Les Années de retraite du prince de Bismarck

Les Années de retraite du prince de Bismarck
Revue des Deux Mondes4e période, tome 142 (p. 683-694).


Les années de retraite
du prince de Bismarck

Depuis le 20 mars 1890, depuis le jour fatal où il fut mis à la réforme, où, selon sa propre expression, « son maître lui a fendu l’oreille, » le prince de Bismarck a affecté, dans certaines circonstances exceptionnelles et surtout lorsqu’il avait affaire à des simples, de bénir la main qui l’avait frappé, l’heureux changement qui s’était fait dans sa vie, la douceur du loisir dont il jouissait. Il ne sentait plus peser sur ses épaules la lourde charge qu’il avait trop longtemps portée ; on l’avait rendu à lui-même, à la liberté : il s’appartenait, il pouvait enfin se reposer. « La politique, disait-il, est un dur métier, une occupation fort ingrate. C’est un art fondé sur des conjectures et qui est à la merci des accidens. Il s’agit de calculer des probabilités ; vous êtes tenu de deviner ce que fera vraisemblablement votre adversaire et de régler là-dessus vos combinaisons et vos plans. Si les choses marchent bien, vous récoltez des lauriers : si elles marchent mal, vous passez pour un imbécile ; elles ont bien marché en 1866 : elles auraient pu aller tout de travers. »

Il disait encore : « Faire de la grande politique, c’est à peu près la même chose que de faire la pluie et le beau temps. Il faut à cet effet prévoir longtemps d’avance les dispositions et les résolutions de tel important personnage qui vit très loin de vous ; avez-vous rencontré juste, il faut que les mesures que vous aurez prises soient exécutées au moment propice. Tant de soucis usent le corps et tuent le sommeil ; présider à la destinée de millions d’hommes et d’encore plus de millions d’écus, vraiment la tâche est trop lourde. » Ainsi parlait cet ermite revenu des vanités de ce monde ; mais plus souvent il se plaignait avec amertume du vide profond qu’il ressentait, de la cruelle oisiveté à laquelle on le condamnait. Il déclarait que chaque matin, à son réveil, il lui paraissait étrange de n’avoir pas d’autre occupation urgente que celle de remonter sa montre, qu’à soixante-quinze ans il se sentait trop jeune, beaucoup trop jeune pour ne rien faire, que lorsqu’on a fait de la politique quarante années durant, il est impossible de faire autre chose, et que son seul passe-temps était d’y penser et d’en parler.

On aurait voulu cependant qu’il se résignât à n’y plus penser et à n’en parler jamais. C’était la prétention de ses adversaires, de ses ennemis, de tous ceux qu’il avait gênés, humiliés, molestés, et qui en le voyant tomber avaient dit : « Ouf ! » et plus encore de ses admirateurs, de ses courtisans d’autrefois, de ceux qui, ayant eu part à ses faveurs et ne pouvant plus rien espérer de cette grandeur déchue, tournaient leurs regards inquiets vers le soleil levant, en un mot, de ces amis honteux qu’on désoblige en les mettant dans la triste alternative de se déshonorer par leur ingratitude, ou de compromettre leur fortune par une dangereuse fidélité au malheur.

On désirait qu’il s’appliquât à se faire oublier, qu’il fit le mort, que cet homme qui avait gouverné l’Allemagne et l’Europe et mené si grand bruit dans le monde se comportât désormais comme un de ces enfans dociles et bien dressés, auxquels il en coûte peu de se tenir tranquilles, sans remuer leurs pieds et leur langue. On exigeait qu’il s’occupât uniquement de cultiver son jardin, d’engranger ses moissons, d’exploiter ses forêts, et que son plus doux délassement fût d’offrir des pêches à son chien Tyras, qui est, paraît-il, un végétarien convaincu. « Employez vos années de retraite, lui criaient ses ennemis, à racheter votre âme, à vous repentir de vos innombrables péchés dar » s le silence de la contrition. » « De grâce, songez à votre dignité, lui disaient sur un ton plus doux, par l’entremise d’une gazette saxonne, 868 amis honteux, sous couleur de s’intéresser à sa gloire. N’est-ce pas manquer à votre passé que de vous prêter à des interviews avec des journalistes étrangers, après avoir conduit les plus hardies entreprises de ce temps ? Étonnez-nous par votre abnégation, par votre renoncement ; ne ressemblez pas à ces acteurs qui ont longtemps joué les premiers rôles et ne peuvent se consoler de les voir jouer par d’autres. Prenez soin de votre mémoire ; que les peuples puissent dire : « Cet homme était de la race des Olympiens, et sa vie fut aussi harmonieuse qu’une symphonie, aussi grandiose qu’une épopée. » Que votre fin soit digne de vos commencemens I Disparaissez de ce monde comme un soleil qui se couche, et non comme une vieille lune ! »

