Les Années d’apprentissage de Wilhelm Meister/Livre deuxième

Traduction par Jacques Porchat.
Librairie de L. Hachette et Cie (Œuvres de Goethe, VI.p. 69-135).



Chapitre I

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Tout homme que nous voyons poursuivre un projet avec ardeur et persévérance peut compter sur notre sympathie, soit que nous approuvions ou que nous condamnions son dessein ; mais, aussitôt que l’affaire est terminée, nous détournons de lui nos regards. Toute chose finie, accomplie, ne peut nullement fixer notre attention, surtout quand nous avons prédit, dès le commencement, la mauvaise issue de l’entreprise.

C’est pourquoi nous ne devons pas entretenir en détail nos lecteurs des souffrances et de la détresse dans lesquelles fut plongé notre malheureux ami, quand il vit ses vœux et son espoir détruits d’une manière si inattendue. Nous aimons mieux franchir quelques années et le chercher encore à l’époque où nous espérons le trouver dans une sorte d’activité et de jouissance, après que nous aurons seulement exposé en peu de mots ce qui est nécessaire pour l’ensemble de cette histoire.

La peste et la fièvre maligne exercent des ravages plus violents et plus prompts dans un corps sain et robuste, et le pauvre Wilhelm fut si soudainement accablé par son infortune, qu’en un moment tout son être en fut bouleversé. Lorsqu’un feu d’artifice s’allume par hasard, pendant les préparatifs, les cartouches, percées et remplies artistement, qui devaient, rangées et allumées selon un certain plan, dessiner dans l’air des feux changeants, d’un effet magnifique, sifflent et grondent maintenant pêle-mêle, dans un désordre dangereux : c’est ainsi que le bonheur et l’espérance, les plaisirs et la volupté, les réalités et les rêves s’écroulèrent et se confondirent à la fois. Dans ces affreux moments, l’ami, qui vient au secours de son ami, reste immobile et muet, et c’est un bienfait pour celui qui est frappé, qu’il perde le sentiment de son existence.

Puis arrivèrent les jours de la douleur bruyante, qui revient sans cesse et qu’on renouvelle avec intention ; mais il faut encore les considérer comme un bienfait de la nature. Pendant ces heures, Wilhelm n’avait pas encore entièrement perdu son amante ; ses transports étaient des tentatives, répétées sans relâche, de retenir le bonheur, qui s’enfuyait de son âme, d’en ressaisir l’idée comme possible encore, de faire un instant revivre ses joies à jamais ensevelies : tout comme un corps qui se décompose n’est pas tout à fait mort encore, aussi longtemps que les forces, qui essayent vainement d’agir selon leur destination première, travaillent à la destruction des organes que naguère elles animaient ; c’est seulement alors, quand toutes les parties se sont usées mutuellement, quand nous voyons tout le corps réduit en poussière indifférente, que s’éveille en nous le lugubre et vide sentiment de la mort, que peut seul ranimer le souffle de l’Éternel.

Dans un cœur si neuf, si pur et si tendre, il y avait beaucoup à déchirer, à ravager, à détruire, et la force réparatrice de la jeunesse donnait même à la puissance de la douleur une nourriture, une vivacité nouvelle. Le coup avait frappé à la racine son être tout entier. Werner, devenu son confident par nécessité, saisit avec ardeur le fer et le feu, pour attaquer la passion détestée, le monstre, jusqu’au centre de sa vie. L’occasion était si favorable ! les preuves si bien à la portée de sa main ! Et combien de récits et d’histoires ne sut-il pas mettre à profit ! Il procéda pas à pas, avec tant de violence et de cruauté, sans laisser à son ami le soulagement de l’illusion la plus faible et la plus passagère, en lui fermant tout refuge où il aurait pu se sauver du désespoir, que la nature, qui ne voulait pas laisser périr son favori, le livra aux assauts d’une maladie, pour qu’il eût trêve de l’autre côté.

Une fièvre violente, avec son cortège, les médicaments, les transports et la faiblesse, les soins de la famille, l’affection des amis du même âge, que nous ne sentons bien que dans nos besoins et nos détresses, lui furent autant de distractions dans sa situation nouvelle et une misérable diversion. Ce fut seulement lorsqu’il se trouva mieux, c’est à dire quand ses forces furent épuisées, qu’il jeta les yeux, avec horreur, dans le désastreux abîme de son aride misère, comme on plonge ses regards dans le cratère profond des volcans éteints.

Il se faisait alors les reproches les plus amers de pouvoir, après une si grande perte, goûter encore un moment de tranquillité, de repos, d’indifférence ; il méprisait son propre cœur, et soupirait après le soulagement des plaintes et des larmes.

Pour les faire couler encore, il se représentait toutes les scènes de son bonheur passé ; il se les retraçait avec les couleurs les plus vives, s’y reportait avec ardeur ; et, quand ses efforts l’avaient élevé à la hauteur suprême, quand le soleil des jours passés semblait ranimer ses membres, réchauffer son sein, il jetait un regard en arrière dans l’abîme épouvantable ; il repaissait sa vue de son écrasante profondeur, s’y précipitait, et faisait subir à la nature les plus amères souffrances. Par ces cruautés renouvelées sans cesse, il se déchirait lui-même ; car la jeunesse, si riche en forces secrètes, ne sait pas ce qu’elle prodigue, lorsqu’à la douleur d’une perte elle ajoute mille tortures volontaires, comme pour donner une valeur nouvelle au bien qu’elle a perdu. Au reste, parfaitement convaincu que cette perte était l’unique, la première et la dernière qu’il pourrait éprouver de sa vie, il repoussait avec horreur toute consolation qui essayait de lui représenter ces souffrances comme devant finir un jour.


Chapitre II

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Accoutumé à se tourmenter ainsi lui-même, il poursuivit sans ménagement, de ses critiques amères, tout ce qui, après l’amour et avec l’amour, lui avait donné les joies et les espérances les plus grandes, c’est à dire son talent de poète et d’acteur. Il ne voyait dans ses travaux rien qu’une imitation insipide, et sans valeur propre, de quelques formes traditionnelles ; il ne voulait y reconnaître que les exercices maladroits d’un écolier, sans la moindre étincelle de naturel, de vérité et d’inspiration ; ses vers n’étaient qu’une suite monotone de syllabes mesurées, où se traînaient, enchaînées par de misérables rimes, des pensées et des sentiments vulgaires ; par là il s’interdisait encore toute espérance, toute joie, qui aurait pu le relever de ce côté.

Son talent de comédien n’était pas mieux traité. Il se reprochait de n’avoir pas découvert plus tôt la vanité, seule base sur laquelle cette prétention était fondée ; sa figure, sa démarche, son geste et sa déclamation n’échappèrent point à ses critiques ; il se refusait absolument toute espèce d’avantage, tout mérite, qui l’aurait élevé au-dessus de la foule, et par là il augmenta jusqu’au dernier point son morne désespoir. Car s’il est dur de renoncer à l’amour d’une femme, il n’est pas moins douloureux de s’arracher au commerce des Muses, de se déclarer pour jamais indigne de leur société, et de se refuser aux plus beaux et plus sensibles éloges, qui sont donnés publiquement à notre personne, à nos manières, à notre voix.

Wilhelm s’était donc complètement résigné, et s’était appliqué en même temps avec zèle aux affaires du commerce. À la grande surprise de son ami, et à la vive joie de son père, il n’y avait personne de plus actif que lui au comptoir, à la Bourse et dans les magasins ; comptes et correspondance et ce qui lui était confié, il soignait, il faisait tout avec l’activité, avec l’ardeur la plus grande. Ce n’était pas, il est vrai, cette joyeuse activité, qui est en même temps la récompense de l’homme laborieux, quand nous faisons avec ordre et avec suite les travaux pour lesquels nous sommes nés ; c’était la silencieuse activité du devoir, qui a pour base la meilleure intention, qui est nourrie par la conviction, et récompensée par l’estime de soi-même, mais qui souvent, même quand la conscience lui décerne la plus belle couronne, peut à peine étouffer un soupir.

Wilhelm continua de vivre quelque temps de la sorte, dans une grande application, et il se persuadait que le sort lui avait imposé pour son plus grand bien la rude épreuve qu’il avait subie ; il s’applaudissait de se voir averti assez tôt, quoique bien rudement, sur le chemin de la vie, tandis que d’autres expient plus tard, et plus cruellement, les erreurs où les a jetés un caprice de jeunesse. Car d’ordinaire l’homme se défend aussi longtemps qu’il peut de congédier la folie qu’il nourrit dans son sein, d’avouer une erreur capitale, et de reconnaître une vérité qui le plonge dans le désespoir.

Tout décidé qu’il était au sacrifice de ses idées les plus chères, il fallut quelque temps pour le convaincre entièrement de son malheur. Enfin il avait, par de solides raisons, étouffé si complètement dans son cœur toute espérance d’amour, de travaux poétiques, d’imitation théâtrale, qu’il prit la courageuse résolution d’anéantir toutes les traces de sa folie et tout ce qui pourrait la lui rappeler. Ayant donc allumé, par une soirée froide, un feu de cheminée, il tira d’une armoire un coffret de reliques, où se trouvaient mille bagatelles, qu’en des moments heureux il avait reçues de Marianne ou lui avait dérobées. Chaque fleur desséchée lui rappelait le temps où, fraîche encore, elle brillait dans les cheveux de sa maîtresse ; chaque billet, l’heure fortunée où elle l’invitait ; chaque nœud de rubans, le beau sein sur lequel il avait reposé sa tête. N’était-ce pas de quoi réveiller les sentiments qu’il croyait avoir depuis longtemps étouffés ? Et la passion, dont il s’était rendu maître loin de son amante, ne devait-elle pas reprendre sa force en présence de ces bagatelles ?

Pour nous faire observer combien un jour nébuleux est triste et désagréable, il faut qu’un rayon de soleil, perçant la nue, nous offre le joyeux éclat d’une heure de sérénité.

Aussi ne put-il voir sans émotion ces reliques, longtemps gardées, monter l’une après l’autre en fumée et en flamme devant ses yeux. Quelquefois ses mains incertaines s’arrêtèrent : un collier de perles et un fichu de gaze lui restaient encore, lorsqu’il résolut de ranimer le feu languissant, avec les essais poétiques de sa jeunesse.

Jusqu’alors il avait soigneusement gardé tout ce qui avait coulé de sa plume, dès le premier développement de son esprit. Ses manuscrits étaient encore en liasse au fond de la malle où il les avait serrés, lorsqu’il espérait les emporter dans sa fuite. Comme il les ouvrit alors avec d’autres sentiments qu’il ne les avait liés ensemble !

Lorsqu’une lettre, que nous avons écrite et cachetée dans certaines circonstances, ne parvient pas à l’ami auquel elle était adressée et qu’elle revient à nous, si nous l’ouvrons, au bout de quelque temps, nous sommes saisis d’un sentiment singulier, en rompant notre propre cachet, et nous entretenant, comme avec un tiers, avec notre moi, dont la situation est changée. Un sentiment pareil s’empara fortement de notre ami, lorsqu’il ouvrit le premier paquet, et jeta au feu les cahiers mis en pièces, que dévorait une flamme soudaine, au moment où Werner entra, et, surpris de voir cet embrasement, demanda à Wilhelm ce qu’il faisait là.

«  Je donne la preuve, répondit-il, que j’ai résolu sérieusement de laisser là un métier pour lequel je n’étais pas né. »

En disant ces mots, il jeta dans le feu le second paquet. Werner voulut l’arrêter, mais c’était chose faite.

«  Je ne vois pas, lui dit-il, pourquoi tu en viens à cette extrémité : ces travaux peuvent ne pas être excellents, mais pourquoi les détruire ?

— Parce qu’un poème doit être parfait ou ne pas être ; parce que tout homme qui n’a pas les dons nécessaires pour exceller dans les arts devrait s’en abstenir et se mettre sérieusement en garde contre la tentation. Car chacun éprouve, il est vrai, je ne sais quel vague désir d’imiter ce qu’il voit ; mais ce désir ne prouve point que nous ayons la force d’accomplir ce que nous voulons entreprendre. Vois les enfants, chaque fois que des danseurs de corde ont paru dans la ville, aller et venir et se balancer sur toutes les planches et les poutres, jusqu’à ce qu’une autre amorce les invite à une nouvelle imitation. Ne l’as-tu pas observé dans le cercle de nos amis ? Chaque fois qu’un virtuose se fait entendre, il s’en trouve toujours quelques-uns qui entreprennent aussitôt d’apprendre le même instrument. Que de gens s’égarent sur cette route ! Heureux celui qui reconnaît bientôt que ses désirs ne prouvent point son talent ! »

Werner contredit ; la discussion s’anima, et Wilhelm ne put répéter sans émotion à son ami les arguments avec lesquels il s’était si souvent tourmenté lui-même. Werner soutenait qu’il n’était pas raisonnable de négliger absolument, sous le prétexte qu’on ne pourrait jamais le déployer dans la plus grande perfection, un talent pour lequel on n’avait qu’une certaine mesure d’aptitude et d’habileté. Il y a bien des heures vides que nous pouvons ainsi remplir, et, par degrés, nous en venons à produire quelque chose qui nous amuse nous et nos amis.

Wilhelm, qui, sur ce point, pensait tout autrement, l’interrompit et dit, avec une grande vivacité :

«  Quelle erreur, cher ami, de croire qu’un ouvrage dont la première idée doit remplir l’âme tout entière, puisse être composé à des heures dérobées, interrompues ! Non, le poète doit vivre tout à lui, tout à ses créations chéries. Il a reçu du ciel les plus intimes et les plus précieuses faveurs ; il garde dans son sein un trésor qui s’accroît de lui-même sans cesse, et il faut, sans que rien le trouble au dehors, qu’il vive, avec ses richesses, dans la félicité secrète dont l’opulence essaye en vain de s’environner en amoncelant les trésors. Vois courir les hommes après le bonheur et le plaisir ! Leurs vœux, leurs efforts, leur argent, poursuivent sans relâche…. quoi donc ? ce que le poète a reçu de la nature, la jouissance de l’univers, le don de se sentir lui-même dans les autres, l’harmonieuse union de son être avec mille choses souvent inconciliables entre elles.

D’où vient l’inquiétude des hommes, sinon de ce qu’ils ne peuvent accorder leurs idées avec les choses ; que la jouissance se dérobe sous leurs mains ; que les objets souhaités viennent trop tard, et que les biens obtenus ne font pas sur leur âme l’impression que le désir nous fait augurer de loin ? La destinée a élevé le poète, comme un dieu, au-dessus de toutes ces misères. Il voit s’agiter sans but les passions tumultueuses, les familles et les empires ; il voit les énigmes insolubles des malentendus, qu’un monosyllabe pourrait souvent expliquer, causer d’inexprimables, de funestes perturbations ; il s’associe aux joies et aux tristesses de l’humanité. Quand l’homme du monde traîne ses jours, consumé par la mélancolie, à cause d’une grande perte, ou marche avec une joie extravagante au-devant de sa destinée : comme le soleil fait sa course, l’âme tendre et passionnée du poète passe du jour à la nuit, et, avec de légères transitions, sa lyre s’harmonise à la joie et à la douleur. Semée des mains de la nature dans le domaine de son cœur, la belle fleur de la sagesse s’épanouit, et, tandis que les autres hommes songent en veillant, et sont bouleversés par d’épouvantables images, il sait vivre le rêve de la vie en homme qui veille, et ce qui arrive de plus étrange est pour lui en même temps passé et à venir. Ainsi le poète est à la fois l’instituteur, le prophète, l’ami des dieux et des hommes. Comment veux-tu qu’il s’abaisse à un misérable métier ? Lui qui est fait, comme l’oiseau, pour planer sur le monde, habiter sur les hauts sommets, se nourrir de boutons et de fruits, en passant d’une aile légère de rameaux en rameaux, il devrait, comme le bœuf, traîner la charrue, comme le chien, s’accoutumer à la piste, ou peut-être même, esclave à la chaîne, garder la cour d’une ferme par ses aboiements !

Werner, comme on peut croire, avait écouté son ami avec surprise.

«  Si seulement les hommes étaient faits comme les oiseaux, s’écria-t-il, et, sans filer et tisser, pouvaient couler d’heureux jours en de perpétuelles jouissances ! S’ils pouvaient, à l’approche de l’hiver, se transporter aussi aisément dans les contrées lointaines, échapper à la disette et se préserver des frimas !

— Ainsi vécurent les poètes, s’écria Wilhelm, dans les temps où ce qui mérite l’honneur était mieux apprécié ; ainsi devraient-ils vivre toujours. Assez riches au dedans, ils demandaient peu de chose au dehors. Le don de communiquer aux hommes de beaux sentiments, des images sublimes, dans un doux langage et de douces mélodies, qui se pliaient à chaque sujet, enchanta jadis le monde et fut pour le poëte un riche héritage. À la cour des rois, à la table des riches, devant les portes des belles, on les écoutait, et l’oreille et le cœur se fermaient à tout le reste, de même qu’on s’estime heureux et qu’on s’arrête avec ravissement, quand, des bocages où l’on se promène, s’élance la voix touchante du rossignol. Ils trouvaient un monde hospitalier, et leur apparence humble et modeste ne faisait que les relever davantage. Le héros prêtait l’oreille à leurs chants, et le vainqueur du monde rendait hommage au poëte, parce qu’il sentait que, sans lui, sa monstrueuse existence ne ferait que passer comme une tempête ; l’amant souhaitait de sentir ses vœux et ses jouissances avec autant d’harmonie et de diversité que les lèvres inspirées savaient les décrire, et le riche lui-même ne pouvait pas voir de ses propres yeux ses richesses, ses idoles, aussi magnifiques qu’elles lui paraissaient, illuminées par la splendeur du génie, qui comprend et relève le prix de toute chose. Et quel autre enfin que le poëte a figuré les dieux, nous a élevés jusqu’à eux et les a fait descendre jusqu’à nous ?

