Les Anglais en France pendant la Révolution

Les Anglais en France pendant la Révolution
Revue des Deux Mondes3e période, tome 99 (p. 670-681).
LES
ANGLAIS EN FRANCE
PENDANT LA REVOLUTION
D'APRES UN LIVRE ANGLAIS

Il y avait beaucoup d’Anglais en France au commencement de la révolution. Les uns y voyageaient pour leur plaisir ou pour apprendre le français, d’autres s’y étaient établis pour leurs affaires ; quelques-uns étaient des soldats de fortune, qui avaient pris du service. Plus d’un débiteur insolvable avait mis la Manche entre ses créanciers et lui, et des pamphlétaires en délicatesse avec le gouvernement britannique avaient fui le pilori. La France servait aussi de terre de refuge à vingt-huit communautés catholiques anglaises, possédant près de 15,000 livres sterling de revenu. Après la prise de la Bastille, nombre de curieux accoururent, de Londres à Paris. Un nouveau volcan avait surgi subitement ; nuit et jour, il vomissait, des coulées de lave ardente, des tourbillons de fumée et de flamme. On arrivait de toutes parts pour contempler ce spectacle extraordinaire, unique dans l’histoire de l’Europe.

Après le 10 août, lorsque l’ambassade anglaise eut été rappelée, beaucoup de ces curieux, à qui la terre semblait trop chaude pour leurs pieds, partirent aussi ; mais beaucoup restèrent, même pendant la terreur. Les couvens anglais avaient été changés en prisons politiques. Les religieuses essuyèrent de cruels affronts et de mortels ennuis ; elles se résignèrent à tout, elles refusèrent à l’unanimité de rentrer dans le monde. Cependant, à la suite de l’invasion de la Belgique et de l’exécution de Louis XVI, Pitt nous avait déclaré la guerre, et Toulon fut pris. Le 18 octobre 1793, la Convention décréta que, par mesure de représailles, tous les Anglais, Écossais, Irlandais et Hanovriens des deux sexes seraient ses otages, que leurs papiers seraient saisis, leurs effets confisqués. On ne fit grâce qu’aux ouvriers des fabriques et aux enfans au-dessous de douze ans. La libération de ces prisonniers de guerre n’eut lieu qu’en février 1795. Ainsi vont les choses humaines. La révolution française avait commencé par détruire une prison ; elle ne s’occupait plus que de multiplier les cachots. Elle avait commencé par proclamer l’unité du genre humain et la fraternité de tous les peuples ; par la force des événemens, elle en venait à traiter les étrangers en ennemis et à jurer une guerre éternelle à Carthage. Toute affiche, toute enseigne en anglais fut prohibée, comme le sont aujourd’hui les enseignes françaises en Alsace. Un professeur de langues en fut réduit à annoncer qu’il donnait des leçons d’américain. « Quelques philosophes, quelques amis de l’humanité, disait Robespierre, auront à souffrir de ces mesures ; mais ils seront assez généreux pour ne pas nous en vouloir. »

Un Anglais, M. John Alger, a raconté dans un livre instructif et agréablement écrit les aventures de ceux de ses compatriotes qui de gré ou de force se trouvèrent mêlés aux événemens de la Révolution et y participèrent par leur action ou par leurs souffrances[1]. Ce livre est le fruit de consciencieuses et minutieuses recherches. L’auteur a fouillé dans les archives, il s’est enquis auprès des familles et des descendais, il a réussi à reconstituer plus d’une biographie obscure, qui méritait d’être connue. Il se plaint que les documens lui ont souvent manqué, que très peu des prisonniers anglais de 1793 ont laissé des souvenirs écrits. Il a retrouvé cependant une longue lettre, fort intéressante, de sir William Codrington, qui fut enfermé pendant quinze mois à la Conciergerie d’abord, puis à la maison de santé du Chemin-Vert et dans la prison Coignard. Il a retrouvé aussi des rapports rédigés ou dictés. par des bénédictines de Paris et de Cambrai.

