des idées est plutôt une conséquence de la méthode socratique qu’une théorie formellement exposée. C’est Platon qui, le premier, a distingué l’idée de la sensation, en tant qu’actes intellectuels, et a professé ouvertement l’innéité de l’idée, dans sa doctrine de la reminiscence. Selon le disciple, ces deux actes n’étaient pas moins séparés que les deux mondes qui leur correspondaient ; les idées des choses intelligibles, véritables êtres dont les réalités sensibles ne sont que les apparences, préexistent dans l’âme humaine à sa condition sensible et terrestre de manière qu’il suffit de la première sensation venue pour les rappeler à la conscience. En un mot, l’âme n’apprend pas les choses du monde intelligible, les seules dignes de ses recherches ; elle ne fait que s’en souvenir. La science des idées, c’est-à-dire la science véritable, est donc innée ; c’est au fond de l’âme qu’il faut la chercher, non dans ce monde extérieur qui ne peut donner que la simple opinion. Tel est le fondement de cet idéalisme qui substitue la dialectique à l’expérience, dans l’explication des phénomènes du monde physique aussi bien que du monde moral.

Tout autre est le sentiment d’Aristote. Lui aussi reconnaît la distinction de l’intelligible et du sensible, de l’intelligence et du sens : mais, tandis que l’expérience n’est pour Platon qu’une occasion de réveiller l’idée dans l’âme qui la contenait à l’état latent, elle est pour Aristote la vraie source de la notion scientifique, de l’idée proprement dite dont il ne, détache jamais l’objet du monde réel. Le procédé scientifique et philosophique consiste, selon Aristote, à extraire de la perception empirique par l’abstraction ce qu’on appelle la notion propre de l’entendement, l’idée, et à en faire le principe de la définition, tandis que, selon Platon, ce procédé consiste à réaliser l’idée et à en composer le monde des existences véritables, en suivant l’ordre dialectique qui n’est autre qu’une méthode de généralisation. En sorte que si l’axiome célèbre : nihil est in intellectu quod non prius fuerit in sensu, ne s’est jamais retrouvé dans la lettre, il est certainement dans l’esprit de la doctrine péripatéticienne, et la résume exactement. Cette diversité de doctrine, quant à la question de l’origine des idées, explique toutes les différences qui distinguent les deux philosophies, et comment elles cherchent la vérité, l’une dans la spéculation pure, et l’autre toujours dans l’expérience, servant ainsi de tradition aux grandes écoles anciennes et modernes qui se sont partagé l’empire des esprits depuis Platon et Aristote jusqu’à nos jours.

Les écoles platoniciennes et néoplatoniciennes qui se sont succédé de Platon à Proclus ont reproduit, en l’exagérant plus ou moins, la théorie de la Réminiscence. À mesure que le platonisme se rapproche de l’Orient, son mépris pour l’expérience et la réalité, son goût pour la spéculation enthousiaste, pour le monde des idées pures et des hypostases divines se prononce davantage. La source de toute vraie connaissance, de toute vraie science loin d’être dans la nature, n’est plus même dans l’âme humaine ; elle est en Dieu jusqu’où il faut pénétrer tout d’abord pour la découvrir. D’autre part, la doctrine péripatéticienne de l’expérience, source première de toute idée, de toute notion scientifique, est reprise par les écoles les plus opposées d’ailleurs, quant aux conclusions morales et métaphysiques, par le stoïcisme, par l’épicuréisme, par le pyrrhonisme. Le problème de l’origine des idées y est posé avec d’autant plus de décision, résolu avec d’autant plus de développement que la question par excellence agitée dans la logique de toutes ces écoles, c’est le problème de la certitude. Tout en différant essentiellement sur le criterium de la vérité, Épicure, Zenon et Pyrrhon rejettent l’à priori des platoniciens, les idées pures, et font intervenir l’expérience dans la formation des notions générales dont se compose le domaine de la raison proprement dite, absolument comme l’avait fait Aristote. En sorte que l’on peut affirmer que, pour la question de l’origine des idées, aussi bien que pour toutes les questions capitales de la philosophie, c’est à Platon et à Aristote qu’il faut remonter pour en reconnaître la première tradition.


II.


