Les Animaux dans l’Agriculture
Revue des Deux Mondes2e période, tome 40 (p. 160-185).
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DES ANIMAUX
DANS L’AGRICULTURE

II.
LES BÊTES DE RENTE. — L’ACCLIMATATION DES ESPÈCES NOUVELLES.

I. Étude de nos races d’Animaux domestiques, par M. J.-H. Magne, 1857.
II. Acclimatation et Domestication des Animaux utiles, par I. Geoffroy Saint-Hilaire, 1861.

Tout le monde connaît la distinction théorique établie par les agronomes entre les bêtes de travail et les bêtes de rente. Cette distinction, nous l’avons rappelée au début de cette étude[1], et, quoique la trouvant quelquefois peu exacte[2], nous avons cru devoir la maintenir comme plus conforme aux habitudes du langage agricole.

En tête du groupe qui doit nous occuper aujourd’hui se rencontre une espèce singulièrement intéressante, qui remplit à la fois dans nos fermes deux rôles très distincts. Se faisant tantôt les laborieux auxiliaires de nos labours, tantôt les tranquilles producteurs de la viande et du lait qu’exige notre alimentation, les animaux de l’espèce bovine servent de transition toute naturelle entre les deux parties de cette étude. C’est bien d’eux par conséquent qu’il convient de parler tout d’abord.


I. — L’ESPECE BOVINE.

Le bœuf a toujours été considéré comme l’emblème par excellence de l’agriculture. Force, viande, lait, fumier, corne, cuir, etc., l’espèce bovine nous fournit tout cela beaucoup plus abondamment qu’aucune autre espèce d’animaux. Il est donc à regretter que la population bovine de la France ne dépasse pas le chiffre de douze millions de têtes. La Bretagne et l’Auvergne, ces centres d’active reproduction, en comptent le plus grand nombre. Viennent ensuite l’Anjou, le Maine, le Poitou et la Flandre, c’est-à-dire les pays où la pratique de l’engraissement des bêtes bovines s’est le mieux développée. La Normandie elle-même, malgré l’extrême importance que l’agriculture y a donnée à la production du lait, ne figure (proportionnellement à son étendue) qu’après toutes ces provinces.

La diversité des services que rend l’espèce bovine contribue puissamment à maintenir les différences souvent profondes qui caractérisent les nombreuses races dont elle se compose. Tantôt c’est la rusticité que l’on demande en vue du travail, tantôt au contraire on se préoccupe surtout de la plus ou moins grande aptitude de l’animal à l’engraissement ; dans certains pays enfin, l’industrie principale s’exerçant sur le lait, tout est sacrifié à cette production. Le même animal ne peut exceller au même degré, et surtout dans le même temps, comme bête de travail, comme bête lainière et comme bête de boucherie ; mais, tout en conservant les caractères propres d’une race, il serait possible de corriger, dans une certaine mesure, les défauts qui la déprécient. M. Magne a donc pu dire avec raison : « Lorsque nos races bovines auront acquis toute la perfection qu’elles sont susceptibles d’acquérir, il suffira d’élever convenablement les veaux et les velles pour les rendre aptes, ou adonner du lait, ou à s’engraisser, ou à travailler[3]. »

Une juste proportion des diverses parties du corps et un entier développement des organes essentiels à la vie étant en effet, dans tous les cas, également indispensables, tout animal bien conformé, quelle que soit sa destination, doit présenter un certain nombre de caractères anatomiques semblables. Qu’il s’agisse de force, de lait ou de viande, la question n’aboutit-elle pas toujours à un bon emploi par l’animal des fourrages qu’on lui donne, c’est-à-dire à une bonne constitution?

L’âge des bêtes bovines peut se reconnaître à leurs cornes; mais, ce signe pouvant s’altérer par le frottement et par d’autres causes, on consulte plutôt leurs dents[4], comme on le fait pour les chevaux. C’est à l’âge de deux ans, aussitôt que les cornes sont assez longues pour recevoir le joug, que l’on commence à faire travailler les bœufs. Pendant longtemps on ne s’était guère inquiété en France que du travail et du lait. Aujourd’hui l’importance toujours croissante de la boucherie a introduit dans l’administration des étables un troisième élément dont il faut désormais tenir compte. Il est facile de comprendre que l’entretien d’une bête très précoce, qui utilise de bonne heure à la production de la viande presque toute la nourriture qu’on lui donne, soit profitable à l’engraisseur. Cependant, comme ce dernier fait rarement naître tous les animaux sur lesquels il opère, on conçoit que les intérêts de l’éleveur interviennent ici puissamment, et ces intérêts semblent un peu trop oubliés par beaucoup d’agronomes. La valeur vénale des veaux et des bœufs restera toujours tellement inférieure à celle des poulains et des chevaux, que l’on ne peut pas consentir, dans l’éducation des premiers, aux sacrifices qu’exige l’éducation des seconds. Il n’y a d’exception à cette règle que lorsqu’il s’agit d’individus destinés à servir de reproducteurs, soit qu’appartenant à une race commune ils possèdent une beauté rare, soit qu’ils sortent d’une race encore peu répandue et vivement recherchée. D’ailleurs les bêtes d’un engraissement précoce sont toujours assez exigeantes ; elles ne deviennent véritablement ce qu’elles doivent être que si l’on en a développé dès l’enfance les qualités natives par une nourriture abondante et par des soins assidus. Dans la plupart des contrées d’élève, il y a donc avantage à s’en tenir à des races quelque peu rustiques, se contentant d’une nourriture médiocre, et compensant par plusieurs années de bon travail une moindre férocité. En analysant ainsi les conditions qui règlent l’économie de notre agriculture, on peut même dire que l’abondance et le bon marché de la viande dépendent plus encore de la quantité que de la précocité des animaux entretenus en France, car les races précoces ne sont pas admissibles partout, tandis qu’un très grand nombre d’exploitations parviendraient, avec de meilleurs procédés de culture, à nourrir une masse de bétail bien plus considérable.

L’entretien des vaches laitières constitue parfois une industrie spéciale qui est obligée, comme l’industrie de l’engraissement, de demander à d’autres contrées une grande partie des animaux dont elle s’occupe. Cela se passe du moins ainsi dans nos montagnes du nord-est; à la race du pays (race comtoise), nos fromagers adjoignent pendant l’été beaucoup de vaches tirées de la Suisse, tandis qu’ils vendent leurs propres bœufs aux cultivateurs du nord-ouest[5]. Et ce n’est pas là un fait isolé. Tout en choisissant de préférence les taureaux dans la race flamande, l’Ile-de-France demande à la Normandie un grand nombre de vaches dont les qualités laitières sont également bonnes. Plusieurs parties du midi et du centre s’approvisionnent en Bretagne, parce que les bêtes de cette province n’ont pas été élevées dans des conditions qui les empêchent de réussir sur des terres peu fourragères. La race pyrénéenne de Saint-Girons et de Lourdes et la race bordelaise fournissent des vaches laitières au sud-ouest. C’est enfin dans la Bresse, le Cantal et la Franche-Comté que le sud-est opère ses achats.

Comme bête laitière, la vache cotentine doit être mise sans contredit au premier rang; puis vient la flamande, après laquelle la vache bretonne, la vache de Saint-Girons et quelques autres méritent encore d’être citées. Cependant il s’en faut que ces différentes bêtes fassent des alimens consommés un emploi également bon. Par exemple, la bretonne, si sobre dans les pays pauvres, devient dans les riches herbages une forte mangeuse, sans que le rendement en lait augmente en proportion du surcroît de nourriture. Certains caractères permettent heureusement d’apprécier par avance d’une façon assez exacte l’aptitude des vaches à devenir bonnes laitières. On doit se rappeler le bruit que fit à ce propos, il y a plusieurs années, le système Guenon. Quoi qu’il en soit de la valeur réelle de ce système ou de tout autre, on risquerait souvent de se tromper, si l’on s’en rapportait exclusivement à un signe unique Les meilleures vaches ne sont d’ailleurs pas toujours les plus belles. Leur train postérieur, développé par la puissance des organes qui sécrètent le lait, cesse d’être en équilibre avec leur avant-train, qui reste trop étroit. Amaigries en outre par l’excessive activité de leur mamelle, elles cachent souvent sous de médiocres apparences des qualités de premier ordre. De cinq à dix ans, la vache est en pleine valeur, ensuite elle commence à devenir moins généreuse. La quantité de lait qu’on en obtient après le premier vêlage est toujours beaucoup plus faible qu’après les vêlages suivans, mais elle présage un peu ce que sera l’avenir; aussi les éleveurs prudens conservent-ils pour les essayer les jeunes velles qui paraissent promettre un bon rendement. Comme les bêtes de boucherie que l’on veut engraisser de bonne heure, il est bon que les vaches laitières soient issues d’un taureau encore jeune. L’influence du taureau sur les facultés laitières de ses produits tient du reste en général aux traditions d? famille, et ce genre de qualités se manifeste chez lui par des caractères extérieurs analogues à ceux que présente la vache.