Mais, à son vif regret, le consciencieux historien n’a pu faire aucun usage du livre aussi suspect que curieux intitulé : Journal de ma vie pendant la révolution, par mistress Grace Dalrymple Elliott. Quoique la traduction française de ce journal, pour laquelle Sainte-Beuve écrivit une préface, ait été goûtée, il a été reconnu qu’un peu de vérité s’y trouve combiné avec beaucoup de fictions, sans qu’il soit possible de déterminer les doses. Mme Elliott, qui fut successivement la maîtresse de lord Valentia, du prince de Galles et du duc d’Orléans, et qui prétendait que Bonaparte lui avait offert de l’épouser, était une grande menteuse. Elle déclare avoir été enfermée dans quatre prisons de Paris, et son nom ne se retrouve sur aucun registre. Ce qu’il y a de plus clair dans son histoire, selon M. Alger, c’est qu’elle habita la France de 1786 à 1801, qu’elle fut enfermée à Versailles dans la même prison que le docteur Richard Gem, et qu’elle fit connaissance avec une Mme Myler ou Miglia, veuve d’un Italien, qui avait été réellement prisonnière à Paris, et dont elle s’appropria les aventures, en les embellissant. Même lorsqu’elle parle de ce qu’elle a vu, son témoignage est équivoque. Le docteur Gem, originaire du Worcestershire, était venu s’établir à Paris, dès 1762, comme médecin de l’ambassade anglaise. C’était un homme parcimonieux et un matérialiste militant. Bien qu’en 1790 il eût pris sur son avarice et offert 1,000 francs à titre de don patriotique, il fut arrêté, comme tous les Anglais, au mois d’octobre 1793 ; et, après être resté une semaine au Luxembourg, on le transféra au Collège écossais. A la suite du décret du 3 novembre qui ordonnait que, vu la rareté des docteurs pratiquans, les médecins étrangers seraient relâchés, il alla s’installer à Meudon, où il fut arrêté de nouveau par les autorités versaillaises. Mlle Elliott raconta à lord Malmesbury, en 1796, que le pauvre docteur avait une peur horrible de la mort et qu’il avait employé son temps à pleurer. Dans son livre posthume, elle nous le montre au contraire se couchant à la brune pour économiser la chandelle, se levant dès quatre heures du matin, tant il avait hâte de relire Helvétius et Locke, et la réveillant elle-même à sept heures pour lui prêcher son matérialisme. Libre à tout lecteur d’adopter à son gré l’une de ces deux versions, selon qu’il a plus ou moins de sympathie pour les médecins matérialistes.

Parmi les Anglais qui voulurent voir de leurs yeux ce qui se passait à Paris, plusieurs étaient de simples curieux, des indifférens, et l’indifférence est toujours accompagnée d’un peu de dédain. Ils étaient encore nombreux pendant l’été de 1793 ; certains patriotes se plaignaient qu’ils l’étaient trop, qu’ils pullulaient, qu’ils étalaient un luxe insolent, qu’ils insultaient les Français par leurs redingotes antirévolutionnaires. Quelques-uns s’en trouvèrent mal ; on les prit pour des espions, mais on se contenta de les tracasser, de les molester. D’autres n’étaient pas indifférens ; mais tout en prenant parti, ils étaient discrets, ils évitaient de se mêler trop ouvertement d’affaires qui ne les regardaient point. Il leur suffisait d’ouvrir leurs yeux et leurs oreilles, d’observer beaucoup, de tout remarquer, et leur flegmatique bon sens, que rien ne pouvait démonter, jugeait les hommes et les choses. Tel fut ce ministre unitaire, David Williams, dont on disait que son Credo se réduisait à cette formule peu compliquée : « Je crois en Dieu. Amen ! » Il passa en France l’hiver de 1792, après quoi il fut charmé de retourner chez lui. Il goûtait peu les Jacobins, qui le dénoncèrent comme un dangereux royaliste, parce qu’il trouvait des excuses aux fautes de Louis XVI. Avant de partir, il représenta aux Girondins qu’ils feraient bien de prendre les devans pendant qu’ils étaient les plus forts, et d’en finir avec leurs ennemis, sans attendre que leurs ennemis en finissent avec eux. Les Girondins eussent été bien avisés de lui répondre : « David Williams est un de ces hommes qui ont toujours raison. Amen ! »