Si éloquente que fût la gazette saxonne, le prince de Bismarck n’a pensé qu’à lui, et, coûte que coûte, sous peine de mourir d’ennui, il s’est procuré des occupations de son goût. Il n’est point bibliomane, il n’a pas la passion du bibelot, il ne collectionne pas les papillons, il aime modérément la littérature et les beaux-arts, et s’il fut jadis agronome, si Mme de Bismarck a pu dire un jour avec quelque exagération qu’il s’intéressait à la croissance d’un navet plus qu’à toutes les affaires de l’Europe, de son propre aveu il avait trop longtemps négligé l’agriculture pour pouvoir s’y remettre avec plaisir. Ajoutons qu’il ne s’est jamais vanté d’être un sage ni de ressembler à ce préfet du prétoire qui, disgracié sous Adrien, alla finir paisiblement ses jours à la campagne, et disait : « J’ai passé soixante-dix ans sur la terre ; j’en ai vécu sept. » Il ne s’est jamais piqué non plus d’être un saint, et quoiqu’il se donne pour un bon chrétien, il a confessé plus d’une fois qu’il ne l’était pas assez pour aimer les gens qui l’aiment peu, que jusqu’à la fin il rendrait injure pour injure. On lui demandait de se taire ; il a résolu de parler beaucoup, de s’expliquer librement sur toute chose, et tour à tour il a rompu des lances contre ses ennemis ou goûté une joie amère à embarrasser par ses récriminations la clique odieuse des amis honteux, qui se flattaient de rester en de bons termes avec le vaincu, sans se commettre avec les victorieux.

Aussi bien son cas était tout particulier. Tel ministre disgracié était un homme fini, usé avant l’âge ; il avait fait son temps, il était au bout de son rouleau. Tel autre s’était discrédité par ses imprudences, par ses étourderies ; tel autre fut la victime d’une révolution qu’il n’avait pas su prévoir ni prévenir. C’est à ces maladroits ou à ces malheureux qu’il appartient de se faire oublier, de s’ensevelir dans une silencieuse solitude. Quand ils s’obstinent à parler, qu’ils ont la prétention de censurer ou de conseiller leurs successeurs, les malveillans sont en droit de leur rappeler qu’un cocher qui a versé son monde doit s’abstenir de disserter sur l’art de conduire les voitures, qu’un pharmacien qui a causé mort d’homme par ses méprises est tenu de fermer boutique.

Le prince de Bismarck a été frappé en pleine gloire et en plein bonheur ; il est tombé comme tombe sous la cognée du bûcheron un arbre sain qui a toute sa sève. Il n’avait commis aucune de ces fautes grossières qui compromettent la destinée d’un homme d’État ; il n’avait essuyé aucun de ces échecs graves, qui témoignent que l’étoile commence à pâlir. L’œuvre qu’il avait fondée prospérait, et nul symptôme ne semblait annoncer que son regard fût devenu moins net, que sa main fût moins ferme, que l’heure de la retraite eût sonné. Il a été mis au rancart, parce que son jeune maître voulait être son propre chancelier et que beaucoup de gens trouvaient qu’il avait trop duré : « Je n’aime pas les comparaisons, disait-il lui-même ; mais, sans manquer à la vérité, je crois pouvoir assurer que ma chute inattendue a fait autant d’heureux que la mort de Frédéric le Grand. Tous les bons amis respiraient, humaient l’air et s’écriaient : Enfin ! On ne pouvait me pardonner d’avoir été premier ministre vingt-huit ans de suite. Vingt-huit ans ! Y pensez-vous ? quelle insolence ! » Son système de gouvernement était si peu en état de faillite qu’en le congédiant, l’empereur Guillaume II lui promit de prendre souvent ses conseils et s’empressa d’affirmer qu’il n’entendait point inaugurer une nouvelle politique, que le nouveau cours ressemblerait de tous points à l’ancien. N’était-ce pas lui délier la langue, l’autoriser à s’établir juge de cette matière ? Il était plus compétent que personne pour décider si ses prétendus disciples avaient su profiter de son enseignement, s’ils demeuraient fidèles à ses traditions et à ses principes, si le nouveau cours portait vraiment sa marque, si l’enfant était de lui.