On peut qualifier de bonne laitière toute vache qui fournit pendant trois cents jours une moyenne de 10 litres, soit 3,000 litres par an, et beaucoup d’étables sont loin d’atteindre un pareil chiffre. On cite bien, parmi les bêtes cotentines, quelques individus donnant par jour 40 litres de lait et 1,250 grammes de beurre; mais de tels phénomènes sont rares, et même les rendemens de 20 litres ne se présentent que très exceptionnellement pendant les premières semaines après le vêlage. Le lait qui coûte le meilleur marché n’est d’ailleurs pas toujours celui qui coule le plus abondamment; c’est celui qui provient d’une moindre proportion de nourriture, car, avant de demander beaucoup à une bête, on doit commencer par lui donner beaucoup. Certain adage vulgaire, pour exprimer cette loi physiologique, compare la vache à une armoire dont on ne peut retirer que ce que l’on a commencé par y mettre. Plusieurs propriétaires, afin de prolonger la sécrétion du lait, transforment leurs vaches en bœuvonnes, c’est-à-dire qu’ils les font châtrer. Ce procédé paraît avoir été essayé pour la première fois dans l’Amérique du Nord; de là il fut introduit en Suisse, et il commence à se répandre en France. L’opération, quand elle est adroitement faite, maintient la bête en lait pendant un temps assez long, et facilite ensuite l’engraissement final. Nous n’oserions prétendre qu’un semblable procédé doive être tenté par tout le monde; mais nous en connaissons d’assez heureux résultats pour ne pas nous étonner que quelques personnes en essaient l’application.

Dans les environs des villes, le lait se vend facilement en nature. A défaut de ce débouché si commode, les cultivateurs fabriquent avec les produits de leurs étables soit du fromage, soit du beurre que l’on sale pour l’expédier au loin, ou que l’on porte frais au marché de la ville voisine. La façon d’un kilogramme de beurre n’exige pas en moyenne moins d’une vingtaine de litres de lait. Trente litres sont souvent nécessaires; mais cette proportion varie beaucoup selon la race à laquelle appartient la bête, et selon la bête elle-même. Il est du reste très rare que les vaches qui donnent le plus de lait soient en même temps celles qui fournissent le plus de beurre. Ces dernières se rencontrent dans les races normande et bretonne plus souvent que dans aucune autre; aussi la Normandie et la Bretagne font-elles un commerce de beurre extrêmement actif. Divers cantons de la Lorraine, de la Franche-Comté et du Cantal en fabriquent également beaucoup; mais dans l’est et dans le centre de la France plusieurs pays d’herbages ont adopté de préférence la fabrication des fromages, qui, comme le gruyère du Jura et la fourme du Cantal, peuvent voyager plus loin que le beurre et se conserver plus longtemps. Cette sorte d’industrie toutefois n’est pas avantageuse seulement pour les montagnards du Jura, des Vosges et de l’Auvergne; elle peut offrir jusque dans les plaines les plus riches une source abondante de profits[6].

Les vaches, malgré tous les exemples de migrations que nous avons cités, sortent moins souvent que les bœufs des provinces natales, et ce fait s’explique par la très grande importance que le lait a prise dans notre agriculture. Nos rapports avec l’étranger obéissent aux mêmes considérations, et les comptes des douanes en donnent la preuve irrécusable[7].

Autrefois la France avait très fréquemment recours à la race de Schwitz, la meilleure des races suisses, pour développer l’ampleur et les facultés laitières de nos bêtes indigènes, sans en altérer la rusticité. On s’adressait aussi à la race hollandaise pour accroître le rendement du lait. L’importation de ces deux races persistera toujours dans un rayon voisin des pays de provenance; mais aujourd’hui les éleveurs français négligent un peu ces croisemens. On a fini par trouver mal faites les bêtes hollandaises. On a reproché aux bêtes suisses de ne pas s’acclimater facilement partout et d’être trop osseuses. Enfin ces deux races exigent une nourriture excessivement abondante et donnent un lait moins riche que celui des vaches françaises. La faveur du public agricole a donc changé d’objet et s’est presque exclusivement portée sur les races anglaises[8]. Dans la race d’Angus, l’absence des cornes constitue aux yeux de plusieurs personnes un mérite réel; mais, si cette famille convient pour la boucherie[9], elle est fort médiocre laitière, et l’absence des cornes la rend inadmissible dans les nombreuses contrées qui soumettent au joug les bœufs de travail. Les bêtes de Devon et les bêtes d’Hereford sont aussi d’un engraissement facile, et elles se prêtent bien au labour; mais elles laissent beaucoup à désirer comme laitières, quoique le lait des vaches devon renferme une remarquable proportion de beurre. C’est donc entre les animaux perfectionnés du comté d’Ayr et du comté, de Durham que doivent, en fin de cause, se décider la plupart des cultivateurs. On a dit des durham qu’elles étaient tout à la fois les plus précoces parmi les bêtes de boucherie et les meilleures laitières. On peut dire des ayr que, si leur lait et leur viande manquent un peu de qualité, ce sont du moins les bêtes de boucherie les plus précoces parmi les bonnes laitières. Ces motifs, qui les ont fait adopter déjà par une partie de l’Ecosse, les recommandent surtout aux contrées d’une fertilité médiocre dont la culture est en voie de progrès. Quant aux pays plus riches qui récoltent une grande quantité de fourrages excellens, ils devront évidemment préférer les durham. Toutefois on est peut-être aujourd’hui trop enclin à oublier les mérites sérieux de nos races indigènes, et l’administration elle-même semble, dans nos concours agricoles, disposée à faire aux durham et aux croisemens qui en dérivent une bien large part de faveurs. Pour que cette tendance reste salutaire, il faut qu’elle sache se maintenir dans une juste mesure.

Quoique possédant en général une santé plus robuste que nos autres animaux domestiques, les bêtes bovines ont aussi des maladies spéciales. On n’a point à déplorer en France, comme dans certaines parties de l’Europe orientale, ces affreuses épizooties de typhus qui détruisent parfois le bétail d’une contrée entière. Ce sont l’affection aphtheuse, vulgairement connue sous le nom de cocotte, et les maladies de poitrine qui, chez nous, sont le plus souvent à redouter. La cocotte n’est pas une maladie mortelle, mais elle prive le cultivateur du lait des vaches qui en sont atteintes, et elle lui cause, sous le rapport du travail et de l’engraissement des bœufs, de regrettables mécomptes. Quant à la pleuropneumonie contagieuse, depuis un certain nombre d’années, elle occasionne d’assez graves accidens dans les étables du nord de la France. Les vaches laitières soumises, dans un lieu humide et bas, à une stabulation constante, sont plus que d’autres sujettes à contracter le germe de cette terrible maladie. Comme les vaches sont partout exposées à une affection tuberculeuse qui devient mortelle quand, pour forcer leur rendement en lait, on les condamne à un emprisonnement continu et à une nourriture trop aqueuse, nous ne serions pas surpris que la forte proportion de pulpe de betterave dont se compose l’alimentation des bêtes bovines autour des établissemens industriels du département du Nord fût pour quelque chose dans le développement des péri-pneumonies contagieuses[10]. La nature est en effet une puissance jalouse; elle ne permet guère qu’on viole impunément ses lois, et puisque les bêtes bovines sont, dans une agriculture savante, celles dont on transforme le plus les conditions essentielles de vie, il ne faut pas s’étonner qu’elles deviennent parfois les victimes de perfectionnemens. excessifs.


II. — LE MOUTON. — LA CHÈVRE.

Ordinairement on rencontre assez peu de moutons là où les bêtes bovines abondent. Le mouton ne tarderait pas à périr dans les pâturages humides, qui conviennent si bien à nos grands ruminans, tandis que ceux-ci mourraient de faim sur les maigres gazons, les bruyères et les chaumes dont le mouton sait au besoin se contenter.

Le mouton, qui réussit à merveille sur les sols d’une fécondité moyenne, et qui peut vivre sur des terres pauvres et sèches, peut aussi passer facilement d’une contrée à une autre pour aller chercher les fourrages qui lui manquent. La transhumance remonte aux temps antiques. Cette méthode est usitée en Espagne, et en Italie; en France, on la pratique aussi quelquefois. Le Béarn envoie ses moutons passer l’hiver dans la Gironde; la Provence envoie les siens passer l’été sur les Alpes, et c’est par centaines de mille qu’il faut compter les animaux soumis à un tel régime. Les moutons transhumans doivent appartenir à des races sobres, rustiques et marcheuses. Ils donnent peu de fumier, puisqu’ils restent peu de temps à la bergerie ; ils ne parviennent pas à un état de graisse remarquable, car ils vivent comme des nomades toujours en quête de leur nourriture. Les propriétaires ont à compter, non pas seulement avec les maladies et avec les accidens de la route, mais encore avec la fidélité des gardiens, et cependant ces troupeaux constituent la richesse de plusieurs pays, parce qu’ils transforment en laine et en viande, aux moindres frais possibles, des pâturages qui trouveraient difficilement un autre emploi.