La réforme de Descartes portait sur le critère et sur la méthode plutôt que sur l’objet de la philosophie. En substituant l’évidence à l’autorité, la simple démonstration géométrique à la subtile argumentation scholastique, Descartes opérait la plus grande et la plus radicale révolution qui ait marqué dans les annales de la pensée moderne ; il avait rendu à la raison humaine son initiative propre et sa direction naturelle sur toutes les questions qui ne touchaient point au dogme, et que le moyen âge compliquait à plaisir par les subtilités de sa dialectique, quand il ne se bornait pas à les trancher par un texte d’Aristote ou un arrêt de la théologie. En un mot, le grand réformateur avait appris la vraie manière de penser à un siècle dont l’éducation première avait été encore toute scholastique, malgré les progrès déjà éclatants des sciences de la nature. Mais il conservait à la philosophie son caractère de spéculation métaphysique, en consacrant ses Méditations à l’étude des questions de l’existence et des attributs de Dieu, de la spiritualité et de l’immatérialité de l’âme. Descartes n’en est pas moins, comme les grands philosophes de l’antiquité, un esprit universel qui a la conscience d’avoir créé une méthode universelle, aussi propre aux sciences mathématiques, physiques et physiologiques qu’aux théories morales et aux spéculations métaphysiques. Seulement, sa philosophie est toute métaphysique, en ce qu’il la résume tout entière dans les deux ou trois problèmes qui viennent d’être indiqués. Tous ses disciples, Malebranche, Bossuet, Fénelon, Spinoza, Leibniz, maintinrent la philosophie dans cette voie de haute spéculation en pénétrant bien plus avant que n’avait fait le maître dans le grand mystère de la métaphysique, le rapport du monde et de l’homme à Dieu. Ce n’est pas que l’étude de l’esprit humain ait été négligée par la philosophie du xviie siècle. Il ne faut point oublier tout ce que le Discours de la méthode, le Traité des passions, les Pensées de Pascal, les Pensées de Nicole, les Maximes de Larochefoucauld, la Recherche de la vérité, de Malebranche, la Connaissance de Dieu et de soi-même, de Bossuet, l’Éthique, de Spinoza, les Nouveaux essais sur l’entendement humain de Leibniz, renferment d’observations, d’analyses et de théories psychologiques, vraiment dignes de la profondeur et de la portée des grands esprits qui y ont appliqué la simple et forte méthode du siècle. Il n’en reste pas moins vrai que la préoccupation des problèmes métaphysiques est la pensée dominante, sinon exclusive, de cette philosophie. Non-seulement le goût et l’effort des esprits se portent de préférence sur ces hauts problèmes ; mais encore les questions de philosophie morale ou naturelle, ne sont guère recherchées et traitées que dans leur rapport avec les vérités métaphysiques qu’ils ont surtout à cœur d’établir par tous les moyens possibles. C’est ainsi que Malebranche mêle l’analyse de l’intelligence et de la raison à sa théorie des idées et à sa doctrine théologique sur le verbe, et que Spinoza fait de sa théorie de l’homme une déduction logique de sa définition métaphysique de la substance. Rarement, l’homme est étudié pour lui-même, et sans autre but que de connaître la nature et la portée de ses facultés. Quand ce n’est pas la métaphysique qui inspire et dirige le psychologue et le moraliste, c’est la théologie. Si les sciences de la nature s’affranchissent de toute tutelle métaphysique et théologique, au xviie siècle, la science de l’homme reste encore sous ce double joug.

Non-seulement, les problèmes métaphysiques dominent tous les autres dans la philosophie du xviie siècle ; mais la méthode métaphysique, la spéculation proprement dite, y a la préférence sur les autres méthodes, même en ce qui concerne les questions susceptibles d’être résolues par l’expérience et l’analyse. On spécule sur l’homme et sur la nature encore plus qu’on n’observe et qu’on analyse. On spécule, c’est-à-dire qu’on veut et qu’on croit pouvoir atteindre à priori, sinon les faits et les lois, du moins les principes et les causes. On se croit d’autant mieux fondé à l’espérer qu’on invoque à l’appui de cette méthode certains principes à priori de l’entendement, sous le nom d’idées innées. Le rôle de ces idées a été considérable dans la philosophie du xviie siècle. On en parle sans cesse, comme de principes supérieurs à l’expérience et à la démonstration ; ils y ont l’autorité de véritables axiomes. Ce n’est pas seulement dans les livres de pure métaphysique qu’on la voit figurer ; on la retrouve également dans les traités de logique. Port-Royal en parle avec non moins de confiance que Descartes, Malebranche et Bossuet. Et ce qu’il y a de curieux, c’est que les idées innées sont particulièrement chères à la philosophie nouvelle. L’école de Cassendi, les Jésuites, l’enseignement des écoles les repoussent au nom du principe péripatéticien que toutes nos idées viennent des sens. La vieille philosophie ne se doutait guère que ce principe deviendrait le drapeau de toutes les écoles philosophiques du siècle suivant.

La division des idées en trois classes est comme le fond de la logique cartésienne : idées adventices, idées factices, idées innées. Les premières nous viennent des sens ; les deuxièmes sont de pures créations de notre esprit qui n’ont point d’objet réel ; les troisièmes viennent de l’entendement qui les porte dans son sein et les produit spontanément et nécessairement. Ces dernières n’en ont pas moins un objet, le plus grand et le plus important de tous, c’est-à-dire tout un ordre de vérités qui dépassent la sphère de l’expérience, et qui composent précisément le domaine de la métaphysique. La doctrine des idées innées ne doit point être prise à la lettre, si on la veut bien comprendre. Le mot est malheureux et a pu prêter aux railleries des partisans de Gassendi, de Locke et de Voltaire, au sujet de prétendues notions métaphysiques que nous posséderions déjà dans le ventre de notre mère. Descartes s’explique sur ce point avec une netteté qui ne laisse subsister aucune équivoque. Par idée née avec nous, il n’entend pas une idée qui ait toujours été présente à notre pensée, sinon il n’y en aurait pas une seule ; mais il entend seulement que nous avons en nous-mêmes la faculté de les produire. « Je n’ai jamais jugé ni écrit que l’esprit ait besoin d’idées naturelles qui soient quelque chose de différent de la faculté qu’il a de penser. Mais bien est-il vrai que reconnaissant qu’il y a certaines pensées qui ne procédaient ni des objets du dehors, ni de la détermination de ma volonté, mais seulement de la faculté que j’ai de penser, pour établir quelque différence entre les idées ou les notions qui sont les formes de ces pensées, et les distinguer des autres que l’on peut appeler étrangères ou faites à plaisir, je les ai nommées naturelles, mais je l’ai dit au même sens que nous disons que la générosité ou quelque maladie est naturelle à certaines familles[1]. » Et ailleurs : « Je n’ai jamais ni écrit ni pensé que de telles idées fussent actuelles ou qu’elles fussent des espèces distinctes de la faculté que nous avons de penser. Il n’y a personne qui soit si éloigné que moi de tout ce fatras d’entités scholastiques… L’enfant a ces idées, mais en puissance. Je ne me persuade pas que l’esprit d’un petit enfant médite dans le ventre de sa mère sur les choses métaphysiques[2]. » « Il a les idées de Dieu, de lui-même et de toutes ces vérités qui de soi sont connues, comme les personnes adultes les ont lorsqu’elles n’y pensent point[3]. »

