LE CHEVAL DE MAZEPPA

Parmi les pages de Jean Casimir, roi de Pologne, il en était un remarquable aussi bien par les grâces de sa personne que par celles de son esprit ; c’était Mazeppa. Né dans le palatinat de Podolie, d’une famille pauvre mais noble, il pouvait avoir alors de dix-huit à vingt ans. Beau, jeune, bien fait, il possédait, outre ces qualités physiques, une qualité bien plus rare, et bien plus précieuse encore : le grand art de plaire.

La femme d’un vieux gentilhomme polonais, la comtesse Bradouski, fit une vive impression sur lui, il parvint à s’en faire aimer. Bradouski découvrit cette intrigue et résolut de se venger ; mais, pour rendre sa vengeance et plus terrible et plus sûre, il dissimula. Il feignit même de ressentir une amitié aussi vive que sincère pour le jeune page, et l’engagea à venir passer quelques jours à son château. Mazeppa, ne soupçonnant point le piège, accepta l’offre avec empressement.

Mais à peine fut-il arrivé, que les serviteurs de Bradouski se jetèrent sur lui et le dépouillèrent de ses vêtements. Le comte parut alors, et lui reprochant le crime dont il s’était rendu coupable envers lui, il s’écria :

« Tu m’as outragé, tu dois mourir ; mais non d’une mort douce et prompte, je ne serais pas suffisamment vengé : tu vas mourir d’un trépas horrible et prolongé !… Qu’on amène le cheval… »

Ce cheval était un coursier fougueux, né dans les plaines de l’Ukraine, tout récemment pris dans un filet, et aussi sauvage encore que le daim des forêts. Il arriva la crinière hérissée, résistant fièrement à ceux qui le conduisaient et couvert de l’écume de la colère et de l’épouvante.

« Qu’on l’attache ! » dit Bradouski.

Et soudain Mazeppa est saisi, enlevé, et, malgré ses efforts désespérés, attaché solidement avec des liens de soie sur le dos du farouche coursier, auquel on donne la liberté, en stimulant encore son ardeur par un coup de fouet. Le cheval part.

C’est dans lord Byron qu’il faut lire la description de cette course effroyable, ou bien encore dans les Orientales de Victor Hugo. Nous tâcherons d’en reproduire quelques traits :

« Ils volent ; les torrents sont moins rapides et moins impétueux.

Ils vont. Dans les vallons comme un orage ils passent,
Comme ces ouragans qui dans les monts s’entassent,
Comme un globe de feu ;
Puis, déjà ne sont plus qu’un point noir dans la brume,
Puis s’effacent dans l’air comme un flocon d’écume
Au vaste Océan bleu.

Ils vont ; l’espace est grand, dans le désert immense ;
Dans l’horizon sans fin, qui toujours recommence,
Ils se plongent tous deux.
Leur course comme un vol les emporte, et grands chênes,
Villes et tours, monts noirs liés en longues chaînes,
Tout chancelle autour d’eux,

» Mazeppa respire à peine ; de tous côtés s’étend une vaste plaine, bornée par une noire forêt ; le ciel est sombre et grisâtre, un vent sourd fait entendre son gémissement : Mazeppa voudrait bien lui répondre par un soupir ; mais ils courent si rapidement que l’infortuné ne peut ni soupirer, ni articuler une prière.

» Les gouttes froides de sa sueur inondent la crinière brillante du cheval, qui redouble de vitesse, et dont les naseaux frémissent de colère et de terreur.

Et si l’infortuné, dont la tête se brise,
Se débat, le cheval, qui devance la brise,
D’un bond plus effrayé,
S’enfonce au désert, aride, infranchissable,
Qui devant eux s’étend, avec ses plis de sable,
Comme un manteau rayé.

» Il essaie de l’apaiser avec sa voix affaiblie ; mais elle le fait tressaillir comme un coup de fouet ; à chacun de ses accents, le cheval bondit comme au son guerrier de la trompette.

» Cependant ses liens sont trempés du sang qui s’écoule de son corps meurtri, et son gosier est dévoré d’une soif brûlante.

