Les Anglais en France au XIVe siècle et la délivrance du territoire sous Charles V

Les Anglais en France au XIVe siècle et la délivrance du territoire sous Charles V
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 16 (p. 5-50).
LES
ANGLAIS EN FRANCE
AU XIVe SIECLE
ET LA DELIVRANCE DU TERRITOIRE SOUS CHARLES V

Combien de personnes répètent que la France d’autrefois a été habituellement victorieuse, et s’imaginent que ses revers furent dus uniquement aux fautes de ses rois ou de ses généraux ! Le peuple est chez nous confiant dans le succès ; il accepte difficilement la nouvelle d’une bataille perdue ; il se persuade que nous devons être toujours les plus forts, et, apprend-il une défaite, il est enclin à l’attribuer à la trahison. Notre vanité nationale se hâte d’accuser des désastres que nous subissons ceux qui sont au pouvoir au lieu d’en aller chercher la source principale dans l’état moral et matériel, les institutions et les mœurs du pays au moment où ces désastres se produisent ; elle se refuse à rendre responsables du mal nos propres erreurs et nos persistans défauts, et cependant, en y regardant de près, on reconnaîtra que les malheurs d’un peuple proviennent bien plus de son caractère, de ses passions et de ses idées, de la forme sociale sous laquelle il vit, que de l’inintelligence, de l’imprévoyance de quelques hommes. Si ceux qui commandent à une nation exercent sur sa destinée une action incontestable, s’ils contribuent tour à tour à en assurer la prospérité ou à en amener la décadence, l’influence qu’ils ont pu acquérir, ils la doivent à la condition dans laquelle se trouvait la nation quand ils en ont pris le gouvernement. Ils ont gagné sa confiance en flattant ses instincts et ses faiblesses, en ménageant habilement ses susceptibilités et ses travers, en épousant ses préjugés ou ses rancunes ; donc c’est en fin de compte à la société qu’il faut faire remonter les infortunes et les désastres qui peuvent l’atteindre après des époques de prospérité et de grandeur. Quand la France fut riche et puissante, comme lorsqu’elle fut appauvrie et vaincue, elle avait été l’artisan de son sort. A chaque siècle, ce que notre pays nous apparaît n’est que le résultat du jeu combiné d’une multitude de forces dont le gouvernement a pu se servir avec plus ou moins d’inexpérience ou d’habileté, mais qu’il n’avait pas créées et que tout au contraire souvent il subissait. L’étude plus approfondie de nos annales fera ressortir chaque jour davantage cette vérité que l’on peut au reste constater chez tous les peuples : elle se manifeste surtout aux époques de souffrances et de misères, parce que les causes qui ont engendré cet état extrême deviennent alors plus saisissables. Ces époques ne manquent pas dans notre histoire. La France, loin d’avoir été presque toujours victorieuse, a éprouvé de terribles revers et reçu de dures humiliations. Elle a été envahie et aux trois quarts conquise à diverses reprises ; elle a traversé des périodes prolongées d’abaissement ; elle ne s’est pas constamment relevée plus forte et plus grande qu’elle était auparavant. Dans les oscillations par lesquelles elle a passé, on observe l’influence d’élémens contraires, inégalement répartis suivant les temps, les uns qui affaiblissaient la nation, les autres qui la fortifiaient ; les premiers, prédominant à l’époque qui précéda immédiatement l’abaissement, ont fait descendre la France du sommet qu’elle avait atteint ; les seconds, prenant ensuite le dessus, ont réparé le mal accompli et arraché le pays à l’abîme où il semblait prêt à s’engloutir. C’est au moment du passage d’une période de prospérité à une de calamité et de ruine, à ces points de partage dans l’histoire d’un peuple entre deux courans différens, que se montrent clairement l’influence des élémens opposés nés des modifications successives des institutions et des mœurs et l’étroite corrélation entre la condition morale et matérielle du pays et les événemens qui en déterminent la grandeur ou la chute.

Le milieu du XIVe siècle nous présente un de ces contrastes, une de ces ondulations prononcées dans l’état de la France. Prospère d’abord, elle s’abaisse pour se relever ensuite. Dans l’intervalle d’un petit nombre d’années, notre patrie, deux fois écrasée par les Anglais, à bout de ressources pécuniaires, en proie à l’anarchie, à la guerre civile, dévastée par les ennemis du dedans et par ceux du dehors, a reconquis une grande partie de ce qu’elle avait perdu ; elle redevient florissante et respectée et trouve, avant d’être éprouvée par de plus longs malheurs, une existence qui n’est pas sans éclat. C’est cette phase de notre histoire que nous fait suivre un ouvrage plein de recherches intéressantes et de renseignemens inédits qu’a publié récemment M. Siméon Luce[1], le nouvel éditeur de Froissart, et qui a pour sujet la vie de Bertrand du Guesclin. J’emprunterai au livre du savant paléographe les principaux traits du tableau que je veux essayer de tracer d’une époque si pleine d’enseignemens, en les éclairant à l’aide des résultats d’autres travaux historiques.


I

La fin du XIIIe siècle et la première moitié du XIVe furent pour la France un temps relativement heureux, que marqua un progrès matériel et économique considérable. La partie laborieuse de la nation rencontrait plus de sécurité et une protection plus efficace. L’extension de la justice royale, en donnant plus de force et d’unité à la répression, en exerçant une plus grande vigilance contre les violences et les usurpations, dotait le commerce, les transactions et les transports des garanties qui leur manquaient auparavant. La noblesse féodale, abaissée par Philippe le Bel, tenue en bride par Philippe le Long, n’était plus aussi libre d’ensanglanter le pays par ses luttes incessantes et ses guerres privées. Des années de paix, et d’un régime plus régulier permirent aux gens des campagnes et des villes de se livrer d’une manière plus suivie à leurs travaux et à leurs affaires. Aussi la population s’accrut-elle notablement, au moins dans certaines provinces. Les curieuses recherches de M. Ch. de Beaurepaire et de M. A. de Boislisle ont établi que la Normandie et l’Ile-de-France étaient alors au moins aussi peuplées qu’elles le sont aujourd’hui, car plus d’un village et d’un hameau mentionnés à cette époque ont disparu, et, si la population était moins agglomérée dans les grands centres, elle était plus fournie ailleurs. L’abolition du servage rendait en partie la liberté aux laboureurs, à l’homme des champs, et l’affranchissement des communes avait émancipé l’industrie et le commerce. Les cités manufacturières du nord de la France venaient de prendre un rapide essor par les relations actives qu’elles entretenaient avec. l’Allemagne, surtout avec la Flandre et l’Angleterre, siège d’une industrie florissante. Plusieurs de nos villes telles qu’Arras, Beauvais, Provins, Reims, Carcassonne, Limoux, exportaient au loin leurs draps ou leurs toiles. Il se faisait un commerce important en différentes villes du midi, à Narbonne, à Nîmes, à Montpellier, etc. Des changeurs et des traitans lombards et toscans inondaient notre territoire et y provoquaient un grand mouvement d’argent. Plusieurs de nos foires, celles de Champagne et de Beaucaire en particulier, donnaient lieu à un chiffre considérable d’affaires. Il y affluait des marchands des contrées les plus éloignées. Le commerce maritime tendait à sortir de l’enfance où il était demeuré durant des siècles, et cela était du surtout aux croisades. Non-seulement la marine s’était fort développée dans nos ports de la Méditerranée, mais il nous arrivait par l’Océan, dès le commencement du XIVe siècle, des bâtimens chargés de denrées de toute sorte. Rouen entretenait un commerce incessant avec les îles britanniques et envoyait ses navires dans les ports de la Saintonge, de la Guienne, de l’Espagne et du Portugal, même de l’Italie. La France d’alors se mettait à avoir des flottes, et des nefs venues du nord, sorties des villes hanséatiques, nous apportaient de quoi les gréer et les approvisionner. A partir de Philippe le Hardi, nos rois s’efforcèrent d’attirer les marchands étrangers, en leur accordant de nouveaux privilèges ; ils prirent des mesures pour la protection de la navigation ; ayant grand besoin d’argent, ils favorisèrent les échanges et l’industrie, qui devenaient pour leur trésor, par suite des taxes dont la vente et l’introduction des denrées étaient frappées, une source abondante de revenus.

