Les Animaux historiques/14
LE CHIEN DE MONTARGIS
I
« Et moi je vous dis que cette nouvelle faveur, dont vient encore d’être l’objet ce damné Aubry de Montdidier, m’était due ! Jusques à quand rencontrerai-je cet homme sur mon chemin ?
— Aubry de Montdidier est un brave et loyal gentilhomme, chevalier, et notre gracieux sire, le roi Charles V, en récompensant ses services, n’a fait qu’un acte de bonne justice.
— Hé ! quoi donc ! ne suis-je pas brave et loyal aussi ? M’a-t-on vu moins ferme que lui sur le champ de bataille, quand il s’agissait d’expulser les Anglais du territoire de France ? Suis-je un lâche ? Non ! Pourquoi lui accorder ce qu’on me refuse ?
— Vous êtes sans doute un vaillant homme, chevalier ; mais il me semble que vos services, à vous non plus, ne sont pas restés sans récompense. Archer des gardes du roi, de quoi vous plaignez-vous ?… Ah ! la passion vous égare… Vous détestez Aubry de Montdidier, vous lui portez envie ; prenez garde, la haine et la jalousie sont de mauvaises conseillères. Croyez-moi, faites taire votre mauvaise humeur, autrement vous ne recueillerez que le blâme : car, voyez-vous, tous tant que nous sommes, nous aimons, nous estimons Aubry ; tous tant que nous sommes aussi, nous nous réjouissons de ce qui peut lui arriver d’heureux.
— Ainsi toujours pour lui l’éloge, et pour moi toujours le blâme !… Oh ! je me vengera ! murmura tout bas, les lèvres serrées et blanches de colère, le chevalier Macaire, en accompagnant cette sourde menace d’un geste expressif, mais qui ne fut point aperçu. Puis il s’éloigna, tandis que ses compagnons d’armes entouraient et félicitaient son heureux rival qui venait d’arriver.
II
Quelques jours après, un cavalier cheminait gaiement à travers la forêt de Bondy. Sa tête était nue, et à ses côtés pendaient négligemment ses armes, car il ne redoutait aucun danger. D’une main il tenait son casque qu’il avait retiré à cause de la chaleur qui était grande, de l’autre, il s’amusait à faire des signaux à un magnifique lévrier, qui, joyeux, courait çà et là, le devançant et poussant des cris, comme s’il aboyait après un gibier éloigné. Tout à coup, il reste immobile, comme s’il venait d’apercevoir dans le fourré du bois quelque daim ou chevreuil. Aubry de Montdidier (car c’était lui) arrête son cheval, et tient les yeux fixés, s’attendant à voir partir à chaque instant l’animal. Soudain le lévrier prend sa course et se dirige vers son maître, qui, surpris, observe tous ses mouvements, sans pourtant soupçonner aucun péril, quand, de derrière un arbre, un homme s’élance, et, avant d’être aperçu par Aubry, lui porte un coup d’épée dans le côté. Aubry, se sentant blessé, se retourne, et veut saisir une arme pour se défendre ; mais, avant qu’il en ait eu le temps, son agresseur lui porte un nouveau coup dans la poitrine ; il chancelle de dessus son cheval et tombe à terre : il était mort. Alors s’engage entre l’assassin et le chien une lutte désespérée, lutte dans laquelle le pauvre animal, pour cette fois, fut vaincu. Le meurtrier, croyant l’avoir assommé, le jeta dans un fossé qui longeait la route ; puis, voulant faire disparaître toutes les traces de son crime, il creusa une fosse au pied d’un arbre et y déposa le corps de sa victime. Quant au cheval, il s’était enfui, et depuis l’on n’en entendit plus parler.
Cependant le chien n’avait été qu’étourdi du coup qu’il avait reçu ; il ne tarda pas à revenir à lui, mais alors son assassin était parti. Le fidèle animal, ne voyant plus le corps de son maître, se mit à pousser des hurlements plaintifs, mais bientôt son instinct le conduisit au pied de l’arbre où la cadavre était enfoui. Il se coucha sur la tombe, et la forêt, pendant plusieurs jours, ne cessa de retentir de ses gémissements. Un matin, toutefois, pressé par la soif et la faim, il quitta l’asile que lui avait assigné sa fidélité, il courut tout d’un trait à Paris et se rendit chez un ami de son maître. Là ses tristes hurlements semblent annoncer la perte qu’il a faite. Mais son langage n’est pas compris. On lui donne à manger ; il assouvit sa faim, et recommence aussitôt ses lamentables cris. Vains efforts ! il court à la porte, tourne les yeux pour voir si on le suit, revient, retourne encore, tire par leur habit ceux qui lui ont donné du pain, et enfin, voyant l’inutilité de ses tentatives, s’enfuit en hurlant, et par ses aboiements extraordinaires, témoigne la douleur dont il est pénétré. Le sensible animal va de nouveau se coucher sur la tombe de son maître, et il y reste jusqu’à ce qu’il en soit encore chassé par la faim.