— Mon ami, reprit Werner après quelque réflexion, je regrette souvent que tu travailles à bannir de ton âme ce que tu sens si vivement. Ou je me trompe fort, ou il vaudrait mieux céder un peu à toi-même que te consumer par les combats d’un renoncement si rigoureux, et te retrancher, avec un plaisir innocent, la jouissance de tous les autres.

— Oserai-je te l’avouer, mon ami, repartit Wilhelm, et ne me trouveras tu pas ridicule, si je te déclare que ces idées me poursuivent toujours, quelle que soit mon ardeur à les fuir, et que, si je descends dans mon cœur, tous mes premiers désirs le possèdent encore et plus fortement que jamais ? Et que me reste-t-il, malheureux que je suis ? Ah ! celui qui m’aurait prédit qu’elles seraient sitôt brisées, les ailes de mon esprit, avec lesquelles je m’élançais vers l’infini et j’espérais atteindre à quelque chose de grand, qui me l’aurait prédit, m’eût réduit au désespoir. Et maintenant que mon arrêt est prononcé, maintenant que je l’ai perdue, celle qui devait, comme une divinité, me conduire au terme de mes désirs, que me reste-t-il que de m’abandonner aux plus amères douleurs ?

«  O mon frère, poursuivit-il, je ne veux pas le nier, elle était, dans mes secrets desseins, l’anneau auquel est fixée une échelle de corde ; animé d’un espoir dangereux, le téméraire poursuit dans l’air sa course chancelante, l’anneau se rompt, et il succombe, il est brisé, aux pieds de l’asile où tendaient ses vœux. Pour moi aussi, plus de consolations, plus d’espérance !

«  Non, s’écria-t-il, en s’élançant de son siège, je ne laisserai pas subsister un seul de ces malheureux papiers. «

Il prit encore une couple de cahiers, les déchira et les jeta au feu. Werner essaya vainement de l’arrêter.

«  Laisse-moi faire ! lui dit Wilhelm. Qu’importent ces misérables feuilles ? Elles ne sont plus pour moi ni des échelons, ni des encouragements. Devront-elles subsister, pour me torturer jusqu’à la fin de ma vie ? Devront-elles peut-être servir un jour de risée au monde, au lieu d’éveiller la compassion et l’horreur ? Malheur à moi et à ma destinée ! Je comprends cette fois les plaintes des poètes, des malheureux, devenus sages par nécessité. Comme je me crus longtemps indestructible, invulnérable ! Hélas ! et je vois maintenant qu’une première, une profonde blessure ne peut se cicatriser ni se guérir ; je sens que je dois l’emporter dans le tombeau. Non, la douleur ne me quittera pas un seul jour de ma vie et finira par me tuer ; et son souvenir aussi, le souvenir de l’indigne…. je le garderai ; il doit vivre et mourir avec moi. Ah ! mon ami, s’il faut parler du fond de mon cœur, elle n’était pas tout à fait indigne ! Son état, sa position, l’ont mille fois excusée à mes yeux. Je fus trop cruel ; tu m’as inculqué impitoyablement ta froideur et ta barbarie ; tu t’es rendu maître de mes sens égarés, et tu m’as empêché de faire pour elle et pour moi ce que je devais à tous deux. Qui sait dans quelle situation je l’ai plongée ? Ma conscience, qui se réveille peu à peu, me fait songer enfin dans quel désespoir, dans quel dénûment, je l’ai abandonnée. Et n’avait-elle pas peut-être de quoi s’excuser ? Ne l’avait-elle pas ? Combien de méprises peuvent troubler le monde ! Combien de circonstances doivent faire pardonner la plus grande faute ! Souvent je me la représente assise dans la solitude, la tête appuyée sur sa main : « Voilà, dit-elle, la fidélité, l’amour qu’il m’avait juré ! Briser par un si rude coup la belle vie qui nous unissait !… »

Wilhelm fondit en larmes, le visage appuyé sur la table, et il baignait de ses pleurs les papiers qui la couvraient encore.

Werner était debout auprès de lui, dans le plus grand embarras : il n’avait pas prévu cette explosion soudaine de la passion. Plusieurs fois il avait voulu interrompre son ami ; plusieurs fois il avait essayé de changer de discours. Effort inutile ! Il n’avait pu résister au torrent. Alors l’amitié patiente reprit son office. Il laissa passer le plus violent accès de la douleur, en faisant voir par sa présence muette, mieux que par tout autre moyen, une franche et sincère compassion. C’est ainsi qu’ils passèrent cette soirée, Wilhelm, plongé dans une douleur silencieuse et recueillie, et Werner, effrayé de ce nouvel éclat d’une passion qu’il croyait avoir dès longtemps vaincue et surmontée par ses bons conseils et ses vives exhortations.

Chapitre III

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Après ces rechutes, Wilhelm avait coutume de se livrer avec plus de zèle que jamais aux affaires et au travail, et c’était le meilleur chemin pour se sauver du labyrinthe qui cherchait à l’attirer encore. Ses manières agréables avec les étrangers, sa facilité à tenir la correspondance dans presque toutes les langues vivantes, donnaient toujours plus d’espoir au père et à son associé, et les consolaient de la maladie, dont la cause ne leur avait pas été connue, ainsi que du retard qui avait interrompu leur dessein. On résolut, pour la seconde fois, le départ de Wilhelm, et nous le trouvons sur son cheval, sa valise en croupe, animé par le grand air et le mouvement, s’approchant des montagnes, où il devait remplir quelques commissions.

Il parcourait lentement les monts et les vallées avec un vif sentiment de plaisir. Roches pendantes, bruyantes cascades, côtes boisées, profonds ravins, s’offraient à lui pour la première fois ; mais les rêves de son plus jeune âge s’étaient souvent égarés dans de pareilles contrées. À cet aspect, il se sentait comme une vie nouvelle ; toutes ses douleurs étaient évanouies, et, avec une parfaite sérénité, il se récitait des passages de divers poëmes, surtout du Pastor fido, qui, dans ces lieux solitaires, lui revenaient en foule à la mémoire. Il se rappelait aussi quelques endroits de ses poésies, qu’il répétait avec un plaisir particulier. Il animait, de toutes les figures du passé, le monde qui s’étendait devant lui, et chaque pas dans l’avenir lui faisait pressentir une foule d’affaires importantes et de remarquables événements.

Beaucoup de gens, qui, venant à la file, arrivaient par derrière, le saluaient en passant, et poursuivaient à la hâte leur chemin dans la montagne, par des sentiers escarpés, avaient quelquefois interrompu sa méditation tranquille, sans avoir cependant fixé son attention. Enfin un passant, plus communicatif, l’aborda et lui apprit la cause de cette nombreuse procession.

«  On donne ce soir, dit-il, la comédie à Hochdorf, et l’on s’y rassemble de tout le voisinage.

— Eh quoi ! s’écria Wilhelm, dans ces montagnes solitaires, à travers ces forêts impénétrables, l’art dramatique a su trouver un chemin et se bâtir un temple ? Et je vais me rendre à sa fête en pèlerin ?

— Vous serez plus surpris encore, dit le passant, quand vous saurez par qui la pièce est représentée. Il y a dans le village une grande fabrique, qui nourrit beaucoup de monde. L’entrepreneur, qui vit, pour ainsi dire, loin de toute société humaine, ne sait pas en hiver de meilleure distraction pour ses ouvriers que de les engager à jouer la comédie. Il ne souffre point de cartes dans leurs mains, et désire les détourner aussi des habitudes grossières. C’est ainsi qu’ils passent les longues soirées, et, comme c’est aujourd’hui l’anniversaire du vieux maître, ils donnent en son honneur une fête extraordinaire. »

Wilhelm, étant arrivé à Hochdorf, où il devait passer la nuit, descendit à la fabrique, dont le maître se trouvait sur sa liste comme débiteur.

Lorsqu’il se fut nommé, le vieillard s’écria avec surprise :

«  Eh ! monsieur, êtes-vous le fils du brave homme à qui je dois tant de reconnaissance et de l’argent aussi ? Monsieur votre père a été si patient avec moi, que je serais un misérable, si je ne payais avec joie et empressement. Vous arrivez tout à propos pour voir que je prends la chose à cœur. »

Il appela sa femme, qui ne fut pas moins réjouie de voir le jeune homme. Elle assura qu’il ressemblait à son père, et témoigna son regret de ne pouvoir l’héberger cette nuit, à cause du grand nombre des étrangers.

L’affaire était claire et fut bientôt réglée ; Wilhelm mit dans sa poche un rouleau d’or, et souhaita que ses autres commissions allassent aussi aisément.

L’heure du spectacle était venue ; on n’attendait plus que le maître des eaux et forêts, qui arriva enfin, fit son entrée avec quelques chasseurs, et fut reçu avec les plus grandes marques de respect.

La société fut alors conduite à la salle de spectacle. On avait converti à cet usage une grange attenante au jardin. La salle et le théâtre étaient disposés avec un goût assez commun, mais qui ne manquait pas d’agrément et de gaieté. Un des peintres qui travaillaient pour la fabrique, ci-devant manœuvre au théâtre de la résidence, avait représenté, un peu grossièrement, il est vrai, une forêt, une rue, une chambre. Les acteurs avaient emprunté la pièce à une troupe ambulante, et l’avaient arrangée à leur manière. Telle qu’elle était, elle amusa. Deux rivaux dérobent ensemble une jeune fille à son tuteur, pour se la disputer entre eux : cette intrigue amenait plusieurs situations intéressantes. C’était la première pièce que notre ami voyait depuis longtemps. Elle lui suggéra diverses remarques. Elle était pleine d’action, mais sans peinture de véritables caractères. Elle plaisait et divertissait. Tels sont toujours les commencements de l’art dramatique. L’homme grossier est satisfait, pourvu qu’il voie se passer quelque chose ; l’homme de goût veut être ému, et la réflexion n’est agréable qu’à ceux dont le goût est tout à fait épuré. Wilhelm aurait volontiers secondé çà et là les acteurs, car, avec quelques conseils, ils auraient pu jouer beaucoup mieux.

II fut troublé dans les observations qu’il faisait à part lui, par une fumée de tabac, de plus en plus épaisse : le maître des eaux et forêts avait allumé sa pipe dès le commencement de la pièce, et, de proche en proche, de nombreux spectateurs prirent la même liberté. Les grands chiens de ce monsieur jouèrent aussi de fâcheuses scènes. On les avait mis dehors ; mais ils découvrirent bientôt la porte de derrière, s’élancèrent sur le théâtre, assaillirent les acteurs, et, sautant par-dessus l’orchestre, ils rejoignirent leur maître, assis au premier rang du parterre.

Pour la petite pièce, on représenta un sacrifice. Un portrait du vieillard, en habit de noces, était dressé sur un autel et couronné de fleurs. Tous les acteurs lui rendirent hommage dans des attitudes pleines de respect. Le plus jeune de ses enfants s’avança, vêtu de blanc, et récita un discours en vers, qui émut jusqu’aux larmes toute la famille et même le maître des eaux et forêts, à qui cette scène rappelait ses enfants.

Ainsi se termina le spectacle, et Wilhelm ne put s’empêcher de monter sur le théâtre, de s’approcher des actrices, de les complimenter sur leur jeu et de leur donner quelques conseils pour l’avenir.

Les autres affaires que notre ami régla successivement dans quelques bourgs, grands ou petits, de ces montagnes, ne furent pas toutes aussi heureuses et aussi agréables. Plusieurs débiteurs demandèrent des délais ; plusieurs furent impolis, plusieurs prétendirent ne rien devoir. D’après ses instructions, Wilhelm dut en citer quelques-uns en justice, consulter un avocat, informer, comparaître, et prendre bien d’autres mesures non moins désagréables.

Les choses n’allaient pas mieux pour lui quand on voulait lui faire une politesse. Il trouvait peu de gens en état de lui fournir quelques renseignements ; bien peu, avec lesquels il espérât de lier d’utiles relations de commerce. Et comme, par malheur, le temps devint pluvieux ; comme un voyage à cheval dans ces contrées n’allait pas sans des fatigues insupportables, il rendit grâce au ciel quand il se rapprocha du plat pays, et qu’au pied des montagnes, dans une belle et fertile plaine, il vit, sur le bord d’une paisible rivière, s’étaler, aux rayons du soleil, une riante petite ville, où il n’avait point d’affaires, il est vrai, mais où il résolut, par cela même, de passer deux ou trois jours, afin d’y chercher quelque repos pour lui et pour son cheval, qui avait beaucoup souffert des mauvais chemins.

Chapitre IV

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Il descendit à une auberge sur la place du marché, et y trouva les gens fort joyeux, ou du moins fort animés. Une nombreuse troupe de danseurs de corde, de sauteurs et de bouffons, accompagnés d’un Hercule, s’y étaient logés avec femmes et enfants, et faisaient, en se préparant à une représentation publique, un tapage continuel. Ils disputaient avec l’aubergiste ; ils disputaient entre eux ; et, si leurs querelles étaient importunes, les manifestations de leur joie étaient tout à fait insupportables. Ne sachant s’il devait rester ou s’en aller, Wilhelm, arrêté sur le seuil de la porte, regardait les ouvriers qui commençaient à construire un tréteau sur la place.

Une jeune fille, qui portait de place en place des roses et d’autres fleurs, lui présenta sa corbeille, et il acheta un joli bouquet, qu’il arrangeait d’une autre manière, selon sa fantaisie. Il le considérait avec satisfaction, lorsqu’une fenêtre s’ouvrit à une auberge voisine, qui avait vue sur la place, et une belle personne s’y montra. Malgré la distance, il put observer qu’une agréable gaieté animait son visage. Ses cheveux blonds tombaient négligemment sur ses épaules ; elle semblait s’occuper de l’étranger.

Quelque temps après, un jeune garçon, en tablier de coiffeur et en jaquette blanche, sortit de cette auberge, vint droit à Wilhelm, le salua et lui dit :

«  La dame que vous voyez à la fenêtre vous fait demander si vous ne lui céderiez pas une partie de vos belles fleurs.

— Elles sont toutes à son service, répondit Wilhelm, en remettant le bouquet au jeune messager et saluant la belle, qui répondit par un geste gracieux et se retira de la fenêtre.

En rêvant à cette charmante aventure, il montait l’escalier, pour aller dans sa chambre, lorsqu’une jeune créature, qui descendait en sautant, attira son attention. Une courte veste de soie, avec des manches tailladées à l’espagnole, un pantalon collant, orné de bouffantes, lui allaient à merveille. Ses longs cheveux noirs étaient frisés et attachés en boucles et en tresses autour de sa tête. Wilhelm observait avec étonnement cette figure, et ne savait s’il devait la prendre pour un garçon ou pour une fille. Mais il s’arrêta bientôt à la dernière supposition ; et, comme l’enfant passait devant lui, il l’arrêta, lui souhaita le bonjour, et lui demanda à qui elle appartenait, quoiqu’il pût voir aisément qu’elle devait faire partie de la troupe dansante. Elle lui jeta, de ses yeux noirs et perçants, un regard de côté, et, se dégageant de ses mains, elle courut dans la cuisine sans lui répondre.

Lorsqu’il eut monté l’escalier, il trouva, dans le spacieux vestibule, deux hommes qui s’exerçaient à faire des armes, ou plutôt qui semblaient essayer leurs forces l’un sur l’autre. L’un appartenait évidemment à la troupe qui logeait dans la maison, l’autre avait de meilleures manières. Wilhelm, s’étant arrêté à les regarder, eut sujet de les admirer tous deux, et, le vigoureux champion à barbe noire ayant bientôt quitté la place, l’autre offrit, avec beaucoup de politesse, le fleuret à Wilhelm.

«  Si vous voulez, répondit-il, vous charger d’un écolier, je serai charmé d’essayer avec vous quelques passades. »

Ils engagèrent la lutte, et, quoique l’étranger fût bien plus fort que notre voyageur, il eut la politesse d’assurer que tout dépendait de l’exercice. Et véritablement Wilhelm s’était montré le digne élève d’un bon maître allemand, qui lui avait autrefois enseigné les principes de l’escrime.

Leur exercice fut interrompu par le vacarme avec lequel la troupe bariolée sortit de l’auberge, pour annoncer dans la ville son spectacle et rendre les gens curieux d’admirer ses talents. L’entrepreneur, à cheval, ouvrait la marche, précédé par un tambour ; derrière lui venait une danseuse, portée aussi sur une haridelle, et tenant devant elle un enfant tout chamarré de rubans et d’oripeaux. Le reste de la troupe suivait à pied. Quelques-uns portaient avec aisance sur leurs épaules, dans des postures bizarres, des enfants, parmi lesquels la jeune et sombre figure aux cheveux noirs attira de nouveau l’attention de Wilhelm.

Paillasse courait et folâtrait parmi la foule empressée, et, tout en faisant ses farces sans gêne, tantôt embrassant une fillette, tantôt appliquant un coup de batte à un petit garçon, il distribuait des programmes, et il éveillait parmi le peuple un extrême désir de faire avec lui plus ample connaissance.

Dans les annonces imprimées étaient prônés les divers talents de la troupe, particulièrement ceux de M. Narcisse et de Mlle Landrinette, qui, en qualité de personnages principaux, s’étaient habilement dispensés de la parade, pour se donner plus de considération et piquer davantage la curiosité.