Ces Anglais de sang-froid paraissent avoir éprouvé deux impressions également vives. La première était l’étonnement mêlé de dégoût que leur inspiraient les scènes de tumulte, de confusion par lesquelles se déshonoraient les assemblées françaises et le mépris qu’on y témoignait pour les plus vulgaires bienséances. M. Williams dit un jour à Mme Roland qu’il n’espérait rien de bon « de députés incapables d’écouter, » et le docteur Moore déclarait que s’il y avait parfois à Westminster des séances fort bruyantes, on n’y rencontrait jamais cinquante énergumènes vociférant et criant tous à la fois. Mais ce qui l’étonnait tout autant, c’était le calme prodigieux qui régnait à Paris au lendemain d’émeutes ou d’exécutions sanglantes. Il constatait avec surprise qu’au mois d’août 1792, peu de jours après le sac des Tuileries et la chute de la royauté, les Champs-Elysées avaient rouvert leurs spectacles et leurs concerts. Dix-huit mois auparavant, George Hammond, qui fut plus tard sous-secrétaire au Foreign-Office, écrivait à Bland Burges : « Sauf un plus grand nombre d’hommes en uniforme militaire paradant dans les rues, toutes les occupations communes de la vie suivent leur train accoutumé aussi régulièrement que si rien ne s’était passé, et on court aux divertissemens publics avec autant d’ardeur que dans les temps les plus paisibles et les plus florissans de la monarchie. »

M. Gaston Maugras vient de publier, en l’accompagnant d’un judicieux et intéressant commentaire, la correspondance d’un jeune Bordelais, nommé Edmond Géraud, qui appartenait à une famille de la meilleure bourgeoisie[2]. Son père, riche armateur, l’avait envoyé en 1789 à Paris pour y continuer ses études en compagnie d’un apprenti médecin, qui lui servait de mentor. Il y resta jusqu’à la fin de 1792. Dans ses lettres à son père, il représente Paris comme un séjour délicieux, enchanteur. A la vérité, la paix y est interrompue de temps à autre par quelques incidens tragiques, par des pillages, par des assassinats ; mais cela n’empêche personne de vaquer à ses affaires et à ses plaisirs. Edmond Géraud est fort occupé. Il travaille sérieusement à ses mathématiques, traduit Horace et Tacite, prend des leçons de dessin à l’Académie de peinture, se rend trois fois par semaine au Collège de France, suit le cours de chimie de l’éloquent Fourcroy, le cours plus éloquent encore de M. Gournand, lequel « démontre avec force comment tout ce qu’a prédit Jean-Jacques Rousseau ne pouvait manquer d’arriver et dévoile tous les biens à venir qui émaneront de la nouvelle constitution. » Mais ce jeune étudiant a le pied léger ; il est infiniment curieux, il court beaucoup, il veut tout voir.

Il assiste aux préparatifs de la fédération de 1790 ; il admire « ces femmes qui, enflammées du feu divin du patriotisme, roulent au Champ de Mars des charretées de terre. » Le 14 juillet, il pleut à verse. « Ce sont les pleurs de l’aristocratie, » dit-on gaîment. « La fédération eût été bien plus brillante sans une maudite pluie qui nous perça jusqu’à la peau et qui dura pendant toute la cérémonie. Nos députés de province supportèrent tout cela le mieux du monde. La gaîté fut générale ; au plus fort de la pluie, ils dansèrent une ronde autour de l’autel… Nous sommes dans les fêtes jusqu’au cou ; il me tarde que cela finisse, je ne me reconnais plus. Ce n’est plus que bals, festins, illuminations, joutes sur l’eau, feux d’artifice. Je ne sais où donner de la tête. » Il se promène le soir aux Champs-Elysées, où courent de toutes parts des cordons de lumières, des guirlandes de lampions, et peu s’en faut qu’il ne s’écrie avec un autre témoin oculaire : « Une joie douce, sentimentale, répandue sur tous les visages, brillant dans tous les yeux, retraçait les paisibles jouissances des ombres heureuses dans les Champs-Elysées des anciens, les robes blanches d’une multitude de femmes, errant sous les arbres de ces belles allées, augmentaient encore l’illusion. » Deux ans plus tard, la France n’a plus de roi, et Paris est toujours le même. Une foule élégante et joyeuse se presse dans les jardins publics, les étrangers abondent, et la Bourgeoise dont M. Lockroy a publié le journal écrira : « Je suis allée aujourd’hui à la mairie. Mon Dieu ! que le Français est gai et aimable ! Il sème des roses partout. Il y avait là des fédérés des 83 départemens avec des violons basques ; ils dansaient des périgourdines, des bourrées, des danses étrangères avec une grâce, une légèreté, une gaîté charmantes. »

A aucune époque, on n’a tant vécu par l’imagination. Les nouveautés s’étaient bien vite changées en habitudes, tout semblait possible et naturel, l’extraordinaire n’étonnait plus personne, et ces cerveaux surexcités mariaient sans effort les idylles aux tragédies. Au surplus, dans les temps de grandes crises, quand les événemens se multiplient et se précipitent, les hommes se sentent gouvernés par une inexorable destinée, dont ils ne sont que les très humbles instrumens. L’importance des individus diminue, le moi s’anéantit, on tient moins à soi qu’à ses idées, on fait moins de cas de son être que de ses rêves ; dans cette disposition d’esprit, on est prêt à jouer sa vie et en attendant, on joue avec elle.