Cependant la disparition d’Aubry de Montdidier commençait à sembler étrange, et quand le chien revint, les amis de son maître, frappés de la singularité de ses mouvements, résolurent de le suivre. Ils arrivèrent ainsi jusque dans la forêt. Tout à coup le chien quitte la route, et s’arrête en un lieu où la terre paraissait avoir été fraîchement remuée. Il s’agite, saisi d’une sorte de tremblement convulsif ; puis, grattant le sol avec ses pattes, il pousse un long gémissement. Aussitôt on l’aide dans ses efforts, on creuse le sol, et bientôt est découvert le cadavre, qui est facilement reconnu pour celui d’Aubry de Montdidier. Les deux blessures qu’il a reçues ne laissent aucun doute sur la manière dont il est mort. Un crime a été commis, cela ne fait pas l’ombre du doute ; mais quel est le coupable ? c’est ce que nul ne soupçonne. Les amis de la victime se perdent en vaines conjectures, et, malgré les plus actives recherches, la vérité ne se faisant pas jour, ils se voient contraints de s’en reposer du soin de la vengeance sur la divine Providence, qui ne permet guère que les forfaits restent longtemps cachés.
III
Un plus digne sépulcre avait été donné, par les soins de ses amis, à l’infortuné Aubry de Montdidier, et son chien avait été recueilli par l’un de ses parents, qu’il suivait en toutes circonstances. Un jour le hasard, ou plutôt cette distribution de justice et d’événements qui, sans cesse, tient le châtiment suspendu sur la tête du criminel, fit rencontrer au lévrier l’assassin de son premier maître, qui se tenait au milieu d’un groupe d’archers, ses camarades. Le voir, s’élancer sur lui, l’attaquer avec rage, lui sauter à la gorge, ne fut que l’affaire d’un moment. En vain on le chasse, il revient à la charge ; il veut mordre cet homme, qui, pour échapper à sa fureur, est obligé de s’enfuir. Alors le chien, qu’on empêche d’approcher, se tourmente et aboie de loin, adressant ses menaces du côté qu’il sent que s’est sauvé l’assassin. Désormais entre cet homme et le lévrier ce fut une guerre à outrance, une guerre sans paix ni trêve. Chaque fois qu’il le rencontre, il l’attaque et le poursuit avec un acharnement sans exemple. Ces assauts multipliés, cette persistance frénétique de ce pauvre animal, qui était la douceur même, commencèrent à faire soupçonner quelque chose du fait.
« Le chevalier Macaire, disait-on (car c’était lui que le chien poursuivait ainsi), n’aimait pas Aubry de Montdidier ; plusieurs fois il a exprimé sa haine et sa jalousie contre lui. Quand Aubry est disparu, Macaire lui-même était absent, et lorsqu’il est revenu, il avait l’air troublé ; ses vêtements étaient en désordre, déchirés même en quelques endroits. Le chevalier Macaire pourrait fort bien être son meurtrier. »
Ces propos et plusieurs autres parvinrent jusqu’aux oreilles du roi, qui, prévenu d’ailleurs de l’obstination du chien, voulut être témoin des mouvements de cette pauvre bête. Il manda donc le chevalier Macaire, et lui ordonna de se cacher au milieu d’un groupe nombreux de courtisans ; puis, il commanda qu’on fit venir le chien. À peine ce dernier fut-il arrivé, que, guidé par son instinct, il se précipita avec sa furie accoutumée sur le meurtrier, qu’il alla choisir, sans la moindre hésitation, entre tous les autres gentilshommes, et, comme s’il se fût senti protégé par la présence du prince, il se jeta sur lui avec plus de rage encore, semblant, par de pitoyables aboiements, crier vengeance et demander justice à ce sage monarque. Il l’obtint.