Pendant le défilé, la belle voisine s’était de nouveau montrée à la fenêtre, et Wilhelm n’avait pas manqué de s’enquérir d’elle à son compagnon. L’étranger, que pour le moment nous appellerons Laërtes, offrit de le conduire auprès d’elle.

«  Cette dame et moi, dit-il en souriant, nous sommes les débris d’une troupe de comédiens qui vient de faire naufrage dans cette ville. L’agrément du lieu nous a décidés à y séjourner quelque temps, et à manger doucement nos petites économies, tandis qu’un ami est allé à la recherche d’un engagement pour nous et pour lui. »

Laërtes conduisit aussitôt son nouveau compagnon à la porte de Philine, où il le laissa un moment pour acheter des bonbons dans une boutique voisine


«  Vous me saurez gré assurément, lui dit-il à son retour, de vous avoir procuré cette aimable connaissance. »

La dame vint à leur rencontre hors de la chambre. Elle était chaussée de légères pantoufles à hauts talons ; elle avait jeté une mantille noire sur un déshabillé blanc, qui, n’étant pas d’une parfaite fraîcheur, lui donnait un air de négligence familière ; sa jupe courte laissait voir le plus joli pied du monde.

«  Soyez le bienvenu, dit-elle à Wilhelm, et recevez mes remercîments pour vos belles fleurs. »

Elle le fit entrer, en lui donnant une de ses mains, tandis que, de l’autre, elle pressait le bouquet sur son cœur. Lorsqu’ils furent assis, discourant de choses insignifiantes, auxquelles Philine savait donner un tour agréable, Laërtes secoua sur les genoux de l’actrice une poignée de pralines, qu’elle se mit à croquer aussitôt.

«  Voyez donc quel enfant que ce jeune homme ! s’écria-t-elle. Il voudra vous persuader que je suis passionnée de ces friandises, et c’est lui qui ne peut vivre sans gruger quelques bonbons !

— Avouons franchement, répliqua Laërtes, qu’en cela, comme en beaucoup d’autres choses, nous allons fort bien ensemble. Par exemple, ajouta-t-il, la journée est fort belle : je serais d’avis d’aller faire une promenade et dîner au moulin.

— Très-volontiers, dit Philine ; nous devons à notre nouvelle connaissance une petite distraction. »

Laërtes sortit en courant (il ne marchait jamais), et Wilhelm voulait retourner un moment chez lui pour faire arranger ses cheveux, où paraissait encore le désordre du voyage.

«  On peut vous coiffer ici, » dit-elle ; puis elle appela son petit domestique, et, de la manière la plus aimable, elle obligea Wilhelm d’ôter son habit, de passer son peignoir et de se faire coiffer en sa présence.

«  Il ne faut pas perdre un moment, dit-elle ; on ne sait pas combien de temps on doit rester ensemble. »

Le jeune garçon, plus par malice et mauvaise volonté que par maladresse, ne s’y prit pas au mieux ; il tirait les cheveux de Wilhelm, et semblait ne vouloir pas en finir de sitôt. Philine lui reprocha plusieurs fois sa sottise, l’écarta enfin avec impatience et le mit à la porte. Puis elle se chargea elle-même de la besogne, et frisa les cheveux de notre ami, avec beaucoup de délicatesse et de facilité, bien qu’elle ne parût pas elle-même fort pressée, et qu’elle eût toujours quelque chose à corriger dans son travail : cependant elle ne pouvait éviter de toucher de ses genoux ceux de Wilhelm et d’approcher le bouquet et son sein si près de ses lèvres, qu’il fut tenté plus d’une fois d’y cueillir un baiser.

Wilhelm ayant enlevé la poudre de son front avec un petit couteau de toilette, elle lui dit :

«  Gardez-le en souvenir de moi. »

Le couteau était fort joli ; sur le manche d’acier incrusté on lisait ces mots tendres : PENSEZ À MOI. Wilhelm l’accepta, et demanda la permission de faire en retour un petit cadeau.

La toilette achevée, Laërtes amena la voiture, et l’on commença une joyeuse promenade. Philine jetait par la portière, à chaque pauvre qui lui tendait la main, une petite aumône, qu’elle accompagnait d’une joyeuse et douce parole.

Ils venaient à peine d’arriver au moulin et de commander le repas, qu’une musique se fit entendre devant la maison. C’étaient des mineurs, qui, aux sons de la guitare et du triangle, chantaient, de leurs voix criardes et vives, quelques jolies chansons.

La foule ne tarda pas à s’amasser, faisant cercle autour d’eux, et la société leur fit, de la fenêtre, des signes d’approbation. Ces gens, ayant observé cette marque d’attention, agrandirent leur cercle, et semblèrent se préparer à jouer leur petite pièce d’apparat. Après un moment de silence, un mineur s’avança, une pioche à la main, et, tandis que les autres faisaient entendre une mélodie grave, il représenta les travaux de la mine.

Un paysan ne tarda guère à sortir de la foule, et, par ses gestes menaçants, donnait à entendre au mineur qu’il devait vider la place. La société fut surprise, et ne reconnut dans le paysan un mineur déguisé qu’au moment où il prit la parole, et, dans une sorte de récitatif, chercha querelle à l’autre de ce qu’il osait travailler sur son champ. Le mineur, sans perdre contenance, entreprit d’expliquer au paysan qu’il avait le droit de fouiller à cette place, et lui donna en même temps les premières notions de l’exploitation des mines. Le paysan, qui n’entendait rien à cette terminologie étrangère, faisait mille questions saugrenues, dont les spectateurs, qui se sentaient plus habiles, riaient à gorge déployée. Le mineur cherchait à l’éclairer et lui montrait l’avantage qui en découlerait enfin pour lui-même, si l’on exploitait les richesses souterraines du pays. Le paysan, qui avait d’abord menacé l’autre de le battre, se laissa peu à peu radoucir, et ils se quittèrent bons amis. Mais le mineur surtout se tira de ce conflit de la manière la plus honorable.

«  Ce petit dialogue, dit Wilhelm, lorsqu’ils se furent mis à table, prouve de la manière la plus vive combien le théâtre pourrait être utile à toutes les classes de la société, et quels avantages l’État pourrait lui-même en retirer, si l’on présentait sur le théâtre les occupations, les métiers et les entreprises des hommes avec leur face honorable et avantageuse, et dans le point de vue sous lequel le gouvernement doit les honorer et les protéger. Maintenant nous ne représentons que le côté ridicule de l’humanité ; le poëte comique n’est, en quelque sorte, qu’un malveillant contrôleur, qui observe partout, d’un œil vigilant, les défauts de ses concitoyens, et semble jouir, lorsqu’il peut livrer quelqu’un au ridicule. Ne serait-ce pas une agréable et noble tâche pour un homme d’État, d’embrasser du regard l’influence naturelle et réciproque de toutes les classes et de diriger dans ses travaux un poëte doué du génie comique ? Je suis persuadé qu’on pourrait composer, dans cet esprit, nombre de pièces intéressantes, qui seraient à la fois utiles et récréatives.

— Autant que j’ai pu le remarquer, dit Laërtes, dans tous les pays que j’ai parcourus, on ne sait que défendre, empêcher, écarter : il est rare qu’on sache ordonner, encourager et récompenser. On laisse aller le monde jusqu’à ce que le mal éclate, puis on se fâche et l’on frappe à tort et à travers.

— Ne me parlez pas, dit Philine, d’État et d’hommes d’État : je ne puis me les représenter autrement qu’en perruque, et une perruque, quelle que soit la personne qui la porte, excite dans mes doigts une démangeaison convulsive ; je voudrais soudain l’arracher à l’honorable personnage, courir autour de la salle, et rire aux dépens de la tête chauve. »

Philine interrompit la conversation par quelques chants animés, qu’elle exécuta fort bien, puis elle demanda qu’on repartît sans tarder, pour ne pas manquer le spectacle que les danseurs de corde devaient donner le soir. Rieuse jusqu’à l’extravagance, elle continua, pendant le retour, ses libéralités envers les pauvres, et, lorsqu’enfin l’argent lui manqua, ainsi qu’à ses compagnons de voyage, elle jeta, par la portière, son chapeau de paille à une jeune fille et son fichu à une vieille femme.

Philine invita ses deux compagnons à monter chez elle, assurant que de ses fenêtres on verrait mieux le spectacle que de l’autre auberge.

À leur arrivée, ils trouvèrent le tréteau dressé, et le fond décoré de tapisseries. Les planches élastiques étaient posées, la voltige attachée aux poteaux, et la corde tendue fixée par dessus les tréteaux. La place était assez remplie de monde, et les fenêtres garnies de spectateurs plus élégants.

Paillasse disposa l’assemblée à l’attention et à la bonne humeur par quelques sottises, qui provoquent toujours le rire des spectateurs. Quelques enfants, dont les membres figuraient les plus étranges dislocations, excitèrent tour à tour la surprise et l’horreur, et Wilhelm fut saisi d’une profonde pitié, lorsqu’il vit la petite fille à laquelle il s’était intéressé dès le premier coup d’œil, prendre, avec quelque peine, ces positions bizarres. Mais bientôt les joyeux sauteurs causèrent un vif plaisir, lorsqu’ils firent, d’abord isolément, puis à la file, et enfin tous ensemble, leurs culbutes en avant et en arrière. De bruyants applaudissements et des cris de joie éclatèrent dans toute l’assemblée.

Ensuite l’attention se tourna sur un tout autre objet. Les enfants, les uns après les autres, durent monter sur la corde, et d’abord les apprentis, afin d’allonger le spectacle par leurs efforts et de mettre en lumière la difficulté de l’art. Quelques hommes et des femmes dans la force de l’âge se montrèrent aussi avec assez d’adresse, mais ce n’était pas encore M. Narcisse ni Mlle Landrinette !

Ils sortirent enfin d’une sorte de tente, placée derrière une draperie rouge, qui se releva, et, par leur agréable tournure et leur élégante toilette, ils satisfirent pleinement l’attente générale, jusque-là heureusement entretenue : lui, joyeux compagnon de moyenne taille, aux yeux noirs, à l’épaisse chevelure ; elle, aussi bien faite, aussi forte. Ils se montrèrent l’un après l’autre sur la corde avec des mouvements légers, des sauts, des postures admirables. Elle, par sa légèreté, lui, par son audace, tous deux, par la précision avec laquelle ils exécutaient leurs tours d’adresse, redoublèrent, à chaque pas, à chaque bond, la satisfaction générale. La décence de leur action, l’empressement que semblait leur témoigner le reste de la troupe, leur donnaient l’air de chefs et de maîtres, et chacun les estimait dignes de ce rang.

L’enthousiasme du peuple se communiqua aux spectateurs des fenêtres ; les dames n’avaient des yeux que pour Narcisse, les hommes que pour Landrinette. Le peuple poussait des cris de joie ; le beau monde ne se tenait pas d’applaudir. Paillasse avait de la peine à provoquer encore quelques rires. Peu de gens disparurent au moment où quelques personnes de la troupe promenèrent les plats d’étain parmi la foule pour faire la quête.

«  Ils ont, à mon sens, fort bien rempli leur tâche, dit Wilhelm à Philine, qui était auprès de lui à la fenêtre. J’admire avec quelle intelligence ils ont produit peu à peu, et à propos, leurs tours les moins remarquables, comme ils ont su les faire valoir, et comme ils ont composé, de l’inexpérience des enfants et des talents de leurs meilleurs sujets, un ensemble, qui a d’abord excité notre attention, et puis nous a procuré la récréation la plus agréable. »

La foule s’était écoulée peu à peu et la place était devenue déserte, tandis que Philine et Laërtes disputaient sur la beauté et les talents de Narcisse et de Landrinette, et se raillaient l’un l’autre. Wilhelm aperçut l’étonnante petite fille auprès d’autres enfants qui jouaient dans la rue ; il la fit remarquer à Philine, qui, avec sa vivacité ordinaire, l’appela sur-le-champ, lui fit des signes ; et, comme elle ne voulait pas monter, elle dégringola l’escalier en chantant, et la ramena avec elle.

«  Voici l’énigme, » s’écria-t-elle en l’entraînant vers la porte. L’enfant s’arrêta sur le seuil, comme si elle avait voulu s’éclipser aussitôt, posa la main droite sur sa poitrine, la gauche sur son front, et s’inclina profondément.

«  Ne t’effraye pas, chère petite, » dit Wilhelm en courant à elle.

Elle jeta sur lui un regard timide, et fit quelques pas en arrière.

«  Quel est ton nom ? lui dit-il.

— Ils m’appellent Mignon.

— Quel est ton âge ?

— Personne n’a compté mes années.

— Qui était ton père ?

— Le grand diable est mort.

— Voilà qui est assez singulier ! » s’écria Philine.

On lui fit encore d’autres questions : elle répondit en mauvais allemand et avec une singulière solennité, et, chaque fois, elle portait la main à sa poitrine et à son front et s’inclinait profondément.

Wilhelm ne pouvait se rassasier de la regarder ; ses yeux et son cœur étaient attirés irrésistiblement par cette mystérieuse créature. Il lui donnait douze ou treize ans. Elle était bien faite, mais ses membres promettaient une plus forte croissance ou annonçaient un développement comprimé. Sa figure n’était pas régulière, mais frappante, son front rêveur, son nez d’une beauté remarquable, et la bouche, quoique trop fermée, pour un enfant, et quelquefois agitée, d’un côté, de mouvements convulsifs, était toujours naïve et charmante. On pouvait à peine distinguer sous le fard la couleur brune de son visage. Cette figure laissa dans l’esprit de Wilhelm une empreinte profonde ; il ne la quittait pas des yeux, gardait le silence, et cette contemplation lui faisait oublier ceux qui l’entouraient Philine. le tira de sa rêverie, en offrant à l’enfant quelques bonbons qui lui restaient et lui faisant signe de s’éloigner. Mignon fit sa révérence accoutumée, et sortit, aussi prompte que l’éclair.

L’heure étant venue, où les nouveaux amis devaient se séparer, ils convinrent auparavant d’une seconde promenade pour le lendemain. Ils résolurent, cette fois, d’aller dîner dans une maison de chasse du voisinage. Wilhelm, en se retirant, revint plusieurs fois à l’éloge de Philine, à quoi Laërtes ne répondit que peu de mots, d’un ton léger.

Le lendemain, après avoir fait des armes pendant une heure, ils se rendirent à l’auberge de Philine, où ils avaient déjà vu arriver la voiture commandée. Mais quelle ne fut pas la surprise de Wilhelm ! La voiture avait disparu, et, qui plus est, Philine n’était pas au logis. Elle était montée, leur dit-on, dans le carrosse avec deux étrangers arrivés le matin, et ils étaient partis ensemble.

Notre ami, qui s’était flatté de passer avec elle des moments agréables, ne put dissimuler son dépit ; mais Laërtes se prit à rire et s’écria :

«  Voilà comme elle me plaît ! Voilà bien son humeur ! N’importe, allons à pied à la maison de chasse. Que Philine soit où elle voudra, nous ne manquerons pas notre promenade pour elle. »

Comme Wilhelm ne cessait de blâmer, chemin faisant, cette inconséquence, Laërtes lui dit :

«  Je ne puis trouver inconséquente une personne qui reste fidèle à son caractère. Si elle projette ou promet quelque chose, c’est toujours sous la condition tacite qu’il lui conviendra d’exécuter son dessein ou de tenir sa promesse. Elle donne volontiers, mais il faut être toujours prêt à lui rendre ses dons.

— Voilà un singulier caractère !

— Rien moins que singulier ; seulement elle n’est pas hypocrite : c’est pourquoi je l’aime. Oui, je suis son ami, parce qu’elle me représente fidèlement un sexe que j’ai tant de raisons de haïr. Elle est vraiment, à mes yeux, Ève, la mère primitive du sexe féminin. Elles sont toutes ainsi ; seulement elles ne veulent pas en convenir. »

Au milieu d’entretiens divers, pendant lesquels Laërtes exprima très-vivement sa haine pour les femmes, sans en donner le motif, ils étaient arrivés dans la forêt, où Wilhelm s’avançait avec beaucoup de tristesse, parce que les discours de Laërtes avaient réveillé le souvenir de sa liaison avec Marianne. Ils trouvèrent, non loin d’une source ombragée, sous de vieux arbres magnifiques Philine, assise seule à côté d’une table de pierre.

Elle les accueillit par une joyeuse chansonnette, et, quand Laërtes lui demanda des nouvelles de sa compagnie, elle répondit :

«  Je les ai bien attrapés, et me suis moquée d’eux comme ils le méritaient. J’avais déjà mis en chemin leur générosité à l’épreuve, et, m’étant aperçue que j’avais affaire à des gourmands avares, je résolus sur-le-champ de les punir. À notre arrivée, ils demandèrent au garçon ce qu’il pouvait nous servir. Celui-ci, avec sa volubilité accoutumée, énuméra tout ce qu’il avait et plus qu’il n’avait. Je voyais leur embarras : ils se regardaient, hésitaient, et ils demandèrent le prix. « À quoi bon ces longues réflexions ? m’écriai-je. La table est l’affaire d’une femme ; laissez-m’en le soin. » Là-dessus, je commande un dîner extravagant, pour lequel il fallait faire venir par des messagers bien des choses du voisinage. Le garçon, que j’avais mis au fait par quelques signes d’intelligence, me seconda parfaitement ; et nous les avons tellement alarmés par le tableau d’un somptueux festin, qu’ils se sont bien vite décidés à faire une promenade dans la forêt, d’où je pense qu’ils ne reviendront pas de sitôt. J’en ai ri tout un quart d’heure à part moi, et j’en rirai, chaque fois que je penserai à ces visages. »

À table, Laërtes retrouva dans sa mémoire des aventures pareilles : ils se mirent en train de raconter des histoires plaisantes, des quiproquos et des fourberies.

