Les Années d’apprentissage de M. de Bismarck
M. de Bismarck n’a pas voulu laisser à la postérité le soin de lui ériger sa statue comme elle l’entendrait ; il a préféré qu’on la commençât de son vivant, afin de pouvoir diriger lui-même le travail et s’assurer qu’on avait attrapé sa ressemblance, qu’on le montrait bien au monde tel qu’il désire lui apparaître. Après sa mort, ses biographes n’auront qu’à suivre les indications qu’il a bien voulu leur donner d’avance, et ils lui sauront gré des peines qu’il a prises pour leur faciliter leur tâche. Il avait déjà permis qu’on livrât au public une partie de sa correspondance intime, et voici qu’avec son aveu et peut-être à sa demande, la direction des archives de Berlin a entrepris de publier en trois volumes toutes les dépêches et les lettres qu’il adressa à son gouvernement lorsqu’il représentait la Prusse à la diète germanique. Les deux volumes qui ont déjà paru sont aussi curieux qu’instructifs. Assurément il y est question de beaucoup de petits incidens depuis longtemps oubliés. Peu nous importent les crises que la révision de la constitution provoqua en 1853 dans la principauté de Lippe-Detmold, et nous nous soucions médiocrement d’approfondir dans ses menus détails la mélancolique histoire de cette fameuse flotte allemande, dont les six derniers vaisseaux furent vendus à la compagnie du Lloyd. En revanche, rien n’est plus intéressant que de connaître par des documens authentiques les débats du chancelier de l’empire allemand dans la carrière de la diplomatie, les premiers commencemens de son génie et de sa fortune politique[1].
C’est à Francfort, pendant les huit années qu’il y passa, que M. de Bismarck a fait ses vraies études et son apprentissage. C’est là qu’il s’initia à tous les secrets de la politique autrichienne, à toutes les affaires de ménage des petits états de l’Allemagne, qu’il apprit à connaître leurs intérêts, leurs passions, leurs visées, les mobiles de leurs actions et de leurs intrigues, ce qu’ils aimaient, ce qu’ils haïssaient et ce qu’ils craignaient. C’est à Francfort aussi qu’il se ménagea des liaisons avec d’illustres passans qu’il devait revoir un jour et dont il n’avait garde d’oublier le virage. Quand il quitta les bords du Main, en 1859, non-seulement il possédait et son Allemagne et son Europe, mais il avait assis définitivement son opinion sur toutes les grandes questions qu’il eut plus tard à traiter ou à résoudre. Il savait quelles étaient les combinaisons dangereuses ou désirables pour son pays ; il savait également comment il faut s’y prendre pour gouverner un roi ou une assemblée et pour se tirer avec honneur de la négociation la plus épineuse. Il était consommé dans toute sorte de rubriques ; il s’était fait des règles de conduite, une méthode ; il avait l’outil, il n’attendait que l’occasion de s’en servir. Avant même d’avoir achevé ses années d’épreuve, prêt sur tout, il était mûr pour le pouvoir et pour ses destinées.
Frédéric-Guillaume IV passait à juste titre pour un roi très timide et très timoré. Il fit cependant un acte d’audace le jour qu’il s’avisa de choisir pour son délégué à la diète germanique un homme de trente-six ans, connu pour un réactionnaire à tous crins et qui ne s’était rendu célèbre que par la véhémence de ses discours emporte-pièce, par l’âpreté de ses opinions, par ses allures tapageuses. On pouvait douter que ce casseur de vitres eût aucune vocation pour la diplomatie et qu’il fût prudent de l’envoyer dans un endroit où les vitres étaient plus fragiles qu’ailleurs, de lâcher ce taureau dans un magasin de porcelaine. Aussi le général de Rochow, à qui il devait succéder et qui au préalable l’eut pour secrétaire pendant trois mois, eut-il soin de le tenir à l’écart de tout. Ce ne fut que le jour de son départ qu’il jugea à propos de l’initier aux affaires courantes ; il lui envoya à cet effet un portefeuille vert. Ce portefeuille était beau, mais il était vide.