On semait des roses jusque dans les prisons ; l’insouciance, la gaîté avait forcé l’entrée des cachots, un charme mystérieux trompait les regrets et les douleurs. Tout ce qu’on a pu écrire à ce sujet se trouve confirmé par la lettre de sir William Codrington qu’a publiée M. Alger. Il y fait une description terrible de la fatale Conciergerie, où il passa quatre mois. Il se plaint que les prisonniers, entassés dans des salles étroites, aux plafonds bas, ne respiraient qu’un air corrompu, qu’on les enfermait dès cinq heures du soir, que les lits se touchaient, qu’il était resté trois semaines sans pouvoir obtenir des draps ; réussissait-on à s’endormir, on était réveillé à grand fracas par trois ou quatre guichetiers, qui, accompagnés de grands chiens et armés de grands marteaux, cognaient à tour de bras contre tous les barreaux des fenêtres pour s’assurer qu’ils étaient en bon état. « Après la description que je vous ai faite de cette horrible demeure, ajoute-t-il, peut-être aurez-vous peine à me croire quand je vous dirai que je n’ai jamais été si gai que pendant que j’y étais, et que depuis je n’ai jamais vu tant de gens de belle humeur. Il semble que la nature, en nous donnant des nerfs, ait voulu qu’ils s’accommodassent aux différentes situations où nous pouvons nous trouver. D’habitude, nous déjeunions et dînions les uns chez les autres, et notre gaîté était bruyante. La plupart d’entre nous pensaient n’avoir plus que peu de jours à vivre et que le mieux était d’en jouir le plus possible. Parmi les centaines de personnes que j’ai vues et à qui j’ai parlé après leur condamnation, je ne pense pas qu’une seule, à l’exception de Mme Du Barry, ait montré quelque mollesse de cœur, et quelques-uns de ces condamnés à mort semblaient aussi joyeux que si rien ne leur était arrivé. »

Compagnon de plaisirs du prince de Galles, sir William Codrington avait été déshérité par son père, las de payer ses dettes. Il s’était retiré en Bretagne ; c’est là qu’il fut d’abord incarcéré, et Carrier l’envoya au tribunal révolutionnaire. Sir William prétendait que « son seul crime était d’être né dans un certain royaume plutôt que dans un autre, » et que le proconsul avait aggravé son cas en le traitant de ci-devant et de milord. Tout porte à croire cependant que cet homme d’esprit et de plaisirs avait commis quelque imprudence, que par tempérament il avait peu de goût pour la révolution. Nombre de ses compatriotes, au contraire, en épousèrent les passions et les dogmes.

Mistress Freeman Shepherd, qui avait été pensionnaire au couvent des Bénédictines, était une admiratrice passionnée de Robespierre. Nicolas Gay estimait que les enfans ne devaient étudier que deux livres, celui de la nature et la constitution française. Plus ardent encore était le fils d’un cafetier d’Edimbourg, John Oswald, dont M. Alger a raconté la singulière histoire. Ayant fait un héritage, il avait acheté une commission dans un régiment d’infanterie, qu’il accompagna aux Indes ; mais il se dégoûta bientôt du service, courut le monde, vécut parmi les Kurdes et les Turcomans. En 1785, il reparut en Angleterre. Il méprisait la mode, détestait les cravates et les perruques, portait ses cheveux à la Titus. Après avoir publié quelques pamphlets radicaux, il vint planter sa tente à Paris, s’inscrivit au club jacobin, composa une ode sur le triomphe de la liberté. Quoiqu’il fût végétarien, plus tendre pour les veaux que pour les hommes, il pensait qu’un bain de sang était nécessaire à la régénération de notre espèce. On le chargea d’organiser un corps de volontaires. Il avait laissé en Écosse sa femme et trois enfans ; il appela auprès de lui ses deux fils et les fit tambours dans son régiment, qu’il commandait à la baguette. Envoyé contre les insurgés de la Vendée, il resta dans un des premiers engagemens, tué, dit-on, par ses soldats, qui l’accusaient d’avoir la main trop lourde.