Malgré les nombreux mérites que présentent les bêtes dont il s’agit, certains engraisseurs donnent toujours la préférence à l’espèce bovine. Entassés dans des bergeries souvent trop étroites où l’air se vicie, marchant sans cesse, ne fût-ce que pour se rendre au pâturage, sur la trace de troupeaux étrangers dont le passage seul peut laisser des germes de contagion, les moutons sont en effet, parmi nos animaux domestiques, ceux sur lesquels sévissent le plus fréquemment des maladies, soit contagieuses, soit épizootiques, assez graves. Dans les contrées sèches et humides, c’est le sang de rate[11]; dans les contrées humides, c’est la cachexie aqueuse[12]; partout c’est le piétin[13] et la gale parfois la clavelée, qui causent aux bergeries, et principalement aux bergeries mal conduites, de cruels mécomptes. Comme le tempérament un peu débile des bêtes ovines souffre beaucoup des variations trop brusques de la température, et que les pluies fréquentes leur sont très funestes, on doit comprendre combien de soins exige la conduite d’animaux que leur nombre, leur délicatesse et leur peu d’intelligence exposent sans cesse à de sérieux accidens. Aussi, tant vaut le berger, tant vaut le troupeau. Dans une foule de fermes, on a le tort de confier à des enfans ou à d’ineptes valets le soin des moutons. Peut-être l’isolement dans lequel vit le berger et ses habitudes nomades finissent-ils par exercer sur son caractère, parfois même sur sa moralité, une fâcheuse influence : ce n’est pas toujours le domestique le plus commode à diriger; mais comme c’est celui qui doit le plus souvent agir d’après sa propre initiative, ce devrait être au moins le plus intelligent. Bien mauvaise est l’économie qui consiste à confier son troupeau à un berger incapable.

L’Alsace, la Franche-Comté et la Lorraine à l’est de la France, le Maine, l’Anjou et la Bretagne à l’ouest, ne possèdent pas de nombreuses bergeries. Au contraire l’Ile-de-France, l’Orléanais, la Champagne, le Berry, l’Artois et la Picardie nourrissent beaucoup de moutons. Le sud tout entier et principalement le sud-est, enfin, dans le centre même du pays, la Marche, le Limousin et l’Auvergne entretiennent une grande quantité de bêtes ovines. Cependant on ne suppose pas qu’il existe en France plus de 35 millions de moutons. En les calculant, comme il convient de le faire, à raison de dix bêtes en moyenne[14] pour une tête de gros bétail, notre population ovine ne représenterait donc pas les trois dixièmes de notre population bovine. Aujourd’hui en effet la grande division des propriétés tend à restreindre un peu l’importance agricole des moutons, et en ce qui concerne la commerce extérieur nous les voyons également figurer dans nos échanges avec l’étranger pour une masse moins importante que bs animaux d’espèce bovine. Nous disons pour une masse car lorsqu’il s’agit en même temps de ces deux sortes d’animaux, il faut tenir compte de leur poids relatif bien plutôt que de leur nombre. De 1827 à 1856 inclusivement, nous n’avons importé que 4,737,720 bêtes ovines[15], et nous en avons exporté 2,388,730[16] seulement.

C’est dès l’âge de dix-huit mois que la brebis est apte à devenir mère. La gestation dure cinq mois, et dans certaines races, dans les races communes surtout, les agnelages doubles se rencontrent assez fréquemment. Les bêtes des environs de Cognac et les excellentes bêtes suisses à laine noire, dont l’introduction a si bien réussi dans les Vosges, offrent de nombreux exemples d’une telle fécondité; mais les brebis lauraguaises et les brebis provençales d’Istre vont plus loin encore. Il n’est pas très rare qu’elles aient deux portées par an, et que de chacune de ces portées il résulte deux agneaux. Dans les races perfectionnées, les femelles sont moins fécondes; on ne doit guère compter que sur un seul petit par an. C’est peu de semaines après l’agnelage que le troupeau présente l’aspect le plus aimable. D’ordinaire le soleil commence à raviver la campagne, car on a eu soin de faire coïncider les naissances avec le prochain retour de la végétation. Ainsi agissent la plupart des éleveurs, pour assurer aux jeunes animaux et à leurs mères le bienfait d’une nourriture fraîche. Il faut alors voir revenir les brebis qu’une courte promenade avait tenues quelque temps éloignées. Toutes les bêtes s’agitent, toutes bêlent; toutes s’appellent et s’entre-cherchent, les blancs agneaux courant de l’une à l’autre au milieu des brebis dont la toison est noircie par les ordures et la poussière. Cette inévitable confusion ne dure que peu d’instans; chaque agneau ne tarde pas à reconnaître sa nourrice, chaque nourrice à reconnaître son agneau. Celui-ci s’agenouille, agitant la queue en signe de joie, comme fait un chien qui retrouve son maître ; il saisit avidement la mamelle de sa mère, et à coups de tête hâte la sortie du lait. Cependant le repas se termine; les brebis rentrent, la séparation s’accomplit de nouveau. Notre bande joyeuse prend tout à coup son élan; elle court aussi vite qu’elle peut, s’arrête subitement, revient avec la même impétuosité, puis repart sans but et sans cause. Parfois au milieu de la course quelques bêtes bondissent, lançant dans l’air avec vigueur une ruade qu’explique seul le besoin de mouvement. Qui ne les a pas vues ne saurait s’imaginer combien gracieuses sont toutes ces courses, combien gais sont tous ces jeux. Mais le temps marche, le sevrage s’effectue, et bientôt le petit[17] et sa mère deviennent étrangers l’un à l’autre.

Nous avons dit que le fumier des bêtes ovines constituait aux yeux des agriculteurs les plus intelligens un de leurs meilleurs produits. Dans les provinces où les loups et l’humidité du sol ne mettent en danger ni la vie ni la santé des moutons, on utilise souvent ceux-ci à fumer directement par le parcage certaines terres de la ferme. Économie de litière, économie de transports résultent à la fois de cette méthode, dont l’emploi dans une sage mesure convient aux champs et aux animaux. On doit donc, dès qu’on le peut, recourir au parcage. Nous n’oserions pas en dire autant de l’habitude qui existe en plusieurs endroits de traire les brebis. L’impossibilité où se trouvent quelques habitans du midi d’entretenir des vaches laitières sur leur sol aride excuse un semblable usage. La fabrication de fromages spéciaux, qui sont devenus, comme le roquefort, une source d’abondans profits pour les fermes où ils se préparent, explique encore la préférence que les cultivateurs du Rouergue accordent au lait de leurs brebis[18] ; mais quand on songe à toute la main-d’œuvre exigée par la traite d’une bête aussi peu laitière que la brebis et aux inconvéniens qui résultent de cette traite pour les agneaux, on conçoit que les bêtes ovines soient bien rarement entretenues en vue du lait qu’elles peuvent fournir.

Ce qui fait le mérite spécial de ces animaux pendant leur vie, c’est, tout le monde le sait, la laine dont nous les dépouillons. Les provinces qui ne produisaient autrefois qu’une laine maigre et grossière s’efforcent aujourd’hui d’en augmenter la quantité et d’en améliorer la nature par des croisemens convenables. Du reste, la force, la souplesse, la finesse, la longueur du brin, sont modifiées par plusieurs circonstances. Il existe une énorme différence entre la laine qui sert à fabriquer nos tissus les plus riches et la toison grossière, souvent entachée de poils jarreux, qui se transforme en tapis ou en simples matelas. Bien des qualités intermédiaires s’échelonnent entre ces extrêmes. Malheureusement les laines les plus fines sont fournies par des bêtes de petite taille, de formes défectueuses, de santé délicate, qui exigent par conséquent des soins fort minutieux, et qui d’ailleurs conviennent peu à la boucherie, rendent moins de viande nette et s’engraissent mal. Or le renchérissement du prix de la viande, qui ne voyage pas, comme fait la laine, exige que l’on se préoccupe davantage de la vente au boucher, et que l’on s’en tienne, pour les toisons, aux qualités moyennes. Ces sortes de laines sont en effet les plus recherchées, parce qu’elles conviennent à un plus grand nombre d’usages.

Le plus souvent nos cultivateurs vendent leurs toisons en suint, telles qu’elles viennent de tomber sous les ciseaux du tondeur. Le lavage est ensuite effectué, soit par les marchands de laine, soit par les fabricans eux-mêmes. Cependant en Bourgogne et dans plusieurs autres contrées on lave à dos, avant la tonte, la laine des moutons. Cette pratique ne donne qu’un lavage incomplet, et parfois elle augmente les difficultés du nettoyage définitif. Il faut bien s’y soumettre, lorsqu’elle est imposée et maintenue par les usages du commerce; mais les frais de main-d’œuvre qu’elle entraîne et les inconvéniens qui peuvent en résulter pour la santé des bêtes devraient y faire renoncer tous ceux qui peuvent s’en affranchir. Quel que soit l’état des laines que l’on livre, elles se classent en laines à cardes et en laines à peigne. Les premières sont prises sur des animaux à toison courte et frisée, comme le mérinos et le south-down, les secondes sur des animaux à toison longue et mécheuse, comme le flamand et le dishley. Quelquefois aussi on rencontre des moutons dont la laine affecte une apparence plus soyeuse. Cette particularité a même été mise à profit pour créer une famille remarquable, connue sous le nom de Mauchamp, dont les mérites spéciaux sont avantageusement utilisés dans certains croisemens.