Le futur diplomate lui-même, qui pour toute décoration ne portait encore sur sa poitrine qu’une médaille de sauveteur, parut se demander quelque temps s’il acquerrait jamais le goût et la pratique de son nouveau métier. Nous savions déjà par quelques fragmens de sa correspondance privée combien il eut de peine à se faire à Francfort, combien le séjour de cette riche et charmante ville lui sembla d’abord ennuyeux, grässlich langweilig. Il regrettait Berlin, les Berlinois, le tumulte des débats parlementaires. Il déclarait qu’un diplomate lui paraissait un animal plus prétentieux et plus ridicule « qu’un député de la seconde chambre qui se rengorge et se pavane dans le sentiment de son importance. » Il déclarait aussi que la diplomatie n’est qu’un pompeux charlatanisme, l’art de persuader aux autres qu’on est cousu de secrets et de se persuader à soi-même que les autres savent ce qu’ils ignorent. Il s’était bien douté, avant d’arriver à Francfort, « qu’on n’y faisait que de la soupe à l’eau ; » mais il reculait d’horreur « devant une soupe si maigre qu’on ne pouvait y découvrir un œil de graisse. » Toutefois il faisait preuve de bon vouloir, d’application ; il s’exerçait à parler beaucoup sans rien dire, et il écrivait à Mme de Bismarck : « Si, en lisant les rapports que je lui envoie, Manteuffel réussit à savoir ce qu’il y a dedans, il est plus avancé que moi. » En vain tâchait-il de secouer sa mélancolie en se promenant à cheval, en courant le pays, ses ennuis et ses dégoûts montaient en croupe avec lui, et dans ses accès d’humeur noire, il affirmait « qu’il lui en coûterait aussi peu de quitter la vie qu’une chemise sale. »
Mais il ne tarda pas à changer d’avis. A peine le général de Rochow fut-il parti, le laissant maître de la place, il se réconcilia avec son métier, prit en gré ses occupations. Il était dans sa nature d’aimer les responsabilités autant que d’autres les redoutent ou les fuient. Son fardeau lui devint cher, Francfort ne l’ennuyait plus, il ne regrettait plus Berlin. On l’y rappelait souvent, il ne faisait qu’y toucher barres et s’empressait de regagner son poste. Les discussions parlementaires et leurs bruyans orages lui plaisaient de moins en moins. Il estimait « que l’air qu’on respire dans les assemblées a quelque chose de démoralisant qui gâte les meilleurs esprits, » que les intrigues des chambres, qui, vues de loin, semblent des merveilles, ne sont en réalité que de pitoyables comédies, que la tribune sert de tréteau à de petits hommes qui se font une fête d’étaler aux yeux de l’univers l’énormité de leurs prétentions et le ridicule de leur vanité. « Quand j’arrive de Francfort, écrivait-il au mois de mai 1852, je me fais l’effet d’un homme dégrisé parmi des gens ivres. » Ce langage peut sembler sévère, mais nous constatons en ce moment le mal que fait à un pays une assemblée qui n’a plus sa tête. « Quand Auguste buvait, la Pologne était ivre. »
Ce n’était pas une tâche agréable ni commode que de représenter la Prusse à la diète germanique en l’an de grâce 1851. Depuis 1848, le roi Frédéric-Guillaume IV, incertain de sa conduite, obéissant tour à tour ou résistant aux opinions nouvelles et aux passions populaires, continuellement ballotté entre ses scrupules et ses fantaisies, avait eu des velléités ambitieuses suivies de prompts et dangereux repentirs. Il avait conçu le projet de mettre l’Allemagne du Nord sous sa tutelle, il avait fondé l’union restreinte, convoqué un parlement allemand à Erfurth. L’Autriche s’était fâchée ; de part et d’autre, on avait porté la main à la garde de son épée, on avait fait des armemens, on avait mobilisé. Peu s’en était fallu que la guerre n’éclatât, mais on avait reculé devant cette grosse partie, les inquiétudes avaient prévalu sur les convoitises. On s’était décidé à battre sa coulpe, à s’humilier sous la verge. M. de Mauteuffel s’était rendu à Olmütz pour y subir humblement les conditions du prince de Schwarzenberg, qui se promettait « d’avilir la Prusse avant de la démolir. » On avait renoncé aux œuvres de Satan, abjuré ses rêves, ses espérances, consenti à défaire ce qu’on avait fait, à restaurer l’ancienne diète et un état de choses qu’on avait déclaré insupportable, et on se présentait à Francfort en pécheur contrit et pénitent, qui comptait sur la générosité de l’Autriche pour tirer le rideau ou passer l’éponge sur ses fredaines et ses folies.