Cette explication de Descartes, si elle était elle-même prise à la lettre, tendrait à réduire singulièrement la portée de la doctrine des idées innées. Mais cette portée se révèle trop clairement dans tout le développement de la métaphysique cartésienne pour laisser le moindre doute à l’historien attentif de cette grande philosophie. L’esprit humain possède une faculté, l’entendement ou la raison, peu importe le nom, en vertu de laquelle il produit de lui-même certaines conceptions, certaines idées dont l’objet, pour n’être pas compris dans le domaine de l’expérience, n’en est pas moins réel, soit qu’il ait besoin de démonstration, comme le pense Descartes et toute son école, soit qu’il nous apparaisse avec la nécessité logique d’un axiome, ainsi que la tradition idéaliste l’a toujours compris. Sur le nom et le nombre de ces idées, la philosophie du xviie siècle varie plus ou moins. Descartes les ramène toutes à une seule, l’idée de l’infini, dont il fait le principe de toute sa théodicée[4]. Malebranche, qui est, au fond, encore plus un disciple de Platon par St. Augustin que de Descartes, fait de cet ordre de vérités tout un système assez semblable au monde intelligible de Platon. Spinoza comprend dans ce domaine de l’entendement toutes les idées générales, dont le système vient aboutir à l’idée de substance, de même que le système des idées de Platon se résume dans l’idée du bien. Ce qui est constant et commun à toutes les écoles idéalistes du xviie siècle, c’est qu’il existe des idées qui n’ont ni la même origine, ni le même objet que l’ordre des connaissances empiriques ; c’est, en un mot, que la spéculation métaphysique a une base, une matière indépendante de l’expérience.

Leibniz lui-même, dont l’idéalisme est singulièrement tempéré par un principe dynamique emprunté à l’expérience, n’élève aucun doute soit sur le caractère tout rationnel, soit sur la vérité objective des idées innées. Seulement, il est facile de voir que, malgré ses hypothèses, la doctrine de Leibniz se rapproche de celle des siècles suivants par le caractère d’analyse psychologique qu’il sait lui donner, dans ses Nouveaux essais sur l’entendement. Pour bien comprendre toute la portée de la doctrine des idées innées, il faut s’adresser aux philosophes théologiens par excellence, à Malebranche qui, sans le savoir, la tient de Platon et de Socrate par St. Augustin. « Continuez donc, disait dans ses Entretiens métaphysiques, le grand méditatif du temps, vous verrez que le métier de méditatif devrait être celui de toutes les personnes raisonnables. Ceux qu’on appelle méditatifs et visionnaires, sont ceux qui rendent à la raison les assiduités qui lui sont dues ! » Et où allait-il chercher la matière de ses méditations ? Était-ce dans la nature dont il n’ignorait pourtant pas les belles lois, ou dans l’homme qu’il avait analysé avec autant de finesse qu’aucun philosophe de son temps ? Il va nous le dire lui-même : « Puisque vous le voulez, mon cher Ariste,il faut que je vous entretienne de mes visions métaphysiques. Mais pour cela, il est nécessaire que je quitte ces lieux enchantés qui charment nos sens et qui, par leur variété, partagent trop un esprit tel que le mien… Allons nous renfermer dans votre cabinet, afin que rien ne nous empêche de consulter, l’un et l’autre, notre maître commun, la raison universelle. »

Platon, qui était encore un plus grand méditatif que Malebranche, trouvait, au contraire, que la contemplation de la nature était une invitation plutôt qu’un obstacle à ses hautes méditations sur l’idéal du beau, du vrai, du bien, et plaçait sur les bords de l’Illissus la scène de ses plus beaux dialogues. Tous deux, du reste, avaient ceci de commun qu’ils cherchaient la philosophie des choses moins dans l’analyse de la nature et de l’homme, comme le voulait le sévère Aristote, que dans la contemplation de ce monde intelligible qui ne peut rien nous apprendre sur les propriétés et les lois des êtres réels. Écoutons encore Malebranche qui n’est guère moins admirable à entendre que Platon. « Il faut rentrer en nous-mêmes, et chercher en nous celui qui ne nous quitte jamais et qui nous éclaire toujours. Il parle bas, mais sa parole est distincte ; il éclaire peu, mais sa lumière est pure. Non, sa voix est aussi forte qu’elle est distincte ; sa lumière est aussi vive et aussi éclatante qu’elle est pure. Mais nos passions nous tiennent toujours hors de chez nous, et par leur bruit et leurs ténèbres, elles nous empêchent d’être instruits de sa voix et éclairés de sa lumière. Il parle même à ceux qui ne l’interrogent pas ; et ceux que les passions ont emportés le plus loin entendent néanmoins quelques-unes de ses paroles ; mais des paroles fortes, menaçantes et terribles, plus perçantes qu’une épée à deux tranchants, qui pénètre jusques dans les replis de l’âme, et qui discerne les pensées et les mouvements du cœur ; car tout est à découvert devant ses yeux… Il faut donc rentrer en nous-mêmes et nous rapprocher de lui. Il faut l’interroger, l’écouter et lui obéir[5]. »

Qui parle ainsi au plus profond de l’âme humaine ? Est-ce le démon de Socrate ? On pourrait s’y méprendre, quand on se reporte aux souvenirs de l’homme et du temps. Mais non; c’est le Verbe dont Malebranche a recueilli l’enseignement des docteurs chrétiens, et surtout de saint Augustin. Mais il ne faut pas s’y tromper : c’est à Platon, c’est à Socrate que remonte cette grande tradition de la révélation intérieure, source de toute vraie science. La voix du démon de Socrate n’était déjà qu’un écho de cette Raison divine qui sera le λόγος de Platon avant d’être le Verbe de saint Jean, de saint Augustin et de Malebranche. C’est Socrate qui est le père de toute cette doctrine idéaliste dont la chaîne commence à Platon et se prolonge jusqu’à la philosophie contemporaine.