« Je ne suis plus sur les planches, a-t-il dit ; j’assiste à la représentation comme un simple spectateur ; je ne suis plus qu’un particulier, qui aime à politiquer ; mais j’ai payé mon billet de parterre, et je pense avoir acheté du même coup le droit de critique, à la seule condition de l’exercer loyalement, en galant homme, sans siffler la pièce et les acteurs. » Pendant les premiers mois, il a tenu parole ; il a parlé de ses successeurs et de son maître avec une certaine modération, avec une apparente bienveillance. Il semblait s’être fait une loi de garder des ménagemens, de ne pas couper les ponts ; peut-être comptait-il sur un retour de sa fortune ou de la conscience de son roi.

Les politiques les plus artificieux ont leurs illusions et leurs candeurs. Peu avant sa mise à pied, au cours d’un entretien qu’il eut à Berlin avec l’empereur de Russie, Alexandre III lui ayant demandé s’il était certain de rester en place, il lui avait répondu avec l’accent d’une pleine conviction : « Sire, je suis absolument sûr de la confiance illimitée de mon maître, et je suis persuadé que je resterai à mon poste jusqu’à la fin de mes jours. » Son maître avait cruellement trompé sa confiance ; mais il n’avait pas perdu tout espoir. Il se flattait sans doute que les choses iraient de mal en pis, qu’on se verrait forcé de le rappeler ou tout au moins de recourir à ses bons offices, à ses bons avis, que s’il ne remontait pas sur les planches, il serait le roi des coulisses. Plus tard, se lassant d’attendre, s’étant aperçu que ses successeurs se prenaient au sérieux, se jugeaient capables de se passer de lui, il deviendra plus agressif. Il traitera le nouveau chancelier, le général de Caprivi, ministre des affaires étrangères, de « ministre étranger aux affaires. » Il dira que « la politique de l’Allemagne est dirigée par un troupier en retraite et par un procureur général en disponibilité », et son mal s’aigrissant de jour en jour, il osera se plaindre de « certain jeune chien de chasse, qui aboie après tout le monde, renifle tout, touche à tout et a bientôt fait de mettre une chambre en désordre. » Il sait que ses offenses resteront impunies, qu’il est protégé contre toute poursuite par les immunités du génie et par le culte que lui rendent des millions d’Allemands, qui considèrent sa gloire comme une propriété nationale, qu’après sa mort, ses ennemis eux-mêmes oublieront ses méfaits, qu’on lui fera des obsèques magnifiques et que son empereur conduira le convoi.