La condition des classes laborieuses ne pouvait manquer de gagner à cet état de choses ; en diverses régions de la France elle semble, sous le rapport matériel, s’être sensiblement améliorée, et il en était de même pour les bourgeois. Dès le XIIIe siècle, les habitations de ceux-ci, aussi bien que les demeures des nobles, l’emportaient sur celles des Italiens par la commodité et l’agrément, ainsi que l’observe Brunetto Latini. Dans les villages, les demeures étaient sans doute beaucoup plus humbles, et la construction en restait chétive. C’étaient généralement des masures faites d’argile ou de torchis, ou qui avaient en guise de murs des treillis de lattes dont les interstices étaient bouchées par de la paille ou du foin. Ces chaumières étaient mal closes et mal éclairées. La porte, qui constituait souvent la seule ouverture par laquelle la lumière pût pénétrer, n’avait d’ordinaire ni loquet, ni serrure ; elle se fermait avec une cheville de bois ou avec des bûchettes. Rarement on voyait des vitres aux fenêtres, qui n’avaient que des vantaux, ou dont les carreaux étaient remplacés, soit par de la toile cirée, soit par du parchemin ; mais de la construction misérable de ces maisons il ne faudrait pas conclure que les campagnards au XIVe siècle vécussent comme des animaux ou des sauvages. Leur mobilier était déjà à peu près celui qu’on rencontrait dans nos villages il y a soixante ans. Loin de coucher sur la paille comme des prisonniers, maints paysans avaient des matelas ou des lits de plumes avec des couvertures, soit de serge grossière, soit de tiretaine. Il est même parfois question, dans les documens contemporains, de certains meubles, de certaines pièces de vaisselle, qui dénotent chez ces paysans plus que la possession du nécessaire : ce sont des cruches et des pots en cuivre, des hanaps, des gobelets, des cuillères d’argent.

Ce qui donne une idée plus précise de l’aisance à laquelle étaient arrivés quelques paysans, c’est l’inventaire de l’étable et de la basse-cour d’un laboureur de Basse-Normandie, dont nous devons la connaissance à M. Léopold Delisle. Dans cet inventaire, dressé en 1333, sont énumérés presque autant de bestiaux, de chevaux, de volailles qu’en possède à cette heure un cultivateur aisé de la Picardie ou de la Brie. Il est vrai que la Normandie était déjà, comme maintenant, l’une des provinces de France les plus riches. Quand Godefroi d’Harcourt, pour se venger de Philippe de Valois, qui avait confisqué ses terres, appela Edouard III dans cette partie du royaume, les Anglais trouvèrent, au dire de Froissart (et je cite ici sa langue naïve telle que l’a restituée M. Luce), le pays gras et plentiveus de toutes coses, les gragnes plainnes de blés, les maisons plainnes de toutes rikèces, riches bourgois, chars, charêtes et chevaus, pourciaus, brebis et moutons, et les plus biaus bues dou monde que on nourist ens ou pays. Si en prisent à leur volenté (livre Ier, § 258).

Mais il n’y avait pas que la Normandie où régnât alors l’abondance, et le même chroniqueur dit ailleurs, en parlant d’une manière générale du royaume de France au temps où Edouard III l’envahissait, qu’il était plein et dru et les gens riches et puissans de grand avoir. La population des campagnes était donc loin alors d’être partout condamnée à une alimentation insuffisante et misérable. S’il y avait des cantons où elle vivait surtout de bouillie et de pain de seigle, divers témoignages attestent que le pain blanc n’était pas rare, et l’on en faisait en certains lieux distribuer jusqu’aux mendians. L’industrie des boulangers, aussi bien que celle des bouchers, était très florissante. Comme il y avait presque partout de vastes forêts où les pourceaux allaient à la glandée, la viande de porc était commune, et le paysan en faisait son ordinaire, soit sous la forme de lard salé, soit sous celle de jambon. Il était si peu réduit en tout lieu à ne vivre que de grossières céréales ou de légumes, qu’il n’y avait guère de chaumière qui ne fût pourvue d’une broche en bois pour rôtir les volailles, et l’on était même dans l’habitude de les larder. On en relevait le goût par de la moutarde, dont la consommation était si répandue qu’on comptait presque un moulin à moutarde par trois moulins à blé. Les boissons se vendaient si bon marché que les paysans devaient rarement n’avoir que de l’eau à boire. Dans les pays de vignes, comme aucune autorisation n’était nécessaire pour vendre le vin en détail, on comptait presque autant de débitans que de propriétaires de vignobles. En Normandie, le cidre tendait déjà à supplanter l’antique cervoise, et les tavernes où on le débitait commençaient à devenir nombreuses ; chaque village, presque chaque hameau, n’en conservait pas moins des établissemens où l’on continuait à offrir aux compagnons du vin et de la bière.

Le luxe du vêtement, qui devance presque en tout pays celui de l’ameublement et qui ne disparaît même pas toujours devant les exigences de la misère, ne pouvait manquer de prendre à la même époque de grandes proportions. Les documens abondent pour établir que chez les nobles et les bourgeois la toilette des deux sexes avait ses recherches et ses raffinemens, disons plus, ses extravagances. Les moralistes ne sont certes pas fondés à recommander ce qu’ils appellent la simplicité de nos pères. Sans doute l’industrie des tissus était encore peu avancée ; mais, si l’on ne savait pas exécuter sur les étoffes les dessins qui les embellissent de nos jours, si l’on parvenait à peine à fabriquer des étoffes croisées, on se rattrapait sur les broderies, qui ne demandaient pas de moyens mécaniques et n’exigeaient que de l’adresse manuelle. On en connaissait de mille sortes : des broderies au plumetis, des broderies au crochet, des broderies en perles. On façonnait des draps brochés d’or et de soie. On employait pour confectionner les vêtemens précieux, ceux des seigneurs, ceux de la cour, la soie qu’on tirait de l’Italie ou de l’Orient, car l’éducation des vers à soie ne fut introduite chez nous que plus tard.