Robert Pigott, qui avait été un opulent gentilhomme campagnard, représenta l’Angleterre dans la fameuse députation du genre humain imaginée par Anacharsis Clootz, ainsi qu’à la fête des piques. Depuis des siècles, de père en fils, les Pigott avaient possédé une terre à Chetwynd, dans le Shropshire. Ils avaient été de fervens jacobites, Robert se fit jacobin. Haut-shérif du Shropshire, il se persuada que l’Angleterre était au bord d’un abîme, vendit Chetwynd et passa la Manche. Il vécut quelque temps à Genève, où il connut Voltaire ; la révolution le fit accourir à Paris. Oswald, le végétarien, avait l’horreur des cravates. Pigott, le pythagoricien, détestait les chapeaux, qu’il tenait pour une invention des prêtres et des despotes. Au commencement de 1792, il publia en faveur des bonnets une éloquente brochure, qui eut un prodigieux succès. Mme Roland le traitait de franc original et le regardait comme un rêveur, qui passait sa vie à bâtir en l’air. Ce rêveur avait formé cependant le projet très pratique d’acheter, dans le midi de la France, quelque terre confisquée. Il mourut à Toulouse, le 7 juillet 1794, avant d’avoir réalisé son idée.

L’un des derniers actes de l’Assemblée constituante avait été de conférer les droits de citoyen français à dix-huit étrangers, et, dans le nombre, à sept Anglais. Deux d’entre eux furent nommés à la Convention. L’un fut, comme on sait, le fameux Thomas Paine ; quatre départemens l’avaient élu. Quand il débarqua à Calais, on lui rendit les honneurs militaires, la foule lui fit fête, le maire le harangua. Incapable de dire trois mots dans la langue de sa nouvelle patrie, il ne put répondre qu’en mettant sa main sur son cœur. Ce geste parut si éloquent que bientôt on trouva son portrait jusque dans les auberges de villages. Il vota contre la mort de Louis XVI et pour la détention ; Bancal lut à l’assemblée une traduction française de son discours, pendant que lui-même se tenait immobile à la tribune. Il faillit payer cher son mouvement de générosité. Danton, qui lui voulait du bien et lui parlait anglais, le dissuada d’assister à la séance du 2 juin 1793. « Ami de Brissot, vous partagerez son sort. » Et comme Paine s’indignait : « On ne fait pas les révolutions à l’eau de rose, » lui répliqua-t-il. Paine se le tint pour dit. Après le triomphe des jacobins, il cessa provisoirement de siéger, se tint clos et coi, tâcha d’oublier la politique en jouant dans sa cour aux billes et à la marelle, mais la politique ne l’oublia pas, et il fut mis sous clef.

Plus avisé avait été le docteur Priestley, qui, élu par deux départemens, déclina cet honneur. Il avait fait venir en France son fils William, « pour vivre chez un peuple brave et hospitalier et apprendre de lui à abhorrer la tyrannie. » William fut naturalisé et déclara qu’il y avait plus de gloire à devenir citoyen français qu’à régner sur un peuple asservi. Comme Robert Pigott, ce jeune homme, qui méprisait les couronnes, avait son idée : il comptait qu’en se fixant en France, il y ferait fortune dans le commerce. La guerre avec l’Angleterre ayant dérangé son projet, il passa en Amérique, s’y maria et y posséda une grande ferme. Il s’était dit que les sages n’ont rien à gagner avec les fous, qu’il faut les laisser à leur folie et cultiver son jardin.

Enthousiastes de bonne foi ou hypocrites raffinés, idéalistes au large front ou spéculateurs à l’œil de renard, fanatiques sincères, intrigans ou scélérats, on retrouve facilement parmi les étrangers qui ont servi la révolution pendant les années sanglantes toutes les variétés de jacobins français. Ce sont les mêmes passions ou les mêmes calculs, les mêmes procédés, la même rhétorique et les mêmes gestes. Ils ont un air de famille, ils parlent la même langue et ne diffèrent que par l’accent. La plupart étaient des hommes médiocres, qui, grandis subitement par les circonstances, eurent le bonheur inattendu de jouer un rôle et d’apprendre leur nom à l’histoire. « La révolution, comme le dit M. Alger, fut pour les peuples et les individus une de ces grandes épreuves qui contraignent la nature humaine à se surpasser dans le bien comme dans le mal ; les lumières ont plus d’éclat, les ombres s’épaississent. Grâce à une culture forcée, on vit pousser rapidement dans cette serre chaude les plus belles fleurs et les plantes les plus vénéneuses. Des hommes qui n’étaient ni très bons ni très mauvais, et qui dans des temps ordinaires auraient été fort ordinaires eux-mêmes, devinrent des héros ou des démons. »