Un jeune homme de la ville, qui était de leur connaissance, et qui se promenait dans le bois, un livre à la main, vint s’asseoir près d’eux et vanta ce bel endroit. Il appela leur attention sur le murmure de la source, le balancement des rameaux, les effets de lumière et le chant des oiseaux. Philine dit une chansonnette sur le coucou, qui ne sembla pas charmer le survenant. Il prit bientôt congé.

«  Si je pouvais une fois ne plus entendre célébrer la nature et les scènes de la nature ! s’écria Philine, quand il fut parti. Rien de plus insupportable que de s’entendre détailler le plaisir que l’on goûte ! Quand il fait beau, l’on va se promener, comme on danse, quand la musique résonne. Mais qui va songer un moment à la musique, au beau temps ? C’est le danseur qui nous intéresse, ce n’est pas le violon : il est pour cela trop agréable à deux yeux bleus de s’arrêter sur deux beaux yeux noirs. Que nous font, auprès de cela, les ruisseaux et les fontaines et les vieux tilleuls ? »

En parlant ainsi, Philine arrêta sur les yeux de Wilhelm, placé devant elle, un regard, qu’il ne put empêcher de pénétrer du moins jusqu’à la porte de son cœur.

«  Vous avez raison, répondit-il avec un peu d’embarras, l’homme est pour l’homme l’objet le plus intéressant, et le seul peut-être qui devrait l’intéresser. Tout le reste, autour de nous, n’est que l’élément dans lequel nous vivons, ou l’instrument qui sert à notre usage. À mesure que l’homme s’y arrête, qu’il s’en occupe et qu’il s’y intéresse davantage, s’affaiblit en lui le sentiment de sa propre valeur et de la société. Les gens qui attachent un grand prix aux jardins, aux bâtiments, aux habits, aux parures et à toute autre propriété, sont moins sociables et moins aimables ; ils perdent de vue les hommes, que peu de gens ont le talent de charmer et de rassembler. Ne le voyons-nous pas au spectacle ? Un bon comédien nous fait bientôt oublier une misérable et ridicule décoration, tandis que le plus beau théâtre ne fait sentir que mieux l’absence de bons acteurs. »

Après dîner, Philine s’assit à l’ombre dans l’épais gazon. Ses deux amis furent invités à lui cueillir des fleurs en abondance. Elle en tressa pour elle une couronne et la posa sur sa tête : elle était ravissante. Il restait assez de fleurs pour une seconde couronne : ses mains la tressèrent, tandis que ses deux amis étaient assis auprès d’elle. La couronne achevée, au milieu de plaisanteries et d’allusions diverses, elle la posa, avec une grâce infinie, sur le front de Wilhelm, et la tourna plus d’une fois, jusqu’à ce qu’elle lui parût bien placée.

«  Et moi, dit Laërtes, je serai, à ce qu’il paraît, le déshérité.

— Nullement, répliqua Philine : vous n’aurez point à vous plaindre. »

Elle prit sa propre couronne sur sa tête, et la plaça sur celle de Laërtes.

«  Si nous étions rivaux, dit-il, nous pourrions disputer très-chaudement, pour savoir lequel tu favorises le plus.

— Et vous seriez de vrais fous, » répliqua-t-elle.

En même temps, elle se pencha vers lui et lui présenta sa bouche à baiser ; mais aussitôt elle se retourna, entoura Wilhelm de son bras, et imprima sur ses lèvres un ardent baiser.

«  Lequel a la plus douce saveur ? demanda-t-elle avec malice.

— C’est singulier ! s’écria Laërtes, il semble que cela ne puisse jamais avoir le goût de l’absinthe.

— Aussi peu, dit Philine, que toute faveur dont on jouit sans caprice et sans envie. Maintenant, s’écria-t-elle, je voudrais danser une heure, et puis il faudra aller revoir nos sauteurs. »

Ils se rendirent à la maison de chasse, où ils trouvèrent de la musique. Philine, qui était une bonne danseuse, mit en verve ses deux cavaliers. Wilhelm n’était pas gauche, mais il manquait de bonnes leçons. Ses deux amis se chargèrent de l’instruire.

Ils s’attardèrent : les danseurs de corde avaient déjà commencé leurs exercices ; de nombreux spectateurs s’étaient rendus sur la place ; mais nos amis, en descendant de voiture, remarquèrent un rassemblement tumultueux devant la porte de l’auberge où Wilhelm s’était logé. Il y courut, pour observer ce que c’était, et il vit avec horreur, après avoir fendu la presse, le chef de la troupe, qui traînait par les cheveux l’intéressante enfant hors de l’auberge, et frappait impitoyablement son petit corps avec un manche de fouet.

Wilhelm fondit comme l’éclair sur cet homme et le prit au collet.

«  Lâche cette enfant, cria-t-il avec fureur, ou l’un de nous deux restera sur la place ! »

En même temps, avec une force que la colère seule peut donner, il saisit à la gorge le misérable, qui se crut étranglé, lâcha l’enfant et cherchait à se défendre. Quelques assistants, à qui la petite fille faisait pitié, mais qui n’avaient pas osé engager la lutte, tombèrent aussitôt sur le saltimbanque, le désarmèrent, en l’accablant de menaces et d’injures. L’homme, se voyant réduit aux armes de la parole, se mit à faire aussi d’affreuses menaces et des imprécations. Cette paresseuse, inutile créature, ne voulait pas faire son devoir ; elle refusait d’exécuter la danse des œufs, qu’il avait promise au public. Il la tuerait, et personne ne pourrait l’en empêcher. En parlant ainsi, il tâchait de se dégager pour chercher l’enfant, qui s’était glissée parmi la foule. Wilhelm le retint et lui dit :


«  Tu ne reverras ni ne toucheras point cette enfant, avant d’avoir déclaré au juge où tu l’as volée. Je te poursuivrai sans relâche ; tu ne m’échapperas point. »

Ces paroles, que Wilhelm avait prononcées dans la chaleur de la colère, sans but et sans réflexion, par un vague sentiment, ou, si l’on veut, d’inspiration, apaisèrent tout à coup cet homme furieux.

«  Qu’ai-je à faire de cette inutile créature ? s’écria-t-il. Payez-moi ce que ses habits me coûtent, et vous pourrez la garder. Nous serons d’accord dès ce soir. »

Là-dessus, il se hâta de reprendre la représentation interrompue, et de satisfaire à l’impatience du public par quelques tours d’adresse intéressants.

Wilhelm, voyant la tranquillité rétablie, chercha l’enfant ; mais il ne put la trouver nulle part. Quelques personnes voulaient l’avoir vue au grenier, d’autres sur les toits des maisons voisines. Après l’avoir cherchée de tous côtés, il fallut se tenir en repos et attendre qu’elle revînt peut-être d’elle-même.

Sur l’entrefaite, Narcisse était rentré au logis, et Wilhelm le questionna sur la destinée et l’origine de l’enfant. Il ne savait rien ; il n’y avait pas longtemps qu’il faisait partie de la troupe. En revanche, il raconta avec beaucoup d’aisance et de légèreté ses propres aventures. Wilhelm l’ayant félicité du grand succès qu’il avait obtenu, il en parla avec beaucoup d’indifférence.

«  Nous sommes accoutumés, dit-il, à provoquer le rire et à voir admirer nos talents, mais des applaudissements extraordinaires ne rendent point notre position meilleure. L’entrepreneur nous paye, et le succès le regarde. »

Là-dessus Narcisse avait pris congé et voulait sortir à la hâte : Wilhelm lui demanda où il allait si vite. Le jeune homme sourit, et avoua que sa figure et ses talents lui avaient valu des suffrages plus solides que ceux du grand public. Il avait reçu des messages de quelques dames, qui désiraient vivement apprendre à le connaître de plus près, et il craignait de pouvoir à peine achever ses visites avant minuit. Il continua de raconter ses aventures avec la plus grande franchise, et il aurait indiqué les noms, les rues et les maisons, si Wilhelm n’avait écarté une pareille indiscrétion et ne l’avait poliment congédié.

Dans l’intervalle, Laërtes avait entretenu Landrinette, et il assura qu’elle était parfaitement digne d’être et de rester une femme.

Puis ils traitèrent avec l’entrepreneur au sujet de l’enfant, qui fut abandonnée à notre ami pour trente écus, contre lesquels le fougueux Italien à barbe noire renonçait à toutes ses prétentions. Mais il ne voulut rien déclarer sur l’origine de Mignon, si ce n’est qu’il l’avait recueillie après la mort de son frère, surnommé le grand diable, à cause de son habileté extraordinaire.

Le lendemain, on fit de nouvelles recherches ; on visita inutilement tous les coins de la maison et du voisinage. L’enfant avait disparu, et l’on craignit qu’elle ne se fût jetée à l’eau ou n’eût éprouvé quelque accident.

Les agaceries de Philine ne purent dissiper l’inquiétude de notre ami. Il fut tout le jour triste et rêveur. Le soir même, bien que les sauteurs et les danseurs déployassent tous leurs talents, pour prendre dignement congé du public, son esprit ne put ni s’égayer ni se distraire.

L’affluence des populations du voisinage avait augmenté la foule d’une manière extraordinaire, et le succès, comme la boule de neige, qui roule, s’était accru énormément ; le saut par-dessus les épées, et à travers le tonneau à fond de papier, produisit une grande sensation. Au milieu de l’horreur, de l’épouvante et de la surprise générale, l’Hercule, appuyant, d’une part, sa tète, de l’autre, ses pieds, sur deux chaises écartées l’une de l’autre, fit poser, sur son corps suspendu sans appui, une enclume, sur laquelle de vigoureux ouvriers forgèrent un fer à cheval.

L’exercice qu’on nomme la force d’Hercule, où une rangée d’hommes, debout sur les épaules d’une première, porte à son tour des femmes et de jeunes garçons, de sorte qu’il se forme enfin comme une pyramide vivante, dont un enfant, debout sur sa tête, décore le sommet, comme une boule ou une girouette : cette merveille, ne s’était jamais vue encore dans le pays, et elle termina dignement tout le spectacle. Narcisse et Landrinette, assis dans des palanquins, portés sur les épaules de leurs camarades, se firent promener dans les principales rues de la ville, aux bruyantes acclamations de la foule. On leur jetait des rubans, des bouquets, des mouchoirs de soie, et l’on se pressait pour contempler leurs traits. Chacun semblait être heureux de les regarder et d’en obtenir un coup d’œil.

«  Quel acteur, quel écrivain, quel homme enfin ne serait au comble de ses vœux, si, par une noble parole ou par une bonne action, il produisait une impression aussi générale ? Quelle délicieuse jouissance n’éprouverait-on pas, si l’on pouvait répandre aussi rapidement, par une commotion électrique, des sentiments honnêtes, nobles, dignes de l’humanité ; si l’on pouvait exciter parmi la foule un enthousiasme pareil à celui que ces gens ont provoqué par leur adresse corporelle ; si l’on pouvait inspirer à la multitude la sympathie pour tout ce qui est de l’homme ; si l’on pouvait, par la représentation du bonheur et du malheur, de la sagesse et de la folie, de la sottise même et de l’absurdité, enflammer, ébranler les cœurs, imprimer aux âmes engourdies une émotion libre, vive et pure ! »

Ainsi parla notre ami, et, comme Laërtes et Philine ne semblaient pas disposés à poursuivre de pareils discours, il s’entretint tout seul de ces méditations favorites, en se promenant, jusqu’à une heure avancée de la nuit, autour de la ville, et en poursuivant de nouveau, avec toute la vivacité et toute la liberté d’une imagination vagabonde, son ancien vœu de rendre le bon, le beau et le grand accessibles aux sens par le moyen du théâtre.

Chapitre V

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Le lendemain, quand les saltimbanques furent partis avec grand fracas, Mignon se retrouva soudain ; elle entra, comme Wilhelm et Laërtes faisaient des armes dans la salle.


«  Où étais-tu cachée ? lui demanda Wilhelm avec amitié : tu nous as donné beaucoup d’inquiétude. »

L’enfant ne répondit rien et le regarda.

«  Tu es à nous maintenant, s’écria Laërtes, nous t’avons achetée.

— Combien as-tu payé ? demanda-t-elle sèchement.

— Cent ducats. Si tu nous les rends, tu seras libre.

— C’est sans doute beaucoup d’argent ?

— Oh ! oui, tu n’as qu’à te bien conduire.

— Je vous servirai, » dit-elle.

Dès cet instant, elle observa soigneusement ce que le garçon avait à faire pour le service des deux amis, et, le lendemain, elle ne souffrit déjà plus qu’il entrât dans la chambre. Elle voulut tout faire elle-même, et fit le service en effet, lentement, il est vrai, et quelquefois maladroitement, mais avec beaucoup de soin et de ponctualité.

Elle prenait souvent un vase plein d’eau et se lavait le visage, avec tant de persévérance et de vivacité, qu’elle s’écorchait presque les joues ; enfin Laërtes, par ses questions et ses agaceries, reconnut qu’elle s’efforçait, par tous les moyens, d’enlever le fard de ses joues : et que, dans l’ardeur avec laquelle elle y travaillait, elle prenait pour le fard le plus tenace, la rougeur qu’elle avait produite par le frottement. On le lui fit comprendre ; elle cessa, et, après quelques moments de repos, on lui vit un beau teint brun, relevé d’un léger incarnat.

Séduit par les grâces frivoles de Philine et la mystérieuse présence de Mignon, plus qu’il n’osait se l’avouer à lui-même, Wilhelm passa quelques jours dans cette singulière société. Il se justifiait à ses propres yeux, en s’exerçant avec ardeur à l’escrime et à la danse, qu’il ne croyait pas retrouver aisément l’occasion de cultiver.

Il fut bien surpris et il sentit quelque joie, lorsqu’il vit un jour arriver M. et Mme Mélina, qui, après les premiers compliments, demandèrent des nouvelles de la directrice et des autres acteurs. Ils apprirent, avec une grande consternation, que la directrice était partie depuis longtemps, et que les acteurs s’étaient dispersés, à la réserve d’un petit nombre.

Après leur mariage, pour lequel Wilhelm avait, comme nous savons, prêté ses bons offices, les jeunes époux avaient cherché en plusieurs lieux un engagement, sans en trouver aucun ; enfin on leur avait indiqué cette petite ville, où quelques personnes, qu’ils avaient rencontrées en chemin, prétendaient avoir vu un bon théâtre.

Quand ils eurent fait connaissance, Philine ne goûta nullement Mme Mélina, ni le vif Laërtes son mari. Ils désiraient se voir bien vite délivrés des nouveaux venus, et Wilhelm ne put leur inspirer des sentiments plus favorables, quoiqu’il ne cessât de leur protester que c’étaient de très-bonnes gens.

À vrai dire, la joyeuse vie de nos trois aventuriers était troublée, de plus d’une manière, par l’augmentation de la société : car Mélina, qui avait trouvé place dans l’auberge de Philine, commença d’abord à gronder et marchander. Il voulait avoir, pour peu d’argent, de meilleures chambres, des repas plus copieux et un service plus prompt. L’aubergiste et le garçon ne tardèrent pas à faire piteuse mine, et, tandis que les trois amis, pour vivre gaiement, se contentaient de tout, et payaient vite, afin de ne plus songer à ce qui était consommé, il fallait chaque fois récapituler, tout entier, le repas, que Mélina vérifiait aussitôt régulièrement, en sorte que Philine l’appelait sans façon un animal ruminant.

Madame était encore plus odieuse à la rusée comédienne. Cette jeune femme n’était pas sans éducation, mais ce qui lui manquait tout à fait, c’était l’âme et l’esprit. Elle ne déclamait pas mal et voulait toujours déclamer ; mais on observait bientôt que ce n’était qu’une éloquence de mots, qui appuyait sur certains endroits, et n’exprimait pas le sentiment de l’ensemble. Avec tout cela, elle n’était point désagréable, surtout aux hommes. Même, ceux qui étaient liés avec elle lui attribuaient une belle intelligence. C’est qu’elle était, j’oserais dire, une enjôleuse sentimentale : elle savait flatter, par une attention particulière, un ami dont elle avait besoin de gagner l’estime ; elle entrait dans ses idées aussi avant que possible, et, dès qu’elles dépassaient sa portée, elle accueillait avec extase cette apparition nouvelle. Elle savait parler et se taire, et, sans avoir le cœur perfide, épier soigneusement le côté faible de chacun.


Chapitre VI

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Cependant Mélina avait pris des informations exactes sur ce qu’étaient devenus les débris de la direction précédente. Les décorations et la garde-robe étaient en gage chez quelques marchands, et un notaire avait reçu de la directrice la commission de les vendre à certaines conditions, s’il se trouvait des amateurs. Mélina voulut voir ce mobilier, et mena Wilhelm avec lui. Lorsqu’on leur ouvrit les chambres, notre ami éprouva un certain plaisir, qu’il ne s’avouait pas à lui-même. En si mauvais état que fussent les décorations barbouillées, et si chétive que fût l’apparence des costumes turcs et païens, de ces vieilles guenilles pour hommes et pour femmes, ces robes de magiciens, de juifs et de moines, il ne put s’empêcher d’être ému, à la pensée que c’était au milieu d’une pareille friperie qu’il avait passé les plus heureux moments de sa vie. Si Mélina avait pu lire dans son cœur, il l’aurait pressé plus vivement de lui avancer une somme d’argent, pour dégager, réparer ces membres épars, leur rendre une vie nouvelle et en recomposer un bel ensemble.