Le menu peuple se vêtait de lin ou de laine, de grosses étoffes de serge, parfois même de cuir, mais il avait aussi ses habits d’apparat pour les fêtes et les circonstances solennelle. Ce luxe de vêtement persista même après que la France eut éprouvé bien des malheurs, et l’on en trouve une preuve dans les quittances que le dauphin, depuis Charles V, donna pour toutes les acquisitions qu’il avait faites afin de recevoir dignement le roi de Chypre. Il fit à cette occasion cadeau à sa femme, la belle et modeste Jeanne de Bourbon, d’un chapeau brodé d’or et de perles, qu’il avait fait monter par ses deux orfèvres de prédilection, Claux de Fribourg et Jean de Picquigny ; en outre, de ceintures garnies d’or et de perles, de balais, de pierres précieuses avec une figure de fée pour agrafe, d’un chapeau d’or avec émeraudes, balais et grosses perles, d’une jarretière sur un tissu de soie inde cousue d’or, de perles, de diamans et de balais, d’une belle gibecière ornée de perles avec des dauphins de broderie. On le voit, c’était dans la garniture des chaperons, des ceintures et des bourses que le luxe se donnait licence. On portait des ceintures garnies de boutons d’argent ou d’or, semées de perles et sur lesquelles on faisait graver ses armoiries en émail. La fourrure était singulièrement prodiguée : il ne fallait pas moins de 5640 ventres de menu-vair pour fourrer les robes des sept chambellans du duc de Normandie. Il est vrai que les Anglais, plus riches que nous, donnaient l’exemple, et l’on trouve rapportée dans le curieux Livre du chevalier de la Tour-Landry, publié par M. Anatole de Montaiglon, une piquante anecdote qui prouve que les dames de ce temps-là attachaient autant d’importance que celles de nos jours à être mises à la dernière mode. La femme d’un baron de Guienne critiquait un jour la toilette de la dame de Beaumanoir. « Beau cousin, disait-elle au sire de Beaumanoir, je viens de Bretagne, où j’ai vu belle cousine, votre femme, qui n’est pas mise et n’a pas sa robe garnie comme les dames de Guienne et de plusieurs autres lieux, car la bordure de ses corsets n’est pas assez large ni de la mode qui a cours à présent. — Madame, repartit Beaumanoir, puisque ma femme n’est pas habillée à votre guise et comme vous, que la bordure de ses corsets vous semble trop étroite et que vous m’en blâmez, sachez que vous ne m’en blâmerez plus. J’ai imaginé un costume aussi nouveau et plus élégant, plus riche qu’aucun de ceux que vous portez, vous et les dames qui se mettent à votre mode, car vous et elles n’avez, après tout, que la moitié de vos corsets et de vos chaperons recouverts de paremens de vair et d’hermine, tandis que moi je ferai encore mieux ; je ferai porter à ma femme ses corsets et ses chaperons à l’envers, la doublure de fourrure en dehors ; ils seront, de cette façon, plus bordés et mieux garnis que les vôtres. Ce n’est pas, croyez-le bien, que je ne veuille voir ma femme aussi bien mise que les bonnes dames de son pays ; mais je ne veux pas qu’elle renonce au costume des honnêtes femmes, des dames de bon renom qui sont en France et chez nous, pour adopter les modes des maîtresses, des filles suivantes des Anglais et des gens des compagnies, car ce furent celles-ci qui, les premières, introduisirent en Bretagne cette mode des grandes bordures, des corsets fendus sur les côtés et des paremens flottans. »

Le menu peuple suivait au moins de loin cette recherche extravagante des fourrures condamnée par le sire de Beaumanoir ou plutôt par le chevalier de La Tour-Landry, qui prête ces sentimens au seigneur breton. Comme les pelleteries apportées des régions du nord étaient d’un prix très élevé, les petites gens se contentaient de peaux d’écureuil, de renard et de lapin. Jusqu’aux minces bourgeois et aux paysans avaient adopté dès cette époque un autre genre de luxe devenu pour tous, depuis, une nécessité première ; c’était l’emploi du linge de corps. On commençait en effet à porter des chemises faites de lin, car le chanvre n’était alors communément employé que pour les cordages et les grosses toiles. C’est seulement au XVIe siècle, ainsi que l’observe, dans son Histoire des classes ouvrières en France, M. Emile Levasseur, qu’on se mit à traîner quelques étoffes fines avec du chanvre. Dérivée d’un vêtement de dessous appelé chains ou chainse, et déjà usité aux XIe et XIIe siècles, vêtement dont le tissu était de fil, voire de laine fine, de crêpe de soie, la chemise arriva promptement à être partout adoptée. Les érudits s’étaient imaginé, en voyant sur des miniatures du XIVe siècle des personnages représentés couchés tout nus dans leur lit, que la chemise était alors chose inconnue. Leur méprise provenait de ce qu’ils ignoraient qu’on était en ce temps-là dans l’habitude d’ôter sa chemise pour se mettre au lit. Les draps servaient, comme de nos jours, à la confection des linceuls, et l’on ensevelissait ainsi même les plus pauvres. Dès la fin du XIVe siècle, n’avoir point de draps, c’eût été, comme de nos jours, être tout à fait dans l’indigence. Le Ménagier de Paris, composé à la fin du XIVe siècle, ne tient un bourgeois pour heureux que s’il a linge à sa suffisance, s’il n’est couchié en blans draps et cueuvre-chief blan et n’est bien couvert de bonnes fourrures. On a constaté chez le peuple à cette époque des soins de toilette et de propreté qu’on n’aurait guère soupçonnés. L’usage des bains était fort répandu dans toutes les villes de quelque importance. Les étuves où on les administrait étaient, à l’instar des thermes des Romains, des lieux de réunion, de délassement et de plaisir ; on s’y rendait comme à la taverne. Ces établissemens se rencontraient jusque dans de simples hameaux ; de plus, chaque habitation un peu aisée était pourvue de sa cuve à baigner. On ne prenait pas d’ailleurs seulement des bains de propreté, la médecine les ordonnait comme remèdes dans nombre de maladies, surtout aux femmes et aux petits enfans, et l’on devait d’autant plus y recourir que les hommes de l’art étaient répandus dans nos villes et ne faisaient pas même défaut aux campagnes. Chaque châtellenie avait à cette époque un médecin ou un chirurgien juré ; le doctorat en médecine, comme la maîtrise en chirurgie, ne s’obtenait qu’après des épreuves ou des examens.

Telle était la condition des populations au commencement du XIVe siècle. Il ne faut assurément pas s’exagérer un bien-être qui, comparé au nôtre, pourrait paraître souvent de l’indigence ; mais il n’atteste pas moins qu’il s’était opéré en ce temps-là un progrès notable de l’aisance et que la barbarie tendait à disparaître. Maîtres et sujets s’étaient dégrossis. L’instruction devenait plus commune. C’est au XIVe siècle que le titre de clerc se trouve porté par une foule de gens qui n’appartenaient pas au clergé proprement dit. Ce n’étaient plus comme auparavant les prêtres et les moines qui étaient seuls lettrés. Assez rares à l’âge précédent, frappés de condamnations et de mesures répressives par les papes de la fin du XIIIe siècle, les clercs mariés se multiplièrent au XIVe, à la faveur du relâchement de la discipline, ecclésiastique ; on en rencontre à tous les degrés de l’échelle sociale ; ce sont non-seulement des tabellions, des avocats, des commerçans qui s’honorent d’avoir reçu la cléricature, mais encore des laboureurs, des teinturiers et des artisans. Plus instruits, mieux éduqués, les fils des serfs du siècle précédent, les héritiers des pauvres tenanciers d’autrefois durent s’accommoder moins de la sujétion où ils se trouvaient. D’autre part, tant que les mœurs gardaient de leur simplicité, de leur grossièreté primitive, moins de distance séparait les différentes classes de la population. Seigneurs, clercs, moines et artisans se rencontraient à l’église comme dans les confréries, prenaient part aux mêmes jeux et fréquentaient la même taverne. Les curés ne croyaient pas déroger en allant boire avec leurs paroissiens, les chevaliers, les écuyers, en prenant part à des repas où venaient s’asseoir des laboureurs, des charpentiers, et où chacun payait son écot. Mais, quand les progrès du bien-être et du luxe eurent accru les besoins, les classes les moins aisées ne purent manquer d’éprouver de l’envie à l’égard des nobles et des seigneurs ; les vilains, les petits bourgeois aspirèrent à une condition meilleure dont ils n’avaient pas eu auparavant l’idée, et l’hostilité dut s’établir entre les gentilshommes et les gens des communes et des campagnes. Aussi là où les nobles, au lieu de rester dans leurs manoirs et de régner sur leurs paysans, qu’ils avaient molestés sans doute souvent, mais qu’ils avaient aussi protégés, allaient à la cour du roi, à celle de quelque grand feudataire, briguer des emplois de haute domesticité, mener une vie plus raffinée, passer leurs journées dans la dissipation et les plaisirs, perdaient-ils l’influence qu’ils avaient exercée et leurs sujets devenaient leurs ennemis. Les choses se passaient de la sorte dans maints cantons dès la fin du XIIIe siècle, et au siècle suivant les seigneurs ne firent qu’abandonner davantage leurs domaines. La noblesse était dépouillée d’une partie de sa puissance politique, décadence que la royauté mettait à profit pour augmenter sa propre autorité. Les croisades avaient ruiné bien des seigneurs, et bon nombre s’étaient vus forcés de vendre leur fief même à des roturiers. Puis les héritages s’étaient divisés, une foule de puînés, de cadets, de bâtards se trouvaient sans ressources et étaient contraints d’aller chercher fortune loin du domaine de leurs pères.