Malheureusement l’Autriche était peu disposée à se montrer généreuse ; elle avait résolu d’exploiter sa victoire morale pour faire à la Prusse une situation subalterne et dépendante. Jusqu’en 1848, par une sorte d’accord tacite, les deux grandes puissances allemandes s’étaient reconnu l’une à l’autre un droit de veto. Aucune question de quelque importance n’était portée devant la diète sans qu’elles se fussent concertées et entendues au préalable. Si l’entente ne pouvait se faire, on ajournait la question ; si elle se faisait, les petits états devaient avaler de bonne grâce la pilule, qu’on ne prenait pas toujours la peine de dorer et qui leur semblait souvent amère. L’Autriche se proposait dorénavant de changer de système et de méthode, elle voulait s’assurer d’abord le concours des petits souverains et des petits cabinets et obliger la Prusse à se soumettre au vote de la majorité. Elle aspirait du même coup à étendre par de sourdes usurpations les prérogatives et les droits du pouvoir présidentiel dont elle était nantie.
Telles étaient les instructions données aux plénipotentiaires autrichiens, le comte de Thun et après lui le baron de Prokesch-Osten, à qui M. de Bismarck eut affaire dans les premières années de son séjour à Francfort. Ils n’avaient pas la même façon de chanter, mais l’air était le même. Dans sa correspondance ; M. de Bismarck nous représente le premier comme un homme de tempérament nerveux, auquel les incidens désagréables faisaient perdre l’équilibre, la santé, le sommeil et causaient de violentes migraines. Le baron de Prokesch n’avait pas de migraines mais il fallait se défier de son éloquence verbeuse et pathétique, de la hardiesse de ses affirmations, de sa fausse bonhomie, de ses bruyans éclats de colère dont la sincérité était douteuse et de ses gracieux retours qui inspiraient peu de confiance, ainsi que de l’habitude qu’il avait d’expliquer par les défaillances de sa mémoire ou par son ignorance des règlemens les empiétemens sournois qu’on lui reprochait. Dans une lettre du 7 mai 1853, M. de Bismarck rendait compte à M. de Manteuffel d’une conversation qu’il avait eue au cours d’une promenade avec cet orageux baron, des efforts qu’il avait dû faire pour calmer ses emportemens qui attiraient l’attention des passans. « En laissant de côté les exagérations oratoires qui sont propres à M. de Prokesch, ajoutait-il, ce qu’il m’a dit était de nature à me faire croire que l’opinion de la Prusse touchant la question des forteresses fédérales avait à ses yeux aussi peu d’importance qu’une immixtion du vladika de Montenegro dans les affaires intérieures de l’Autriche. Pour ne pas me laisser gagner par son échauffement, je détournai l’entretien, sur quoi il déposa aussitôt son cothurne et se livra à des effusions de cordiale intimité. »
Frédéric-Guillaume IV s’attendrissait facilement, il aimait à parler de son cœur et il se faisait une idée exagérée du rôle que joue le sentiment dans les affaires humaines. Aussi désirait-il que son plénipotentiaire s’efforçât de lui regagner les bonnes grâces de l’Autriche, de rétablir entre les deux couronnes la bonne entente d’autrefois. On avait recommandé à M. de Bismarck de mettre beaucoup d’huile dans les rouages, de faire de la politique aimable ; c’était lui demander de forcer son naturel. Dès les premiers temps, il s’appliqua à persuader à son gouvernement que la politique aimable n’était plus de saison, qu’une entente était impossible, que dans certains cas le vinaigre vaut mieux que l’huile, que le principal de voir d’un plénipotentiaire prussien était de ne rien laisser passer, d’être toujours à cheval sur son droit, de chipoter beaucoup, dût-il s’acquérir la réputation d’un esprit revêche, brouillon et tracassier. « Peut-on exiger que, dans ma situation, écrivait-il le 28 février 1855, j’aie une bienveillance particulière pour la politique de l’Autriche ? Il est plus agréable pour tout le monde de faire son service en paix ; mais c’est le cabinet de Vienne qui m’impose malgré moi le devoir de surveiller et de traverser sans cesse ses tentatives avouées ou secrètes d’usurpation. Quand j’arrivai ici il y a quatre ans, Je n’étais certes pas un ennemi de l’Autriche ; mais, gouvernée comme elle l’est, je n’aurais pu devenir son ami sans renier jusqu’à la dernière goutte de mon sang prussien. » Après cela, il confessait que, dans plus d’une occurrence il avait manqué de réserve et de calme ; mais il n’en éprouvait que de faibles remords. Il s’aimait avec ses défauts, qu’il considérait comme des défauts utiles.