« Voilà qui est étrange et merveilleux, s’écria ce prince. Chevalier Macaire, approchez. »
Le gentilhomme vint mettre un genou en terre devant Charles V, qui, lui ayant fait signe de se relever, commença à l’interroger.
« Chevalier, l’on vous accuse d’avoir traîtreusement fait périr un de mes archers, à qui ce chien appartenait. Répondez.
— Mensonge et calomnie, répondit Macaire.
— Comment alors expliquez-vous l’acharnement de cet animal contre vous ?
— Un jour, sire, je m’étais pris de querelle avec son maître, il s’élança sur moi et je le frappai ; depuis ce temps son ressentiment s’exerce contre moi à chaque rencontre.
— Cette persistance est singulière. Où étiez-vous à l’instant de la disparition d’Aubry ? Et à votre retour, pourquoi étiez-vous troublé ? Pourquoi vos habits étaient-ils déchirés ?
— Sire, je ne me rappelle aucune de ces circonstances ; mais je le jure, je proteste de mon innocence.
— Chevalier, les apparences vous accusent ; la honte et la crainte du supplice vous empêchent d’avouer peut-être votre crime ? Vous prenez Dieu à témoin de votre innocence. Eh bien ! soit ; le ciel en décidera. J’ordonne qu’entre vous qui niez et le chien qui paraît porter plainte, un combat singulier ait lieu. Ce sera le jugement de Dieu. »
IV
Jadis il existait une loi, loi barbare ! qui portait que si quelqu’un était soupçonné d’un crime, il devait prouver son innocence en combattant en champ clos contre son accusateur. Cette coutume avait sa source, à ces époques de foi ardente, dans la croyance que le ciel ne pouvait pas permettre que le crime demeurât impuni ; comme si Dieu n’avait pas ses châtiments à lui, châtiments terribles, pour le coupable qui se soustrait à la justice des hommes. Ces sortes de combats se prescrivaient judiciairement et étaient précédés de lugubres cérémonies. Le vaincu était averti de son sort. Il devait être traîné par les pieds hors de la lice et attaché au gibet, sentence qui devait être exécutée sur le mourant comme sur le mort ; car il pouvait arriver que le vaincu ne fût que blessé Ces duels étaient désignés sous le nom de jugements de Dieu.
Le jour était arrivé où le chevalier Macaire devait prouver qu’il était faussement accusé. Le champ clos fut marqué dans l’île Notre-Dame, qui n’était alors qu’un terrain vide et inhabitable. Le roi et toute sa cour s’y rendirent. Les juges du camp prirent place, et les deux adversaires furent mis en présence.
Macaire était armé d’un gros et pesant bâton, espèce de massue ; le chien avait un tonneau percé pour sa retraite et les relancements. Le signal est donné ; on lâche le chien, qui n’attend pas que son ennemi vienne à lui. Il court, il s’élance, il va, vient, tourne autour de son adversaire, évite ses coups, le menace tantôt d’un côté, tantôt d’un autre, le fatigue et enfin lui saute à la gorge, et s’y attache si bien qu’il le renverse dans le camp et le contraint à crier merci.
Le roi ordonne qu’on le retire des étreintes du chien, ce que firent les gardes du camp ; puis, également sur un ordre du roi, les juges s’approchèrent.
Alors fut amené le chevalier Macaire, qui confessa devant eux tous qu’il avait en effet assassiné son compagnon Aubry de Montdidier, sans qu’il y eût personne qui l’eût pu voir que ce chien, duquel il se reconnaissait vaincu…
Après cet aveu, la sentence fut exécutée ; il fut envoyé au gibet, et pendu. Ceci se passa l’an 1371, ainsi que le rapporte Montfaucon, qui a extrait cette histoire du Théâtre d’honneur et de Chevalerie, de La Colombière, tome II, page 300. Plusieurs autres auteurs en font mention, notamment Julius Scaliger, dans son livre contre Cardan.
La mémoire de ce chien a mérité d’être conservée à la postérité par un monument qui subsiste encore sur la cheminée de la grande salle du château de Montargis ; mais il faut savoir que ce trait d’histoire y est effectivement consigné, le temps ayant presque détruit le tableau sur lequel il est représenté. Quoi qu’il en soit, c’est à cette peinture que le chien d’Aubry de Montdidier doit d’être connu sous le nom du Chien de Montargis.