C’était précisément le temps où l’armée subissait un commencement de transformation, où les anciennes levées féodales dans lesquelles le noble servait, à titre de possesseur de fief et suivi de ses vassaux, de ses tenanciers, étaient remplacées de plus en plus par des gens enrôlés. Des chevaliers, même des roturiers, allaient se mettre individuellement ou par petites troupes au service de quelque potentat en guerre avec un voisin. Aux bandes des anciens routiers, connus sous le nom de cotereaux ou de brabançons, et qu’on employait au temps des armées féodales, mais dans une proportion restreinte, on substituait des compagnies de volontaires, des soudoyers, soit français, soit étrangers. Les campagnes, qui par suite des progrès accomplis dans l’art de la guerre devenaient plus longues, nécessitaient un service plus prolongé. Les belligérans ne pouvaient plus s’accommoder de ce service féodal, qui n’était en principe que de quarante jours et qu’on ne parvenait que difficilement à faire durer davantage ; ils préféraient des hommes qui s’engageaient pour toute la durée de la guerre et qui étaient à leur solde.

Ce fut là un précieux débouché pour nombre de gentilshommes qui ne savaient point exercer d’autre industrie que celle des armes, Sans doute il y en avait quelques-uns qui entraient dans le clergé, généralement plus par l’espoir d’obtenir quelque gros bénéfice que par vocation. Au XIVe siècle, le nombre des riches bénéfices ecclésiastiques s’était notablement accru, et ils excitaient fort la convoitise des gentilshommes et des clercs. C’était même là une des raisons qui fit que la noblesse française vit de bon œil le saint-siège transféré à Avignon, car la cour pontificale était la source de toutes les grâces ecclésiastiques, et les solliciteurs y accouraient en foule. La grande majorité des nobles préférait de beaucoup la carrière des armes, qui était d’ailleurs pleine de profits et un prompt moyen d’arriver à la fortune. Les rois, les grands barons, récompensaient libéralement ceux qui les avaient bien servis ; ils leur faisaient de riches présens, leur accordaient des pensions viagères à titre de fiefs, c’est-à-dire sous la condition de l’hommage : c’est ce que l’on appelait des fiefs de soudée ; ils leur donnaient des charges de cour. De plus la guerre rapportait à ceux qui étaient heureux un abondant butin. Saint Louis, Philippe le Bel, avaient interdit les guerres privées qui désolaient les campagnes ; mais les armées royales comme celles des grands vassaux ne commettaient guère moins d’excès que les petites troupes à l’aide desquelles les seigneurs vidaient leurs querelles et battaient le plat pays. On mettait les villes à contribution, on vivait grassement au détriment des malheureux paysans ; ce qui était surtout lucratif, c’étaient les rançons qu’on exigeait des prisonniers de quelque importance. L’Histoire de Du Guesclin est toute remplie de mentions de ces rançons, qui ne consistaient pas seulement en une somme plus ou moins élevée, mais qui comprenaient encore des livraisons en nature. Si l’usage de ces rançons offrait l’avantage de rendre la guerre moins inhumaine, car on avait intérêt à épargner son ennemi, qu’on s’efforçait de prendre plutôt que de tuer, il ne ruinait que davantage le pays ; le seigneur accablait ses tenanciers de redevances pour racheter lui ou les siens. Le seul rachat du roi Jean acheva de mettre nos finances aux abois. Avoir été fait prisonnier, c’était là une nouvelle cause d’appauvrissement pour bon nombre de gentilshommes, et en revenant de captivité, le chevalier, l’écuyer, ne se montraient que plus âpres au pillage, plus en quête de butin. Les gains énormes qu’on réalisait en faisant des prisonniers étaient cause qu’on se les disputait parfois avec beaucoup d’acharnement. Il n’était pas rare que plusieurs prétendissent avoir droit à toucher la rançon, parce qu’ils soutenaient chacun avoir le premier mis la main sur le captif ; il en résultait des litiges que l’on ne vidait pas toujours aussi cruellement que le fit une fois Du Guesclin, qui ordonna de massacrer les prisonniers, parce que les vainqueurs ne pouvaient s’entendre sur leur partage, car les cours connaissaient au besoin de pareilles contestations. C’est un litige de ce genre qui a permis à M. Luce de déterminer sur quel point du territoire guerroyait Du Guesclin en 1357, le capitaine breton ayant alors pour compagnons Olivier de Porcon et Jean Hogar, qui suivaient l’un et l’autre cette année-là comme écuyers Guillaume de Saint-HUaire, sire de Montagu ; ils s’étaient rendus maîtres, non loin de Fougères, de la personne du prisonnier d’un écuyer français, Jean de Chaponnois, appelé Jean Berkeley, et cela au mépris du sauf-conduit dont l’Anglais s’était muni pour aller se procurer l’argent de sa rançon. Jean de Chaponnois, exposé à perdre les 15,000 livres tournois dont il avait taxé son prisonnier, assigna devant le parlement les deux compagnons de Du Guesclin, qui furent condamnés à restituer Jean Berkeley à son premier maître et à payer au roi une somme considérable. La vente des sauf-conduits était une autre source de revenus et elle prit de grands développemens pendant la guerre d’Edouard III contre Philippe de Valois et le roi Jean.

Les nobles avaient donc tout intérêt à ce que les guerres se prolongeassent ou plutôt se renouvelassent fréquemment. Ayant pris l’habitude de cette existence aventureuse, durant laquelle ils se reposaient des hasards et des dangers qu’ils avaient courus et qui les attendaient le lendemain en menant joyeuse vie, ils s’ennuyaient dans leurs manoirs solitaires, au milieu de paysans auxquels ils étaient devenus étrangers ; ils ne se souciaient plus d’exercer par eux-mêmes leur juridiction, dont ils confiaient l’administration à des juges, à des prévôts subalternes, et sur laquelle d’ailleurs le roi empiétait de plus en plus à la grande satisfaction des populations. La plupart des nobles ne s’occupaient que de la guerre, n’avaient d’autre instruction, d’autres divertissemens que ce qui s’en rapprochait. Au lieu de surveiller les cultures de leurs domaines, de pourvoir à la bonne administration de leur maison, ils se livraient à la chasse et prenaient part à des joutes et des tournois ou ils rivalisaient d’agilité et d’adresse. Dans ces exercices, ils apprenaient à manier des armes devenues de plus en plus lourdes et à se mouvoir sous un vêtement de guerre de plus en plus protecteur, mais aussi de plus en plus incommode. Les tournois entretenaient d’autant plus les habitudes batailleuses de la noblesse qu’ils dégénéraient souvent en combats véritables, où hommes et chevaux trouvaient la mort. Aussi Philippe le Bel les interdit-il à plusieurs reprises, secondé par les foudres de l’église. Philippe le Long renouvela l’interdiction ; mais ces défenses furent impuissantes, et les tournois reprirent plus que jamais faveur sous les Valois. Les femmes se passionnaient pour ces divertissemens, où elles voyaient figurer ceux qui avaient touché leur cœur et qui s’honoraient de servir pour elles. La galanterie se mêlait ainsi à ces plaisirs militaires, où l’on déployait un grand luxe et qui devenaient pour la noblesse une occasion de dépensés ruineuses.