«  Quel homme heureux je pourrais être, s’écria Mélina, si j’avais seulement deux cents écus, pour commencer par faire l’acquisition de ce premier fonds de théâtre ! Que j’aurai vite monté un petit spectacle, qui suffirait assurément à nous faire vivre dans cette ville, dans ce pays ! »

Wilhelm garda le silence, et ils quittèrent tous deux, en rêvant, ces trésors, que l’on remit sous clef.

Depuis ce jour, Mélina ne parla plus que de projets et de propositions, sur les moyens d’établir un théâtre et d’y trouver son avantage. Il cherchait à intéresser Philine et Laërtes, et l’on proposait à Wilhelm d’avancer de l’argent contre des garanties. Mais, à cette occasion, il s’avisa tout à coup qu’il n’aurait pas dû s’arrêter si longtemps en ce lieu ; il s’excusa et voulut se préparer à poursuivre son voyage.

Cependant la figure et le caractère de Mignon avaient toujours plus de charmes pour lui. Cette enfant avait, dans toutes ses actions, quelque chose d’étrange. Elle ne montait, ne descendait point les degrés ; elle les franchissait d’un bond ; elle courait sur les barrières des corridors, et, avant qu’on s’en fût avisé, elle s’asseyait sur l’armoire et demeurait quelques moments immobile. Wilhelm avait aussi remarqué qu’elle avait pour chaque personne une manière particulière de saluer. Depuis quelque temps, elle le saluait lui-même en croisant les bras sur sa poitrine. Souvent elle était complètement muette ; parfois elle répondait à différentes questions, toujours d’une manière bizarre, mais sans que l’on pût distinguer si c’étaient des saillies ou l’ignorance de la langue, car elle parlait un mauvais allemand, entremêlé de français et d’italien. Dans son service, elle était infatigable et levée avec le soleil ; mais, le soir, elle disparaissait de bonne heure, dormait, dans quelque chambre, sur le plancher, et l’on ne put lui faire accepter un lit ou une paillasse. Wilhelm la trouvait fréquemment occupée à se laver. Ses habits étaient propres, quoique souvent cousus et recousus. On lui dit aussi qu’elle allait tous les jours à la messe de grand matin : il la suivit une fois, et la vit s’agenouiller dans le coin de l’église avec son rosaire, et prier avec ferveur. Elle ne l’aperçut point. Il revint au logis en faisant mille conjectures sur cette enfant extraordinaire, et ne savait à quoi s’arrêter.

Les nouvelles prières de Mélina de lui prêter une somme d’argent, pour dégager le matériel de théâtre, décidèrent toujours plus Wilhelm à songer au départ. Il voulut écrire, le jour même, à sa famille, qui depuis longtemps n’avait pas eu de ses nouvelles. Il commença en effet une lettre à Werner, et déjà il avait passablement avancé le récit de ses aventures, dans lequel, sans y prendre garde, il s’était plusieurs fois éloigné de la vérité, lorsqu’en tournant la feuille, il eut le désagrément d’y trouver écrits quelques vers extraits de ses tablettes, dont il avait commencé la copie pour Mme Mélina. Il déchira la feuille avec dépit, et renvoya jusqu’à l’ordinaire suivant la répétition de ses aveux.

Chapitre VII

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Notre société se trouvait de nouveau réunie, et Philine, qui observait, avec la plus vive attention, toute voiture et tout cavalier qui passait, s’écria vivement :

«  Notre pédant ! voici notre aimable pédant ! Mais qui peut-il avoir avec lui ? »

Elle appela et fit des signes par la fenêtre, et la voiture s’arrêta. Un pauvre diable, qu’à son habit gris brun, tout râpé, et à sa chaussure mal conditionnée, on aurait pris pour un de ces maîtres ès arts, qui moisissent dans les universités, descendit de la voiture, et produisit au jour, en ôtant son chapeau pour saluer Philine, une perruque mal poudrée, mais du reste fort crêpée, et Philine lui jeta cent baisers.

Si elle trouvait son bonheur à aimer une partie des hommes et à jouir de leur amour, elle ne goûtait pas moins vivement le plaisir, qu’elle se donnait aussi souvent que possible, de mystifier d’une façon légère ceux que, pour le moment, elle n’aimait pas.

Au milieu du vacarme avec lequel elle reçut ce vieil ami, on oubliait d’observer ses compagnons de voyage : cependant Wilhelm crut reconnaître les deux dames et un homme, déjà vieux, qui entrait avec elles. En effet il se découvrit bientôt qu’il les avait vus souvent tous trois, quelques années auparavant, parmi la troupe qui jouait dans sa ville natale. Les filles avaient grandi depuis lors, mais le père avait peu changé. Il jouait d’ordinaire les vieillards bourrus et bienveillants, dont le théâtre allemand n’est pas dépourvu, et qu’il n’est pas rare non plus de rencontrer dans la vie ordinaire : car, le caractère de nos compatriotes étant de faire le bien sans beaucoup d’éclat, ils songent rarement qu’il est aussi une manière de le faire avec grâce et délicatesse, et, poussés par un esprit de contradiction, ils tombent aisément dans le défaut de présenter en contraste, par une humeur grondeuse, leur vertu favorite. Notre comédien jouait fort bien ces rôles, et les jouait si souvent et si exclusivement, qu’il en avait pris les allures dans la vie ordinaire.

Wilhelm fut saisi d’une grande émotion en le reconnaissant : il se rappela combien de fois il avait vu cet homme sur le théâtre, à côté de sa chère Marianne ; il entendait encore le vieillard gronder ; il entendait la voix caressante avec laquelle, dans plusieurs de ses rôles, la jeune fille devait répondre à sa brusquerie.

On commença par demander vivement aux nouveaux venus si l’on pouvait trouver ou espérer ailleurs un engagement. La réponse, hélas ! fut négative, et l’on eut le regret d’apprendre que les troupes auxquelles on s’était adressé étaient complètes : quelques-unes même craignaient d’être forcées de se dissoudre, à cause de la guerre dont on était menacé. Le dépit et l’amour du changement avaient fait abandonner au vieux bourru et à ses deux filles un excellent engagement ; il avait rencontré le pédant et loué avec lui une voiture pour se transporter dans cette ville, où ils purent voir qu’on n’était pas moins embarrassé.

Tandis que les comédiens s’entretenaient vivement de leurs affaires, Wilhelm restait pensif. Il désirait entretenir le vieillard en particulier ; il désirait et craignait d’apprendre ce que Marianne était devenue, et il se trouvait dans la plus grande inquiétude.

La gentillesse des jeunes personnes qui venaient d’arriver ne pouvait le tirer de sa rêverie, mais une dispute, qui s’éleva, fixa son attention. Frédéric, le petit blondin qui servait Philine, résista cette fois vivement, quand il dut mettre la table et servir le repas.

«  Je me suis engagé à vous servir, lui cria-t-il, mais non pas à servir tout le monde. »

Ils entrèrent là-dessus dans un vif débat : Philine lui disait qu’il eût à faire son devoir, et, comme il s’y refusait obstinément, elle lui dit, sans plus de façon, qu’il pouvait aller où il voudrait.

«  Croyez-vous peut-être que je ne saurai pas me passer de vous ? » s’écria-t-il ; puis il sortit fièrement, fit son paquet et sortit, en courant, de la maison.

«  Va, Mignon, dit Philine, procure-nous ce qu’il nous faut : avertis le garçon, et tu l’aideras à faire le service. »

Mignon s’approcha de Wilhelm, et lui dit, dans son style laconique : « Faut-il ? »

Et Wilhelm lui répondit :

«  Mon enfant, fais ce que mademoiselle te commande. » Elle s’occupa de tout, et, toute la soirée, elle servit les hôtes avec grand soin. En sortant de table, Wilhelm tacha de faire avec le vieillard un tour de promenade ; il y réussit, et, après diverses questions sur sa vie passée, qui amenèrent la conversation sur l’ancienne troupe, Wilhelm osa enfin lui demander des nouvelles de Marianne.

«  Ne me parlez pas de cette abominable créature ! s’écria le vieillard. J’ai juré de ne plus y penser. »

Cette exclamation effraya Wilhelm, mais il fut encore dans un plus grand embarras, quand cet homme continua d’invectiver contre la légèreté et le dérèglement de Marianne. Que notre ami aurait volontiers coupé court à l’entretien ! Mais il lui fallut essuyer les orageux épanchements du bizarre vieillard.

«  Je rougis, poursuivit-il, de l’avoir tant aimée, et pourtant, si vous aviez connu particulièrement cette jeune fille, vous m’excuseriez sans doute. Elle était si gracieuse, si naturelle et si bonne, si obligeante et, à tous égards, si facile ! Je n’aurais jamais imaginé que l’impudence et l’ingratitude fussent les traits essentiels de son caractère. »

Wilhelm s’était déjà préparé à entendre sur le compte de Marianne les choses les plus graves, quand il remarqua soudain, avec étonnement, que le ton du vieillard se radoucissait ; qu’il hésitait, et qu’il tira son mouchoir pour essuyer ses larmes, qui finirent par l’interrompre tout à fait.

«  Qu’avez-vous ? s’écria Wilhelm ; quel sujet donne tout à coup à vos sentiments une direction si opposée ? Ne me cachez rien : je prends au sort de cette jeune fille plus d’intérêt que vous ne pensez. Que je sache tout !

— J’ai peu de chose à dire, reprit le vieillard, en revenant au ton sévère et fâché. Je ne lui pardonnerai jamais ce que j’ai souffert pour elle. Elle eut toujours une certaine confiance en moi. Je l’aimais comme ma fille, et, du vivant de ma femme, j’avais résolu de la prendre chez moi, et de la sauver des mains de la vieille, dont la direction ne me promettait rien de bon. Ma femme mourut, et ce projet n’eut pas de suite.

«  Vers la fin de notre séjour dans votre ville natale, il y a trois ans à peine, je remarquai chez elle une tristesse visible. Je la questionnai, mais elle évita de me répondre. Enfin nous partîmes. Elle voyageait dans la même voiture que moi, et je remarquai, ce qu’elle m’avoua bientôt après, qu’elle était enceinte, et dans la plus grande appréhension d’être renvoyée par le directeur. En effet il ne tarda pas longtemps à faire la découverte. Il congédia Marianne, dont l’engagement expirait d’ailleurs au bout de six semaines, et, malgré toutes nos instances, il la laissa dans une mauvaise auberge d’une petite bourgade.

«  Que le diable emporte toutes ces drôlesses ! poursuivit le vieillard avec colère, et particulièrement celle-là, qui m’a fait passer tant de mauvais moments ! Faut-il vous dire encore longuement comme elle m’a intéressé, ce que j’ai fait pour elle, comme je m’en suis occupé, et l’ai secourue même pendant l’absence ! J’aimerais mieux jeter mon argent dans la rivière, et perdre mon temps à soigner des chiens galeux, que de faire jamais la moindre attention à une pareille créature. Qu’est-il arrivé ? Au commencement, je reçus des lettres de remerciements, des nouvelles, datées de plusieurs endroits où elle séjourna ; et puis enfin plus un mot, pas même un grand merci, pour l’argent que je lui avais envoyé pendant ses couches. Oh ! que la ruse et la légèreté des femmes s’accordent bien, pour leur procurer une existence commode et faire passer de mauvais moments à un honnête homme ! »


Chapitre VIII

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Qu’on se figure l’état de Wilhelm, lorsqu’il retourna chez lui après cet entretien ! Toutes ses anciennes blessures étaient rouvertes, et le sentiment que Marianne n’avait pas été tout à fait indigne de son amour s’était ranimé chez lui : en effet, dans l’intérêt que lui portait le vieillard, dans les éloges qu’il lui donnait malgré lui, se montrait de nouveau à Wilhelm toute l’amabilité de sa maîtresse. Les violentes accusations de cet homme passionné ne renfermaient elles-mêmes rien qui pût la rabaisser aux yeux de son amant, car il se reconnaissait le complice de ses égarements ; son silence enfin ne lui paraissait point blâmable, et faisait plutôt naître en lui de tristes pensées ; il la voyait, relevant de couches, errer sans secours dans le monde, avec un enfant dont il était probablement le père…. Images qui réveillèrent chez lui le plus douloureux sentiment.

Mignon l’avait attendu, et l’éclaira comme il montait l’escalier. Lorsqu’elle eut posé la lumière, elle lui demanda la permission d’exécuter ce soir devant lui un de ses tours. Il aurait bien voulu s’excuser, surtout ne sachant pas en quoi il consisterait, mais il ne pouvait rien refuser à cette bonne créature.

Au bout d’un moment, elle rentra. Elle portait sous le bras un tapis, qu’elle étendit sur le plancher. Wilhelm la laissa faire. Là-dessus elle apporta quatre flambeaux, et les plaça aux quatre coins du tapis. Un petit panier plein d’œufs, qu’elle alla prendre ensuite, rendit son intention plus claire. Ayant pris ses mesures exactement, elle allait et venait sur le tapis, et y déposa les œufs, à certaines distances les uns des autres. Puis elle appela un homme, qui faisait quelque service dans l’auberge et qui jouait du violon. Il se plaça dans un coin avec son instrument.

Mignon se banda les yeux, donna le signal, et, aux premiers sons de la musique, comme un rouage qu’on lâche, elle commença ses mouvements, accompagnant avec des castagnettes la mesure et la mélodie.

Vive, rapide et légère, elle dansait avec précision. Elle s’avançait entre les œufs, d’un pas si ferme et si hardi, les effleurait de si près, que l’on croyait, à chaque instant, qu’elle allait écraser l’un ou lancer l’autre bien loin, dans ses pirouettes rapides. Point du tout ! Elle n’en touchait aucun, bien qu’elle parcourût les files avec toute sorte de pas, petits ou grands, même en sautant et enfin presque à genoux. Régulière comme une horloge, elle poursuivait sa course, et, à chaque reprise, la musique bizarre donnait un élan nouveau à la danse, toujours recommencée et impétueuse. Wilhelm fut entraîné par ce spectacle étrange ; il oubliait ses peines ; il suivait chaque mouvement de cette chère créature, surpris de voir comme son caractère se développait admirablement par cette danse. Elle se montrait grave, sévère, dure, impétueuse, et, dans les poses douces, plus solennelle que gracieuse. Il éprouva soudain, en ce moment, ce qu’il avait déjà senti pour Mignon ; son ardent désir était d’adopter comme enfant, de serrer sur son cœur cette pauvre délaissée, de la prendre dans ses bras, et de réveiller en elle, avec la tendresse d’un père, la joie de la vie.

La danse était finie ; Mignon roula doucement, avec les pieds, les œufs en un monceau, sans en laisser, sans en casser aucun, se plaça auprès, en otant le bandeau de ses yeux, et termina son exercice par une révérence.

Wilhelm la remercia de lui avoir donné gentiment, à l’improviste, le spectacle de la danse qu’il avait souhaité de voir ; il lui caressa les joues, et la plaignit d’avoir pris tant de peine. Là-dessus il lui promit un habit neuf, et Mignon s’écria vivement : « Ta couleur ! »

Il le promit encore, sans savoir clairement ce qu’elle entendait par là. Elle mit les œufs dans le panier, le tapis sous son bras, demanda s’il avait encore des ordres à lui donner, et s’élança hors de la chambre.

Wilhelm apprit du musicien qu’elle s’était donné, depuis quelque temps, beaucoup de peine, pour lui chanter l’air de danse, qui n’était autre que le fandango, jusqu’à ce qu’il sût le jouer, Elle lui avait même offert quelque argent pour sa peine, mais il n’avait pas voulu l’accepter.

Chapitre IX

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Après une nuit inquiète, que notre ami passa, tantôt dans l’insomnie, tantôt tourmenté par des songes pénibles, dans lesquels il voyait Marianne, d’abord dans toute sa beauté, puis avec l’aspect de l’indigence, ou bien un enfant sur les bras, enfin dépouillée de ce gage d’amour, le jour naissait à peine, que Mignon entra, suivie d’un tailleur. Elle portait du drap gris et du taffetas bleu, et déclara, à sa manière, qu’elle désirait une veste neuve et un pantalon à la matelote, comme elle en avait vu aux enfants de la ville, avec des parements et des rubans bleus.

Depuis la perte de Marianne, Wilhelm avait renoncé à toutes les couleurs gaies ; il ne portait que du gris, le vêtement des ombres ; seulement une doublure bleu de ciel, ou un petit collet de la même couleur, animait un peu ce modeste habillement. Mignon, impatiente de porter les couleurs de Wilhelm, pressa le tailleur, qui promit de livrer bientôt son travail. Les leçons de danse et d’escrime que notre ami prit de Laërtes ce jour-là allèrent médiocrement. Elles furent d’ailleurs bientôt interrompues par l’arrivée de Mélina, qui fit voir, en entrant dans de grands détails, qu’une petite troupe était maintenant réunie, avec laquelle on pourrait jouer bon nombre de pièces. Il adressa encore à Wilhelm la demande d’avancer quelques fonds pour l’établissement, et Wilhelm témoigna de nouveau son irrésolution.

Là-dessus Philine et les jeunes filles arrivèrent en riant et faisant un beau bruit. Elles avaient projeté une nouvelle promenade : car le changement de lieux et d’objets était un plaisir après lequel elles soupiraient sans cesse. Dîner chaque jour dans un lieu nouveau était leur désir suprême : cette fois il s’agissait d’une promenade sur l’eau.

Le bateau dans lequel elles voulaient descendre le cours sinueux de l’agréable rivière était déjà prêt, par les soins du pédant. Philine fut pressante, la société n’hésita point, et l’on fut bientôt embarqué.

«  Qu’allons-nous faire ? dit Philine, quand tout le monde se fut placé sur les bancs.