Cet apprenti n’avait pas tardé à reconnaître que la politique aimable n’était pas plus de mise avec les petits et moyens états de l’Allemagne qu’avec l’Autriche et qu’on arriverait difficilement par des voies de douceur à rompre le réseau, die Umgarnung, dont elle les enveloppait. Il jugeait sévèrement ses collègues de la diète, les trouvait à la fois médiocres et peu sûrs, se plaignait de leur politique louche et louvoyante, de leurs perpétuels biaisemens. Lorsqu’il fut question, en 1854, d’envoyer un délégué de la confédération aux conférences de Vienne, il s’y opposa nettement. « Sans parler, disait-il, des jalousies qu’on ne manquerait pas de provoquer, qui pourrait-on choisir ? A la rigueur, le plénipotentiaire bavarois serait propre à cet emploi, quoiqu’il soit un juriste trop pointilleux. Quant au Saxon, il est dans la dépendance personnelle de la présidence, le Hanovrien est sourd, le Wurtembergeois est confus, le Badois est un coupeur de cheveux en quatre, le Hessois a la sainte horreur du travail, celui de Darmstadt est Autrichien des pieds à la tête. »
Il déduisait savamment dans ses dépêches les raisons qui expliquaient l’ascendant exercé par l’Autriche sur ses confédérés. Elle savait se servir de la presse pour se ménager des intelligences jusque dans les feuilles prussiennes. D’autre part, les personnages les plus influens des cours allemandes avaient presque tous des fils ou des parens au service autrichien. Enfin les petites couronnes attribuaient à la Prusse le dessein d’exploiter les aspirations nationales et les passions populaires pour les réduire en vasselage, tandis que le cabinet de Vienne leur promettait de les protéger et contre les intrigues et contre les tempêtes, sans compter qu’il les avait accoutumées à redouter ses ressentimens, ses rancunes, ses représailles, et que la Prusse leur permettait d’abuser impunément de son indulgence et de sa longanimité. « Nos confédérés, écrivait M. de Bismarck, savent que l’Autriche n’observe dans ses rapports avec eux que la loi du talion, et que de quoi qu’il s’agisse, elle leur rend toujours la monnaie de leur pièce. » Il exhortait tout doucement M. de Manteuffel à en faire autant, il lui insinuait que dans l’univers en général et surtout dans les petites cours allemandes, la crainte est le plus puissant des mobiles. Mais M. de Manteuffel n’avait ni assez de persistance dans les idées ni assez de fermeté de main pour opérer les exécutions qu’on lui demandait. Tantôt il laissait échapper les occasions, tantôt après avoir fait un acte de vigueur, il mollissait subitement, dont M. de Bismarck enrageait.
Plus il allait, plus le jeune plénipotentiaire prussien désespérait de rien obtenir par des moyens agréables ni de la Bavière, ni du Wurtemberg, ni de la Saxe, ni des deux Hesses. Selon lui, les royaumes secondaires et les petits princes ne considéraient la confédération que comme une société d’assurance contre les dangers extérieurs ; mais ils étaient incapables de sacrifier à la grandeur nationale le moindre de leurs intérêts personnels, une seule de leurs prérogatives. Si quelques-uns d’entre eux semblaient coqueter avec le libéralisme, ce n’est pas qu’ils en eussent le goût ; mais soucieux du qu’en dira-t-on, de l’opinion, des jugemens de la presse, ils laissaient volontiers aux deux grandes puissances tout l’odieux des mesures réactionnaires et se donnaient l’air, en les acceptant, de se soumettre à une dure nécessité, qui n’était guère qu’une douce violence. S’ils nourrissaient des sentimens hostiles contre la France, ce n’était point par patriotisme, mais la France n’avait plus grand chose à leur promettre, à leur offrir ; les grandes distributions étaient faites, chacun avait emporté son lopin. « Les biens ecclésiastiques, les villes impériales et les petits territoires avaient été partagés, et les sept années de dur assujettissement qu’on avait passées dans la confédération du Rhin pour mériter cette Rachel étaient un souvenir encore trop vivant pour ne pas balancer le désir d’acquérir une Lia par un bail de nouvelle servitude. »
Si M. de Bismarck avait apporté à Francfort quelques illusions auxquelles il lui coûtait de renoncer, il les avait vues à la suite de pénibles expériences s’évanouir l’une après l’autre, d’année en année, sa correspondance en fait foi. Jadis il avait approuvé le voyage d’Olmütz et affirmé publiquement que la Prusse et l’Autriche étaient solidaires l’une de l’autre, qu’elles étaient liées à jamais par des intérêts communs et qu’elles devaient s’unir pour combattre la révolution. En 1859, dans une lettre datée de Saint-Pétersbourg, il déclarera sans détour à M. de Schleinitz que la Prusse ne peut espérer aucun égard, aucun ménagement de l’Autriche, ni aucun appui sérieux de ses confédérés, que les petits états allemands sont condamnés à graviter toujours vers le cabinet de Vienne, que les changemens de personnes ou de circonstances n’y feront rien, que c’est une loi aussi fatale que celle qui régit les mouvemens de l’aiguille aimantée, que tant que les institutions n’auront pas été réformées, la Prusse sera traitée en subalterne, qu’elle doit guetter le moment et aviser aux moyens de recouvrer son autonomie, qu’à cet effet une révolution est nécessaire, que cette révolution ne peut s’accomplir que par une guerre heureuse contre l’Autriche, qu’il est des maladies qu’on ne guérit que par le fer et le feu, ferro et igni. Voilà ce qu’il avait appris à Francfort. Qui osera dire qu’il y eût perdu son temps ?