Quand quelque culture littéraire se répandit chez les gentilshommes, au lieu de méditer les écrits sérieux qui n’avaient alors, il est vrai, sous leur forme scolastique rien d’attrayant, ils prirent goût à ces compositions poétiques dont les récits d’aventures, les descriptions de batailles, faisaient tout le fond et auxquels vinrent s’associer, après que les mœurs se furent un peu policées, quelques scènes d’amour, quelques épisodes de galanterie. Les femmes prenaient dans ces nouvelles créations de l’imagination de nos pères une. place que ne leur avaient point accordée les chansons de geste. Tel est le caractère des romans de la Table-Ronde. L’influence exercée par ces romans sur l’esprit de la noblesse fut considérable, et les femmes n’y ont pas peu contribué, « On se disputait dans les châteaux, écrit M. Léon Gautier dans son attachant ouvrage sur les Épopées françaises, la joie de posséder les jongleurs des nouveaux romans ; les vieux jongleurs étaient laissés dans l’ombre ou même tout à fait abandonnés. » Ainsi quand le gentilhomme venait se reposer dans son manoir des fatigues, des combats auxquels il avait pris part, c’était d’autres combats, d’autres aventures de guerre que son imagination se nourrissait. L’intérêt qu’il prenait à ces fantastiques récits stimulait chez lui le désir de courir à de nouveaux hasards et ne faisait qu’accroître son aversion pour l’existence tranquille et monotone d’un châtelain père de ses paysans et en bonne intelligence avec ses voisins. « Singulière destinée que celle de ces poèmes d’aventures composés au XIIIe ou même au XIIe siècle, écrit M. Luce ; ils semblent n’avoir eu d’action générale et marquée sur les mœurs qu’au XIVe siècle. Autant ils forment dissonance avec le milieu qui les entoure à l’époque de Philippe-Auguste, de saint Louis, de Joinville, autant ils s’harmonisent avec les contemporains de Philippe de Valois et du roi Jean. Non-seulement les prénoms de Lancelot, de Gauvain, de Galehaut et tant d’autres empruntés à ces poèmes deviennent alors plus fréquens, mais encore, à voir certaines figures historiques de cette période, un Arnaud de Cervolle, un Eustache d’Auberchicourt, un Galehaut de Ribemont par exemple, on dirait que les personnages mêmes de ces romans ont pris corps et sont entrés dans la vie réelle. »

L’influence qu’exerçaient les romans qui avaient remplacé les chansons de geste tenait vraisemblablement à ce que l’on ne se contentait plus d’écouter ici et là les jongleurs qui allaient, s’accompagnant de la vielle, en chanter aux curieux des morceaux. On faisait recueillir et copier les manuscrits de ces poèmes pour les conserver soigneusement. Le seigneur à son foyer s’en faisait lire ou réciter les divers épisodes. Le jongleur avait d’abord pris la place de l’ancien barde, il devint ensuite le poète à gages qu’à diverses époques les grands ont entretenu à leur cour. Le seigneur riche commandait de ces compositions dont il raffolait à des jongleurs. Il leur en demandait des rédactions plus appropriées à son intelligence et à ses idées. On remaniait, on retouchait, on allongeait les anciens poèmes, en même temps qu’on les rajeunissait. On y exagéra les procédés des véritables trouvères ; on y abusa des aventures en Orient, des enchanteurs, des fées et de tout le merveilleux. Quand les poètes des XIIIe et XIVe siècles ne s’adressaient pas à la noblesse, ils donnaient à leur langage un autre accent, ou du moins ils introduisaient dans leurs récits à l’usage des bourgeois et des manans des passages conçus dans un tout autre esprit. Aux traits qu’ils décochent alors on reconnaît la jalousie du tiers-état contre la noblesse et cet esprit frondeur du Français qui ne ménage pas plus les gens d’église que les gentilshommes. C’est que le roturier commence à vouloir secouer le joug. Il n’était point question de lui dans les chansons de geste, mais aux XIVe et XVe siècles il entend avoir sa place dans les récits dont on s’amuse, et tel roman, celui de Hugues-Capet par exemple, n’est qu’une sorte de pamphlet écrit dans l’intérêt de la bourgeoisie et des corporations marchandes.

La noblesse, en devenant un peu moins illettrée, n’en fut donc pas pour cela moins guerrière ; au contraire, elle ne le devint que davantage. Seulement la guerre qu’elle faisait changea de caractère. Les nobles y portèrent les habitudes qu’ils avaient prises dans les tournois et que le jongleur aimait à prêter à ses héros. Une guerre était à leurs yeux moins un moyen d’imposer à l’ennemi sa loi en ruinant, en accablant les forces qu’il vous opposait, qu’une façon de vider une querelle en défiant son adversaire à une lutte de bravoure. Une bataille n’était, à tout prendre, pour le chevalier, qu’une forme agrandie du combat judiciaire, genre de procédure longtemps usitée. Saint Louis l’avait sans doute aboli, mais la noblesse en maintenait pour elle l’emploi. Précisément parce que c’était une des formes de la preuve en justice, un des moyens consacrés pour établir le bon droit, le duel devait être soumis à des formalités déterminées, à des règles constantes. La chevalerie introduisit dans la guerre des usages qui en étaient tirés et qui tendaient à faire des batailles, des joutes solennelles, de grandes parades militaires. Toute lutte dans un tournoi devait être précédée d’un défi, comme dans le combat judiciaire le demandeur jetait son gage de bataille que le défendeur devait relever ; on agit d’une manière analogue quand deux armées étaient en présence, et un cartel devait précéder l’engagement, de même qu’une déclaration de guerre en forme précède de nos jours le commencement des hostilités. Ce cartel ne s’envoyait pas seulement au moment d’en venir aux mains, mais on l’adressait à son ennemi pour l’informer qu’on se proposait de l’attaquer. Ces habitudes disparurent graduellement pendant la guerre de cent ans. Les Anglais, qui au milieu du XIVe siècle y recoururent encore quelquefois quand ils avaient intérêt à les maintenir, s’en affranchirent et se moquèrent en diverses occasions mémorables de la naïveté avec laquelle nos chevaliers prenaient soin de les observer.