M. Johannes Penzler a entrepris de recueillir dans cinq gros volumes tous les dits et faits du prince de Bismarck, depuis le jour où il est devenu un simple particulier, qui aime à politiquer[1]. Le premier de ces volumes vient de paraître et nous conduit du 20 mars 1890 au 11 février 1891. C’est le temps où les jugemens du prince étaient encore empreints d’une modération relative. Mais on peut être sûr que lorsque M. Penzler en tiendra à la période des jugemens immodérés, il approuvera tout, donnera toujours raison à son héros. M. de Bismarck s’est souvent plaint de ses détracteurs et de ses ennemis ; il n’a jamais dit ce qu’il pensait de ses admirateurs indiscrets, qui poussent l’enthousiasme jusqu’à l’idolâtrie et sont en adoration devant lui. Il ne leur suffit pas qu’il soit un politique de génie, l’un des plus grands qui aient paru dans l’histoire. Ils affirment qu’impeccable autant qu’infaillible, n’ayant d’autre passion que l’amour du bien public, il lui a toujours sacrifié son intérêt personnel. Ils vantent sa générosité, sa douceur ; ils le rangent parmi ces débonnaires, ces pacifiques, qui méritent de posséder la terre. Ils essaient de nous persuader que dans toutes ses querelles, les torts ne furent jamais de son côté, qu’il n’a fait d’injure à personne, qu’il n’y a point d’ombre au tableau, que cette étoile de première grandeur n’a point de taches. M. Penzler est un de ces Allemands qui, panégyristes intrépides, cultivent avec amour l’art de détacher, de blanchir les soleils.

Cela n’empêche pas son livre d’être fort intéressant. Mais il a tort de croire que les futurs biographes du grand homme trouveront dans ce répertoire de pièces des documens aussi instructifs que précieux, qu’ils pourront utiliser en sûreté de conscience, Les dépêches, les lettres recueillies par lui sont certainement authentiques, mais la plupart sont insignifiantes, et les remerciemens adressés par l’illustre ermite à telle ville d’Allemagne, qui venait de lui conférer la bourgeoisie d’honneur, ne nous apprennent rien : les grands hommes eux-mêmes ont peine à mettre une sauce nouvelle et piquante à ce genre de complimens. Les articles de journaux sont beaucoup plus curieux, et il en est dans le nombre de fort remarquables ; mais M. Penzler convient que le prince n’écrit jamais, qu’il se contente de fournir aux journalistes les idées maîtresses, un canevas, qu’ils brodent à leur façon ; il se réserve le droit de les désavouer, de certifier qu’ils ont mal pris sa pensée.

Le journal que M. de Bismarck favorise le plus souvent de ses confidences, avec lequel il est en étroit commerce, les Nouvelles de Hambourg, nous a avertis à plusieurs reprises que sa rédaction seule répond des articles, que s’il est permis de les trouver déplaisans, il est défendu de les imputer à celui qui passe pour les inspirer. À l’égard des entretiens de M. de Bismarck avec les interviewers auxquels il daigne s’ouvrir, le même journal nous apprend que les communications qu’il leur fait dépendent de son humeur du moment, du temps qu’il fait, de l’état de sa santé, de certaines circonstances dont il tient compte, et aussi de la personnalité de ces faiseurs de questions, de leur manière de l’interroger, et du sujet sur lequel ils l’interrogent. Ce qui est encore plus vrai, c’est que le tour qu’il donne à ses longues causeries dépend surtout de ses convenances personnelles, de l’intérêt que, dans tel cas donné, il peut avoir à s’expliquer ou à se dérober.

Si abondans que soient les documens et les matériaux qu’on leur prépare, ses futurs biographes ne pourront se dispenser d’avoir le don de divination, et ils le jugeront sur ses actes plus que sur ses paroles. Il est dangereux de se fier à ses discours, il est dangereux de s’en trop défier. Traitant les hommes avec un souverain mépris et préoccupé cependant du jugement de la postérité, tour à tour il prend plaisir à braver l’opinion ou il s’applique à la séduire. Tantôt il pousse la franchise jusqu’au cynisme, tantôt il s’enveloppe dans des voiles impénétrables et, pour employer une de ses expressions, on ne l’aperçoit plus qu’au travers « d’un mur de brouillards. » Mais en toute occurrence, il n’a jamais dit que ce qu’il lui convenait de dire.

On se propose d’employer la radiographie à découvrir les marchandises de contrebande que recèle la malle d’un voyageur. Que ne peut-on se servir des rayons X pour lire dans les plis et les replis de la prodigieuse mémoire du prince de Bismarck ! On y trouverait, claire et nette comme un cristal, toute l’histoire de ce temps avec ses menus détails et ses dessous.