Telle est la doctrine constante et universelle parmi les philosophes du xviie siècle ; les petits cartésiens la professent avec la même énergie, sinon le même éclat que les grands. Or, cette doctrine est le principe même de la méthode métaphysique. Étant admises les idées innée, soit comme de simples principes de l’entendement, soit comme les êtres d’un monde distinct et supérieur dont Dieu est la substance, il ne s’agit plus, pour arriver à la vérité philosophique par excellence, que de fixer l’œil de l’esprit sur ces vérités, d’en saisir l’ordre logique par un effort de méditation, et d’élever ainsi, sans autres matériaux que des abstractions, ce magnifique palais d’idées qui charmait l’imagination spéculative de Malebranche et de ses contemporains. On comprend comment, avec une pareille méthode, la philosophie avait peu besoin du secours des sciences positives, puisqu’elle trouvait dans la pensée elle-même sa base et sa matière. Voilà pourquoi cette philosophie si riche en abstractions, en élévations d’âme, en pages de la plus haute éloquence, est en réalité assez pauvre en vues fécondes, en révélations précises et instructives sur le monde de la nature et sur le monde de l’esprit. C’est que, selon la profonde remarque d’Aristote à propos de la théorie des idées, il ne suffit pas de contempler l’idéal des choses pour en obtenir la véritable science ; il faut y entrer aussi avant que possible par l’expérience et l’analyse, et n’en sortir qu’après qu’on en tient le secret, c’est-à-dire l’essence propre formulée dans une bonne définition. Voilà l’éternelle illusion de la méthode spéculative, quand elle prétend fonder la philosophie des choses sur un petit nombre de principes abstraits qui n’ont pas d’autre origine qu’une simple opération logique. Platon, Descartes, Malebranche, Bossuet, Fénelon, Spinoza lui-même auront beau, dans leur langage mystique ou métaphysique, transformer cette opération en une sorte de seconde révélation rendue possible par la mystérieuse communication, sinon par une absolue identité de la raison humaine et de la raison divine, le résultat sera toujours le même, c’est-à-dire l’impuissance radicale d’en faire sortir quelque chose qui ressemble à un vrai système de la vie universelle.


III.


La réforme philosophique accomplie dans le siècle suivant a une portée tout autrement radicale et féconde, en dépit des modestes apparences sous lesquelles elle se produit. Ce n’est plus seulement avec la scholastique qu’on veut en finir ; c’est avec la métaphysique elle-même. La philosophie ne change pas simplement de méthode ; elle change aussi d’objet. Tandis que le centre de la pensée essentiellement spéculative du xviie siècle est Dieu, le centre de la pensée essentiellement positive du xviiie est l’homme. L’esprit humain, avec ses sensations, ses sentiments, ses instincts, ses passions, ses idées, ses facultés, voilà le principal, sinon l’unique objet des diverses écoles qui se partagent l’empire des intelligences à cette époque. Et c’est parce que la philosophie change d’objet qu’elle change de méthode ; c’est parce qu’elle étudie l’homme, au lieu de spéculer sur la cause première, qu’elle substitue l’observation et l’analyse à la définition et à la démonstration logique. La métaphysique tombe dans un discrédit profond et universel. S’il faut en croire Voltaire, quand deux personnes parlent de choses sur lesquelles elles ne parviennent point à s’entendre, c’est de la métaphysique ; et quand aucune d’elles ne s’entend elle-même, c’est de la haute métaphysique. Or, les sarcasmes de Voltaire ne sont point seulement les boutades d’un charmant, judicieux, mais superficiel esprit à qui le côté profond et abstrait des choses échappe presque toujours ; c’est l’éclatant écho d’un sentiment à peu près universel. Ici surtout, comme on l’a dit, l’esprit de Voltaire est l’esprit de tout le monde.

Quand on dit que la philosophie du xviiie siècle a été à peu près unanime dans sa proscription de la métaphysique, il faut s’entendre. C’est surtout la spéculation idéaliste qu’elle écarte de ses recherches, alors même qu’elle conserve à la foi du sens commun et même à la discussion philosophique les questions métaphysiques par excellence, c’est-à-dire l’existence et les attributs, ainsi que la spiritualité de l’âme et la vie future. Seulement elle cherche à les résoudre par des méthodes tout à fait différentes et qui lui sont propres. Cette philosophie ne peut souffrir l’idéalisme et ses procédés. Quand elle a besoin de démontrer l’existence et les attributs de Dieu, c’est à une preuve physique et morale qu’elle a recours exclusivement. Quand elle veut démontrer la spiritualité et l’immortalité de l’âme, elle invoque surtout les sentiments et les instincts de la nature humaine. Et lorsque, dans le camp opposé, on dispute en faveur de l’athéisme et du matérialisme, c’est à l’expérience physique ou physiologique qu’on emprunte tous ses arguments. Métaphysique du sentiment ou du sens commun, avec Rousseau et Voltaire ; métaphysique de la sensation, avec d’Argens et d’Holbach : la philosophie du xviiie siècle n’en connaît pas d’autre. Le déisme de Voltaire repose sur cet axiome du sens commun que l’effet suppose la cause, ou en termes moins abstraits que l’horloge montre l’horloger. Rousseau, dans sa profession de foi du Vicaire savoyard, ne reproduit pas une seule des preuves dites métaphysiques qui font la force et la beauté des traités de Descartes, de Malebranche, de Bossuet, de Fénelon ; il reprend le vieil argument péripatéticien de la nécessité d’un premier moteur, ou l’argument non moins suranné des causes finales, en rajeunissant cette vieille théologie par sa logique passionnée et son ardente éloquence. Le matérialisme et l’athéisme de d’Holbach et de ses amis n’est pas plus neuf. C’est toujours pour les deux écoles la même notion fausse de la matière, d’après les enseignements de la physique moderne. Toute la différence entre elles est que l’école matérialiste s’efforce en vain de tirer de cette matière les propriétés de l’esprit, par une ingénieuse dégradation de celles-ci, tandis que l’école spiritualiste assigne à cette matière dont l’étendue et l’inertie sont les propriétés essentielles un principe de mouvement et d’organisation qui est Dieu pour le monde, et un principe de vie et d’intelligence qui est l’âme pour l’homme.