Quand en 1346 Edouard III débarqua à Saint-Waast de la Hougue pour ouvrir la campagne qui devait aboutir à la victoire de Crécy, il marcha sur Poissy, où il arriva le lu août, après avoir ravagé la Normandie. Philippe de Valois avait fait couper tous les ponts de la Seine ; le monarque anglais ne pouvait passer sur la rive gauche qu’après avoir reconstruit le pont de Poissy, ce qui exigeait plusieurs jours de travail. Les Français étaient là en force sur l’autre rive, menaçant les Anglais, déjà fort à court de vivres. Une puissante armée ayant à sa tête le roi de France se tenait à Saint-Denis. La position d’Edouard devenait critique ; il était exposé à être acculé à la Seine et jeté dans le fleuve ; mais Philippe de Valois n’était pas homme à déroger aux règles de la chevalerie pour profiter de la situation. Loin de tomber à l’improviste sur son adversaire par un des côtés où l’armée anglaise était le plus vulnérable, il avait envoyé un cartel à Edouard le jour même où celui-ci était arrivé à Poissy pour lui proposer la bataille, soit entre Saint-Germain-des-Prés et Vaugirard, soit entre Frangeville et Pontoise, lui laissant le choix, quant au jour, entre le jeudi, le samedi, le dimanche ou le mardi suivant. Le rusé Edouard répondit par une feinte à l’envoyé du roi de France, l’archevêque de Besançon ; il dit au prélat qu’il comptait prendre le chemin de Montfort-l’Amaury et qu’on l’y pourrait venir chercher. Cette réponse donnée, Edouard simula une attaque à l’ouest et au sud de Paris que Philippe de Valois, abusé, courut empêcher en se portant en toute hâte au pont d’Antony. Pendant ce temps-là, le monarque anglais exécutait un rapide mouvement rétrograde, et, ayant pu refaire le pont de Poissy sans crainte alors d’être inquiété par l’armée ennemie, il franchit la Seine et en occupa ainsi la rive droite. Quoique les Français se départissent de temps en temps eux-mêmes de cette loyauté chevaleresque, Philippe de Valois ne pouvait pas se persuader qu’Edouard mît le succès de ses opérations stratégiques fort au-dessus de l’observance du droit des tournois, devenu pour notre noblesse une sorte de droit des gens. Aussi l’année suivante (1347), quand le roi d’Angleterre tint Calais assiégé, voit-on le roi de France persister dans les mêmes erremens. Celui-ci s’était avancé à la tête d’une nombreuse armée pour dégager la place ; mais il avait reconnu que son adversaire était dans une position inexpugnable. Il lui envoya des parlementaires afin de l’informer de son désir de faire lever le siège et pour lui avouer qu’il ne saurait l’attaquer là où l’armée anglaise était retranchée. Il lui faisait proposer, d’aviser de part et d’autre au choix d’un emplacement convenable où l’on pût se combattre. Edouard répondit à Eustache de Ribemont, qui avait porté la parole au nom de Philippe : « Allez dire à votre sire de ma part qu’il y a près d’un an que je suis établi ici et que j’y demeure. Votre maître le sait, et il ne tenait qu’à lui de me devancer. Je ne délogerai d’ici qu’après m’être rendu maître de la ville et du château. Si vous ne pouvez passer par le chemin qui mène à mon camp, c’est à vous d’en chercher un autre. » Les envoyés de Philippe de Valois s’en revinrent fort mortifiés, et celui-ci en fut réduit à décamper brusquement et à reprendre la route d’Amiens. Le roi Jean ne se départit pas des façons de procéder de son père, malgré les dures leçons que celui-ci avait reçues. Au commencement de juillet 1356, Henri, duc de Lancastre, regagnait la Basse-Normandie, de retour d’une chevauchée qu’il avait entreprise pour forcer les Français à lever le siège de Pont-Audemer ; il n’avait sous ses ordres que 900 hommes d’armes et 1,400 archers. Le roi Jean attendait les Anglais à Tubœuf, près de l’Aigle, avec son fils aîné Charles et une armée de 8,000 hommes d’armes, de 20,000 arbalétriers et d’autant de gens des communes. Au lieu de tomber sur un ennemi si peu en forces, le monarque français envoya deux hérauts offrir la bataille au duc de Lancastre ; celui-ci se garda d’accepter et profita du répit qui lui était donné pour s’échapper. Une institution du temps nous montre bien de quel esprit était animée cette chevalerie, soucieuse avant tout de montrer son courage et d’observer le point d’honneur. C’est l’ordre de l’Étoile, qu’avait fondé le roi Jean, après s’être inspiré, nous disent expressément les chroniqueurs Jean Lebel et Froissart, des souvenirs du roi Arthur et de la Table-Ronde. Un article des statuts de cet ordre veut que les membres jurent qu’ils ne fuiront jamais en bataille plus loin que quatre arpens et mourront plutôt que de se laisser faire prisonniers.

Tandis qu’à l’avènement des Valois cet esprit chevaleresque avait pris chez la noblesse plus d’empire que jamais, la guerre tendait précisément, en présence de nécessités nouvelles, à abandonner la façon de combattre si chère à nos gentilshommes. Toute la vieille organisation de l’armée féodale s’en allait pièce à pièce, ainsi que je l’ai dit tout à l’heure. L’ancienne hiérarchie des fiefs commençait à être bouleversée. Par suite d’acquisitions, d’héritages, d’usurpations ou de conquêtes, tel petit seigneur, tel simple vicomte était devenu un potentat, tandis que d’autres, originairement plus haut placés que lui, se voyaient condamnés à être aux gages d’un grand feudataire. Depuis le règne de Philippe le Bel, le nombre de ceux-ci avait beaucoup diminué, et il ne restait plus guère entre ceux qui jouissaient des droits régaliens que le comte d’Artois, le comte de Flandre et le duc de Bretagne, non compris le roi d’Angleterre, vassal du roi de France pour la Guienne et le comté de Ponthieu. Mais, si le nombre des barons réellement souverains avait diminué, la puissance de ceux-ci ne s’en était qu’accrue davantage, et les guerres qui menaçaient d’éclater entre eux et leur suzerain un peu nominal devaient être conséquemment plus étendues et plus redoutables ; elles tendaient à devenir de véritables guerres d’état à état, ou si l’on veut, de nation à nation, à être en un mot ce que l’on peut appeler des guerres politiques. La noblesse ne pouvait d’ailleurs que les favoriser. Cependant les armées plus considérables que ces guerres exigeaient devaient avoir pour conséquence de rendre plus fréquent l’appel du ban et de l’arrière-ban, d’armer sans cesse les roturiers, les gens des communes. Déjà Philippe le Bel avait plusieurs fois ordonné ces levées en masse. Or une telle nécessité se produisait au moment où les compagnies soldées se substituaient de plus en plus aux levées féodales. Les hommes du tiers-état, les bourgeois et les vilains restaient dans le principe à l’armée, subordonnés à leurs seigneurs et commandés par les prévôts de ceux-ci. Mais quand les gentilshommes au service d’autres seigneurs commencèrent à ne plus paraître à la tête de leurs vassaux, quand ils se firent remplacer pour le service de leurs fiefs afin d’aller guerroyer avec d’autres bandes combattant parfois dans les rangs opposés à ceux où se trouvaient leurs remplaçans, le lien qui unissait vassaux et tenanciers au seigneur ne subsista plus en réalité sur le champ de bataille, d’autant plus qu’il n’était pas rare alors qu’un noble possédât à la fois plusieurs fiefs relevant de suzerains différens et en guerre l’un avec l’autre. La noblesse était donc exposée à perdre dans l’armée la place prépondérante et souvent presque exclusive qu’elle y avait occupée. Heureusement pour elle, les gens des communes, qu’on faisait souvent semondre pour l’appel du ban et de l’arrière-ban, se fatiguaient de ces convocations réitérées qui les arrachaient à leur commerce, entravaient leur industrie, suspendaient les travaux les plus urgens et tarissaient ainsi leurs ressources. Ils préféraient encore l’acquittement de quelques nouvelles tailles à ce service assujettissant, et d’autre part nos rois, ayant pour faire la guerre grand besoin d’argent, consentirent à ce rachat et le favorisaient même. L’appel du ban et de l’arrière-ban devint ainsi une simple occasion d’exiger des taxes nouvelles, d’imposer le vote de subsides. Les roturiers n’étant plus forcément appelés, puisqu’ils pouvaient s’affranchir moyennant finance, on se donna de la sorte la faculté de recourir plus fréquemment à des levées en masse qui se résolvaient en accroissement des charges pécuniaires. Les nobles revendiquèrent de plus en plus pour eux le service militaire, moins à titre de vassaux qu’en qualité d’hommes d’armes, se louant volontairement, et si des roturiers s’enrôlaient à leur suite, c’était sous leurs ordres, à leur incitation, pour partager avec eux les profits du métier des armes, non par un effet d’une obligation que leur imposait le caractère d’hôte ou de tenancier.