Il disait un jour : « La vérité n’a point de prix pour les Slaves ; ils n’en connaissent pas d’autre que l’image subjective que leur suggèrent leur fantaisie et leur désir ; ils se repaissent d’apparences ; ils croient tout ce qu’il leur plaît de croire. » Quoiqu’il ait quelques gouttes de sang slave dans les veines, il n’a jamais été dupe des apparences. Il n’a pas cette imagination fumeuse, qui transforme ou déforme les réalités, il a celle qui les traduit en images d’une limpidité parfaite. Au surplus, cet homme de bronze, qui ne s’est jamais soucié d’être charitable envers son prochain, a une merveilleuse souplesse d’esprit ; il remplace la charité par un altruisme intellectuel, qui lui permet d’entrer dans la peau des autres, de comprendre leurs sentimens, leurs embarras, leurs intérêts, leurs secrètes convoitises, de scruter leurs pensées intimes, de sonder les cœurs et les intentions. S’il a défini la politique le calcul des probabilités humaines, la sienne a toujours reposé sur une connaissance profonde des situations et des hommes. Il n’est pas infaillible, il a commis des fautes : ne les attribuez pas à une erreur de son esprit, mais à son tempérament fougueux, à son humeur hautaine et orageuse, à ses nerfs, à ses passions, à ses rancunes, dont l’influence perturbatrice a parfois dérangé ses calculs.

Qu’est-ce que la vérité ? demandait Ponce-Pilate. La vérité, c’est ce que M. de Bismarck se dit à lui-même et ne dit pas aux autres. Il a ses heures d’épanchement, de bonhomie caressante et bavarde ; c’est alors surtout qu’il faut se défier : il excelle dans l’art de donner aux choses de fausses couleurs, et lorsqu’il promet de tout dire, soyez certain qu’il omettra le point principal. Les historiens qui consulteront le répertoire de M. Penzler feront bien d’être sur leurs gardes, de ne pas prendre certains billets payables au porteur pour de l’or en barre. En 1890, un interviewer ayant dit au châtelain de Friedrichsruhe qu’on lui reprochait en Russie d’avoir pris à tâche de discréditer les fonds russes, il s’écria : « C’est une erreur, soyez sûr qu’en ceci on m’accuse à tort. » Il ajouta : « Je vous en donne ma parole, non la parole du diplomate qui dupa Napoléon, mais celle du prince de Bismarck. ». À la bonne heure, mais à quel signe peut-on discerner si l’on a affaire à M. de Bismarck ou au diplomate qui se glorifie d’avoir dupé l’empereur Napoléon ? Tyras le sait peut-être ; les chiens ont tant de flair ! Mais il est discret.

Quelqu’un qui avait eu l’occasion de converser avec le prince s’étonnait de la prodigieuse facilité avec laquelle il compose des variations sur un thème connu. Le livre de M. Penzler nous offre plus d’un exemple des variations exécutées par ce grand virtuose. Dans ses entretiens comme dans ses dictées aux journalistes, il est souvent revenu sur les rapports de l’Allemagne et de la Russie ; c’est un sujet qui lui tient au cœur. Il n’entend pas qu’on l’accuse d’avoir contribué par de mauvais procédés ou par des négligences volontaires au refroidissement d’une amitié traditionnelle, qui fut si profitable à son pays et dont il a retiré lui-même de si grands avantages.

On a prétendu qu’il n’avait pu pardonner au prince Gortschakof de s’être en 1875 ingéré dans ses affaires, d’avoir traversé la nouvelle entreprise qu’il méditait contre la France, que si en 1878, le congrès de Berlin obligea la Russie de renoncer aux bénéfices du traité de San-Stefano, il y fut pour quelque chose. Ce sont, selon lui, de pures calomnies, et quand il se défend, il attaque ; c’est sa méthode. En avril 1890, il disait à un journaliste de Saint-Pétersbourg, M. Lwow : « L’alliance russe me fut toujours chère ; c’est vous qui nous avez traités comme de vrais Prussaques, comme une vermine, et il est naturel que nos rapports s’en soient ressentis. Votre prince Gortschakof, qui dans sa grande vanité me considérait toujours comme son écolier, me voulut du bien tant que je ne fus que peu de chose ; mais il n’a pu me pardonner d’être devenu un assez grand personnage, et il a tout fait pour me nuire, même quand ma politique devait profitera la Russie. Je le dis sincèrement, j’avais un vif désir de marcher avec vous, la main dans la main, et au congrès de Berlin, j’ai été aussi Russe qu’un Allemand peut l’être. J’étais en vérité le simple secrétaire du comte Schouwalof. » Puis, dans un accès d’irritation nerveuse, faisant craquer sa pipe : « Pourquoi la Russie, reprit-il en français, m’a-t-elle retiré sa confiance et m’a-t-elle donné un coup de pied dans le derrière ? Pourquoi, en 1879, nous a-t-elle fait entendre des paroles de menace ? Pourquoi ai-je été en butte à des inculpations imméritées ? Demandez-le à vos diplomates ; ils savent de quoi je parle. »