On distingue en France de nombreuses variétés de moutons. Cependant, à bien examiner les choses au point de vue de l’industrie agricole, on peut n’établir que trois catégories principales entre lesquelles se partageraient facilement toutes nos races ovines. Il y aurait alors les moutons communs désignés dans une foule de provinces sous le nom de moutons de pays; les moutons dont la laine a été plus ou moins perfectionnée, connus sous les dénominations d’espagnols, de mérinos ou de métis; enfin les moutons améliorés pour les soumettre à un engraissement précoce, et que dans nos campagnes l’on confond volontiers sous le nom d’anglais.

L’aspect et les mérites des races vulgaires, c’est-à-dire la taille, l’aptitude à s’engraisser, le poids, la finesse et même la couleur de la toison varient singulièrement. Ce que nos moutons de pays ont de commun entre eux, c’est seulement la grosseur et la rudesse de la laine qui ne convient guère qu’au peigne. Il faut toutefois reconnaître que, si la toison de ces animaux est souvent mauvaise, leur viande est savoureuse et leur rusticité extrême. Les landes de la Bretagne, les garrigues de la Lozère, les fiévreux déserts de la Sologne, les collines du Languedoc nourrissent des troupeaux qui au besoin se contentent de broussailles.

Quand, les ressources fourragères étant augmentées par la culture des prairies artificielles, on veut améliorer la laine des moutons, il faut faire intervenir des béliers de race mérine. Quelle que soit la patrie première des mérinos, l’Espagne voulut rester et resta longtemps seule à les posséder. Ils sont aujourd’hui répandus dans tous les pays, et la France, qui doit surtout à Daubenton l’acclimatation de cette race précieuse, a remplacé ou modifié par elle un grand nombre de ses bêtes indigènes, le cinquième environ. Nos moutons à laine améliorée habitent principalement l’Ile-de-France, où ils forment la majorité des troupeaux, et de là ils rayonnent dans une grande partie de la Champagne et de l’Orléanais. La Bourgogne est devenue sur plusieurs points un centre d’élevage fort actif pour les moutons de race mérine; certains cantons de la Normandie et de la Lorraine marchent également dans cette voie. Il est assez rare cependant que le sang mérinos puisse être conservé pur. L’abondance, sinon la délicatesse de alimens que consomment les animaux de cette famille, la difficulté avec laquelle ils s’engraissent, une excessive propension à contracter la pourriture, le piétin, le sang de rate, le tournis, en un mot les diverses maladies qui frappent l’espèce ovine, rendent les mérinos impossibles dans une foule de circonstances, et obligent à se contenter de métis. On comprend donc à quel point il faut se préoccuper de l’hygiène du troupeau quand il s’agit de laines superfines, comme celles fournies par la race de Naz, qui n’est qu’une tribu de mérinos à toison perfectionnée; mais, dès que la laine a été rendue par le croisement suffisamment bonne, et que l’on veut communiquer aux moutons, en vue de la boucherie, les aptitudes d)nt manque la race mérine, il faut recourir à un autre ordre d’améliorateurs.

Les races de boucherie les plus précoces que nous connaissions sont d’origine, nous allions dire de fabrication anglaise, et les meilleures ; parmi celles-ci sont incontestablement les dishley, le new-kent et le les south-down. Les deux premières variétés conviennent plus particulièrement à nos provinces du nord et de l’ouest, ainsi qu’aux fermes où l’on peut disposer en faveur de la bergerie d’une nourriture très abondante. Le south-down, lui, est plus rustique, — si néanmoins une bête façonnée pour un engraissement précoce peut être qualifiée de rustique. Il est en somme moins exigeant, et dès lors plus convenable dans les exploitations du centre de la France[19]. Le seul reproche qu’il mérite s’adresse à la laine, qui manque de suint et ne se développe jamais avec abondance. Quant au cotswold, quoiqu’il ait des formes admirables, nos cultivateurs ont sans doute eu raison de ne point l’adopter, parce qu’il passe pour racer mal, et que d’ailleurs il n’est pas supérieur au dishley, dont la laine est meilleure, et dont l’influence sur le troupeau se maintient plus active. C’est avec des béliers new-kent qu’a été obtenue la race de la Charmoise. La race d’Alfort, qui jouit maintenant d’une si grande faveur, parce qu’elle réalise à un degré fort remarquable, grâce aux soins éclairés et à la persévérance de M. Yvart, qui en est le créateur, l’alliance de la laine et de la viande, la race d’Alfort est due à l’intervention des dishley et des mauchamp. Cette nouvelle famille a perdu les cornes et le fanon qui distinguent les bêtes mérinos, tout en conservant une richesse de toison suffisante, et" en empruntant au sang dishley de belles formes et de la précocité. C’est donc une race de boucherie fournissant une toison meilleure qu’aucune race anglaise. Tel est le type obtenu déjà; tels devraient être, en bonne économie rurale, la plupart des troupeaux que la France entretient.

Comme la brebis, la chèvre nous donne de la viande, une toison et du lait. Le lait de la chèvre est beaucoup plus abondant que celui de la brebis, et plusieurs départemens le transforment en fromages, parmi lesquels les produits du Mont-d’Or lyonnais conservent une grande réputation. La toison ou plutôt les poils des animaux de l’espèce caprine n’ont que peu de valeur, du moins chez la chèvre commune, et la viande ne plaît pas à beaucoup de personnes.

Pendant les trente années qui se sont écoulées de 1826 à 1857. la France n’a importé que 209,900 bêtes caprines, et elle n’en a exporté que 58,560[20]; elle n’en nourrit guère plus d’un million et demi sur la surface de son territoire, et encore la Corse possède-t-elle à elle seule le dixième environ de notre population caprine tout entière. Excepté dans le Languedoc, le Dauphiné, la Provence, la Guienne et la Gascogne, notre agriculture ne laisse à la chèvre qu’une importance assez restreinte. Cela tient aux dégâts considérables que commet cet animal. Aussi la chèvre n’a-t-elle sa raison d’être que sur les rochers inaccessibles aux autres animaux, et qu’elle gravit avec agilité. Elle devient encore utile quand on l’adjoint en petit nombre aux troupeaux transhumans. Elle profite alors de ce que délaissent ou ne peuvent pas atteindre les moutons, et elle sert en même temps de bête laitière au pasteur.

L’extrême facilité avec laquelle la chèvre se nourrit de toute sorte de débris, de feuilles et de végétaux ligneux, lui a fait donner le surnom de vache du pauvre. C’est à ce titre seul que peuvent l’admettre des contrées assez fertiles pour entretenir une espèce d’animaux plus précieuse.

Afin d’augmenter la valeur des services rendus par la chèvre, on tente maintenant de substituer à la race commune des reproducteurs de la race d’Angora. La quantité de riche duvet que ces derniers fournissent dans leur pays natal diminuera-t-elle notablement en France, ainsi que cela est arrivé pour les chèvres du Thibet que l’on avait autrefois introduites? La chèvre d’Angora sera-t-elle aussi robuste et donnera-t-elle autant de lait que celle que nous possédons? Il serait sans doute imprudent de répondre par avance à ces questions, car l’expérience, déjà plusieurs fois commencée, est reprise aujourd’hui par la Société d’acclimatation. Cependant, et alors même que ces tentatives réussiraient, la nouvelle bête à toison plus précieuse ne pourra pas davantage être admise dans les contrées qui, par suite des progrès de la culture, ont dû proscrire l’ancienne. Qu’elle soit d’Angora, du Thibet ou de France, la chèvre sera toujours chèvre, c’est-à-dire toujours dangereuse pour les bois, pour les vignes, pour toutes les cultures arbustives, et comme nos fabriques de tissus ont encore plus besoin de laine que de duvet d’Angora, on peut affirmer que la vache et le mouton, partout où ils peuvent vivre, resteront bien certainement préférables.


III. — L’ESPECE PORCINE ET LA BASSE-COUR.

Les animaux dont il nous reste encore à parler n’occupent, dans l’économie générale de la plupart des fermes, qu’une place secondaire; ils y constituent ce qu’on nomme la basse-cour. Tels sont les cochons, les lapins et les volailles.

Dans toute exploitation rurale, le cochon est indispensable. Prompt à s’engraisser, fournissant à l’abatage une chair que l’on peut saler et conserver longtemps, il a le grand mérite d’être omnivore, et par conséquent d’utiliser une masse de débris végétaux on animaux qui, sans lui, seraient presque entièrement perdus. Les meuniers entretiennent beaucoup de porcs avec les déchets de leur industrie; une foule de paysans en possèdent. Cependant il ne paraît pas que l’on doive compter sept millions de bêtes porcines en France, et plus des trois quarts sont seulement des porcelets au-dessous d’un an. Un pareil chiffre ne répond évidemment ni à ce qui serait désirable pour une meilleure alimentation des classes pauvres, ni à ce que permettrait sans doute un emploi plus attentif de toutes choses. La Guienne, le Béarn, la Bretagne, la Lorraine, le Maine, l’Anjou et le Languedoc semblent être les provinces qui possèdent le plus de cochons; le Limousin, l’Artois, la Flandre, la Picardie et la Normandie en nourrissent aussi un grand nombre.