— Le plus court, repartit Laërtes, serait d’improviser une pièce. Que chacun prenne le rôle qui convient le mieux à son caractère, et nous verrons comment cela nous réussira.

— A merveille ! dit Wilhelm, car, dans une société où l’on ne se déguise point, où chacun ne suit que son sentiment, la grâce et le plaisir ne demeurent pas longtemps, et, dans celle où l’on se déguise toujours, ils ne se montrent jamais. Il n’est donc pas mal à propos de nous permettre d’abord le déguisement, et d’être ensuite sous le masque aussi sincères qu’il nous plaira.

— Voilà, dit Laërtes, pourquoi l’on trouve tant de charme dans la société des femmes, qui ne se montrent jamais sous leur air naturel.

— C’est, repartit Mme Mélina, qu’elles sont moins vaines que les hommes, qui s’imaginent qu’ils sont toujours assez aimables, tels que la nature les a faits. »

On avait vogué entre des bocages et des collines agréables, des jardins et des vignobles ; les jeunes femmes, et surtout Mme Mélina, exprimaient leur enchantement à la vue de ce beau pays. Mme Mélina commença même à déclamer solennellement un charmant poëme descriptif, qui roulait sur une scène pareille ; mais Philine l’interrompit, et proposa une loi qui défendrait à chacun de parler d’un objet inanimé ; puis elle mit vivement à exécution le projet d’une comédie improvisée. Le vieux bourru serait un officier en retraite, Laërtes un maître d’armes sans emploi, le pédant un juif ; elle-même serait une Tyrolienne : elle laissa les autres personnes se choisir leurs rôles. On supposa que la société était composée de gens qui ne s’étaient jamais vus, et qui venaient de se rencontrer dans le coche.

Philine commença aussitôt à jouer son rôle avec le juif, et cela répandit une gaieté générale.

On n’avait pas fait beaucoup de chemin, quand le batelier arrêta, pour recevoir, avec la permission de la société, un voyageur, qui était sur le bord et avait fait des signes.

«  C’est justement ce qu’il nous fallait ! s’écria Philine. Il manquait à la compagnie un passe-volant. »

On vit monter dans la barque un homme bien fait, qu’à son costume et à son air respectable, on pouvait prendre pour un ecclésiastique. Il salua la société, qui lui rendit son salut à sa manière, et le mit d’abord au fait de son amusement. Là-dessus il prit le rôle d’un pasteur de campagne, et le remplit de la manière la plus agréable, à la grande surprise de tout le monde ; tour à tour exhortant, racontant des histoires, laissant voir quelques côtés faibles, et sachant toutefois se faire respecter.

Quiconque était sorti, ne fût-ce qu’une fois, de son caractère, avait dû donner un gage. Philine les avait recueillis avec beaucoup de soin, et avait menacé particulièrement l’ecclésiastique de mille baisers, quand il faudrait retirer les gages, bien qu’il n’eût pas été pris en faute une seule fois. Mélina, au contraire, était absolument dépouillé ; boucles, boutons de chemises, tout ce qui pouvait se détacher de sa personne, avait passé dans les mains de Philine : il avait voulu représenter un voyageur anglais, et ne pouvait entrer dans son rôle.

Le temps s’était passé de la manière la plus agréable ; chacun avait mis en œuvre toutes les ressources de son imagination et de son esprit, et habillé son rôle de plaisanteries ingénieuses et divertissantes : on arriva de la sorte dans le lieu où l’on se proposait de passer la journée, et, en se promenant avec l’ecclésiastique (nous lui laisserons la qualité que son extérieur et son rôle lui avaient fait donner), Wilhelm eut avec lui une conversation intéressante.

«  Je trouve, dit l’inconnu, cet exercice fort utile entre comédiens, et même dans une société d’amis et de connaissances. C’est le meilleur moyen de faire sortir les hommes d’eux-mêmes et de les y ramener par un détour. Il faudrait introduire dans chaque troupe l’usage de s’exercer quelquefois de cette façon, et le public y gagnerait certainement, si l’on jouait tous les mois une pièce non écrite, mais à laquelle les acteurs se seraient préparés dans de nombreuses répétitions.

— Il ne faudrait pas, répondit Wilhelm, entendre par une pièce improvisée celle qui serait composée à l’instant même, mais celle dont le plan, l’action et la suite des scènes seraient donnés, et l’exécution remise à l’acteur.

— Fort bien, dit l’inconnu, et, précisément pour ce qui regarde l’exécution, aussitôt que les acteurs seraient une fois en verve, une telle pièce gagnerait infiniment, non pas sous le point de vue du style, car l’écrivain qui réfléchit doit polir son travail sous ce rapport, mais pour les gestes, le jeu de la physionomie, les exclamations et le reste, bref, le jeu muet, à demi-mot, qui semble se perdre chez nous chaque jour. Il est sans doute des comédiens en Allemagne, dont les attitudes expriment ce qu’ils pensent et ce qu’ils sentent ; qui, par le silence, l’hésitation, les gestes, par de gracieuses et délicates inflexions du corps, préparent un discours, et savent, par une agréable pantomime, lier avec l’ensemble les pauses du dialogue ; mais un exercice qui viendrait au secours d’un heureux naturel, et enseignerait à rivaliser avec le poète, n’est pas aussi en usage qu’il serait à souhaiter pour le plaisir des amateurs du théâtre.

— Mais un heureux naturel, répliqua Wilhelm, ne suffirait-il point, comme condition première et suprême, pour conduire l’acteur, ainsi que tout artiste et tout homme peut-être, à un but si élevé ?

— Oui, il pourrait être et demeurer la condition première et suprême, le commencement et la fin ; mais, dans l’intervalle, bien des choses manqueraient peut-être à l’artiste, si l’éducation, et une éducation précoce, ne le faisait pas d’abord ce qu’il doit être : en effet, celui auquel on attribue du génie se trouve, je crois, dans une situation plus fâcheuse que l’homme qui n’a que des facultés ordinaires : car le génie peut être faussé plus aisément, et poussé beaucoup plus violemment dans une mauvaise voie.

— Mais le génie ne saura-t-il se sauver lui-même, et guérir de ses mains les blessures qu’il s’est faites ?


— Nullement, ou du moins d’une manière très-insuffisante. Qu’on n’imagine pas en effet qu’il soit possible d’effacer les premières impressions de la jeunesse. L’enfant a-t-il grandi dans une sage liberté, entouré d’objets nobles et beaux, dans la société d’hommes distingués ; ses maîtres lui ont-ils enseigné ce qu’il devait savoir d’abord, afin de comprendre le reste plus facilement ; a-t-il appris ce qu’il n’aura jamais besoin de désapprendre : ses premières actions ont-elles été dirigées de telle sorte qu’il puisse à l’avenir faire le bien avec moins d’efforts et de peine, sans avoir à se défaire d’aucune mauvaise habitude : un tel homme passera une vie plus pure, plus complète et plus heureuse qu’un autre, qui aura consumé dans la lutte et l’erreur les forces de sa jeunesse. On parle et l’on écrit beaucoup sur l’éducation, et je vois bien peu d’hommes capables de saisir et de mettre en pratique la simple et grande idée qui embrasse tout le reste.

— Cela peut bien être, dit Wilhelm, car tout homme est assez borné pour vouloir former les autres à son image. Heureux, par conséquent, ceux dont le destin se charge, lui qui forme les gens à sa manière !

— Le destin, répliqua l’inconnu en souriant, est un maître excellent, mais qui fait payer cher ses leçons. Je m’en tiendrais toujours plus volontiers à la raison et aux leçons d’un homme. Le destin, dont la sagesse m’inspire un profond respect, me semble avoir dans le hasard, par le moyen duquel il agit, un serviteur très-malhabile : il est rare que l’un exécute purement et simplement ce que l’autre avait résolu.

— Vous exprimez là une idée fort singulière !

— Nullement ! La plupart des choses qui arrivent dans le monde justifient mon opinion. Une foule d’événements n’annoncent-ils pas d’abord une grande pensée, et ne finissent-ils pas le plus souvent par quelque fadaise ?

— Vous voulez rire !

— Et n’est-ce pas aussi ce qui arrive à chaque individu ? Supposons que le destin eût appelé quelqu’un à devenir un grand comédien (et pourquoi ne nous pourvoirait-il pas aussi de bons comédiens ? ), mais que, par malheur, le hasard conduisît l’enfant dans un théâtre de marionnettes, où, dès son premier âge, il ne pourrait s’empêcher de prendre goût à une chose absurde, de trouver supportable, peut-être même intéressant, un spectacle insipide, et de recevoir ainsi, par un côté faux, les impressions d’enfance, qui ne s’effacent jamais, pour lesquelles nous conservons toujours un certain attachement….

— Qu’est-ce qui vous amène à parler de marionnettes ? dit tout à coup Wilhelm, un peu troublé.

— Ce n’était qu’un exemple pris à l’aventure. S’il ne vous plaît pas, prenons-en un autre. Supposons que le destin ait appelé quelqu’un à devenir un grand peintre, et qu’il plaise au hasard de confiner sa jeunesse dans de sales cabanes, des étables et des granges, croyez-vous qu’un tel homme se puisse jamais élever à la pureté, à la noblesse, à la liberté de l’âme ? Plus il a reçu dans son enfance une vive impression de ces objets impurs et les a ennoblis à sa manière, plus ils se vengeront de lui dans la suite de sa vie : car, tandis qu’il cherchait à les surmonter, ils se sont identifiés avec lui de la manière la plus intime. Celui qui a vécu de bonne heure dans une société mauvaise ou insignifiante, fût-il maître d’en avoir plus tard une meilleure, regrettera toujours celle dont l’impression se mêle chez lui au souvenir des plaisirs du jeune âge, qui reviennent si rarement. »

On peut juger qu’un pareil entretien avait éloigné peu à peu tout le reste de la société. Philine surtout s’était mise à l’écart dès le commencement. On revint par un chemin détourné aux deux interlocuteurs. Philine produisit les gages, qu’il fallut racheter de diverses manières. Alors, par les plus agréables inventions et une participation aisée et naturelle, l’étranger charma toute la société, et particulièrement les dames. Et, parmi les jeux, les chants, les baisers et les agaceries de tout genre, les heures s’écoulaient de la manière la plus agréable du monde.


Chapitre X

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Quand la société voulut retourner à la ville, on chercha des yeux l’étranger, mais il avait disparu, et l’on ne put le retrouver.

«  Ce n’est pas aimable, dit Mme Mélina, de la part d’un homme, qui annonce d’ailleurs tant de savoir-vivre, de quitter, sans prendre congé, une société qui lui a fait un si bon accueil.

— Pendant tout le temps qu’il a passé avec nous, dit Laërtes, j’ai cherché à me rappeler où je puis avoir vu cet homme singulier, et je me proposais justement de le questionner là-dessus au moment de le quitter.

— Mon impression a été la même, dit Wilhelm, et je ne l’aurais pas laissé partir, avant qu’il nous eût fait quelques révélations. Je me trompe fort, si je ne lui ai pas déjà parlé quelque part.

— Et vous pourriez bien vous tromper, dit Philine. Ce personnage a le faux air d’une ancienne connaissance, uniquement parce qu’il ressemble à un homme, et non pas à un Jean ou un Paul.

— Qu’est-ce à dire ? reprit Laërtes ; est-ce que nous ne ressemblons pas aussi à des hommes ?

— Je sais ce que je dis, répliqua Philine, et, si vous ne me comprenez pas, n’en parlons plus. Je ne prétends pas être réduite à interpréter mes paroles. »

Deux voitures étaient prêtes. On en fit compliment à Laërtes, qui les avait commandées. Philine prit place à côté de Mme Mélina, en face de Wilhelm, et les autres s’arrangèrent du mieux qu’ils purent. Laërtes monta le cheval de Wilhelm, qu’on avait aussi amené.

Philine était à peine en voiture, qu’elle se mit à chanter de jolis airs, et sut amener l’entretien sur des histoires auxquelles on pourrait, assurait-elle, donner avec succès la forme dramatique. En faisant, avec adresse, prendre ce tour à la conversation, elle n’avait pas tardé à mettre son jeune ami de bonne humeur, et, de son imagination vive et féconde, il tira d’abord un drame tout entier, avec tous ses actes, scènes, intrigue et caractères. On trouva bon d’y mêler quelques ariettes et des chants ; on composa les paroles, et Philine, qui se prêtait à tout, leur adapta sur-le-champ des mélodies connues et les chanta. Elle était dans son beau jour ; elle savait animer notre ami par mille agaceries : il goûtait plus de joie qu’il n’avait fait de longtemps.

Depuis qu’une douloureuse découverte l’avait arraché des bras de Marianne, il était resté fidèle au vœu de fuir l’insidieuse surprise d’une caresse de femme, d’éviter le sexe perfide, de renfermer dans son sein ses douleurs, ses inclinations, ses tendres désirs. La scrupuleuse exactitude avec laquelle il observait ce vœu, donnait à tout son être un secret aliment, et, comme son cœur ne pouvait rester sans attachement, une amoureuse sympathie devenait un besoin pour lui. Il errait encore à l’aventure, comme accompagné des premières illusions de sa jeunesse ; ses regards saisissaient avec joie tout objet charmant, et jamais il n’avait jugé avec plus d’indulgence une aimable figure. Combien, dans une situation pareille, devait être dangereuse pour lui la téméraire jeune fille, c’est ce qu’il est trop facile d’imaginer.

La société trouva tout préparé chez Wilhelm pour la recevoir ; les chaises rangées pour une lecture, et, au milieu, la table, sur laquelle le bol de punch devait trouver sa place.

Les pièces chevaleresques étaient alors dans leur nouveauté, et avaient fixé l’attention et la faveur du public. Le vieux bourru en avait apporté une de ce genre, et l’on avait résolu d’en faire la lecture. On prit place ; Wilhelm s’empara du livre et commença.

Les chevaliers bardés de fer, les vieux manoirs, la loyauté, la probité, la cordialité, mais surtout l’indépendance des personnages, furent accueillis avec une grande faveur. Le lecteur remplit sa tâche de son mieux, et la société fut transportée. Entre le deuxième et le troisième acte, le punch fut servi dans un vaste bol, et, comme dans la pièce même on buvait et l’on trinquait beaucoup, il était fort naturel que la société, chaque fois que le cas se présentait, se mît vivement à la place des héros, qu’elle choquât de même les verres, et portât des vivat à ses personnages favoris.

Le feu du plus noble patriotisme enflammait tout le monde. Que cette société allemande trouvait de charme à goûter, conformément à son caractère et sur son propre terrain, cette jouissance poétique ! Les voûtes et les caveaux, les châteaux en ruines, la mousse et les arbres creux, et par-dessus tout les scènes nocturnes des bohémiens et le tribunal secret firent une sensation incroyable. Chacun se mit à songer comment il produirait bientôt devant le public sa nationalité allemande, les acteurs, en casque et en cuirasse, les actrices, en grande collerette empesée et montante. Chacun voulut sur-le-champ se donner un nom tiré de la pièce ou de l’histoire d’Allemagne, et Mme Mélina déclara que le fils ou la fille qu’elle portait dans son sein n’aurait pas d’autre nom qu’Adalbert ou Mathilde.

Au cinquième acte, l’approbation fut plus vive et plus bruyante ; et, lorsqu’enfin le héros échappa des mains de son oppresseur, que le tyran fut puni, l’enthousiasme fut si grand, que l’on jura qu’on n’avait jamais passé d’aussi heureux moments.

Mélina, que le punch avait enflammé, était le plus bruyant, et, quand on eut vidé le second bol, à l’approche de minuit, Laërtes jura haut et clair que nul homme n’était digne de porter désormais ces verres à ses lèvres, et, en faisant ce serment, il jeta derrière lui le sien à la rue, à travers les vitres. Les autres suivirent son exemple, et, malgré les protestations de l’aubergiste, accouru au bruit, le bol, qui, après une pareille fête, ne devait pas être souillé par une boisson profane, fut lui-même brisé en mille morceaux. Tandis que les deux jeunes filles dormaient sur le canapé, dans des attitudes qui n’étaient pas d’une décence irréprochable, Philine, chez qui l’effet de la boisson était le moins visible, poussait avec malice les autres à faire tapage. Mme Mélina déclamait quelques poésies sublimes, et son mari, dont l’ivresse n’était pas fort aimable, se mit à clabauder sur ce punch mal préparé, assurant qu’il saurait, lui, ordonner une fête tout autrement ; et, comme il devenait toujours plus grossier et plus bruyant, Laërtes, qui l’avait invité à se taire, lui jeta, sans plus de réflexion, les débris du bol à la tête, ce qui n’augmenta pas peu le vacarme.

Cependant la garde était accourue, et demandait qu’on ouvrît la porte. Wilhelm, très-échauffé par la lecture, quoiqu’il eût bu modérément, eut assez de peine à l’apaiser, avec le secours de l’hôte, en distribuant de l’argent et de bonnes paroles, et à ramener chez eux les membres de la société en fâcheux état. À son retour, vaincu par le sommeil et fort mécontent, il se jeta tout habillé sur son lit, et rien ne se peut comparer à la sensation désagréable qu’il éprouva le lendemain, lorsqu’il ouvrit les yeux, et qu’il jeta un triste regard sur les ravages de la veille, sur le désordre et les fâcheux effets qu’avait produits un poëme plein de génie, de chaleur et de nobles sentiments.

Chapitre XI

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Après un moment de réflexion, il fit appeler l’aubergiste, et lui dit de mettre sur son compte la dépense et le dégât. Il apprit en même temps une fâcheuse nouvelle : Laërtes, en revenant à la ville, avait tellement fatigué son cheval, que, vraisemblablement, l’animal en était fourbu, et que le maréchal avait peu d’espoir de le guérir.