Quelques mois plus tard, il tenait le même langage à un autre journaliste russe ; mais cette fois le ton était moins aigre, et il ne fit pas craquer sa pipe : « Pour vous prouver à quel point mon vieux Guillaume et moi étions bien disposés pour vous, sachez que durant toute la guerre russo-turque, nous suivions vos opérations avec autant de sympathie et d’attention que s’il s’était agi de notre propre armée, et que notre joie fut vive lorsque, après vos échecs devant Plewna, nous vous vîmes franchir si rapidement le Balkan. C’est surtout à propos du congrès de Berlin que vous vous plaignez de moi ; mais n’oubliez pas qu’il fut assemblé à l’instigation de la diplomatie russe. »

Assertion audacieuse, qu’il démentira dans une autre occasion ! « Au printemps de 1878, continue-t-il, j’étais malade, je souffrais d’une affection herpétique, quand le comte Schouwalof vint me prier, au nom de l’empereur Alexandre II, de convoquer ce congrès. Pouvais-je m’y refuser ? Nous nous partageâmes la besogne, Schouwalof et moi. Il entreprit d’obtenir la participation de l’Angleterre, je me chargeai de l’Autriche. Du commencement à la fin, je fus véritablement au service de la Russie, je me prêtai à tous les désirs des plénipotentiaires russes, je les soutins dans toutes leurs prétentions ; est-ce ma faute, si elles ne répondaient pas aux circonstances ? J’attachais alors tant de prix à l’amitié russe que je supportai sans murmurer les hauteurs de Gortschakof. À la vérité, on me traitait parfois comme un domestique qui ne monte pas assez vite, lorsqu’on l’a sonné. » On ne s’était pas douté jusque-là qu’il eût les reins si souples, l’échine si flexible et tant d’empressement à servir ses amis.

Bientôt après, l’Allgemeine Zeitung publiait un remarquable article sur une brochure qui venait de paraître à Leipzig, sous ce titre : « Comment le duc de Lauenbourg, prince de Bismarck, a été le promoteur de l’amitié franco-russe. » Parmi les nombreuses pièces de ce genre, recueillies par M. Penzler, et dont il nous garantit l’authenticité, il en est peu qui témoignent aussi clairement de leur origine. Idées, style, raisonnemens, logique serrée sous laquelle on sent une passion fiévreuse, mais contenue, qui gronde sourdement, tout porte la marque du lion. M. de Bismarck ne cause plus cette fois avec des interviewers, il s’adresse à des juges plus compétens, auxquels il désespère de faire croire qu’en 1878 il n’a songé qu’à se rendre agréable à la Russie et qu’à peine l’avait-elle sonné, il accourait, en disant : Me voilà, vous n’avez qu’à commander.