C’est en Auvergne que l’on trouve une des plus mauvaises races porcines qui existent en France ; les environs de Craon et le pays d’Auge en élèvent au contraire une des meilleures. Autrefois nous ne connaissions guère que le porc, gros ou moyen, dont le type domine trop souvent dans la plupart de nos provinces. S’il donne une viande de bonne qualité, ni trop grasse ni trop maigre, il est vorace et d’un développement tardif. Aujourd’hui l’on trouve dans beaucoup de départemens des animaux perfectionnés qui présentent une prodigieuse aptitude à un prompt engraissement. Nous en avons vu[21] quelques-uns devenir tellement gras que des rats les rongeaient tout vivans, c’est-à-dire qu’ils entamaient leur peau sans que ces monstres de graisse eussent la force de remuer pour se débarrasser d’une aussi étrange agression. Les personnes qui ont assisté à nos grands concours agricoles et qui. ont gardé souvenir de ces boules luisantes dont la tête et les membres disparaissent sous la graisse ne s’étonneront pas de ce que j’ai eu l’occasion de voir une fois.

Les grosses races ont été en partie améliorées par des verrats napolitains, et elles ont été si bien perfectionnées en Angleterre que les bêtes anglaises commencent à se substituer dans tous les grands concours à nos bêtes indigènes. C’est de l’Asie que sont venus les verrats à l’aide desquels nos voisins d’outre-Manche ont su façonner les familles si petites que plusieurs cultivateurs cherchent à introduire dans notre pratique agricole. Parmi ces dernières variétés, quelques-unes sont réduites à des proportions pour ainsi dire exiguës qui en rendraient l’entretien possible dans la plus humble chaumière. Néanmoins ces utiles bêtes sont encore repoussées par certaines personnes. On reconnaît leur étonnante précocité, on ne nie pas la puissance d’assimilation qui les distingue, on les accuse seulement de ne donner qu’une viande molle, trop grasse et trop fade. Nous ne prétendrons jamais que la chair d’une bête engraissée fort jeune et en très peu de temps puisse avoir autant de saveur que la chair d’un animal plus tardif; mais, en ayant soin de nourrir médiocrement et d’abattre avant un complet engraissement les porcs dont il s’agit, on remédierait en grande partie à l’excès de graisse et à la mollesse de fibre que l’on reproche aux races anglaises. Nous devons avouer cependant que ces races nouvelles ne peuvent pas convenir aux cultivateurs du centre et du midi, qui mènent aux champs ou dans les bois leurs troupeaux de cochons. Il faut, pour se plier à un tel régime, des bêtes plus marcheuses que les berkshire ou les essex. Dans plusieurs localités du centre et de l’ouest, dans le Périgord, etc., l’élève des cochons constitue une industrie spéciale. On entretient des truies que l’on fait porter, et les petits sont vendus dès l’âge de six semaines à d’autres cultivateurs qui les gardent plus ou moins longtemps et qui finissent par les revendre à des engraisseurs, ou par les engraisser pour leur propre compte.

Le commerce des cochons de lait donne lieu en France à d’importantes transactions qui ne s’effectuent pas exclusivement entre nos diverses provinces; elles s’étendent jusqu’aux pays étrangers, et principalement en Belgique, d’où nous tirons chaque année un très grand nombre de petits cochons[22].

Les truies ne sont pas d’aussi bonnes mères que les femelles de nos autres espèces domestiques. Pour peu que la faim les sollicite et qu’on les ait habituées à une nourriture animale, elles n’hésitent pas à manger leurs petits; mais leur fécondité est extrême : il n’est pas rare de compter une dizaine de gorets par portée, quelquefois on en compte jusqu’à quinze. Chacun d’eux adopte une tétine, et il est parfois amusant de voir la mère couchée sur le flanc pour allaiter sa nombreuse et vorace famille. On dirait une bande d’animaux lilliputiens acharnés sur le ventre d’une énorme bête qu’ils ne peuvent, malgré tous leurs efforts, parvenir à troubler. Vauban a calculé qu’une seule truie, dont les portées seraient aussi précoces, aussi rapprochées et aussi fécondes que possible, et dont toute la famille se reproduirait avec une égale activité, deviendrait, après une série de dix générations, la souche de six millions d’individus. On ne doit pas, dans la pratique agricole, baser ses prévisions sur une telle fécondité; mais l’élevage des gorets n’est nulle part difficile. Malheureusement le commerce des petits cochons, comme celui des cochons gras, subit des fluctuations singulièrement rapides. L’inconstance de ces mouvemens ne permet guère de décider lequel, de l’éleveur ou de l’engraisseur, réalise d’ordinaire les meilleurs bénéfices.

Le porc, concurremment avec certains chiens, sert d’utile auxiliaire aux chercheurs de truffes du Périgord; mais il n’est partout ailleurs qu’une bête de boucherie. Dans les pays où l’agriculture est le plus avancée, on tient le porc soigneusement renfermé. Cette claustration est nécessitée par les habitudes dévastatrices de l’animal. Fouillant la terre avec son groin puissant pour y chercher des insectes et des racines, il laboure les pâtures qu’on lui abandonne. Le bouclement[23] qu’on lui fait parfois subir ne remédie que dans une mesure imparfaite à ces graves inconvéniens. Le mieux est donc en effet de recourir au moyen radical de la stabulation permanente, mitigée par l’adjonction d’une petite cour pavée et solidement enclose dans laquelle se trouve un réservoir d’eau où le porc puisse aller prendre les bains qui lui sont si nécessaires.

Le porc n’est pas, du reste, le seul habitant de la ferme que l’on tienne ainsi prisonnier. Il en est de même d’un autre fouilleur, plus petit, mais non moins incommode : nous voulons parler du lapin. Le lapin est un mangeur insatiable, et, réduit à l’état domestique, il ne fournit plus à notre consommation qu’une viande généralement peu estimée. Aussi ne doit-on pas le considérer comme pouvant servir d’objet à une sérieuse spéculation. Nos cultivateurs conservent quelques lapins pour varier de temps à autre les mets rustiques qui paraissent sur leur table; mais ils ne donnent jamais beaucoup d’extension à un semblable élevage. Les soins et la masse de nourriture qu’exigerait une lapinerie un peu considérable ne seraient pas facilement payés par les produits que l’on en retirerait. Nous avons vu les religieux de la Grande-Trappe de Mortagne obligés de renoncer à ce genre d’industrie, quoique leur situation près des bois et les bras nombreux dont ils disposent les missent largement à même de suppléer par des végétaux sauvages à l’insuffisance des fourrages cultivés pour leur lapinerie.

Ne devrait-on pas souvent faire des réserves analogues au sujet de la volaille? Celle que l’on enferme dans des cours ou des parcs restreints coûte à nourrir plus qu’elle ne vaut. Il lui faut une certaine liberté d’allures, afin qu’elle puisse picorer et ramasser aux portes des granges et sur les fumiers de l’exploitation les grains qui tombent, les vers et les insectes qui se cachent. Et cependant certaines contrées font de la volaille l’objet d’un commerce important. La Bresse, la Brenne, le Maine, l’Anjou, etc., sont connus comme produisant des poulets et des chapons d’excellente qualité. Les Marches normandes, le Perche, l’Anjou et plus encore l’Alsace et le Languedoc fournissent à notre consommation une grande quantité d’oies. La Champagne est renommée pour ses dindons, la Normandie pour ses canards; on trouve excellens les pigeons de Picardie. Enfin on estime à 45 millions de francs environ la valeur annuelle de tout ce que donnent nos volailles. Néanmoins c’est la petite culture qui, pour la plus forte part, alimente ce genre de commerce, celui des pigeons excepté. La grande et la moyenne culture ont en effet bien autre chose à faire qu’empâter des poulardes dans leurs épinettes ou réchauffer au soleil des dindonneaux qui prennent le rouge. Pour tirer profit de nos oiseaux de basse-cour, il faut une foule de soins qui ne conviennent qu’aux femmes. Aussi voyons-nous toujours la volaille commise à la surveillance directe de la fermière et constituant son troupeau particulier. C’est la fermière qui gouverne elle-même ce monde gloussant et piaulant ; presque toujours le prix de vente qu’elle en retire lui est abandonné, et ce dernier usage est pour beaucoup dans le maintien du chiffre élevé des volailles que possède la France.