Un salut, que Philine lui adressa de sa fenêtre, lui rendit sa bonne humeur, et il courut dans la boutique voisine, pour lui acheter un petit présent en retour du couteau de toilette ; et nous devons avouer qu’il ne se tint pas dans les limites d’un échange proportionné. Non-seulement il acheta pour elle une paire de fort jolies boucles d’oreilles, mais il y joignit un chapeau, un fichu et quelques autres bagatelles, qu’il lui avait vu jeter par la portière dans leur première promenade. Mme Mélina, qui vint l’observer, comme il offrait ses cadeaux, chercha, avant le dîner, l’occasion de lui faire de sérieuses observations sur son penchant pour cette jeune fille, et il en fut d’autant plus surpris, qu’il croyait ne mériter rien moins que ces reproches. Il jura sur son âme qu’il n’avait jamais eu l’idée de s’attacher à cette personne, dont il connaissait toute la conduite ; il excusa de son mieux ses attentions et ses prévenances pour Philine, mais il ne put nullement satisfaire Mme Mélina, toujours plus offensée de voir que ses flatteries, dont notre ami l’avait récompensée par une sorte de bienveillance, ne suffisaient pas à défendre cette conquête contre les attaques d’une rivale plus vive, plus jeune et plus favorisée de la nature.

Lorsqu’ils vinrent se mettre à table, ils trouvèrent le mari de très-mauvaise humeur, et déjà il commençait à la répandre sur des bagatelles, quand l’aubergiste vint annoncer un joueur de harpe.

«  Je crois, ajouta-t-il, que sa voix et son instrument vous feront plaisir : nul ne peut l’entendre sans l’admirer et lui donner quelque aumône.

— Qu’il passe son chemin, repartit Mélina : je ne suis rien moins que disposé à entendre un vielleur ; d’ailleurs nous avons parmi nous des chanteurs qui seraient heureux de gagner quelque chose. »

Il accompagna ces mots d’un regard malin, à l’adresse de Philine. Elle le comprit, et fut prête soudain à protéger contre la mauvaise humeur de Mélina le chanteur annoncé. Elle se tourna du côté de Wilhelm et lui dit :

«  Refuserons-nous d’entendre cet homme ? Ne ferons-nous rien pour nous sauver du déplorable ennui ? »

Mélina se disposait à lui répondre, et la dispute serait devenue plus vive, si Wilhelm n’avait salué le chanteur, qui parut à la porte, et ne lui avait fait signe d’approcher.

L’extérieur de cet homme étrange étonna toute la compagnie, et il avait déjà pris possession d’un siège, avant que personne eût osé l’interroger, ni faire aucune observation. Sa tête chauve ne portait qu’une légère couronne de cheveux gris ; de grands yeux bleus pleins de douceur, brillaient sous de longs sourcils blancs ; son nez était d’une belle forme ; sa longue barbe blanche ne cachait point ses lèvres gracieuses, et une grande robe brune enveloppait sa taille élancée et flottait jusqu’à ses pieds. Il ne tarda pas à préluder sur sa harpe, qu’il avait placée devant lui. Les agréables sons qu’il tirait de son instrument charmèrent bientôt la société.

«  Bon vieillard, dit Philine, on assure que vous chantez aussi ?

— Chantez-nous, dit Wilhelm, quelque chose qui charme l’esprit et le cœur, en même temps que les sens. L’instrument devrait se borner à soutenir la voix ; des mélodies, des passages et des tirades sans paroles me semblent des papillons ou de jolis oiseaux, qui voltigent çà et là sous nos yeux, et que nous voudrions quelquefois saisir et nous approprier, mais le chant s’élance vers le ciel comme un génie, et il invite la meilleure part de nous-mêmes à prendre l’essor avec lui. »

Le vieillard jeta les yeux sur Wilhelm, puis il les leva vers le ciel, tira quelques accords de sa harpe, et commença. Son hymne célébrait la louange du chant, la félicité des chanteurs, et invitait les hommes à les honorer. Il donnait à ses vers tant de vie et de vérité, qu’on eût dit qu’il les avait composés à l’instant même et pour cette occasion. Wilhelm eut peine à s’empêcher de sauter au cou du vieillard : la crainte d’exciter les éclats de rire le retint sur sa chaise, car les autres auditeurs faisaient déjà à demi-voix quelques sottes réflexions, et disputaient sur la question de savoir si cet homme était un juif ou un moine.

Quand on lui demanda quel était l’auteur des paroles, il ne fit aucune réponse précise. Il assura seulement qu’il savait beaucoup de chansons, et que tout son désir était qu’on voulût les entendre avec plaisir. La plupart des auditeurs étaient joyeux et charmés ; Mélina lui-même était devenu expansif à sa manière ; et, comme on jasait et plaisantait ensemble, le vieillard, avec une inspiration sublime, entonna la louange de la vie sociale ; il célébra par des accents flatteurs la concorde et la bienveillance. Tout à coup son chant devint rude, sauvage et confus, pour déplorer l’odieuse dissimulation, l’aveugle haine et la dangereuse discorde, et toutes les âmes rejetèrent avec bonheur ces importunes chaînes, lorsque, porté sur les ailes d’une entraînante mélodie, il chanta les fondateurs de la paix et le bonheur des âmes qui se retrouvent.

À peine avait-il fini, que Wilhelm s’écria :

«  Qui que tu sois, ô toi, qui viens à nous, comme un génie secourable, avec des chants de bénédiction et de vie, reçois l’hommage de mon respect et de ma reconnaissance ! Puisses-tu sentir que nous t’admirons tous, et te confier à nous, si tu as besoin de secours ! »

Le vieillard gardait le silence, ses doigts effleurèrent d’abord les cordes de la harpe, qu’il attaqua ensuite avec plus de force, et il chanta :

«  Qu’entends-je là dehors devant la porte ? quels accents résonnent sur le pont ? Faites que ce chant retentisse à notre oreille dans la salle ! Ainsi parla le roi ; le page courut, il revint ; le roi s’écria : « Fais entrer le vieillard. »

«  Je vous salue, nobles seigneurs ! je vous salue, belles dames ! Quel ciel resplendissant ! Étoile sur étoile ! Qui nous dira leurs noms ? Dans la salle pleine de pompe et de magnificence, fermez-vous, mes yeux : ce n’est pas le moment de se réjouir et d’admirer. »

«  Le chanteur ferma ses paupières et fit retentir les cordes sonores : les chevaliers regardaient devant eux hardiment et les belles baissaient les yeux. Le roi, qui goûta la chanson, voulut offrir au chanteur, pour sa récompense, une chaîne d’or.

«  Ne me donne pas la chaîne d’or : donne-la aux chevaliers, dont le bras audacieux brise les lances ennemies ; donne-la à ton chancelier, et qu’il porte la chaîne d’or avec ses autres chaînes.

«  Je chante, comme chante l’oiseau logé sous le feuillage ; le chant qui sort de mon gosier est à lui-même une riche récompense ; mais, si j’ose prier, je ferai une prière : fais-moi servir dans le pur cristal une coupe du meilleur vin. »

«  Il porta la coupe à ses lèvres ; il la but tout entière. « O boisson douce et bienfaisante ! O trois fois heureuse la maison où un tel don est peu de chose ! Quand vous serez dans la joie pensez à moi, et remerciez Dieu aussi vivement que je vous remercie pour ce breuvage. »

Quand le chanteur, ayant fini sa chanson, prit le verre qu’on avait placé devant lui, et, souriant, d’un air affectueux, à ses bienveillants auditeurs, le but tout entier, une satisfaction générale se répandit dans l’assemblée ; on applaudit, et l’on exprima le vœu que ce verre de vin pût raffermir sa santé et ses vieux membres. Il chanta encore quelques romances, et il excita toujours plus d’allégresse dans la compagnie.

«  Vieillard, lui dit Philine, sais-tu l’air de la chanson : Le berger s’était paré pour la danse ?

— Oui, sans doute, reprit-il, et, si vous vous chargez du chant et des gestes, je vous accompagnerai. »

Philine se leva et se tint prête. Le vieillard fit entendre la mélodie et la comédienne chanta les couplets, que nous ne donnerons pas à nos lecteurs, parce qu’ils pourraient bien les trouver insipides et même indécents.

Cependant les auditeurs, qui étaient toujours plus gais, avaient encore vidé quelques bouteilles et commençaient à devenir fort bruyants ; mais, comme notre ami avait encore présentes à l’esprit les suites fâcheuses de leur joie, il tâcha d’y couper court ; il glissa dans la main du vieillard une généreuse récompense ; les autres convives donnèrent aussi quelque chose ; on le laissa se retirer et prendre du repos, en se promettant de jouir encore, le soir même, de son talent.

Lorsqu’il fut sorti, Wilhelm dit à Philine :

«  Je ne puis trouver, je l’avoue, à votre chanson favorite aucun mérite poétique et moral ; mais, si vous chantez jamais sur le théâtre, avec autant de naïveté, de naturel et de grâce, quelque chose de sortable, vous obtiendrez une vive et universelle approbation.


— Oui, dit-elle, il serait sans doute fort agréable de se chauffer contre la glace.

— À tout prendre, dit Wilhelm, combien cet homme l’emporte sur plus d’un comédien ! Avez-vous remarqué comme était juste l’expression dramatique de ses romances ? Assurément il y avait dans son chant plus de drame et de vie que dans nos roides personnages sur la scène. On serait tenté de prendre pour un récit la représentation de maintes pièces, et ces récits chantés pour une scène qui se passe sous nos yeux.

— Vous êtes injuste, répliqua Laërtes. Je ne me donne ni pour un grand comédien ni pour un bon chanteur ; mais, croyez-moi, quand la musique dirige les mouvements du corps, leur donne de la vie et leur marque en même temps la mesure ; quand la déclamation et l’expression m’ont été notées par le compositeur, je suis un tout autre homme que dans le drame prosaïque, où je dois commencer par créer tout cela, trouver d’abord pour moi la mesure et la déclamation, que peut encore me faire oublier toute personne qui joue avec moi.

— Tout ce que je sais, dit Mélina, c’est que cet homme l’emporte sur nous en un point, et un point capital : la force de ses talents se montre dans le profit qu’il en tire. Nous, qui serons peut-être bientôt dans l’embarras de savoir où nous trouverons à dîner, il nous décide à partager notre dîner avec lui. Avec une chansonnette, il sait tirer de notre poche l’argent que nous pourrions employer à nous former quelque établissement. C’est un grand plaisir sans doute, de jeter par la fenêtre l’argent avec lequel on pourrait se créer une existence à soi et aux autres ! »

Cette observation ne donna pas à l’entretien un tour fort agréable. Wilhelm, à qui ce reproche était adressé, répondit avec quelque vivacité, et Mélina, qui ne se piquait pas de la plus grande politesse, finit par exposer ses griefs assez sèchement.

«  Voilà quinze jours, dit-il, que nous avons été voir le mobilier et la garde-robe du théâtre qui sont ici mis en gage, et nous pourrions les avoir pour une somme très-modique. Vous me donnâtes alors l’espérance que vous m’avanceriez cet argent, et je n’ai pas vu jusqu’à présent que vous ayez donné suite à la chose ou songé à prendre aucune résolution. Si vous en aviez pris une alors, nous serions à l’œuvre aujourd’hui. Votre projet de départ, vous ne l’avez pas non plus mis encore à exécution, et, dans l’intervalle, vous ne me semblez pas avoir épargné l’argent : il y a du moins des personnes qui savent toujours vous procurer l’occasion de le dissiper plus vite. »

Ce reproche, qui n’était pas tout à fait injuste, blessa notre ami. Il répondit, en quelque mots, avec vivacité, avec violence même, et, comme la société se levait de table et se dispersait, il prit la porte, en faisant entendre assez clairement qu’il ne voulait pas rester plus longtemps avec des gens si désagréables et si ingrats. Il descendit à la hâte, fort mécontent, pour s’asseoir sur un banc de pierre qui se trouvait devant la porte de son auberge, et ne remarqua point que, moitié par gaieté, moitié par humeur, il avait bu plus qu’à l’ordinaire.

Chapitre XII

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Au bout de quelques moments, que Wilhelm avait passés, agité de mille pensées, assis sur le banc, le regard fixe et rêveur, Philine s’avança doucement vers la porte de l’auberge, en fredonnant quelques airs, s’assit auprès de lui, on pourrait presque dire sur lui, tant elle s’était approchée ; elle s’appuyait sur son épaule, jouait avec ses cheveux, lui caressait le visage, et lui disait les plus jolies choses du monde. Elle le supplia de rester, et de ne pas la laisser seule dans une société où elle mourrait d’ennui ; elle ne pouvait plus vivre sous le même toit que Mélina, aussi s’était-elle transportée dans l’auberge de Wilhelm.

Vainement chercha-t-il à se délivrer d’elle, à lui faire comprendre qu’il ne pouvait ni ne devait rester plus longtemps ; elle ne cessa de le conjurer ; elle lui passa même, à l’improviste, le bras autour du cou, et lui donna des baisers passionnés.


«  Êtes-vous folle, Philine ? s’écria Wilhelm, en cherchant à se dégager ; rendre la place publique témoin de semblables caresses, que je ne mérite en aucune façon ! Laissez-moi, je ne puis rester ; je ne resterai pas.

— Et je ne te lâcherai pas, dit-elle, et je t’embrasserai ici en pleine rue, jusqu’à ce que tu m’aies promis ce que je désire. J’en mourrai de rire, poursuivit-elle : après ces familiarités, les gens croiront assurément que nous sommes de nouveaux époux, et les maris, témoins d’une scène si agréable, me vanteront à leurs femmes, comme un modèle d’ingénue et naïve tendresse. »

Quelques personnes passèrent justement, et Philine fit à Wilhelm les plus douces caresses, et lui, pour éviter le scandale, il fut contraint de jouer le rôle de mari commode. Puis elle faisait des grimaces aux gens par derrière, et la folle étourdie continua de faire tant de sortes d’impertinences, qu’il dut enfin lui promettre de rester encore ce jour-là et le lendemain et le surlendemain.

«  Vous êtes une véritable souche ! dit-elle là-dessus, en le laissant aller, et moi je suis une folle de vous prodiguer ainsi mes caresses. »

Elle se leva de mauvaise humeur et fit quelques pas, puis elle revint en riant et s’écria :

«  Je crois que c’est justement pour cela que je raffole de toi. Je cours chercher mon tricot, pour avoir quelque chose à faire. Reste là, et que je retrouve l’homme de pierre sur le banc de pierre ! »

Cette fois elle lui faisait tort : car, malgré tous ses efforts pour se contenir, s’il se fût trouvé avec elle en ce moment sous un berceau solitaire, selon toute vraisemblance, il n’aurait pas manqué de répondre à ses caresses.

Après lui avoir jeté une œillade agaçante, elle entra dans l’auberge. Il n’avait aucune envie de la suivre ; sa conduite avait même excité chez lui une nouvelle répugnance : cependant il se leva, sans savoir pourquoi, afin de la rejoindre.

Il était sur le point d’entrer, quand Mélina survint, lui adressa la parole avec politesse, et lui demanda pardon de quelques expressions trop dures, qui lui étaient échappées dans la dispute.

«  Vous ne m’en voudrez pas, poursuivit-il, si, dans la position où je me trouve, je laisse peut-être voir trop d’inquiétude : le souci que j’ai pour une femme, bientôt peut-être pour un enfant, m’empêche de vivre tranquillement au jour le jour, et de passer mon temps dans la jouissance de sensations agréables, comme cela vous est encore permis. Veuillez y réfléchir, et, s’il vous est possible, mettez-moi en possession du mobilier théâtral qui se trouve ici : je ne serai pas longtemps votre débiteur, et je vous serai éternellement obligé. »

Wilhelm, fâché de se voir arrêté sur le seuil, qu’un penchant irrésistible le portait alors à franchir, pour joindre Philine, dit, avec une distraction soudaine et une bienveillance précipitée :

«  Si je puis vous rendre par là heureux et content, je ne veux pas balancer davantage. Allez, arrangez tout ; je suis prêt à payer ce soir même ou demain matin. »

Là-dessus il tendit la main à Mélina, pour gage de sa promesse, et fut très-satisfait de le voir s’éloigner promptement. Par malheur, un nouvel obstacle, plus désagréable que le premier, l’empêcha de pénétrer dans la maison.

Un jeune garçon, la valise sur le dos, arrivait à la hâte et s’approcha de Wilhelm, qui reconnut d’abord le petit Frédéric.

«  Me revoici ! s’écria-t-il, en promenant avec joie ses yeux bleus de tous côtés et à toutes les fenêtres. Où est mademoiselle ? Qui diable pourrait durer plus longtemps au monde sans la voir ? »

L’aubergiste, qui venait de s’approcher, répondit : « Elle est là-haut. » En quelques sauts, Frédéric eut franchi l’escalier, et Wilhelm resta sur le seuil, comme pétrifié. Au premier moment, il aurait pris le jeune drôle par les cheveux, pour lui faire dégringoler l’escalier ; mais l’accès violent d’une furieuse jalousie suspendit tout à coup le cours de ses esprits et de ses idées, et, lorsqu’il se fut remis peu à peu de sa stupeur, il fut saisi d’une inquiétude, d’un malaise, tel qu’il n’en avait éprouvé de sa vie.

Il entra chez lui et trouva Mignon occupée à écrire. L’enfant s’était exercée depuis quelque temps, avec une grande application, à écrire tout ce qu’elle savait par cœur, et l’avait donné à corriger à son maître et son ami. Elle était infatigable et comprenait bien, mais les lettres étaient toujours inégales et les lignes irrégulières. Ici, comme toujours, son corps semblait en lutte avec son esprit. Wilhelm, à qui l’attention de l’enfant faisait grand plaisir, lorsqu’il était de sang-froid, s’arrêta peu cette fois à ce qu’elle lui montrait : elle s’en aperçut, et en fut d’autant plus affligée, qu’elle croyait avoir très-bien fait ce jour-là.