Il était dit dans cet article que la convocation du congrès avait été réclamée par l’Angleterre et par l’Autriche au vif déplaisir de la Russie, qui dut avaler ce calice, qu’elle était sortie de sa guerre contre l’empire ottoman avec une armée en mauvais point, avec des finances délabrées et dans un état de profond isolement, qu’en pareil cas une puissance même victorieuse doit se résigner à subir l’intervention de l’Europe, que tout le monde jugeait inadmissibles les stipulations du traité de San-Stefano, que qui demande trop n’a rien, que si le cabinet de Berlin avait appuyé les prétentions russes, il se serait mis toute l’Europe à dos, que le seul rôle qui pût lui convenir était celui d’un honnête courtier, que M. de Bismarck, en cette circonstance comme en toute autre, a pris pour unique règle de sa conduite l’intérêt allemand, que sans doute il avait eu précédemment de grandes obligations à la Russie dans ses querelles avec l’Autriche et avec la France, mais que la reconnaissance n’est pas une idée politique, que si les hommes d’État de Saint-Pétersbourg attendaient de sa gratitude des complaisances qu’il ne pouvait avoir, ils ont fait un faux calcul et n’ont pu s’en prendre qu’à eux-mêmes de leur cruelle déception. Il avait dit autre chose aux deux rédacteurs de la Nowoje Wremja, mais les contradictions de son langage ne troublent point M. Penzler ; les vrais dévots ne discutent jamais leur dieu. Quelqu’un demanda un jour comment il se faisait que les conciles, qui sont infaillibles, eussent si souvent varié dans leurs décisions ; un vrai dévot répondit : « C’est pour exercer notre foi ; ils ont tous eu raison chacun dans leur temps. » Que M. de Bismarck dise blanc ou noir, ses panégyristes estiment qu’il a toujours raison et ne lui reprochent jamais de trop exercer leur foi.

Un autre thème revient souvent dans les entretiens rapportés par M. Penzler ; c’est la question sociale, et il faut rendre au prince de Bismarck la justice que sur ce point son langage ne varie pas ; mais les opinions qu’il professe aujourd’hui s’accordent mal avec certains actes que lui ont reprochés les conservateurs, et qu’il regrette peut-être. Il déclare que l’ouvrier électeur est une puissance redoutable, avec laquelle doivent compter les gouvernemens les plus forts ; n’est-ce pas lui qui a donné à l’Allemagne le suffrage universel ? Il déclare aussi qu’en substituant à la politique répressive les mesures de conciliation, son jeune maître a cédé aux entraînemens d’une âme généreuse et candide, que l’expérience n’avait pas instruite, que se flatter de soustraire le peuple aux propagandes dangereuses et à l’empire des prêcheurs d’utopies en s’étudiant à améliorer son sort, est une vaine imagination, une pure chimère. On pourrait lui représenter que jadis il a lui-même caressé ce rêve, que lorsqu’il s’occupa d’assurer l’ouvrier contre les accidens, les infirmités et les risques de la vieillesse, il crut faire pièce au socialisme. Il prétend que ce n’est pas la même chose, il se tire d’affaire par des distinctions subtiles ; il serait plus simple d’avouer qu’il a fait autrefois un essai qui ne lui a pas réussi.

Ses théories sur la démocratie sociale peuvent se résumer en quelques mots. — « Je pardonne à mon empereur de m’avoir signifié mon renvoi, disait-il en substance aux pèlerins admis à l’honneur d’interroger l’oracle. Il est jeune, ardent, actif, il veut faire le bonheur des hommes ; mais je ne crois pas à la possibilité de les rendre heureux. Pourriez-vous me citer un politicien, un savant, un artiste, un avocat, un industriel, à qui son revenu et sa situation ne laissent rien à désirer ? Connaissez-vous un millionnaire satisfait de son sort et de ses millions ? Si riche, si heureux dans ses entreprises, si bien né, si haut placé qu’il soit, connaissez-vous un homme parvenu au terme de ses souhaits ? Bref, connaissez-vous un homme content ? Comment l’ouvrier le serait-il ? Peu de plaisirs, beaucoup de soucis, beaucoup de privations, tel est son lot. Donnez-lui une livre sterling par jour : avant peu, sa femme en demandera deux pour parer ses enfans ou pour sa propre toilette, et elle n’aura pas de cesse qu’elle ne lui ait inoculé son mécontentement. Le sort des prolétaires s’est amélioré dans des proportions énormes, et ils sont moins heureux qu’avant ; à mesure que s’accroît leur aisance, leurs besoins augmentent et leurs appétits s’aiguisent. Au fond, ouvriers et millionnaires, l’universel mécontentement a son utilité. Que tous les hommes soient contens, ils s’endormiront ; le genre humain croupira dans un lâche repos ; son bonheur exempt de tout désir et de toute inquiétude sera pareil à celui dont jouissent des demi-sauvages dans ces îles fortunées où ils vivent d’air, de soleil, de noix de coco et de bananes, qu’ils n’ont pas même la peine de cuire. »