En 1853, la guerre de Crimée lui fournit l’occasion de s’initier aux affaires de l’Europe comme il s’était instruit de celles de l’Allemagne ; elle lui apprit à connaître le grand échiquier sur lequel il devait manœuvrer plus tard avec une dextérité si merveilleuse. Mais, en même temps, ce fut pour lui l’occasion de nouvelles souffrances que de voir, malgré les conseils qu’il donnait, le gouvernement de son pays se discréditer comme à plaisir par ses fautes et par son effacement volontaire. On sait quel rôle médiocre joua la Prusse dans cette grande crise européenne : un publiciste allemand de grand mérite et bien renseigné, M. Geffcken, a raconté récemment cette histoire dans un livre qui mérite de faire autorité[2]. Ce fut alors que la politique de sentiment prouva son impuissance. Aussi longtemps que dura la crise, le roi Frédéric-Guillaume IV s’agita dans son bénitier sans arriver à se mettre au clair avec lui-même. Il désirait ne point se brouiller avec la Russie sans s’exposer aux rancunes des puissances occidentales et sans mécontenter l’Autriche, et il se cassait la tête sur cet insoluble problème. S’appliquant en vain à concilier ses scrupules, ses savantes timidités, ses affections de famille et la raison d’état, il entendait ne prendre que des engagemens qui ne le liassent pas, ne faire que des promesses qu’il fût dispensé de remplir et que des menaces qu’il ne fût pas tenu d’exécuter. Il en était quitte pour envoyer incessamment dans toutes les capitales de l’Europe des généraux chargés d’expliquer ses inexplicables irrésolutions, les mystères de sa conscience, les effaremens de son esprit. « Nous sommes trop polis, disait M. Drouyn de Lhuys, pour ne pas recevoir poliment M. le général de Wedell ; mais il ne nous apporte que les larmes de son roi. » L’Autriche tâchait d’exploiter à son profit cet affolement de Frédéric-Guillaume IV. Partagée entre les inquiétudes que lui inspiraient ses provinces d’Italie et le désir d’asseoir sa domination dans les provinces danubiennes, elle nouait partout des fils, se tenant prête, comme on le disait, « à courir au secours du vainqueur, quel qu’il fût. » Mais pour que l’Europe comptât avec elle, il lui importait de pouvoir compter elle-même sur le concours aussi empressé que désintéressé de la Prusse et de la Confédération germanique.
M. de Bismarck approuvait son gouvernement de ménager beaucoup l’empereur Nicolas ; il ne voyait pas quel profit on pouvait espérer en se brouillant avec lui. En revanche, il voyait très bien ce qu’on pouvait gagner à laisser éclater la guerre entre la Russie et l’Autriche ; mais, disait-il, cette politique n’est pas celle de mon roi. Ce qui le tourmentait le plus, c’était la crainte qu’on ne se laissât envelopper par le cabinet de Vienne, qu’on ne tirât l’épée pour ses beaux yeux. « Je frémis, écrivait-il, à la pensée que nous puissions courir les risques d’une aventure au service de l’Autriche, pour les péchés de laquelle mon souverain a autant d’indulgence que je prie notre maître qui est aux cieux d’en avoir pour les miens. » Les entraînemens de la faiblesse lui semblaient aussi dangereux que ceux de la passion. Il mettait tout en œuvre pour persuader à M. de Manteuffel que l’Autriche avait un besoin pressant de la Prusse, qu’il fallait lui tenir la dragée haute, lui faire acheter un secours qui lui était nécessaire, substituer au langage de l’inquiétude celui de la fierté et de l’audace.