Il se produisit donc alors un fait inverse de celui auquel nous assistions avant 1870. Ce n’étaient pas les classes aisées qui échappaient au service militaire à prix d’argent, le rejetant presque tout entier sur les classes pauvres ; la noblesse était au contraire jalouse du droit de paraître à l’armée : elle ne laissait pas volontiers les vilains porter les armes. Aussi affectait-elle pour ces hommes auxquels on refusait l’épée et l’écu un profond mépris, et ce sentiment était justifié à ses yeux par l’inexpérience que montrèrent plus d’une fois les milices communales, mal exercées à ces combats et à cette vie guerrière auxquels le gentilhomme s’était habitué dès sa jeunesse. Les nobles détestaient d’autant plus les gens des communes dont on appelait le secours, qu’ils nourrissaient à leur égard plus de défiance. Philippe le Long avait armé les bourgeois des villes pour les opposer aux seigneurs alors en lutte avec la royauté. La milice constituait dans bien des communes une sorte de garde civique que les magistrats municipaux pouvaient convoquer et dont ils prenaient le commandement. Chaque bourgeois était tenu, de se rendre à leur appel sous peine de forfaiture. Quelques-unes de ces gardes nationales se battaient fort bien, et les occasions ne leur manquaient pas de prouver leur bravoure, car les communes avaient le droit de défense, et ce droit dégénérait souvent en un véritable droit de guerre. Quand un seigneur étranger causait quelque dommage à la commune et se refusait à la sommation qui lui était faite de le réparer, le maire ou le magistrat qui remplissait des fonctions équivalentes marchait à la tête des habitans contre le coupable ; on détruisait sa maison, on attaquait son château ; le roi venait même parfois au secours de ces bourgeois. La milice communale avait en outre un service de garde aux murailles de la ville, dont l’entretien était confié aux magistrats municipaux ; elle veillait à la sûreté intérieure et faisait le guet. Toutes les communes n’avaient sans doute pas la même part d’autonomie, et ne se montraient pas également hostiles au seigneur, mais l’armement de leurs habitans n’en offrait pas moins un danger pour les nobles qui avaient là un nouveau motif de redouter la présence des milices à l’armée, où elles se signalèrent plus d’une fois par leur ardeur. A Courtray, en 1302, les gens des communes engagèrent vigoureusement l’action ; mais la noblesse, jalouse de cette infanterie qui allait lui ravir l’honneur de la journée, lui passa sur le corps pour se précipiter sur l’ennemi. Les chevaliers tombèrent dans des canaux qu’ils n’avaient pas aperçus et y trouvèrent la mort. Il n’était terme de mépris que les gentilshommes ne prodiguassent à cette piétaille, dont la perte leur importait peu. A la bataille de Crécy, voyant les arbalétriers génois reculer et se débander, le roi, au lieu de donner l’ordre de les appuyer, s’écria, écrit Froissart : « Or tos, or tos, tués toute ceste ribaudaille, ils nous ensonnient et tiennent la voie sans raison. » De tels sentimens persistèrent même après la terrible leçon de Poitiers. En 1415, Jean de Beaumont répondait à l’offre que faisait la ville de Paris d’envoyer à la noblesse mille arbalétriers : « Qu’avons-nous à faire de l’assistance de ces gens de boutique ! » Et Pierre de Fénin raconte, au sujet du combat de Senlis, livré en 1418, qu’il se trouvait là un capitaine de brigands, c’est-à-dire de soudoyers, qui avait foison de gens de pied, lesquels furent taillés en pièces, et leur mort excita grande risée parce que c’étaient des gens de pauvre état.

L’arrivée au pouvoir de Philippe de Valois, prince imbu des préjugés de sa caste, ne pouvait que fortifier cette malveillance de la noblesse envers les roturiers, inspirer aux gentilshommes une prétention plus jalouse de confisquer pour eux seuls le métier des armes. Leur esprit belliqueux trouva largement à se satisfaire, au préjudice du repos et du bonheur de la France.


II

La possession de la Guienne par le roi d’Angleterre était pour notre nation un danger de tous les instans. A ce péril vint s’en ajouter un autre : Philippe de Valois, en montant sur le trône, rendit à Jeanne, fille de Louis X, la Navarre que Philippe le Long et Charles le Bel avaient jointe à leurs états. Le mariage de Jeanne avec Philippe, fils de Louis, comte d’Evreux, réunit à un royaume ne relevant pas de la couronne de France, un comté situé en Normandie et qui en relevait au contraire directement. Ainsi le roi de France allait avoir au nombre de ses vassaux deux rois qui, par leur domaine royal proprement dit, échappaient à sa suzeraineté. Telle était l’une des funestes conséquences du système féodal : il ouvrait la porte à l’étranger ; il permettait à un baron d’être roi, et conséquemment suzerain au dehors, tout en demeurant vassal au dedans. Quelque distinction que les juristes prissent soin d’établir entre les devoirs respectifs que cette double situation lui créait, un fait n’en subsiste pas moins, c’est qu’un seigneur du royaume, vassal d’un prince étranger ou suzerain lui-même, avait à ce titre des intérêts souvent opposés à celui du roi dont il relevait, par sa seigneurie ; il était introduit à l’avance avec ses troupes au cœur du pays dont par ses attaches au dehors il devenait l’adversaire, bien qu’il en demeurât l’un des barons. Un monarque se voyait donc condamné à garder un ennemi redoutable au sein de ses états. C’est ce qui arriva tant de fois en Allemagne ; c’est ce qui, au siècle dernier, lors de la guerre de la succession d’Autriche, porta à l’empire un coup mortel. L’électeur de Brandebourg disparut forcément derrière le roi de Prusse, et le vassal de l’empire d’Allemagne, devenu souverain complètement indépendant d’un territoire extragermanique, travailla naturellement à s’affranchir de la sujétion impériale ; il devint l’ennemi de la maison d’Autriche et mit tout en œuvre pour s’agrandir aux dépens de celle-ci. Le roi d’Angleterre, au XIVe siècle, en agit pareillement à l’égard du royaume de France. Sa préoccupation naturelle fut d’échapper à la suzeraineté de Philippe de Valois, que lui imposait la possession du duché de Guienne et du comté de Ponthieu. Tant qu’il ne se sentit pas assez fort pour lutter contre un prince auquel il allait disputer même le droit de régner sur la France, il se vit contraint de demeurer son vassal sur le continent. Edouard III dut rendre à Philippe de Valois cet hommage-lige qui imposait envers le seigneur la dépendance la plus étroite et qu’exigeait le monarque français. Le roi d’Angleterre se soumit à cette obligation, non sans y avoir tout d’abord opposé quelque résistance. C’était aussi l’hommage-lige que le roi de Navarre, en sa qualité de comte d’Évreux, devait au roi de France. Plus faible que le roi d’Angleterre, il était moins en mesure de se refuser à cet acte de dépendance ; mais, si l’hommage-lige était du par ces deux vassaux, les habitudes de la féodalité leur fournissaient un moyen extrême de s’y soustraire.