Il ajoutait que la plupart des ouvriers mécontens ne sont pas des hommes dangereux, qu’ils ont assez de bon sens pour se tenir en garde contre les hasards des révolutions, mais qu’on ne saurait trop se défier des minorités turbulentes, que ce sont les minorités qui mènent le monde, que d’éloquens imposteurs imputent aux gouvernemens les mille maux naturels et inévitables auxquels la pauvre humanité est sujette, qu’un gouvernement qui transige, s’accommode avec ces funestes charlatans se déshonore, que toute concession faite à la démocratie sociale est comparable au black-mail, à ce tribut que payaient les habitans du bas pays aux montagnards de la Haute-Écosse pour se garantir de leurs brigandages. Il concluait en disant : « Mon jeune maître a meilleur cœur que moi, et on ne peut lui demander d’avoir la sagesse d’un vieillard blanchi dans les affaires. Il voulait la paix, je voulais la bataille ; plus tôt elle viendra, plus elle sera facile à gagner. La première vertu d’un gouvernement est l’énergie ; il y a des rigueurs nécessaires et des maladies qu’on ne guérit que par les remèdes violens. La véritable philanthropie consiste à savoir quelquefois verser le sang, à écraser une minorité séditieuse, pour le plus grand profit de la majorité pacifique, qui obéit à la loi ; telle est ma profonde conviction, et c’est une des causes de ma disgrâce. »

L’année 1897 lui réservait une grande satisfaction : son jeune maître est venu à résipiscence, il semble s’être dégoûté de la politique de conciliation. Lorsqu’il prit en main les affaires, il y eut une trêve générale, un grand apaisement se fit dans les esprits ; tous les partis lui savaient gré de les avoir débarrassés de l’homme omnipotent qui les tenait sous une verge de fer, et ils cherchaient tous à se concilier ses bonnes grâces. M. de Bismarck le comparait alors à Pénélope assiégée par les prétendans. Il se flattait de les neutraliser les uns par les autres, de les conquérir à jamais par les séductions de sa parole facile, abondante et chaude, de les dominer par son ascendant personnel, et qu’ils seraient les instrumens dociles de ses idées particulières. Mais les trêves ne sont pas éternelles : il a rencontré des résistances, il a essuyé quelques échecs, et désespérant de plaire à tout le monde, il a pris la résolution de ne plaire qu’à lui-même. On lui reproche « de faire à tout propos acte de gouvernement, de vouloir tenir en lisière un peuple patient, il est vrai, mais chez lequel grandit de jour en jour le sentiment de son droit et de sa dignité. » Ainsi s’exprimait récemment à Wiesbaden le professeur Reinhold, dont le discours a été fort remarqué. Il ne craignait pas d’affirmer « qu’il se produit dans le pays une coalition de tous les mécontens, que presque tout le monde aujourd’hui fait partie de l’opposition. »

L’empereur Guillaume II a l’amour des expériences, des essais, autant que des voyages ; éprouve-t-il quelque mécompte, il ne s’obstine pas ; il n’a pas encore dit son dernier mot. À cette heure il essaie de la politique de combat, il est en querelle avec son double parlement ; faut-il s’étonner qu’il ait recherché l’assistance et les conseils du grand homme d’État qui n’a jamais redouté les conflits ? Comme gage de paix, il a sacrifié ceux de ses ministres qui étaient en mauvaise odeur à Friedrichsruhe, et déjà les faiseurs d’almanachs annoncent que M. de Bismarck redeviendra chancelier. C’est aller bien vite. Le prince de Bismarck a dit un jour qu’il ne faut jamais deux taureaux dans un troupeau ; Guillaume II en est aussi convaincu que lui.


G. Valbert.
  1. Fürst Bismarck nach seiner Entlassung, von Joha. Penzler. Erster Band ; Leipzig, 1897.