La poule est, de tous nos oiseaux domestiques, le plus commun et le plus utile. Les œufs de poule sont les seuls qui donnent lieu à un commerce actif. Pendant l’année 1827, nos cultivateurs en avaient expédié à l’Angleterre 4,746,324 kilogrammes; en 1856, ces mêmes exportations atteignaient le chiffre de 8,891,167 kilogrammes. C’est pendant sa troisième année que la poule pond le plus grand nombre d’œufs, la quatrième année est encore bonne, ensuite la ponte devient insignifiante. Deux cents œufs pour ces quatre ans constituent déjà un assez beau produit. On utilise aussi, après sa mort, les plumes de la poule ; mais la valeur en est minime. Nos bonnes races françaises, dont la viande est si délicate, restent comme pondeuses préférables aux diverses races asiatiques que l’on a, depuis quelques années, introduites dans nos basses-cours. Quant à ces dernières, elles sont de meilleures couveuses, et finissent par prendre un plus fort développement. Néanmoins elles méritent le reproche grave de conserver des habitudes trop sédentaires, et par conséquent de ne pas assez chercher leur nourriture dans les herbages et dans les fumiers de la ferme.

Sous le rapport de l’utilité, l’oie vient après la poule. L’oie, qui n’est pas encore domestiquée comme la poule, et qui s’envole parfois avec les bandes de camarades sauvages qu’elle rencontre, fournit à notre industrie des plumes et un duvet dont la valeur est très grande, mais qu’il faut arracher périodiquement au corps de l’animal vivant. On soumet également ce pauvre volatile à une autre espèce de torture, celle qui a pour but de subvenir par un développement anormal, nous allions dire maladif, du foie aux cruelles délicatesses de la gastronomie. La chair et la graisse de l’oie entrent enfin pour un chiffre qui n’est pas sans importance dans notre alimentation générale .

Tout le monde connaît les mérites comestibles du dindon; mais l’éducation de ces animaux présente d’assez grandes difficultés, et ce genre d’oiseaux, d’un caractère méchant, d’un appétit vorace, conserve des habitudes sauvages et dévastatrices qu’explique sans doute le peu de temps qui s’est écoulé depuis que notre agriculture en a fait la conquête. Aussi n’en élève-t-on pas partout.

Le canard, dont la première enfance est seule délicate et qui se nourrit ensuite avec la plus grande facilité, se retrouve, lui, dans toutes les exploitations où l’on a un peu d’eau. Il anime les mares sur lesquelles il se joue, et y étale au soleil les nuances d’un plumage lustré et chatoyant. Omnivore comme le cochon, le canard met tout à profit : les débris de cuisine, les herbes aquatiques, les insectes et autres petits animaux. Il faut toutefois lui interdire l’entrée des pièces d’eau servant à élever de très jeunes poissons, qu’il saisirait entre les larges spatules de son bec sans plus de façon que s’il s’agissait de frai de grenouilles ou d’inutiles vermisseaux.

Quant au pigeon, il disparaît peu à peu de beaucoup d’exploitations agricoles. Le pigeon de volière coûte cher à nourrir, parce qu’il ne va pas marauder assez loin, et le pigeon fuyard, que l’on désigne aussi sous le nom de bizet, court partout le risque d’être impitoyablement pourchassé. Personne ne veut nourrir à ses dépens une bande d’animaux qui, bien repus des grains d’autrui, vont ensuite faire profiter un colombier voisin du produit de leurs razzias. Puis le pigeon rappelle le colombier féodal, il semble appartenir encore à l’ancien régime, dont il évoque quelques abus en prélevant sur les champs des vilains d’alentour une dîme indiscrète; nos mœurs démocratiques ne peuvent plus favoriser la multiplication de ce pillard emplumé.

Tels sont les oiseaux de nos basses-cours agricoles. Quelques autres s’y rencontrent encore de temps en temps, mais comme objets de fantaisie; aussi n’en parlerons-nous pas. Nous ne dirons rien non plus des animaux dont la production, utile dans certaines propriétés, ne peut se généraliser. Ici, ce sont les poissons[24] que l’on ramène dans des eaux dépeuplées; du côté de Bordeaux, ce sont les sangsues; dans la Bretagne, l’Ile-de-France, l’Orléanais, etc., ce sont les abeilles que l’on multiplie; dans le Vivarais, ce sont les vers à soie qui filent leur précieux cocon. Néanmoins ces diverses industries, pas même la dernière, malgré l’immense importance qu’elle a pour la France, ne sauraient entrer dans le cadre de notre travail. Elles ne sont praticables qu’à la campagne; mais elles ne s’allient pas forcément, comme l’entretien de nos autres animaux domestiques, aux spéculations culturales dont nous nous sommes préoccupé avant tout dans cette étude.


IV. — L’ACCLIMATATION DES ESPECES NOUVELLES.

Les divers animaux dont nous venons de parler suffisent-ils réellement à notre agriculture, ou bien devons-nous, pour réaliser de plus rapides progrès, appeler à notre aide quelques espèces nouvelles? C’est ce qu’il nous reste à examiner.

Disons-le d’abord : il ne sera jamais sans danger d’introduire sur un domaine des bêtes qui ne sont pas admises par les usages du pays. Si certaines circonstances, malheureusement trop fréquentes en agriculture, obligent à diminuer le nombre des animaux entretenus jusqu’alors dans la ferme, comment se débarrasser de ceux que la pratique agricole n’a pas encore adoptés? Est-ce à dire qu’il faille ne se prêter à aucun essai? Loin de là. Nous voulons seulement indiquer avec quelle prudence on doit procéder quand il s’agit de choses toutes nouvelles, de véritables révolutions agricoles.

On l’avouera sans doute avec nous, ce qui manque le plus à nos exploitations rurales, c’est, non pas le nombre des espèces, mais le nombre des individus et l’excellence des races. Pour rendre meilleur un tel état de choses, il faut commencer par augmenter dans de larges proportions la masse des fourrages disponibles, plutôt que d’inviter de nouvelles catégories de convives à un festin encore insuffisant. Ramenée à ce point de vue, l’acclimatation des espèces nouvelles, — nous insistons avec intention sur le mot espèces, parce qu’il ne s’agit ici ni des races étrangères, ni de leurs croisemens, — l’acclimatation, disons-nous, ne perd-elle pas un peu de l’excessive importance qu’on lui attribue parfois? Elle devrait, selon nous, se borner aux animaux qui, sans exiger une plus forte dépense de fourrages, donnent une somme plus considérable de produits, et à ceux qui savent utiliser des ressources laissées jusqu’à ce jour sans emploi. Quant à l’élève des animaux d’ornement, il est évident, d’après ce qui précède, que ce petit détail reste pour nous entièrement réservé, et, à ne nous inquiéter que des grands intérêts du pays, nous croyons pouvoir maintenir qu’il se trouve au fond de la plupart des questions relatives à l’acclimatation moins d’utilité pratique et d’efforts franchement agricoles que de curiosité scientifique ou d’élégante distraction. Sauf le ver à soie, et le dindon, qui date pour nous du XVIe siècle, tous les animaux dont nos cultivateurs s’occupent aujourd’hui peuplaient déjà nos campagnes dès la plus haute antiquité. Quelques nouveaux esclaves viendront peut-être augmenter le nombre des bêtes qui habitent nos fermes; mais il ne faut pas nous faire à ce sujet trop d’illusions. M. Alphonse de Candolle a eu raison d’écrire dans sa Géographie botanique : « Un végétal ou un animal se naturalise d’emblée dans un pays qui lui est convenable; il meurt dans celui qui lui est impropre, il ne s’y acclimate pas. » Cette difficulté de l’acclimatation proprement dite n’est cependant pas le motif principal de nos doutes. Une foule d’hommes zélés se chargeront toujours volontiers des risques de l’entreprise, et chaque fois que la solution sera possible, elle sera obtenue. Ce que nous n’admettons pas, c’est que la pratique agricole soit fort intéressée à l’adoption des animaux de toute taille et de toute forme qu’on ne cesse de lui proposer.

Ainsi, supposant sans doute que nos bêtes de travail étaient réellement défectueuses ou insuffisantes, on s’est préoccupé avec ardeur des troupeaux d’hémiones que nourrissent l’Himalaya, la Mongolie et l’Hindoustan ; l’on a presque envié à l’Afrique méridionale ses élégans solipèdes, le zèbre, le dauw et le couagga. Ces sauvages animaux ont été quelquefois attelés, nous le savons; mais nous savons aussi que les hommes qui leur donnent la chasse pour en manger la chair et en utiliser la peau continuent à leur préférer pour le service domestique nos vieux auxiliaires, l’âne, le cheval et le mulet. Sont-ce leurs dangereux caprices qui font négliger par les populations près desquelles ils vivent l’hémione, le zèbre, le dauw et le couagga? Ou bien leur délaissement continu serait-il sans cause? Cette seconde hypothèse ne paraît pas probable; elle l’est d’autant moins que les essais que l’on conseille ont été faits de temps à autre sans avoir pu jamais encore modifier les préférences et les habitudes d’aucun peuple. Changer pour changer est acte de fantaisie. Il est donc fort douteux que nos éleveurs consentent à se lancer dans l’inconnu d’une domestication difficile, quand ils possèdent déjà pour le même usage des animaux de valeur égale, On a aussi parlé, — de quoi n’a-t-on pas parlé? — du chameau et du dromadaire pour nos provinces méridionales. Il existe en effet quelques chameaux en Toscane; mais ils s’y multiplient peu, et M. Isidore Geoffroy Saint-Hilaire reconnaissait lui-même combien sont restreintes les limites d’emploi de ces vaisseaux du désert. A en croire certaines personnes, il faudrait cependant révolutionner nos étables et partout introduire du nouveau, comme si le nouveau et le progrès étaient toujours une même chose. De telles exagérations ne sont bonnes qu’à en provoquer d’autres dans un sens contraire, et c’est pour éviter le second excès qu’on ne doit pas craindre de combattre le premier.

