Les Animaux historiques/19
LE CHIEN DU BANDJARRA
Bandjarra est le nom d’une peuplade que l’on rencontre, quoiqu’elle soit peu nombreuse, dans toutes les parties de l’Inde, parce qu’elle est naturellement de goût nomade, et que d’ailleurs elle s’adonne principalement au commerce de blé, ce qui l’oblige à se transporter incessamment d’un endroit à un autre.
Les ressources d’un Bandjarra sont très bornées, et la construction de sa demeure temporaire très simple ; c’est au milieu des forêts, généralement sur une hauteur, qu’un Bandjarra choisit quelques pieds carrés de terrain, et fixe son séjour pendant une partie de l’année ; des sacs remplis de blé et recouverts de peaux forment les murs de sa maison ; d’autres peaux suspendues sur des branches, en guise de toit, la défendent à demi contre les intempéries du ciel. Sous cette tente sont assemblés les bœufs, qui sont l’une des premières richesses d’un Bandjarra ; au dehors veille sans cesse le chien, son compagnon fidèle.
La race du chien des Bandjarra ne se fait remarquer par aucune beauté extérieure, mais il serait difficile d’en trouver une qui fût douée de plus de courage, d’instinct, et surtout d’attachement à ses maîtres. Les Indiens racontent, en témoignage de cet éloge, un fait si étrange qu’il faudrait pour le croire une foi bien robuste dans les traditions populaires.
Un Bandjarra du nom de Dabi s’était trouvé un jour dans la nécessité de contracter un emprunt de 1 000 roupies, pour entreprendre un voyage de spéculation ; tous ceux à qui il s’était adressé, se fiant peu à sa parole, lui avaient refusé cette somme.
Dabi avait un chien, nommé Bheirou, qu’il chérissait au delà de toute expression ; après avoir longtemps hésité, il imagina d’offrir son chien pour gage. Ses démarches furent d’abord infructueuses ; mais à la fin il trouva ua riche négociant, nommé Dhyaram, qui accepta cette condition. Dabi promit d’être de retour avant une année : il dit adieu à Bheirou, en lui enjoignant par gestes de rester fidèle pendant ce temps à son nouveau maître. Plus d’une année s’écoule, point de nouvelles de Dabi, le négociant commence à croire qu’il a été pris pour dupe et accuse sa propre crédulité, lorsque pendant une nuit obscure, l’aboiement de Bheirou retentit tout à coup dans la maison. Dhyaram s’éveille ; une bande de voleurs armés tentait de s’introduire.
Avant que Dhyaram ait le temps et la présence d’esprit de se préparer à les repousser, Bheirou est déjà aux prises avec deux d’entre eux ; il les happe, il les renverse, il les déchire ; un troisième s’avance et va frapper Dhyaram, mais il est saisi au cou par le chien et tué par le maître. Le sort de ces trois brigands découragea leurs compagnons, et ils prirent la fuite. Dhyaram, sauvé par le courage encore plus que par la vigilance de Bheirou, voulut lui témoigner sa gratitude par toutes sortes de caresses, et, regardant sa créance comme acquittée avec usure, il chercha à faire entendre au pauvre animal qu’il n’était plus otage et qu’il pouvait, s’il lui plaisait, rejoindre son maître. Bheirou (et c’est là le merveilleux de l’anecdote indienne), Bheirou secoua la tête tristement pour faire entendre que les simples paroles de Dhyaram ne lui serviraient pas d’excuse auprès de Dabi ; mais à la fin, Dhyaram parvint à le convaincre, et après de touchantes caresses d’adieu, il lui fit prendre le chemin par lequel devait arriver Dabi. Or, Dabi, qui avait été retenu par ses affaires au delà du terme fixé, se hâtait de réunir l’argent nécessaire pour solder sa dette, à quelques lieues de distance de la maison de son créancier ; tout à coup il aperçoit Bheirou, seul, accourant au-devant de lui ; il pâlit, il croit que le chien a quitté furtivement la maison de Dhyaram et vient ainsi de compromettre sa parole ; la colère le saisit, et, insensible aux caresses du chien, il le frappe de son sabre et le tue. Mais bientôt quelle est sa douleur ! au cou du fidèle Bheirou, il découvre la quittance des 1 000 roupies que le négociant y avait attachée et une lettre où était décrit le courageux dévouement du fidèle serviteur.
Dabi, inconsolable, voulut du moins racheter son erreur en consacrant les 1 000 roupies à l’élévation d’un beau monument sur la place même où cette scène sanglante avait eu lieu.
Le peuple des environs montre encore aujourd’hui aux voyageurs ce monument, nommé Koukarri Gaon, et croit que la terre ramassée sur le tombeau de Bheirou a la vertu de guérir les morsures des chiens enragés.