La métaphysique du sens commun aura toujours de nombreux partisans parmi les esprits peu réfléchis et peu profonds, de même que la métaphysique de l’imagination en aura toujours également en grand nombre parmi les esprits vulgaires qui prennent leurs sensations pour des idées, et des analogies physiques pour des raisons concluantes. Mais au fond, ni ce spiritualisme superficiel des uns, ni ce matérialisme grossier des autres ne révèle une pensée métaphysique véritable, comme dans la philosophie idéaliste du siècle précédent. Assurément, c’est calomnier le xviiie siècle que de le traiter d’athée et de matérialiste. Si ces tristes doctrines ont prévalu dans le monde des encyclopédistes, parmi les convives de Frédéric et du baron d’Holbach, il ne faut pas croire qu’elles aient été du goût des grands esprits du temps. Aucun chef d’école, aucun écrivain distingué, aucun esprit du premier ordre n’a pensé ni écrit en ce sens. Il suffit de citer en France Voltaire, Rousseau, Montesquieu, Buffon, Condillac, Turgot ; en Angleterre Locke, Adam Smith, Reid, Hume lui-même ; en Allemagne, Kant, le plus fort et le plus libre esprit de tous. Diderot lui-même, sous des fanfaronnades d’athéisme et de matérialisme, est trop pénétré des idées de Leibniz sur la matière pour être classé parmi les matérialistes, dans le sens vrai du mot. Sa doctrine, s’il avait plus de suite et de conséquence dans ses pensées, serait plutôt une espèce de naturalisme fraîchement éclos des idées de la science moderne sur la matière et la nature. Cette métaphysique, si l’on peut donner ce nom à une aussi grossière explication de l’homme et de la nature, n’est pas même populaire dans l’école de la sensation, qui en porte le germe, il est vrai, mais sans paraître s’en douter, et en protestant avec la plus grande énergie contre les conséquences extrêmes que les d’Argens, les Lamettrie, les d’Holbach avaient tirées de ses principes.

Ce n’est donc ni dans la métaphysique du bon sens, comme l’entendaient Voltaire et Rousseau, ni dans la métaphysique de la sensation, comme l’entendaient la plupart des encyclopédistes, qu’il faut voir la vraie pensée du xviiie siècle. La défiance profonde de toute spéculation métaphysique qui peut également conduire aux rêveries de Malebranche et aux énormités de Spinoza, voilà le sentiment universel de cette époque. On ne veut plus de métaphysique savante, abstraite et scholastique. Si l’on croit encore un peu à Dieu, à l’âme, à la vie future, c’est au nom du sentiment et de la foi du genre humain, nullement par la vertu démonstrative des arguments de l’école ou des théories spéculatives de l’idéalisme. En cela, Voltaire, Rousseau, Montesquieu, Buffon sont d’accord avec Locke, Condillac, Adam Smith, Reid, Hume et Kant. La critique du philosophe allemand est encore plus radicale dans son jugement sur la métaphysique que le bon sens de Voltaire, la sagesse de l’école écossaise, l’empirisme de Locke, le sensualisme de Condillac, même le scepticisme de Hume. En un mot, s’il y a encore un assez grand nombre de théistes et de spiritualistes, il n’y a plus de métaphysiciens proprement dits. Le goût exclusif des choses d’observation et d’analyse, tel est l’esprit de ce siècle ; telle est la pensée qui se révèle dans le choix des études, et dans la nature des œuvres des écoles les plus diverses. Quels sont les livres qu’on lit avec ardeur, sinon avec passion dans le monde philosophique ? C’est l’Entendement humain de Locke ; c’est l’Essai sur l’origine des connaissances humaines, et le Traité des sensations, de Condillac ; c’est la Théorie des sentiments moraux, d’Adam Smith ; ce sont les Essais sur les facultés intellectuelles de l’homme, de Reid ; c’est le Traité sur la nature humaine et les Essais sur l’entendement humain, de Hume ; c’est enfin, pour couronner l’œuvre, la Critique de la raison pure de Kant. Voilà les plus grands et les plus célèbres travaux de cette philosophie toute d’observation et d’analyse. Des milliers de volumes qui se publièrent depuis l’ouvrage de Locke jusqu’aux dernières années du xviiie siècle n’en sont que des commentaires ou des imitations. Peu ou point de théologie, ni de métaphysique proprement dite ; beaucoup d’idéologie, d’analyse logique, de grammaire générale, de morale toute psychologique, de pédagogie, de politique et d’économie politique ; voilà la philosophie de ce siècle.

On pourrait même dire que cette philosophie est née d’une réaction contre la spéculation métaphysique qui avait été le caractère dominant de la philosophie précédente. Quel est, en effet, le problème par excellence des écoles philosophiques au xviiie siècle ? C’est le problème de l’origine des idées. On le trouve au début, dans l’Essai sur l’entendement humain ; on le retrouve en son plein développement, dans l’Essai sur l’origine des connaissances humaines et dans le Traité des sensations ; on le retrouve enfin dans les Essais d’Hume, et dans la Critique de la raison pure. Tous les philosophes de cette époque ont compris qu’il ne suffit pas de juger la métaphysique sur ses œuvres, et qu’il est nécessaire, avant de porter sur elle un jugement définitif, de savoir si elle a sa base légitime dans la constitution de l’esprit humain. Au xviie siècle il n’était question que d’idées innées ; et c’était justement cet ordre d’idées qu’on donnait pour origine et pour fondement à la spéculation métaphysique. Il s’agissait donc de s’entendre avant tout sur ce point. On peut dire que tout l’effort de l’analyse et de la critique a pour but l’explication de cette difficulté. Y a-t-il des idées innées ? Pour pouvoir répondre à cette question en parfaite connaissance de cause, il faut d’abord savoir à quoi s’en tenir sur l’origine de nos idées. Mais cette origine elle-même ne peut être connue qu’autant qu’on a fait une analyse des idées et dressé une liste des facultés de l’esprit humain. Analyse des actes, théorie des facultés, origine des idées, doctrine des idées à priori, autrement dites idées innées, possibilité de la spéculation métaphysique : telles sont les questions qui font le principal objet de l’idéologie nouvelle.