» Ils arrivent à l’entrée de la forêt ; çà et là s’élèvent des arbres vieux comme les siècles et dont les troncs inébranlables n’auraient pas fléchi sous le souffle de ces vents furieux qui mugissent dans les déserts de la Sibérie ; mais ils sont peu rapprochés, et de jeunes rejetons croissent épais et touffus entre ces troncs antiques. Ils passent au travers. Oh ! qui dira les horribles souffrances de Mazeppa.

Son œil s’égare, sa chevelure traîne,
Sa tête pend, son sang rougit la jaune arène,
Les buissons épineux ;
Sur ses membres gonflés la corde se replie

Et comme un long serpent resserre et multiplie
Sa morsure et ses nœuds.

» Mais ce n’est pas tout ; voilà les loups qui accourent sur leurs traces. Ils les poursuivent en troupe avec ce pas infatigable qui lasse souvent la rage des chiens et l’ardeur des chasseurs. La nuit descend lugubre ; mais le terrible essaim, loin de se disperser, s’acharne de plus en plus ; le cheval toujours fuit ; son sang coule, sa chair tombe en lambeaux ; mais toujours plus ardent, plus épouvanté, il ne ralentit pas sa course. Enfin le jour commenga à éclairer la forêt, et les loups s’arrêtèrent.

» Enfin ils ont traversé la forét.

» Le soleil est déjà à la moitié de sa course ; mais l’air est froid, quoique l’on soit au mois de juin ; peut-être le sang de Mazeppa s’était glacé dans ses veines. La terre fuit, les cieux roulent autour de lui ; à chaque instant il croit être près de tomber ; hélas ! ses liens sont trop bien serrés. Son cœur défaillit, son cerveau devient la proie d’une douleur cruelle, les veines de son front battent un instant avec violence, et puis cessent de battre ; les cieux tournent comme une roue immense, et les arbres lui semblent vaciller comme des hommes ivres. Un léger éblouissement prive ses yeux de la clarté du jour. Celui qui meurt n’éprouve pas une agonie plus cruelle que la sienne. Dans ses angoisses déchirantes, il sent les ténèbres s’épaissir sur sa vue et se dissiper pour revenir encore ; en vain il essaie de ressaisir la lumière et de réveiller ses sens engourdis ; il est comme un malheureux naufragé sur une frêle planche, que les vagues relèvent et recouvrent tout à la fois en le poussant vers un rivage abandonné. Sa vie ressemble à ces éclairs imaginaires qui luisent soudain pour nos yeux fermés au milieu de la nuit, dans les premiers accés d’une fièvre. Bientôt elle reste comme éteinte ; ses douleurs semblent calmées ; mais il éprouve un malaise confus, plus pénible que la douleur.

» Tout à coup le sentiment lui revient : où est-il ? Il sent l’impression du froid ; mais il est toujours étourdi et dans l’engourdissement ; à chaque pulsation la vie ranime peu à peu ses membres, jusqu’a ce qu’une transe soudaine le jette dans une convulsion nouvelle, et refoule jusqu’a son cœur son sang épais et glacé. Des sons effrayants retentissent à ses oreilles, sa vue revient quoique obscure et comme n’entrevoyant les objets qu’à travers un épais cristal. Il croit entendre le choc des vagues ; il reconnait aussi le ciel parsemé d’étoiles. Ce n’est point un rêve : le cheval traverse un fleuve rapide dont les vagues s’étendent sur un vaste lit ; ils sont au milieu et se dirigent vers un rivage inconnu et solitaire. Le contact de l’eau met un terme à ses sourdes douleurs, et ses membres engourdis puisent dans ce fleuve bienfaisant une force passagère. Son coursier lutte fièrement contre les vagues qui se brisent sur son large poitrail ; il tente de s’élancer sur le rivage glissant, qui semble le repousser. Ses poils et sa crinière sont luisants et humides, ses membres frémissent et ses flancs jettent une épaisse fumée ; il trouve encore des forces pour parvenir sur la rive. Une plaine immense s’étend au loin dans les ombres de la nuit, l’œil n’en peut mesurer la longueur ; cependant la lune découvre au triste voyageur ça et là quelques espaces blanchâtres et quelques touffes de gazon noir détachés en masses confuses dans ce sombre désert. Mais rien ne peut y être aperçu distinctement qui indique la moindre chaumière ; aucune lueur vacillante et lointaine d’un flambeau hospitalier.