Les animaux dont on s’occupe le plus en ce moment sont le yak et le lama avec les congénères de ce dernier, la vigogne et l’alpaga. Le yak ne vaut pas le bœuf. Il a des crins à la queue, et sur une partie du corps des poils qui rappellent la laine; mais sa force n’est pas supérieure à celle du bœuf, et ce qui décide la question, les qualités laitières de la femelle sont moindres que celles de la vache. Là où le yak pourrait être introduit chez nous, nos races montagnardes savent déjà vivre. Semblable en cela au buffle, que les contrées marécageuses acceptent faute de mieux pour le délaisser dès qu’elles sont assainies, le yak n’a jamais pu encore sortir de ses montagnes natales pour se faire adopter par des pays plus tempérés. L’industrieuse Chine, dont il est si voisin, le connaît et ne s’en occupe pas. La Suède peut-être aurait avantage à l’introduire sur quelques cimes abruptes; mais en France quelles herbes restent donc sans emploi quand descendent de la montagne nos bœufs, nos moutons et nos chèvres, chassés par les neiges de l’hiver? Quels travaux, quels transports restent donc inachevés que le yak ou toute autre bête nouvelle pourrait seule accomplir?

Nous ne trouvons pas non plus que le lama présente, relativement à nos bêtes ovines, les avantages qu’on lui attribue. On dit que dans leur pays natal le lama et ses congénères ne souffrent pas autant que le mouton des intempéries de l’atmosphère; mais en serait-il encore de même sous un climat étranger? Nous avons vu à La Haye le troupeau de lamas que le roi de Hollande s’amuse à y entretenir depuis un certain nombre d’années; or il paraît que cette expérience n’est pas en somme très concluante, car l’exemple du roi n’a été suivi par personne. D’ailleurs le plus grand mérite du lama et de l’alpaga consiste dans leur toison, et comme l’agriculture française trouve maintenant intérêt à développer, surtout en vue de la boucherie, l’aptitude et la précocité des bêtes ovines, nous ne croyons guère à l’opportunité d’une telle acclimatation. Alors que le lama réussirait, — ce qui est douteux, — sur quelques-unes de nos montagnes mieux qu’il n’a fait à l’Institut de Versailles, cette nouvelle bête resterait sans aucun doute confinée sur de très rares exploitations. Dans les Andes elles-mêmes, le lama se trouve aujourd’hui repoussé sur les hauteurs froides et arides où ne pourrait habiter le mouton, que l’on préfère multiplier sur tous les sites les plus fertiles. Pour quels motifs les choses se passeraient-elles autrement en France ?

Il est également question d’une foule d’animaux que l’on voit avec surprise figurer parmi les hôtes du jardin de la Société d’acclimatation, et dont la principale destination serait, paraît-il, de fournir aux chasseurs l’attrait d’un gibier délicat. Nos champs et nos bois ne souffrent cependant déjà que trop de la voracité du lapin pour qu’on ne nous afflige pas encore de l’agouti, du kanguroo, du mara ou de tout autre rongeur. En définitive, les espèces qui se nourrissent de végétaux laissés jusqu’à ce jour sans emploi lucratif sont les seules qu’il nous paraisse désirable d’acclimater dans notre pays. C’est à ce titre qu’on doit se féliciter des succès obtenus par la persévérance de M. Guérin-Menneville dans l’éducation du ver à soie de l’allante et des chances non moins favorables que présente l’acclimatation du ver à soie du chêne. Peut-être la limite que nous établissons semblera-t-elle bien étroite; elle est cependant à nos yeux la seule qu’admettent la vérité des faits et les intérêts agricoles.

Que faut-il conclure de la série de faits et d’observations qu’il nous a semblé utile d’exposer sur le rôle des animaux dans l’agriculture?

La nécessité d’augmenter autant que possible l’effectif des animaux entretenus sur la ferme, en donnant toutefois une large préférence au bétail de rente et au bétail de profit, et en réduisant au strict nécessaire la proportion des attelages, — la possibilité plus fréquente qu’on ne le croit généralement de combiner le rôle des animaux de travail avec leur modification ultérieure en bêtes de rente ou en bêtes de profit, — l’avantage qu’il y a toujours à mieux nourrir un nombre limité d’animaux plutôt qu’à en entretenir une quantité plus considérable, — enfin l’utilité des conseils que fournit l’art vétérinaire sur le choix, la multiplication, l’entretien et l’engraissement des animaux domestiques, sont, il nous semble, les conséquences logiques de tout ce qui précède.

On a pu reconnaître qu’il n’existait dans aucune des espèces d’animaux domestiqués par l’homme une race quelconque qui dût être prônée partout comme portant dans ses veines le germe de toutes les perfections. Les améliorations que l’agriculture peut faire subir au bétail dépendent en grande partie des ressources fourragères dont on dispose; mais elles résultent aussi de la sagesse avec laquelle on dirige la reproduction de ce bétail. Pour atteindre rapidement le but désiré, il faudra plus d’une fois recourir au procédé si délicat du croisement par une race supérieure. Cependant les dangers que présente cette méthode, quand on ne sait pas bien la manier, la crainte d’altérer trop le caractère primitif d’un bétail qui n’est pas mauvais sous tous les rapports, enfin le désir d’éviter les lourdes dépenses que nécessite l’emploi des reproducteurs étrangers, nous paraissent autant de motifs de préférer dans beaucoup de fermes la voie de la sélection, ou de la reprendre dès qu’elle redevient possible.

Tout le monde a sans doute remarqué le prix excessif que coûte un bon étalon améliorateur. Ainsi l’on sait que, dans les familles chevalines les plus distinguées, certains animaux de choix ont dépassé le prix: énorme de 50,000 francs, et que les saillies du fameux Eclipse se sont payées jusqu’à 1,300 francs; mais peu de personnes se doutent du chiffre élevé qu’atteint quelquefois la vente des autres reproducteurs. Un excellent baudet du Poitou peut valoir 10,030 francs. A la vente des durham de C. Colling, on a payé 26,500 francs son plus beau taureau, et 10,500 francs sa meilleure vache. Jonas Webb, le fameux éleveur de south-down, avait pu obtenir 16„030 francs (8,000 francs pour chacun d’eux) de deux béliers fournis à notre administration de l’agriculture, et lorsqu’il vendit dernièrement son troupeau de Babraham, un de ses béliers fut encore acheté 6,957 francs, en même temps que plusieurs brebis s’adjugeaient au prix fort remarquable de 900 francs par tête. Ces chiffres sont exceptionnels, nous en convenons; mais il faudra toujours s’attendre à payer cher les beaux reproducteurs, car cette cherté s’explique et par l’empressement avec lequel on recherche aujourd’hui les types de grand mérite, et par les soins considérables qu’exige l’élève des animaux destinés à jouer dans une ferme le rôle d’améliorateurs.

On a pu remarquer aussi que beaucoup des animaux dont il s’agit sont, sinon personnellement, du moins par leurs ancêtres, d’origine anglaise. Les Anglais ont en effet marché plus vite que nous dans l’art de perfectionner les qualités spéciales de leur bétail. Les conditions climatériques de leur pays, les grands capitaux dont ils disposent et leur caractère propre sont autant de causes de la supériorité réelle à laquelle sont parvenus nos voisins d’outre-Manche. Il ne faut cependant pas se faire à ce sujet des illusions trop pénibles pour notre amour-propre national. En Angleterre même, les étables modèles qui fournissent les reproducteurs les plus estimés restent toujours une exception, et les troupeaux d’où sortent ces bêtes de choix n’y sont pas soumis à un régime ordinaire; ce sont tout simplement des collections précieuses, constituant des sortes de haras qui vendent au monde entier leurs meilleurs élèves. On se tromperait donc fort, si l’on croyait trouver par exemple toutes les fermes anglaises indistinctement peuplées de bêtes bovines appartenant à la race durham. Cette race ne joue encore là, comme en France, qu’un rôle de type améliorateur, si bien qu’en juin 1861 des éleveurs américains ont pu envoyer en Angleterre, où ces animaux devenaient par trop rares, et d’où étaient cependant issus les pères des nouveaux débarqués, un certain nombre de taureaux durham qui se sont vendus fort cher[25]. Du reste, notre agriculture n’a pas aussi souvent qu’on le dit besoin de réduire les animaux à une spécialité puissante qui parfois compromet chez eux d’autres qualités, et nos progrès sont depuis quelque temps assez soutenus pour que nous exportions à notre tour un grand nombre d. reproducteurs.