Locke a le grand mérite d’avoir ouvert cette voie qui sera désormais celle de tous ceux qui l’ont suivi, sans en excepter Kant. Il nous explique lui-même dans la préface de l’Essai sur l’entendement humain comment lui est venue la première pensée de sa méthode. « S’il était à propos de faire ici l’histoire de cet Essai, je vous dirais que cinq ou six de mes amis s’étant assemblés chez moi, et venant à discourir sur un sujet bien différent de celui-ci, se trouvèrent bientôt arrêtés par les difficultés qui s’élevèrent de différents côtés. Après nous être fatigués quelque temps sans nous trouver plus en état de résoudre les doutes qui nous embarrassaient, il me vint dans l’esprit que nous prenions un mauvais chemin, et qu’avant de nous engager dans ces sortes de recherches, il était nécessaire d’examiner notre propre capacité, et de voir quels objets sont à notre portée ou au-dessus de notre compréhension. Je proposai cela à la compagnie, et tous l’approuvèrent aussitôt ; sur quoi l’on convint que ce serait le sujet de nos premières recherches. Il me vint alors quelques pensées indigestes sur cette matière que je n’avais jamais examinée auparavant. Je les jetai sur le papier ; et ces pensées formées à la hâte, que j’écrivis pour les confier à nos amis à notre prochaine entrevue, fournirent la première occasion de traité qui, ayant été commencé par hasard et continué à la sollicitation de ces mêmes personnes, n’a été écrit que par pièces détachées ; car, après l’avoir longtemps négligé, je le repris selon que mon humeur ou l’occasion me le permettaient ; et enfin, pendant une retraite que je fis pour le bien de ma santé, je le mis dans l’état où vous le voyez présentement[6]. »

Quelles étaient ces questions sur lesquelles Locke et ses amis n’avaient pu se mettre d’accord, notre philosophe ne le dit point ; mais il est facile de les deviner, en réfléchissant que ces questions ne devaient pas rentrer dans cette catégorie de connaissances simples et usuelles qui s’obtiennent par l’observation ou se jugent par le sens commun, et sur la vérité desquelles tout le monde tombe d’accord. Évidemment il s’agissait de problèmes dans le genre de ceux dont il parle dans l’introduction qui suit la préface. « Je ne m’engagerai pas à considérer en physicien la nature de l’âme, à voir ce qui en constitue l’essence, quels mouvements doivent s’exciter dans nos esprits animaux, ou quels changements doivent arriver dans notre corps pour produire, au moyen de nos organes, certaines sensations et certaines idées dans notre entendement, et si quelques-unes de ces idées ou toutes ensemble dépendent dans leur principe de la matière ou non, quelque curieuses et instructives que soient ces spéculations, je les éviterai, comme ne pouvant me conduire directement au but que je me propose. Il suffira, pour le dessein que j’ai présentement en vue, d’examiner les facultés de connaître qui se rencontrent dans l’homme, en tant qu’elles s’exercent sur les objets qui se présentent à elles[7]. » Et pour ne laisser aucun doute sur sa pensée, il ajoute : « Je pensai que le premier moyen qu’il y aurait de satisfaire l’esprit de l’homme sur plusieurs recherches dans lesquelles il est fort porté à s’engager, ce serait de prendre, pour ainsi dire, un état des facultés de notre propre entendement, d’en examiner l’étendue, et de voir à quels objets elles peuvent s’appliquer. Jusqu’à ce que cela fût fait, je m’imaginai que nous prendrions la chose tout à fait à contre-sens[8]. »

Il ne faut pas se laisser prendre à un mot parfaitement justifié d’ailleurs par la nature des questions dont parle Locke, quand il dit qu’il ne s’engagera pas à considérer en physicien la nature de l’âme. Ces questions sur les rapports de l’âme et du corps, sur le principe matériel ou immatériel de l’âme, sur l’action réciproque des deux substances, sont de véritables problèmes métaphysiques, alors même qu’ils portent sur un ordre de phénomènes physiques. Si Locke n’appelle pas ici la chose par son nom, il la désigne assez clairement par un autre mot qui ne laisse aucun doute sur sa pensée, le mot spéculation. Peu importe, en effet, l’objet de cette spéculation, l’esprit ou la matière ; la nature ou Dieu ; du moment qu’on spécule sur cet objet, c’est-à-dire qu’on le soustrait à l’expérience et à l’analyse pour chercher à le saisir et à le contempler à priori, on fait de la métaphysique. Or c’est ce que la méthode de Locke interdit absolument dans toute espèce de science, en psychologie et même en théodicée, aussi bien qu’en physique et en histoire naturelle. L’Essai sur l’entendement humain est un livre de pure idéologie, où Locke ne recherche ni la nature ni le principe, mais seulement les actes et les facultés de l’entendement.