» Cependant le coursier ne se traînait plus que lentement et se soutenait à peine sur ses jambes chancelantes. Mazeppa voulut essayer par quelques efforts de briser les cordes qui le garrottaient ; il ne fit que les resserrer davantage et rendre ses souffrances plus cuisantes. Le soleil se leva. Aucune trace d’hommes ou d’animaux n’était imprimée sur cette terre sauvage : l’air lui-même était muet. Le cheval, haletant comme s’il allait expirer, parcourut encore quelques werstes, et partout régnaient la solitude et le silence. Mazeppa croit entendre un hennissement qui sort d’un petit bois de noirs sapins, et presque aussitôt il voit accourir une troupe de chevaux qui s’avancent en formant un nombreux escadron.

Il veut pousser un cri, mais ses lèvres sont muettes. Les chevaux galopent avec fierté, pas un seul cavalier ne les guide ; leur queue et leur superbe crinière flottent au gré des vents. Ce sont mille chevaux libres et sauvages comme les vagues qui roulent dans l’Océan ; la terre retentit sous leurs pas rapides comme l’écho du tonnerre. Leur approche rend quelque agilité aux pieds de celui qui porte Mazeppa, il semble prêt à bondir de joie ; il leur répond par un faible hennissement et tombe. Il palpite encore quelques instants ; mais sa prunelle est terne, ses membres fumants restent immobiles : sa premiere course est aussi sa dernière.

» Cependant la troupe de ses frères du désert s’est approchée, elle a entendu son dernier soupir. Tous ces animaux paraissent voir avec étonnement un homme attaché sur leur compagnon par des nœuds ensanglantés. Ils s’arrêtent… ils tressaillent… ils respirent l’air avec inquiétude, galopent çà et là pendant quelques moments, s’approchent encore, rôdent et tournent de tous côtés. Soudain, guidés par celui qui paraissait le patriarche de la troupe, ils bondissent, s’écartent, jettent l’écume par leurs naseaux et s’éloignent en fuyant vers la forêt, effrayés par instinct à l’aspect d’un homme.

» Ils laissent l’infortuné Mazeppa, loin de tout secours humain. Point d’espoir de délivrance ! Il se croyait condamné à mêler ses cendres à celles du froid cadavre auquel il était attaché. Ses regards obscurcis se portent vers le ciel, et, entre le soleil et lui, il apercoit une bande de corbeaux :

Le nuage d’oiseaux sur lui tourne et s’arrête ;
Maint bec ardent aspire à ronger dans sa tête
Ses yeux brûlés de pleurs.

» Il perdit l’usage de ses sens. »

Lorsque Mazeppa revint à la vie, il était entouré d’une bande de paysans, qui, après avoir brisé ses liens, le transportèrent à la hutte la plus voisine. C’étaient des habitants de l’Ukraine ; le cheval, qui, comme nous l’ayons dit, était de ce pays, y était retourné.

Mazeppa, guéri de ses blessures, resta parmi les Cosaques, et se signala dans plusieurs guerres contre les Tartares. Son courage, la supériorité de ses lumières, lui donnèrent une grande considération, et sa réputation s’augmentant, de jour en jour, obligea le czar Pierre Ier a le faire prince de Ukraine.

Dans la guerre que le czar eut plus tard à soutenir contre le roi de Suède, Charles XII, Mazeppa, alors âgé de quatre-vingt-quatre ans et qui voulait se rendre indépendant, prit parti pour ce dernier. Après la bataille de Pultawa, gagnée par les Russes (1708), il se sauva en Valachie, et de là à Bender, ou il termina bientôt après sa longue et aventureuse carrière.