M. Alger range parmi les admirateurs et les imitateurs de Marat George Grieve, qui ne fut peut-être qu’un habile coquin. Descendant de tabellions anglais, politiciens échauffés ou véreux, il avait l’esprit des affaires. Il se vantait d’avoir fait guillotiner dix-sept suspects ; sans doute, il y avait trouvé son compte. Cet homme aux ténébreux calculs, alléché par l’odeur d’une proie, vient s’installer en 1792 à Louveciennes. Il y fonde un club, qui, profitant d’une absence de Mme Da Barry, siège dans son salon. Grieve corrompt ou intimide Zamore, l’Hindou qu’elle avait élevé et qui jadis, travesti en Cupidon, portait l’ombrelle de sa maîtresse quand elle allait à la rencontre de Louis XV. Fort des indiscrétions et de la complicité de ce très ingrat domestique, il tient sa victime et ne la lâche plus. Il dénoncera Mme Du Barry dans un pamphlet, qu’il signe : « Homme de lettres, officieux défenseur des braves sans-culottes de Louveciennes, ami de Franklin et de Marat, factieux et anarchiste de la plus belle eau, et désorganisateur du despotisme pendant vingt ans dans les deux hémisphères. » Il ne se lasse pas de demander sa tête ; il la fait arrêter une première fois au commencement de juillet 1793, puis en septembre, et il fait route avec elle dans la voiture de louage qui l’emmène à Paris. « Ce qui put se passer entre eux est un mystère. Était-il amoureux d’elle et fut-il repoussé avec horreur ? Ou lui offrit-il la vie et la liberté si elle consentait à financer ? » Il est permis de croire qu’il convoitait à la fois et la femme et son argent. A deux reprises, on la relâche à la demande des habitans de Louveciennes, qui se louent de ses bontés. Enfin, au mois de novembre, son sort se consomme, et Grieve tour à tour est témoin à charge dans son procès ou s’occupe à retrouver des bijoux enfouis sous des fumiers. M, na Du Barry avait eu pour l’avant-dernier de ses amans et pour le plus romantique de ses adorateurs, un Anglais, Henri Seymour ; un autre Anglais l’a tuée.

Un terroriste plus important que Grieve fut le fabricant de papiers peints qui s’appelait John-James Arthur, et qu’on s’obstinait à surnommer l’Anglais, quoiqu’il fût né à Paris. En 1786, il avait acheté un immeuble sur le boulevard, à l’angle de la rue Louis-le-Grand, en face du pavillon de Hanovre, et il eut d’interminables difficultés avec le duc de Richelieu, qui lui interdisait d’ajouter un étage à sa maison. La révolution fit de lui un personnage. Il devint président de la section des piques, membre actif du club des Jacobins, où il pérorait souvent. En 1792, il fit partie de la Commune, et, comme le remarque M. Alger, il siégea dans le comité central en compagnie de Pache et de Marat, qui étaient Suisses d’origine, de Dubuisson et de Péreire qui étaient Belges, de Proly et des deux frères Frey qui étaient Autrichiens, de l’Espagnol Guzman et de l’Italien Dufourny.

Arthur était un représentant achevé du sycophantisme révolutionnaire. Il dénonça deux de ses collègues pour avoir eu au Temple des entretiens secrets avec Marie-Antoinette. Il dénonça des spéculateurs qui fondaient la monnaie de cuivre. Il dénonça de prétendus agens de Pitt qui, dans le dessein d’affamer la France, complotaient d’égorger les vaches et les moutons, et il proposa que tout citoyen eût sa vache. Il témoigna contre Danton, qu’il accusait de complicité avec Dumouriez et d’avoir réprouvé comme une faute politique l’exécution de Marie-Antoinette. Cet infatigable dénonciateur fut dénoncé à son tour et guillotiné le 12 thermidor, à l’âge de trente-trois ans. On prétendit qu’il avait dévoré tout sanglant le cœur d’un Suisse tué dans la défense des Tuileries. Comme les saints, les malfaiteurs ont leurs légendes.

Si Grieve était un noir coquin, si Arthur était un Robespierre au petit pied, l’Irlandais John-Baptist O’Sullivan poussa jusqu’au fratricide les fureurs du fanatisme. Ce maître d’armes, dont la famille résidait depuis longtemps en France, fut sous-lieutenant dans une compagnie de volontaires de Nantes et l’un des quatre cents preux qui, en juin 1792, défendirent la ville contre une attaque nocturne, et dont quarante seulement survécurent. Plus tard, Carrier l’associa à ses atrocités et le chargea de surveiller les noyades. Il détournait, disait-on, l’attention des condamnés en les priant de regarder quelque chose sur une des rives de la Loire, et il prenait ce moment pour leur plonger dans la gorge son couteau de poche.