Démosthène reprochait aux Athéniens de se traîner à la remorque des événemens, de ne parer les coups qu’après qu’ils étaient portés, de se laisser dicter leurs plans de campagne par Philippe : « Vous entendez la politique, disait-il, comme les barbares comprennent le pugilat. Lorsque l’un d’eux reçoit un coup, il porte aussitôt la main à l’endroit frappé, et si on le frappe ailleurs, ses mains y vont encore ; mais ils ne savent pas se couvrir de leur bras, ni regarder en face leur adversaire. » M. de Bismarck ne comprenait pas qu’on attendît les coups ; il jugeait qu’en toute chose il faut prendre l’initiative, que la hardiesse est souvent de la prudence. « On n’aura d’égards pour nous écrivait-il le 1er janvier 1855, que si on nous craint. Rien ne nous serait plus utile que de faire croire à la France et à l’Angleterre que nous sommes capables de marcher avec la Russie, et à la cour de Vienne que nous sommes prêts à sacrifier nos relations avec elle à l’entente cordiale avec l’Occident. » Tels étaient les conseils que l’apprenti déjà passé maître donnait discrètement à ses patrons. Sans manquer à la déférence qu’il leur devait, il essayait de faire leur éducation, de leur apprendre cette politique de marchandage et de surenchère qu’il a pratiquée depuis avec tant de bonheur. Mais un aigle perd son temps à vouloir enseigner aux moineaux l’art de voler et de regarder le soleil en> face ; peut-il leur prêter ses ailes et ses yeux ?
Peu s’en fallut que la Prusse, grâce à ses perpétuelles tergiversations, ne fût, en 1856, exclue du congrès de Paris. L’humiliation dont ils étaient menacés causait à Frédéric-Guillaume IV et à son ministre les plus cuisans soucis, ils s’épouvantaient de leur isolement. M. de Bismarck s’efforçait de les calmer, de les réconcilier avec leur sort. Il leur représentait que le cas n’était pas mortel, qu’on pouvait vivre sans aller au congrès, que c’était un malheur supportable ; qu’au surplus il fallait cacher avec soin sa déconvenue et son dépit, affecter beaucoup de philosophie, beaucoup d’indifférence, se garder de mendier une invitation qui ne venait pas, qu’elle finirait bien par venir ; que certains traités signés par la Prusse ne pouvaient être modifiés sans sa participation, que moins on montrerait d’empressement, plus on serait certain d’être désiré et recherché. Avec une sagesse bien rare dans un diplomate de quarante ans, il ajoutait « qu’il faut apprendre à se sentir bien dans sa peau, même quand on n’y est pas à son aise, » qu’un message royal aux chambres, un emprunt de guerre annoncé à grand bruit, un cliquetis de sabres, ne seraient qu’un pauvre palliatif et ne guériraient pas la blessure infligée à la fierté prussienne, qu’il importe à un état encore plus qu’à un particulier d’être toujours maître de son humeur, que les colères d’enfant, des plaintes et des menaces en l’air n’ont jamais fait de mal qu’à ceux qui se les permettent. Pour achever de consoler ses patrons déconfits, il leur rappelait, que, malgré les maladresses qu’ils avaient commises, la Prusse était de toutes les puissances de l’Europe celle qui avait le moins démérité de son puissant voisin de l’Est, que tôt ou tard elle serait récompensée de sa vertu et de ses bons procédés. Il avait écrit dès le 9 décembre 1854 : « Quand la paix sera faite, nous serons dans de meilleurs rapports avec la Russie que l’Autriche, et c’est un gain auquel j’attache beaucoup de prix. Le jour du règlement des comptes ne se fera pas attendre. Que quelques années se passent, et la Russie saisira l’occasion de quelque zizanie européenne ou de troubles intérieurs en Autriche ou autre part pour recouvrer ce qu’elle a perdu. L’Autriche s’est placée sur son chemin comme une barrière insurmontable, c’est contre cette barrière qu’elle dirigera désormais ses efforts, et c’est un avantage de notre politique hésitante que l’antagonisme de Vienne et de Pétersbourg se soit accusé d’une manière durable. »