L’inquiétude poussa Wilhelm dans les corridors ; il montait il descendait, et il retourna bientôt à la porte d’entrée. À ce moment, arriva au galop un cavalier de bonne mine, et qui, dans l’âge mûr, paraissait très-vert encore. L’aubergiste courut au-devant de lui, et lui tendit la main comme à une ancienne connaissance, en s’écriant :

«  Eh ! monsieur l’écuyer, on vous revoit donc une fois !

— Je ne veux que donner l’avoine à mon cheval, dit l’étranger : je dois me rendre sans tarder au château, pour faire tout préparer bien vite. Le comte et la comtesse y seront demain ; ils y séjourneront quelque temps, pour recevoir de leur mieux le prince de ***, qui établira probablement dans le pays son quartier général.

— C’est dommage que vous ne puissiez rester chez nous, reprit l’aubergiste : nous avons bonne compagnie. »

Un piqueur, arrivé au galop, prit le cheval de l’écuyer, qui s’entretenait avec l’hôte sur le seuil de la porte et paraissait observer Wilhelm.

Wilhelm, s’apercevant que l’on parlait de lui, s’éloigna, et se promena dans quelques rues.

Chapitre XIII

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Dans la pénible inquiétude qu’il éprouvait, l’idée lui vint d’aller à la recherche du vieillard, espérant que sa harpe chasserait les mauvais esprits. Sur les informations qu’il demanda, il fut adressé à une méchante auberge, dans une ruelle écartée, et, dans l’auberge, on le fit monter jusqu’au grenier, où les doux sons de la harpe, s’échappant d’une chambre, arrivèrent jusqu’à lui. C’étaient des accords touchants, plaintifs, qui accompagnaient un chant triste et douloureux. Wilhelm se glissa vers la porte, et, comme le bon vieillard exécutait une espèce de fantaisie, et répétait toujours un petit nombre de strophes, chantant et récitant tour à tour, après un moment d’attention, l’auditeur put saisir, à peu près, les paroles suivantes :

«  Celui qui jamais ne mangea son pain mouillé de larmes, qui jamais ne passa les tristes nuits, assis sur sa couche et pleurant, celui-là ne vous connaît point, ô puissances célestes !

«  Vous nous introduisez dans la vie, vous laissez le malheureux devenir coupable, puis vous l’abandonnez à sa peine, car toute faute s’expie sur la terre. »

Cette plainte douloureuse et touchante pénétra Wilhelm jusqu’au fond de l’âme. Il lui semblait que le vieillard était quelquefois interrompu par les larmes ; puis les cordes résonnaient seules, et enfin la voix y joignait de nouveau de faibles sons entrecoupés. Wilhelm se tenait auprès de la porte ; il était profondément ému ; la douleur de l’inconnu ouvrit son cœur angoissé ; il ne résista pas à la compassion, et il laissa un libre cours aux larmes que la plainte touchante du vieillard fit aussi couler enfin de ses yeux. Toutes les douleurs dont son âme était oppressée s’exhalèrent à la fois ; il s’y abandonna tout entier, il ouvrit la porte, et se présenta devant le vieillard, qui avait dû se faire un siège du méchant grabat, unique meuble de ce misérable réduit.

«  Bon vieillard, s’écria-t-il, quelles sensations tu as excitées chez moi ! Tout ce qui dormait dans mon cœur, tu l’as réveillé. Ne te trouble pas, poursuis : en même temps que tu adoucis tes souffrances, tu rends heureux un ami. »

Le vieillard voulait se lever et répondre quelques mots : Wilhelm s’y opposa, car il avait remarqué, le matin, qu’il ne parlait pas volontiers. Il s’assit lui-même, à son côté, sur le grabat.

Le vieillard essuya ses larmes, et lui dit avec un gracieux sourire :

«  Comment êtes-vous venu jusqu’ici ? Je voulais vous faire ce soir une nouvelle visite.

— Nous sommes plus tranquilles ici, répondit Wilhelm. Chante-moi ce que tu voudras, ce qui convient à ta situation, et fais comme si je n’y étais pas. Il me semble que tu ne saurais te tromper aujourd’hui. Tu es bien heureux de pouvoir t’occuper et t’entretenir si doucement dans la solitude, et, puisque tu es partout étranger, de trouver dans ton cœur la plus agréable connaissance. »

Le vieillard jeta les yeux sur les cordes, et, après avoir doucement préludé, il chanta :

«  Qui s’abandonne à la retraite, hélas ! est bientôt seul ; chacun vit, chacun aime, et le laisse à sa souffrance. Oui, laissez-moi à ma peine ! Et, si je puis une fois être vraiment solitaire, alors je ne serai plus seul.

«  Un amant se glisse sans bruit, pour guetter si son amie est seule : ainsi pénètre, nuit et jour, dans ma solitude la peine, dans ma solitude l’angoisse. Ah ! qu’une fois je sois solitaire dans le tombeau, alors elle me laissera seul ! »

Il faudrait trop nous étendre, encore nous serait-il impossible d’exprimer le charme du singulier entretien que notre ami soutint avec le mystérieux étranger. À tout ce que disait le jeune homme, le vieillard répondait, avec la plus pure harmonie, par des accords qui éveillaient toutes les sensations voisines, et ouvraient à l’imagination une vaste carrière.

Quiconque assista jamais à une assemblée de ces personnes pieuses qui, séparées de l’Église, croient trouver une édification plus pure, plus intime et plus spirituelle, pourra se faire aussi une idée de la scène qui nous occupe. On se rappellera comme l’officiant sait adapter à ses paroles quelque vers d’un cantique, qui élève l’âme où l’orateur désire qu’elle prenne son vol ; comme, bientôt après, un membre de la communauté, ajoute, avec une autre mélodie, un vers d’un autre chant, et comme à celui-ci un troisième en associe un autre, si bien que les idées analogues des cantiques auxquels ces vers sont empruntés en sont éveillées, mais que chaque passage reçoit de la nouvelle combinaison un sens individuel et nouveau, que l’on dirait trouvé à l’instant même ; en sorte que, d’un cercle d’idées connu, de cantiques et de passages connus, résulte, pour cette assemblée, pour ce moment, un ensemble particulier, dont la jouissance la fortifie, l’anime et la restaure. C’est ainsi que le vieillard édifiait son auditeur, et, par des chants et des passages connus et inconnus, donnait à des sentiments éloignés et prochains, éveillés et assoupis, agréables et douloureux, une impulsion, qui, dans la situation où se trouvait alors notre ami, pouvait produire les plus heureux résultats.

Chapitre XIV

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Wilhelm, en revenant chez lui, commença en effet à réfléchir sur sa position, plus vivement qu’il n’avait fait jusqu’alors, et il était arrivé au logis avec la résolution de s’en arracher, quand l’aubergiste lui dit, en confidence, que Mlle Philine avait fait la conquête de l’écuyer du comte ; qu’après avoir rempli sa commission au château, il était revenu en toute hâte, et faisait avec elle un bon souper dans la chambre de la dame.

Au même instant Mélina survint avec le notaire. Ils se rendirent ensemble dans la chambre de Wilhelm ; là il acquitta sa promesse, non sans quelque hésitation, et livra trois cents écus contre une lettre de change sur Mélina, qui remit sur-le-champ les espèces au notaire, et reçut en échange le titre d’achat de tout le mobilier de théâtre, qu’on devait lui remettre le lendemain.

À peine furent-ils séparés, que Wilhelm entendit dans la maison des cris épouvantables. Une jeune voix, colère et menaçante, éclatait au travers de sanglots et de hurlements affreux ; il entendit ces cris, partis d’en haut, passer devant sa chambre et fuir dans la cour.

La curiosité ayant fait descendre notre ami, il trouva le petit Frédéric dans une espèce de frénésie. Il pleurait, grinçait les dents, trépignait, menaçait du poing, et faisait mille contorsions de colère et de douleur. Mignon était devant lui, et l’observait avec étonnement. L’aubergiste expliqua assez clairement cette étrange scène.

Après son retour, le jeune garçon, que Philine avait bien reçu, avait paru joyeux et content ; il avait chanté, sauté, jusqu’au moment où l’écuyer avait fait connaissance avec Philine. Alors le petit compagnon, encore enfant, presque jeune homme, avait commencé à témoigner son dépit, à fermer les portes avec fracas, à monter et à descendre comme un furieux. Philine lui avait commandé de servir ce soir à table, ce qui l’avait rendu toujours plus grondeur et mutin ; enfin, comme il portait un plat de ragoût, au lieu de le poser sur la table, il l’avait répandu entre mademoiselle et son convive, qui étaient assez près l’un de l’autre ; sur quoi, l’écuyer lui avait appliqué une bonne paire de soufflets et l’avait jeté à la porte.

«  Pour moi, ajouta l’aubergiste, je me suis mis à nettoyer les deux personnes, dont les habits sont en fort mauvais état. »

Quand le jeune garçon apprit le bon effet de sa vengeance, il se mit à rire aux éclats, en même temps que les larmes lui coulaient encore sur les joues. Il se réjouit quelques moments de tout son cœur ; puis, l’affront que cet homme lui avait fait, en abusant de sa force, lui revenant à la pensée, ses cris et ses menaces recommencèrent.

Wilhelm était rêveur et confus en présence de cette scène. Il voyait ses propres sentiments exprimés en traits énergiques, exagérés : lui aussi, il était enflammé d’une insurmontable jalousie, et, si la bienséance ne l’avait pas arrêté, lui aussi, il aurait satisfait sa mauvaise humeur, maltraité, avec une maligne joie, la séduisante Philine et provoqué son rival ; il aurait voulu étouffer ces gens, qui ne semblaient être là que pour son tourment.

Laërtes, qui était aussi accouru et avait appris l’aventure, encouragea malicieusement le petit furieux, lorsqu’il protesta et jura que l’écuyer lui donnerait satisfaction ; qu’il n’avait jamais souffert une insulte ; que, si l’écuyer s’y refusait, il saurait bien se venger. Laërtes était là dans son rôle. Il monta, d’un air sérieux, et provoqua l’écuyer au nom du jeune garçon.

«  C’est drôle ! dit l’écuyer. Je ne m’attendais guère ce soir à une pareille bouffonnerie. »

Ils descendirent et Philine les suivit.

«  Mon fils, dit l’écuyer au petit bonhomme, tu es un brave garçon, et je ne refuse pas de me battre avec toi ; mais, comme l’inégalité de nos âges et de nos forces rend la chose un peu extraordinaire, je propose, au lieu d’armes, une paire de fleurets. Nous frotterons les boutons avec de la craie, et celui qui marquera sur l’habit de l’autre la première botte ou le plus grand nombre, sera déclaré vainqueur, et régalé par l’autre du meilleur vin qu’on puisse trouver dans la ville. »

Laërtes décida que cette proposition pouvait être acceptée ; Frédéric lui obéit comme à son maître. On apporta les fleurets ; Philine s’assit, prit son tricot, et observa les deux champions avec une grande tranquillité.

L’écuyer, qui maniait fort bien le fleuret, fut assez complaisant pour ménager son adversaire, et laisser marquer son habit de quelques taches de craie ; sur quoi ils s’embrassèrent et l’on apporta le vin. L’écuyer désira connaître la naissance et l’histoire de Frédéric : le jeune garçon lui fit un conte, qu’il avait souvent répété, et que nous rapporterons une autre fois à nos lecteurs.

Ce duel était pour Wilhelm le dernier trait du tableau de ses propres sentiments : car il ne pouvait se dissimuler qu’il aurai souhaité de tenir le fleuret, et mieux encore une épée, pour se battre avec l’écuyer, quoiqu’il vît bien que cet homme lui était fort supérieur dans l’art de l’escrime. Mais il ne daigna pas adresser un regard à Philine ; il se garda de toute parole qui aurait pu trahir ses sentiments, et, après avoir bu quelques coups à la santé des combattants, il se hâta de regagner sa chambre, où mille pensées désagréables le vinrent assiéger.

Il se rappelait le temps où son esprit s’élevait, d’un essor libre et plein d’espérance ; où il nageait, comme dans son élément, dans les plus vives et les plus diverses jouissances. Il se voyait tombé dans une oisiveté sans but, où il ne goûtait qu’à peine, du bout des lèvres, ce qu’il avait savouré autrefois à longs traits ; mais il ne pouvait voir clairement le besoin invincible dont la nature lui avait fait une loi, et que ce besoin, stimulé seulement par les circonstances, n’était satisfait qu’à demi et s’égarait loin du but.

Il ne faut donc pas s’étonner qu’en réfléchissant à sa situation, et en cherchant avec effort les moyens d’en sortir, il fût tombé dans la plus grande perplexité. Ce n’était pas assez que son amitié pour Laërtes, son inclination pour Philine, son attachement pour Mignon, l’enchaînassent, plus longtemps qu’il n’était convenable, dans une ville et dans une société au milieu de laquelle il pouvait se livrer à son goût favori, satisfaire ses désirs comme à la dérobée, et, sans se proposer un but, poursuivre furtivement ses anciens rêves : il croyait avoir assez de force pour s’arracher à ces liaisons et partir sur-le-champ ; mais il venait de s’engager avec Mélina dans une affaire d’argent ; il avait fait la connaissance du mystérieux vieillard, et il sentait un désir inexprimable de le pénétrer. Cependant, longtemps agité de pensées diverses, il était résolu, il le croyait du moins, à ne pas se laisser retenir même par ces nouveaux liens. « Il faut que je parte ! s’écriait-il, je veux partir ! » En disant ces mots, il se jeta sur un siège : il était fort ému.

Mignon entra et demanda si elle ne devait pas lui rouler les cheveux. Elle s’approchait sans bruit ; elle était fort affligée de ce qu’il l’avait renvoyée si brusquement ce jour-là.

Rien n’est plus touchant que de voir une affection qui se nourrit en silence, une fidélité qui se fortifie en secret, se produire enfin dans l’instant propice, et se manifester à celui qui jusqu’alors ne l’avait pas méritée. La jeune fleur, longtemps, étroitement fermée, allait s’épanouir, et le cœur de Wilhelm ne pouvait être plus ouvert à la sympathie.

Mignon était debout devant lui et voyait son trouble.

«  Maître, s’écria-t-elle, si tu es malheureux, que deviendra Mignon ?

— Chère enfant, dit-il en lui prenant les mains, tu es aussi une de mes douleurs : il faut que je parte. »

Elle le regarda fixement ; elle vit briller dans ses yeux les larmes qu’il retenait ; elle tomba violemment à genoux devant lui.

Il tenait ses mains dans les siennes ; elle appuya sa tête sur les genoux de son maître, sans faire aucun mouvement. Il jouait avec ses cheveux, d’une main caressante. Elle resta longtemps immobile. Enfin il aperçut chez elle une sorte de tressaillement, d’abord très-faible, et qui s’étendit par degrés à tous ses membres.

«  Que t’arrive-t-il, Mignon ? » s’écria Wilhelm.

Elle leva sa jolie tête, le regarda, et porta tout à coup la main sur son cœur, comme pour réprimer sa souffrance. Il la souleva ; elle tomba sur les genoux de Wilhelm. Il la serra dans ses bras et lui donna un baiser. Pas un serrement de sa main, pas un mouvement ne répondit. Elle se pressait toujours le cœur, et tout à coup elle poussa un cri, accompagné de mouvements convulsifs. Elle se leva en sursaut, et tomba soudain sur le plancher, comme si toutes ses articulations se fussent brisées. C’était un spectacle déchirant.

«  Mon enfant, s’écria-t-il, en la relevant et l’embrassant avec force, mon enfant, qu’as-tu donc ? »

Les spasmes continuaient, et, du cœur, ils se communiquaient aux membres affaissés. Elle n’était soutenue que par les bras de Wilhelm. Il la pressait sur son cœur et la baignait de larmes. Tout à coup elle parut se roidir encore, comme une personne qui souffre la plus violente douleur ; tous ses membres se ranimèrent avec une nouvelle violence, et, comme un ressort qui se détend, elle se jeta au cou de Wilhelm, en paraissant éprouver un déchirement profond, puis, au même instant, un torrent de larmes coula de ses yeux fermés sur le sein de son ami. Il la serrait fortement. Elle pleurait, et aucune parole ne saurait exprimer la violence de ces pleurs. Ses longs cheveux s’étaient dénoués et flottaient sur les épaules de l’enfant éplorée, et tout son être semblait s’écouler sans trêve en un déluge de larmes. Ses membres roidis reprirent leur souplesse ; son cœur s’épanchait ; et, dans le trouble du moment, Wilhelm craignit qu’elle ne fondît dans ses bras, et qu’il ne restât plus rien d’elle. Il la serrait toujours avec plus de force.

«  Mon enfant, s’écria-t-il, mon enfant ! Tu es à moi, si ce mot peut te consoler. Tu es à moi ! Je te garderai ; je ne t’abandonnerai pas. »

Les larmes coulaient encore : enfin elle se dressa sur ses pieds ; une douce sérénité brillait sur son visage.

«  Mon père, dit-elle, tu ne veux pas m’abandonner ! tu veux être mon père ! Je suis ton enfant. »

À ce moment, les doux sons de la harpe retentirent devant la porte ; le vieillard venait offrir à son ami, en sacrifice du soir, ses chants les plus tendres, et lui, pressant toujours plus étroitement son enfant dans ses bras, il goûtait une pure et ineffable félicité.