Nos mérinos et leurs divers croisemens nous sont demandés par l’Australie, par l’Amérique, par l’Angleterre elle-même; nos meilleurs chevaux percherons sont enlevés tous les ans par des officiers de remonte étrangers, etc. Nous commençons d’ailleurs, pour le plus grand bien du pays, à renoncer un peu à nos excès d’anglomanie en agriculture. Après avoir beaucoup trop méprisé et par suite trop délaissé nos vieilles races françaises, nous revenons à en mieux comprendre la convenance et les mérites. Au concours international d’animaux reproducteurs de 1860, notre race charolaise avait paru si belle qu’on l’avait surnommée la race durham de la France, et certains éleveurs anglais commencent à l’introduire dans leurs croisemens. Au concours international d’animaux de boucherie qui s’est tenu à Poissy le 16 avril 1862, nos races bovines landaise, garonnaise, bazadaise et limousine, nos races porcines angeronne et normande ont étonné tout le monde. Qui aurait osé supposer chez nous, il y a dix ans, d’aussi rapides progrès?

La recherche des améliorations ne doit cependant pas se ralentir en France, car le dernier mot est encore loin d’être dit. Le sera-t-il jamais? Quoi qu’il en soit de l’avenir de notre agriculture, le véritable progrès, en ce qui concerne nos animaux domestiques, consistera toujours dans le perfectionnement de ce qui a depuis longtemps déjà sa raison d’être plutôt que dans une révolution radicale de notre système zoologique ou dans de trop aventureuses innovations. En tout cas, et de quelque bête qu’il s’agisse, l’amélioration de la terre doit précéder l’amélioration du troupeau. Ne bornons donc pas nos efforts à nous procurer de bons types reproducteurs; mais partageons également nos soins entre le sol qui nourrit nos animaux domestiques et les animaux domestiques qui fécondent notre sol. C’est de ce double travail que dépend tout succès en agriculture.


L. VILLERMÉ.

  1. Voyez la Revue du 1er avril.
  2. La même bête peut, on le sait, soit successivement, soit en même temps, être bête de travail et bête de rente : la jument qui laboure et qu’on fait pouliner, le bœuf qu’on engraisse après avoir utilisé ses forces, en sont des exemples frappans ; mais c’est surtout en ce qui concerne les bêtes dites de rente que le nom de ces dernières ne nous semble pas rappeler avec une précision suffisante les multiples détails de la pratique agricole. Le nom de bêtes de rente ne convient bien, selon nous, qu’aux animaux représentant un capital immobilisé pour longtemps, et qui donnent à leur maître des revenus quelque peu réguliers : ainsi la vache avec son lait, la brebis avec sa laine, la poule avec ses œufs, etc. Quant aux animaux assimilables aux matières premières du fabricant, qui n’entrent dans une ferme que pour y acquérir, sous l’influence de certains soins de courte durée, une valeur plus grande, ils nous sembleraient mériter mieux le nom de bêtes de profit. Tels sont particulièrement les animaux à l’engrais et ceux qui sont achetés en bas âge pour être bientôt revendus plus cher, après avoir payé, d’une manière quelconque, une partie de l’entretien et de la nourriture qu’ils ont coûtés.
  3. Étude de nos races d’Animaux domestiques, t. II, p. 327.
  4. Le bœuf n’a pas de dents à la mâchoire supérieure ; elles y sont remplacées par un cartilage solide sur lequel viennent s’appuyer les dents de la mâchoire inférieure. Dans les races communes, deux dents adultes en remplacement des pinces de lait indiquent l’âge de deux ans; quatre dents adultes marquent trois ans; à quatre ans, il y a six dents de lait remplacées, il y en a huit à cinq ans. L’usure des dents devient ensuite le seul indice de l’âge, en tenant compte toutefois des variations qui peuvent résulter du régime alimentaire des animaux. Dans les races les plus précoces, les phases que nous venons de signaler s’accomplissent beaucoup plus tôt : à vingt et un mois, — à deux ans trois mois, — à deux ans neuf mois, — et à trois ans trois mois.
  5. Certains cantons de la Belgique et de l’Italie poussent cette industrie plus loin encore; ils n’élèvent pas de velles et achètent les bêtes déjà grandes à des producteurs d’autres localités.
  6. La Limagne d’Auvergne avec le senectère, la Normandie avec le neufchâtel, le calembert et le livarot, la Flandre et la Picardie avec le marollos ne se sont-elles pas acquis, comme la Brie elle-même, une juste et universelle réputation?
  7. De 1827 à 1856, nous avons importé 1,558,600 bêtes bovines, et nous en avons exporté seulement 460,880 têtes. Or ce double mouvement résulte de l’exportation de 15,169 taureaux, bouvillons et taurillons, 68,630 veaux, 12,440 génisses, 233,260 bœufs et 140,390 vaches, — et de l’importation de 127,040 taureaux, bouvillons et taurillons, 454,000 veaux, 65,240 génisses, 282,700 bœufs et 629,620 vaches.
  8. On confond ordinairement sous le nom de races anglaises toutes les races perfectionnées de l’Angleterre et de l’Ecosse. Les angus et les ayr sont des bêtes écossaises; les devon, les hereford et les durham sont anglaises.
  9. C’est un bœuf de cette race qui vient d’obtenir à Poissy les honneurs du concours international des animaux de boucherie.
  10. L’inoculation, qui est pour les bêtes ce que la vaccine est pour les hommes, semble promettre à nos agriculteurs un moyen efficace de diminuer notablement les ravages de la pleuropneumonie contagieuse.
  11. La Beauce à elle seule perdrait chaque année, lit-on dans le Recueil de Médecine vétérinaire (n° de février 1862), pour 3 millions de francs de bestiaux par le sang de rate.
  12. J’ai vu, dans des années humides comme celles dont l’agriculture française a tant souffert dernièrement, des troupeaux entiers disparaître en peu de mois sous les atteintes de cette cruelle maladie.
  13. Le piétin paraît être une variété de la maladie aphtheuse qui porte le nom de cocotte quand elle affecte nos bêtes bovines. Le Journal d’Agriculture pratique a donné dans les n° du 20 novembre 1861 et du 20 février 1862, relativement au piétin, deux articles que nous croyons devoir signaler à l’attention de nos lecteurs.
  14. Le calcul par têtes du nombre d’animaux que peut entretenir une exploitation et du nombre de moutons qui correspond à l’entretien d’une bête bovine laisse toujours le lecteur dans l’incertitude. Quel est en effet le type de cette bête? S’agit-il d’une petite bretonne ou d’une grosse normande? On devrait, à la rigueur, ne parler que du poids vivant des animaux. Nous le savons; mais nous avons voulu nous servir des données habituelles, de peur d’être moins généralement compris.
  15. 4,419,560 béliers, brebis et moulons, et 318,160 agneaux. Nos importations proviennent surtout, pour les bêtes adultes, des pays allemands, de la Belgique et de la Suisse, et de la Sardaigne pour les agneaux.
  16. 1,203,350 béliers, brebis et moutons, et 95,380 agneaux. L’Angleterre et l’Espagne sont les pays qui nous en ont demandé le plus grand nombre.
  17. A un an pour les races les plus précoces, quatre mois plus tard pour les races moyennes, six mois plus tard pour les races tardives commence l’émission des dents de remplacement. Celles-ci permettent, comme elles font chez les autres animaux domestiques, de préjuger l’âge du mouton. La seconde émission se fait à dix-huit mois, deux ans et deux ans six mois suivant les races. Vers deux ans trois mois, deux ans neuf mois ou trois ans six mois, on compte six dents adultes. Les huit dents de lait sont toutes remplacées à trois ans, trois ans et six mois ou quatre ans et six mois.
  18. Le Rouergue à lui seul possède peut-être un million de bêtes ovines, dont les brebis forment environ les deux tiers.
  19. Le concours de Poissy (16 avril 1862) a signalé à l’attention de nos cultivateurs une race nouvelle, la race shropshire, que la France ne connaissait pas, et qui paraît se multiplier assez rapidement en Angleterre. La sobriété, la rusticité et le rendement en viande nette de ces animaux passent pour être fort remarquables.
  20. La plupart de ces rares transactions ont été accomplies avec les états sardes et avec l’Espagne.
  21. Au château de Randans (Puy-de-Dôme), alors qu’il appartenait à la princesse Adélaïde d’Orléans.
  22. Sur 4,102,440 bêtes porcines importées de 1827 à 1856, il y avait 3,775,660 cochons de lait, tandis qu’on n’en voit figurer que 431,280 dans le total de 1,026,630 bêtes exportées pendant la même période.
  23. Le bouclement est une opération qui consiste à fixer dans le groin du cochon un anneau ou un fil de fer destiné à l’arrêter par la souffrance quand il veut fouiller la terre.
  24. Voyez à ce sujet, dans la Revue du 15 janvier 1861, la remarquable étude de M. J.-J. Baude, dont nous avons à déplorer la perte récente.
  25. Plusieurs prix de vente se sont élevés de 5 à 10,000 francs.