Après la conclusion de la paix, le plénipotentiaire de Prusse à la diète de Francfort se confirma dans ses pressentimens, dans ses opinions ; il vit clairement la ligne de conduite qu’il convenait de suivre, et, à la date du 26 avril et du 10 mai 1856, il adressait à M. de Manteuffel deux dépêches écrites de sa main et vraiment mémorables, où se révélait son étonnante perspicacité. Jamais souverain ne se trouva dans une meilleure situation et ne fut plus en passe d’arriver à tout que l’empereur Napoléon III après la guerre de Crimée. Il était l’objet de toutes les attentions, de toutes les courtoisies, de tous les empressemens ; l’Europe entière lui faisait sa cour, petites et grandes monarchies recherchaient son amitié, se promettaient son alliance. Il n’avait que l’embarras du choix, mais il semblait vouloir ajourner sa résolution, il se réservait. « Quoique le fruit ne fût pas encore mûr, tout le monde tendait déjà son bonnet pour l’y recevoir quand il se détacherait de la branche. » M. de Bismarck était convaincu que Napoléon III, encouragé par son succès, ne tarderait pas à remettre l’Europe en branle ; qu’à cet effet, ce trop heureux souverain s’occupait de choisir une question destinée à rester ouverte. Trois ans avant l’événement, il avait deviné que ce serait la question italienne, et il tâchait d’insinuer à son roi que, si jamais la guerre éclatait entre la France et l’Autriche, c’est avec la France qu’il conviendrait de lier partie.
Il avait affaire à des préjugés bien puissans, et ses effarouchantes propositions avaient peu de chance d’être accueillies. Frédéric-Guillaume IV considérait l’empereur des Français comme un usurpateur, comme le missionnaire couronné de la révolution. Il aurait craint, en s’abouchant avec lui, en mettant sa main dans cette main suspecte, de contracter une souillure, de rendre aux faux dieux un hommage adultère. Il se rappelait le mot de l’Écriture : « Malheur à celui qui se détourne de moi pour s’abandonner aux magiciens et aux devins et commettre avec eux le péché de fornication ! » Il y avait dans son entourage des gens qui, sans partager ses scrupules, se défiaient beaucoup du nouvel empereur ; ils le tenaient pour un profond politique avec qui il était difficile de conclure un marché dont on ne fût pas la dupe. Pendant son séjour à Francfort, M. de Bismarck avait jeté l’un après l’autre ses préjugés aux orties ; il lui en coûtait peu de faire un pacte avec les faux dieux. D’autre part, il avait acquis la certitude que Napoléon III ne pouvait déchaîner la révolution sur l’Europe sans s’exposer à de fâcheux accidens, qu’elle lui était plus redoutable qu’au roi de Prusse. Il jugeait que sa situation, la nécessité de procurer à la France des satisfactions d’amour-propre, le condamnaient à une politique agitante et agitée, eine unruhige Politik, et il ne voyait pas en lui le profond calculateur dont on vantait les savantes combinaisons. Il l’envisageait comme un rêveur friand d’aventures, d’entreprises hasardeuses et téméraires, possédé de l’amour des coups de théâtre. Il écrivait à M. de Manteuffel le 13 avril 1855 : « D’après tout ce que j’ai entendu dire dans ces dernières années du caractère de Louis-Napoléon par des gens qui le connaissent bien, le goût d’étonner et de faire précisément ce que personne n’attend est chez lui une passion maladive. Un vieux diplomate français de sens rassis me disait naguère : « Cet homme va nous perdre ; il finira par faire sauter la France pour un de ces caprices que l’impératrice débite à son déjeuner. »
M. de Bismarck s’était appliqué de bonne heure à deviner l’énigme du sphinx que l’Europe interrogeait du regard et dont elle attendait en suspens les moindres paroles. Depuis longtemps il avait décidé que Napoléon III n’était pas un personnage aussi dangereux qu’on voulait bien le dire, qu’à force de chercher les occasions, ce taciturne en fournirait aux autres, qu’il s’agissait seulement de savoir le prendre, et il l’étudiait curieusement comme un bon ouvrier étudie son outil pour découvrir la manière de s’en servir. Dès le lendemain du congrès de Paris, il adressait à son gouvernement les remarquables dépêches dont nous parlions plus haut, et les conseils qu’il donnait à M. de Manteuffel pouvaient se résumer comme suit : « Si jamais il se forme une alliance franco-russe contre l’Autriche, mettez-vous hardiment du côté du manche. Vous auriez tort de surfaire la puissance de l’Autriche ; forte pour l’offensive, elle est faible pour la résistance, occupez-vous de profiter des