Son frère Charles, plus jeune que lui de quatre ans, s’était enrôlé dans l’armée vendéenne. Sur le point d’être pris, il se réfugia chez John, et John le livra : il fut guillotiné à Angers le 31 décembre 1793. M, ne de La Rochejaquelein assure qu’après cette exécution, John fut en proie aux remords, qu’il se croyait poursuivi par le spectre de son frère, et que de jour en jour il tâchait de s’étourdir par l’ivresse d’un nouveau crime. Cependant, lorsque après la chute de Robespierre, il passa en jugement comme terroriste, il se défendit le front levé : « Mon frère, dit-il, était avec les rebelles. Il assassinait les patriotes et voulait m’assassiner moi-même. Quand il se vit à bout de ressources, il vint me trouver et se jeta dans mes bras ; mais il était l’ennemi de mon pays, j’accomplis le devoir d’un bon républicain, je le dénonçai et justice fut faite. » John était, paraît-il, un fort joli homme, et les femmes l’adoraient ; où ne se prend pas leur cœur ? Après son acquittement définitif, il s’établit comme maître d’école à Buchesne, y conquit l’estime générale, fut toujours un bon républicain et vécut jusqu’en 1841. Comme on voit, le spectre de son frère ne le poursuivait point. Les fanatiques sincères ne se reprochent jamais rien, pas même les trahisons et les boucheries. Leur conscience n’est pas celle de tout le monde, ils l’ont faite eux-mêmes, et leur couteau de poche fût-il tout rouge de sang, elle l’absout.

Il y eut des Anglais de naissance ou d’origine dans la convention, dans la Commune, dans le club des Jacobins, parmi les terroristes, les délateurs et les bourreaux ; il y en eut aussi parmi les victimes. Mais ceux qui furent exécutés à Paris, comme le général Arthur Dillon, Thomas Ward, O’ Moran, étaient de fait des citoyens français. On sait moins combien périrent en province. William Bulkeley, qui avait servi sous Charette, fut guillotiné à Angers. « C’était, écrivait Argens, un superbe homme de six pieds, dont la tête était de trop ; elle est maintenant dans le sac. » Lebon fit couper le cou à deux Anglaises, dont l’une, Jane Grey, était, paraît-il, aussi gaie que belle ; elle monta joyeusement dans la charrette, et tout le long du chemin on la vit rire « comme une diablesse. » Quel était son crime ? Elle avait passé quelquefois en Angleterre pour y porter de l’argent à un émigré. Il n’y a qu’heur et malheur. Un vrai criminel, l’abbé Edgeworth, confesseur de Louis XVI, avait été miraculeusement sauvé. A la vérité, il n’avait pas prononcé le mot qu’on lui attribue : « Fils de saint Louis, montez au ciel ! » Mais ce saint ne tenait pas à vivre et il avait tout fait pour mériter la mort. Il survécut à plus d’un innocent qui, portant un nom suspect, était soupçonné d’avoir commis un secret péché d’opinion et d’être plus enclin au regret qu’à l’espérance.

Un fait à relever est que beaucoup d’Anglais qui avaient été molestés ou incarcérés ne gardèrent pas rancune à la France et y restèrent.

En 1796, lord Malmesbury, que ses beaux yeux et sa chevelure argentée firent surnommer le « lion blanc, » vint à Paris pour négocier la paix. Il fut étonné d’y trouver nombre de ses compatriotes, sortis de prison, qui ne songeaient pas à retourner en Angleterre. Peut-être pensaient-ils comme le nabab de Manille, Quintin Craufurd, « qu’il faut faire sa fortune où l’on peut, mais qu’on ne peut en jouir qu’à Paris. » Crauford, qui avait aidé à la fuite de la famille royale en 1791, fut classé parmi les émigrés, on vendit ses meubles, ses tableaux, ses statues. Après la Terreur, il se hâta de revenir, et, sous l’empire, il joua plus d’une fois au whist avec Talleyrand. Sir William Codrington lui-même continua de résider en France. Fraser Frisell, qui avait trois passions : les voyages, la chasse et le grec, avait été arrêté à Dijon. Il demeura quinze mois en prison et y forma des amitiés. Après la rupture de la paix d’Amiens, il fut arrêté de nouveau, et prit son mal en patience. La France lui plaisait tant qu’il s’y maria, y vécut et y mourut. Il n’avait revu qu’une fois l’Ecosse.