Le problème des idées innées n’a pas une moins grande place dans la philosophie du xviiie siècle que dans celle du siècle précédent. Seulement il y reçoit une tout autre solution. Locke le pose en tête de son Essai. « Il y a des gens qui supposent comme une vérité incontestable, qu’il y a certains principes innés, certaines notions primitives, autrement appelées notions communes (κοιναὶ ἔννοιαι) empreintes et gravées, pour ainsi dire, dans notre âme, qui les reçoit dès le premier moment de son existence, et les apporte au monde avec elle. Si j’avais affaire à des lecteurs dégagés de tout préjugé, je n’aurais, pour les convaincre de la fausseté de cette supposition, qu’à leur montrer que les hommes peuvent acquérir toutes les connaissances qu’ils ont, par le simple usage de leurs facultés naturelles, sans le secours d’aucune impression innée ; et qu’ils peuvent arriver à une entière certitude de certaines choses, sans avoir besoin d’aucune de ces notions naturelles, ou de ces principes innés. Car tout le monde, à mon avis, doit convenir sans peine qu’il serait ridicule de supposer, par exemple, que les idées des couleurs ont été imprimées dans l’âme d’une créature à qui Dieu a donné la vue et la puissance de recevoir ces idées par l’impression que les objets extérieurs feraient sur ses yeux. Il ne serait pas moins absurde d’attribuer à des impressions naturelles et à des caractères innés les connaissances que nous avons de plusieurs vérités, si nous pouvons remarquer en nous-mêmes des facultés propres à nous faire connaître ces vérités avec autant de facilité et de certitude que si elles étaient originairement gravées dans notre âme[9]. »

Descartes avait dit à peu près la même chose dans ses explications, et il semble au premier abord qu’il ne soit pas très-difficile de les mettre d’accord. Mais, en suivant Locke dans son analyse des idées prétendues innées, on voit que, d’accord sur le sens littéral du mot, ils diffèrent profondément quant à la pensée. Ces idées que Descartes, Malebranche, Bossuet, Fénelon déclarent des principes de l’entendement irréductibles à l’expérience, sinon de véritables révélations de la raison divine et universelle, Locke prétend les faire dériver toutes de l’expérience, idées mathématiques, idées morales, idées métaphysiques elles-mêmes. C’est ainsi qu’il explique l’origine des idées de temps, d’espace, d’unité, de substance, de cause, de Dieu, d’infini, de bien, de beau, d’obligation morale, des axiomes et des principes de toutes les sciences, montrant avec une simplicité et une clarté parfaites : 1° que toutes nos idées, étant des actes de l’esprit, ont toujours une date quelconque dans l’histoire de notre pensée ; 2° que nos idées les plus abstraites et les plus générales ne peuvent se former sans l’expérience. Le bon sens de Locke a donc raison contre la doctrine proprement dite des idées innées, d’autant plus qu’il ne fait aucune difficulté d’admettre l’innéité des facultés.

Justice faite dé l’hypothèse des idées innées, Locke aborde le problème de l’origine des idées, avant de s’engager dans leur analyse et leur classification. C’est qu’en effet le problème lui paraît de la plus grande simplicité, du moment que la réfutation de l’hypothèse des idées innées laisse l’esprit humain à l’état de table rase. Quelle peut être alors l’origine de toutes nos connaissances, sinon l’expérience ? « Supposons qu’au commencement l’âme est ce qu’on appelle une table rase, vide de tous caractères, sans aucune idée quelle qu’elle soit ; comment vient-elle à recevoir des idées ? Par quel moyen en acquiert-elle cette prodigieuse quantité que l’imagination de l’homme, toujours agissante et sans bornes, lui présente avec une variété presque infinie ? D’où puise-t-elle tous ces matériaux qui sont comme le fond de tous ses raisonnements et de toutes ses connaissances ? À cela je réponds en un mot, de l’expérience. C’est là le fondement de toutes nos connaissances, et c’est de là qu’elles tirent leur première origine[10]. » Mais l’expérience a elle-même deux sources : les sens et la conscience. Sur ce point, les explications de Locke ne laissent rien à désirer. « Les observations que nous faisons sur les objets extérieurs et sensibles, ou sur les opérations intérieures de notre âme que nous apercevons, et sur lesquelles nous réfléchissons nous-mêmes, fournissent à notre esprit les matériaux de toutes ses pensées. Ce sont là les deux sources d’où découlent toutes les idées que nous avons ou que nous pouvons avoir naturellement[11]… Les objets extérieurs fournissent à l’esprit les idées des qualités sensibles, c’est-à-dire toutes ces différentes perceptions que ces qualités produisent en nous, et l’esprit fournit à l’entendement les idées de ses propres opérations. Si nous faisons une exacte revue de toutes ces idées et de leurs différents modes, combinaisons et relations, nous trouverons que c’est à quoi se réduisent toutes nos idées, et que n’avons rien dans l’esprit qui ne nous vienne par l’une de ces deux voies[12]. »

Sensation et réflexion, telle est la double origine de toutes nos idées. « Avec le temps, l’esprit vient à réfléchir sur ses propres opérations au sujet des idées acquises par sensation, et, par ce moyen, il amasse une nouvelle provision d’idées que j’appelle idées de réflexion… Ainsi la première capacité de l’entendement humain consiste en ce que l’âme est propre à recevoir les impressions qui se font en elle, ou par les objets extérieurs, à la faveur des sens, ou par ses propres opérations, lorsqu’elle réfléchit sur ces opérations. C’est là le premier pas que l’homme fait vers la découverte des choses, quelles qu’elles soient. C’est sur ce fondement que sont établies toutes les notions qu’il aura jamais naturellement dans le monde. Toutes ces pensées sublimes qui s’élèvent au-dessus des nues et pénètrent jusque dans les cieux, tirent de là leur origine : et dans toute cette grande étendue que l’âme parcourt par ses vastes spéculations, qui semblent l’élever si haut, elle ne passe point au delà des idées que la sensation ou la réflexion lui présentent pour être les objets de ses contemplations[13]. »

Substituons au mot réflexion celui de conscience, et nous aurons tout le mécanisme de l’intelligence, telle que la comprend Locke. C’est l’empirisme, dans le sens le plus large et le plus complet du mot, avec ses deux sources de connaissance : l’une primitive qui est la sensation, l’autre, la conscience qui a la sensation elle-même pour condition, mais qui, une fois mise en mouvement par elle, engendre d’elle-même tout un ordre d’idées qui lui est propre. C’est à cela que Locke réduit la théorie des facultés proprement dites de l’entendement. Ces facultés fournissent tous les matériaux de la connaissance. Ceux-ci, élaborés et transformés par un certain nombre d’opérations qui se nomment l’attention, la comparaison, le raisonnement, la méthode d’analyse et de synthèse, deviennent les notions, les idées, les conceptions, les principes, les axiomes, les sciences de toute nature qui composent le domaine si riche de l’esprit humain.