graves embarras qu’on lui prépare. L’Allemagne est trop étroite pour nous et pour elle. Nous cultivons ensemble le même champ, elle contestera toujours nos droits de propriété et de jouissance, elle est le seul état pour qui nos pertes soient un profit, le seul sur qui nous ayons quelque chose à gagner. Certains débats ne se vident que par le fer et le sang. Depuis le règne de Charles-Quint, le dualisme germanique a produit une fois au moins par siècle une grande guerre intérieure ; tenez pour certain que, dans ce siècle aussi, il n’y aura pas d’autre moyen de mettre l’horloge allemande à l’heure qu’elle doit marquer. Ne vous laissez pas enguirlander par le cabinet de Vienne, qui cherche déjà à prendre ses précautions. Gardez-vous de conclure aucun arrangement avec lui ; aussitôt qu’on vous saura les mains liées, vous cesserez d’être intéressans, et personne ne se souciera de vous. Gardez-vous surtout de garantir à l’Autriche ses possessions italiennes ; elle s’empresserait de le faire savoir à Paris et à Saint-Pétersbourg, la France se croirait provoquée, la Russie se refroidirait pour vous. Il ne s’agit pas en ce moment de nous défendre contre la démocratie, mais de faire de la politique de cabinet. Votre devoir est de cultiver soigneusement vos bonnes relations avec l’empereur de Russie et de vous mettre en état de conclure, le cas échéant, une alliance avec l’empereur Napoléon. Que l’homme vous plaise ou vous déplaise, ce n’est pas la question ; il peut devenir un atout dans votre jeu, voilà le point. Vous ne lui avez jamais fait aucune avance, vous avez l’air de le bouder ; cherchez bien vite quelque occasion de lui être agréable, car il peut vous faire beaucoup de mal ou beaucoup de bien. Libre à vous de regretter qu’il en soit ainsi ; mais la politique est l’art de s’accommoder aux circonstances et de tirer parti de tout, même de ce qui nous déplaît. » Il parlait à des sourds, et lorsque éclata la guerre qu’il avait prévue, on ne sut pas faire ce qu’il demandait. Il lui était réservé de prouver lui-même par ses succès et par nos malheurs l’excellence de ses conseils. Il est des plans que l’inventeur seul peut exécuter.
Comme on voit, jamais années d’apprentissage ne furent ni plus laborieuses ni plus utilement occupées. M. de Bismarck, avant de quitter Francfort, avait des desseins arrêtés, son programme était rédigé, il savait exactement ce qu’il ferait en Allemagne et en Europe le jour où il deviendrait président du conseil et ministre des affaires étrangères. On ne peut lire les deux volumes de sa correspondance officielle qui ont été publiés sans admirer son redoutable bon sens, limpide comme un cristal. Ce qu’il faut admirer encore, c’est la facilité avec laquelle ce baron féodal, ce réactionnaire à outrance, se dépouilla de ses préventions, de ses préjugés, les sacrifia aux rêves de grandeur qu’il avait formés pour son pays. Quelque aversion qu’il ressentit pour le libéralisme, il était prêt à pactiser avec lui pourvu que la Prusse y trouvât son compte. Il est bon de constater aussi qu’en toute occasion cet homme d’une clairvoyance supérieure, dont les avis étaient rarement écoutés, ne laissa pas de se conformer docilement aux instructions qu’on lui envoyait de Berlin. Il trouvait que son roi avait l’esprit bien court, mais son roi était son roi. A peine Aladin eut-il frotté la lampe merveilleuse, un génie de très haute taille lui apparut et lui dit : « Que veux-tu ? me voici prêt à t’obéir, je suis l’esclave de la lampe. » Le 16 février 1856, M. de Bismarck écrivait : « L’une de mes ambitions est de mériter les éloges qui ont été donnés dans tout le cours de l’histoire à la discipline prussienne. »
Il serait bien temps d’acclimater chez nous cette vertu. Hélas ! nous sommes en proie aux indisciplinés, aux brouillons, aux ambitieux médiocres et pleins d’eux-mêmes, qui dans leur impatience d’arriver, traitent les ministères de leur choix comme le prince de Schwarzenberg voulait traiter la Prusse ; ils les avilissent avant de les démolir, ils ne se plaisent que dans le gâchis parce qu’ils se flattent d’y ramasser un portefeuille, et ils nous réduisent à dire : Quel que soit leur gouvernement, trois fois heureux les peuples qui en ont un !
G. VALBERT.