Il va sans dire que, comme le docteur Priestley, la plupart des enthousiastes n’avaient pas tardé à se refroidir, à se dégriser. Ils reniaient leur idole, ils s’étaient aperçus que la sirène qui leur avait pris le cœur avait du goût pour la chair humaine et buvait avec la même volupté le sang de ses amis et de ses ennemis. Beaucoup cependant conservèrent longtemps encore leurs sympathies et leur foi. L’ami de Franklin, Benjamin Vaughan, qui, arrêté par le comité de salut public, fut détenu un mois, puis banni, rentra en France en 1796 et publia une brochure dans laquelle il impute les excès commis aux traditions de l’ancien régime et aux funestes inspirations de meneurs élevés et façonnés par le despotisme. Il constate que dans les journées les plus orageuses le peuple respecta la propriété privée, écouta souvent la voix de la raison, et que, chose étonnante pour un Anglais, on rencontrait dans les rues de Paris peu d’hommes en état d’ivresse. Il en conclut que tout est bien qui finit bien, il porte aux nues le directoire, prédit à la République de longues années de paix et de prospérité : selon lui, la constitution de l’an III a donné à la France un système de gouvernement que lui envieront avant peu les Anglais, les Suisses, les Hollandais, les Américains eux-mêmes. A la distance où nous sommes des événemens, instruits par nos expériences et nos déceptions, les tragédies sanglantes de la Révolution nous causent un frémissement d’horreur, et ses fêtes nous paraissent fort théâtrales, ses idylles nous font sourire. Les témoins oculaires en ont jugé autrement. Plusieurs Anglais pensèrent comme miss Hélène-Marie Williams que la fête de la Fédération fut la plus belle que le monde eût jamais contemplée, et plusieurs aussi ont absous les violences et les excès qui nous révoltent. Il en est de même de ce jeune étudiant bordelais dont M. Maugras a publié les lettres. Tout d’abord, il garde son sang-froid, il s’étonne, il rit, il plaisante : « Ici tout ce qui ne va pas selon la fantaisie des Parisiens, écrit-il, est sur-le-champ taxé d’aristocratie. Jusqu’aux écoliers de l’Académie de dessin, qui accusent leurs crayons de féodalité quand ils sont trop secs ! » Peu à peu la fièvre le gagne, sa tête se prend, s’échauffe, et il se plaindra que le Lycée, dont il suit les cours, « devient une sentine d’aristocratie. » Il en est venu par degrés à se convaincre que Louis XVI pactise avec les conspirateurs, les émigrés et les souverains étrangers. Ce roi qu’il vénérait, il ne l’appelle plus « que le premier fonctionnaire public, ou notre gros Capet, ou notre gros pouvoir exécutif, ou le sire constitutionnel. » Il avouera que le peuple s’est montré féroce au 10 août ; mais il ajoute que sa conduite fut « non-seulement excusable, mais digne d’éloges, » et il parlera quelque temps des massacres de septembre avec une singulière indulgence. « Les lettres que nous publions, dit fort justement M. Maugras, nous paraissent d’un très vif intérêt, parce qu’elles montrent merveilleusement comment l’inquiétude s’est glissée dans les cœurs, comment les démarches des émigrés, le double jeu de la cour, ont aigri les esprits, comment le peuple affolé a fini par voir rouge. »

Toutes les grandes réformes politiques et sociales ont été produites par des dogmes qui inspiraient de grandes passions, accompagnées de grandes illusions. Quand on ne croit plus aux dogmes, que les passions se sont refroidies, que les illusions sont mortes, beaucoup de choses paraissent inexplicables, les clubistes de 1792 comme les indépendans anglais de 1649 font l’effet de lunatiques, et ce qui se passe dans leurs conventicules devient un spectacle aussi étrange que le serait un bal en plein air, qu’on verrait de loin, par une lunette, et dont on n’entendrait pas les violons. Pour comprendre et juger certaines scènes de la Révolution, il ne suffit pas de se renseigner et de raisonner ; qu’on l’aime ou qu’on ne l’aime pas, il faut savoir écouter son ensorcelante musique.


G. VALBERT.

  1. Englishmen in the French Revolution, by John G. Alger. Londres, 1889.
  2. Journal d’un Etudiant pendant la Révolution (1789-1793), publié par Gaston Maugras. Paris, 1890 ; Calmann Lévy.