Locke vérifie sa théorie par une longue analyse de nos diverses espèces d’idées. En ce qui concerne la classe des idées adventices, autrement dites sensibles, il n’éprouve aucune difficulté à la faire rentrer dans l’origine de la sensation. Les idées factices, dont le caractère propre est d’être des créations de notre esprit sans objet correspondant, s’expliquent tout aussi facilement par telle ou telle opération de l’esprit qu’on appellera l’abstraction, ou l’association des idées. Reste la classe des idées dites innées pour l’analyse et l’explication desquelles notre philosophe a besoin de toute sa sagacité. Il faut lire ces pages où le bon sens de Locke toujours admirable se débat contre des difficultés et des subtilités dont le génie de l’analyse peut seul avoir complètement raison, et qui attendent la critique de Kant pour une solution radicale. Le sens juste et droit de Locke trouve et signale partout la trace de l’expérience sensible ou intime dans ces concepts de temps, d’espace, d’infini, de cause, de substance qui ont fait jusqu’à lui le triomphe de l’idéalisme et le désespoir de l’empirisme. Mais s’il dissipe bien des nuages et fait évanouir bien des entités, il reste impuissant à expliquer les caractères d’universalité, de nécessité, d’infinité dont sont marquées certaines notions, certaines conceptions, certains principes qui ont fait de tout temps remonter les philosophes d’une certaine école à une origine autre que l’expérience. Soit que ces idées soient en effet absolument irréductibles à l’expérience, soit qu’une analyse plus profonde soit nécessaire pour pouvoir opérer cette réduction, il est certain que Locke n’a pas clos le débat sur l’origine de ces idées, ni même sur l’origine des idées en général. Il a fort bien montré que les idées dites rationnelles n’étaient ni des réminiscences d’un autre monde, comme l’a dit Platon dans son poétique langage, ni de véritables intuitions d’une faculté indépendante de l’expérience. Il a fait voir particulièrement, en ce qui concerne le concept de l’infini, que ce concept est moins une idée positive ayant son objet déterminé qu’un pouvoir pour la pensée d’ajouter sans cesse à l’objet de sa contemplation sans jamais arriver à une idée adéquate à cet objet, qu’il s’agisse de nombre, de temps ou d’espace. Cette distinction fait honneur à la sagacité de Locke, laquelle ne le cédait point à son bon sens. « Il serait bien difficile de trouver quelqu’un assez extravagant pour dire qu’il a une idée positive d’un nombre actuellement infini, cette infinité ne consistant que dans le pouvoir d’ajouter quelque combinaison d’unités au dernier nombre, quel qu’il soit, et cela aussi longtemps et autant qu’on veut. Il en est de même à l’égard de l’infinité de l’espace et de la durée, où ce pouvoir dont je viens de parler laisse toujours à l’esprit le moyen d’ajouter sans fin. Cependant il y a des gens qui se figurent avoir des idées positives d’une durée infinie ou d’un espace infini. Mais, pour anéantir une telle idée positive de l’infini que ces personnes prétendent avoir, je crois qu’il suffit de leur demander s’ils pourraient ajouter quelque chose à cette idée ou non… Il est évident, à mon avis, que l’addition des choses finies ne saurait jamais produire l’idée de l’infini qu’à la manière du nombre, qui, étant composé d’unités finies ajoutées les unes aux autres, ne nous fournit l’idée de l’infini que par la puissance que nous trouvons en nous-mêmes d’augmenter sans cesse la somme, et de faire toujours de nouvelles additions de la même espèce, sans approcher le moins du monde de la fin d’une telle progression. » Rien de plus juste que cette assimilation des idées de la durée et de l’espace à l’idée du nombre, quant à l’impossibilité de comprendre leurs objets sous l’unité d’un tout, ainsi que l’a fait observer Leibniz. Seulement, comment ramener à l’expérience même cette simple impossibilité logique, c’est ce que Locke n’a expliqué nulle part.

E. Vacherot,
(A suivre.)
De l’Institut.
  1. Édit. Garnier, vol. IV, p. 85. Réponse à Régis.
  2. Ibid., à la suite.
  3. Ibid. Réponse à Hyperaspistes.
  4. Fénelon se rapproche beaucoup de la doctrine de Descartes, tout en ajoutant à l’idée de l’infini les idées d’unité, d’être en soi, d’universalité qu’il avait empruntées à l’ancienne métaphysique. Bossuet s’en écarte sensiblement, par cela même qu’il comprend toutes les vérités dites nécessaires dans cet ordres d’idées propres à l’entendement.
  5. Recherc. de la vétité. L. I, ch. iv.
  6. Essai sur l’entendement humain. Préface.
  7. Ibid. Introduction, ch. ii.
  8. Ibid., ibid., ch. iv.
  9. Ibid., l. I, ch. i, parag. 1.
  10. Ibid., l. II, ch. iv, parag. 2.
  11. Ibid., l. II, ch. i, parag. 3.
  12. Ibid., ch. i, parage. 5.
  13. Ibid., l. II, ch. 1, parag. 24.