Le seigneur avait envers son vassal des devoirs corrélatifs de ceux du vassal envers lui ; il devait secours à ce vassal, s’il lui était fait violence. Le vassal avait le droit de sommer tous les vassaux du fief de refuser au suzerain le service jusqu’à ce qu’il eût obtenu justice dans la cour seigneuriale, où il était jugé par ses pairs. Un déni de justice pouvait donc être opposé au suzerain par le vassal et se fondant sur ce motif, il se regardait alors comme autorisé à recourir aux armes. Un tel recours lui apparaissait comme l’application d’un principe consacré par la coutume féodale et en vertu duquel l’homme libre qui n’acceptait pas sa condamnation pouvait prendre son juge à partie, l’accuser d’avoir sciemment rendu un jugement inique et menti à sa conscience : il le provoquait en duel ; si le juge était vaincu, la sentence était annulée et la cause portée devant le tribunal du seigneur immédiatement supérieur : c’était ce qu’on appelait fausser jugement. Rien ne suggérait plus facilement le prétexte d’un déni de justice que les questions d’héritage, où le droit était souvent obscur et contestable, et Edouard III trouva dans un pareil débat le moyen de rompre avec ses devoirs de vassal et de faire la guerre à Philippe de Valois avec une apparence de légitimité. Au siècle dernier, la question de la succession d’Autriche fournit de même au grand Frédéric un prétexte pour combattre un empire dont il convoitait la dépouille. Mais le monarque anglais agit avec prudence. Avant de commencer la lutte, il se prépara à la soutenir. Il entreprit la réorganisation de son armée ; il exerça ses sujets au maniement des armes. Pour vaincre cette gendarmerie française qui avait une si grande réputation, pour se mesurer avec les forces considérables dont Philippe de Valois disposait, il lui fallait une armée, et il n’avait pas, à beaucoup près les contingens que la noblesse française amenait au secours de son roi. Le moyen qu’il employa est celui auquel eurent recours de tout temps, pour pouvoir lutter avec des puissances qui leur sont supérieures, les pays de peu d’étendue territoriale et conséquemment de population restreinte : ce fut le service militaire obligatoire pour tous.

Edouard procéda ensuite à une nouvelle organisation de ses troupes dont je parlerai plus loin. Philippe de Valois ne semble pas s’être préoccupé de tous ces préparatifs. Plein de cette confiance dans sa force, qui a été si longtemps le propre de notre nation, qui caractérisait surtout la noblesse française, expression alors la plus vivante et la plus fidèle de nos qualités et de nos défauts, il n’avait pas conscience du danger ; il demeurait convaincu que rien ne pourrait résister à la vaillance de ses chevaliers. La victoire de Cassel n’avait fait que confirmer Philippe et ses gentilshommes dans l’opinion qu’ils avaient de leur supériorité. Le roi y avait fait des prodiges de valeur, et le vieux connétable Gaucher de Châtillon, malgré ses quatre-vingts ans, s’y était battu comme un lion. Nous ne connaissons pas tous les détails de la composition qu’Edouard III donnait alors à son armée, mais les documens que fournit l’ouvrage de M. Luce permettent de se faire une idée des principes d’après lesquels elle fut établie. Par l’ordonnance du 20 décembre 1334, que d’autres vinrent renouveler, ce prince enjoignit à tout Anglais jouissant depuis trois ans de 40 livres de terre ou de rente et qui n’était pas encore homme d’armes, d’embrasser la profession militaire. Une ordonnance complémentaire prescrivit, sous les peines les plus sévères, à ceux qui avaient 20 livres de terre ou de rente de se pourvoir de chevaux, de harnais et des armures tant défensives qu’offensives propres aux hommes d’armes montés ; ceux qui possédaient 15 livres devaient se munir d’un haubergeon (cotte de mailles), d’un chapeau de fer, d’une épée, d’un couteau et d’un cheval. Tout rentier de 10 livres devait être pareillement armé, mais n’était pas tenu d’être monté. Tout rentier de 100 sous devait avoir un pourpoint, un chapeau de fer, une épée et un couteau ; tout rentier de 40 à 100 sous avait à s’armer d’une épée, d’un arc, de flèches et d’un couteau. Tout rentier de moins de 40 sous devait s’armer de faux, de guisarmes, de couteaux et autres menues armes. Le propriétaire de moins de 20 marcs de capital était tenu de s’armer d’une manière analogue, mais un peu moins complète. Enfin tout Anglais non compris dans les catégories susnommées était dans l’obligation de se procurer au moins un arc, des flèches et des pieux. Six mois après que cette ordonnance avait été rendue, le 1er août 1335, Edouard III enjoignait à tous ses sujets âgés de plus de seize ans et de moins de soixante de prendre les armes. Il entrait conséquemment dans une voie directement opposée à celle que suivait la France ; mais quand la rupture eut éclaté, quand le monarque anglais réclama hautement la couronne de saint Louis du chef de sa mère Isabelle, fille de Philippe le Bel, il n’osa pas, sitôt après son débarquement dans le Ponthieu, engager une bataille où il aurait bien pu avoir le dessous. Il ménagea ses troupes, il attendit que ses hommes fussent plus aguerris. En effet on le voit, au début de la guerre, user plus de ses alliés que de ses propres soldats. Il avait ourdi une de ces coalitions puissantes que l’Angleterre a toujours été si habile à former contre nous. Le comte de Hainaut, son beau-père, était son allié naturel ; il avait l’appui de Louis de Bavière, empereur d’Allemagne, et des princes des Pays-Bas ; il devait compter sur les Flamands, dont les intérêts étaient les siens ; mais ceux-ci se montrèrent moins empressés qu’il ne l’avait d’abord supposé. Il vint s’établir à Anvers, où il tint une cour brillante avec la reine Philippine de Hainaut ; il y prodigua l’or, comme l’a fait souvent la Grande-Bretagne, pour empêcher la coalition de se dissoudre.

Philippe de Valois se hâta d’attaquer. Il ne le fit pas seulement en Guienne, où ses troupes occupaient quelques châteaux, il voulut encore agir par mer ; il équipa une flotte qu’il envoya inquiéter les côtes d’Angleterre ; la ville de Southampton fut pillée. Le roi de France comptait sur de nombreux alliés, sur un notamment dont l’autorité morale faisait toute la force, le pape Benoît XII, qu’il tenait à Avignon sous sa dépendance. Edouard fuyait toujours la bataille, et à la tête de 40,000 ou 50,000 Anglais, Allemands, Hennuyers et Brabançons, il traversait le Cambrésis, terre d’empire, et allait ravager le pays jusque sur les bords de l’Oise. Philippe avait enfin réuni ses alliés, et, campé à Saint-Quentin, il s’apprêtait à livrer une de ces grandes batailles en façon de tournois, telles que les entendait la chevalerie. Edouard III n’était pas éloigné d’accepter le défi, car il était impatient de vaincre, et déjà il demandait qu’on fît choix d’une plaine pour ce grand duel qui pouvait décider de la couronne de France. Mais cette fois Philippe fut plus avisé qu’il ne se montra dans la suite ; il en crut ses conseillers, qui l’engageaient à ne pas tenter une action décisive ; il se contenta de barrer le chemin à son ennemi, de le laisser fatiguer ses troupes, dont beaucoup avaient hâte de rentrer dans leurs foyers. Edouard fut donc contraint de se replier sur Bruxelles. Les princes des Pays-Bas prirent congé de lui, et il comprit que l’expédition était manquée. Cette équipée ne fit que mettre plus en évidence l’impuissance des armées féodales ; elles ne pouvaient tenir longtemps campagne, car les seigneurs étaient toujours prêts à remmener leurs contingens, et ils se trouvaient en outre souvent tiraillés entre des obligations contraires nées d’une double vassalité. Le comte de Hainaut, qui avait accueilli Edouard un des premiers, qui en avait reçu des subsides, vassal à la fois de l’empire et de la France, s’était tiré de la difficulté en servant tour à tour ces deux puissances. Il avait marché avec les Anglais dans le Cambrésis et avec Philippe VI dans le Vermandois. Les Flamands, enclins à soutenir Edouard, mais qui redoutaient le roi de France, avaient gardé la neutralité. Ils en sortirent cependant quand le roi d’Angleterre leur eut octroyé des privilèges et eut conclu avec eux des conventions commerciales à leur avantage ; ils reconnurent Edouard pour le légitime héritier de Charles le Bel : ils mettaient à l’aise leur conscience de vassaux de la France. Le roi d’Angleterre ne voulut pas se risquer à tenter sur terre une bataille où le succès était douteux, et, plus confiant dans ses vaisseaux que dans ses armées, il attaqua la flotte française devant l’Écluse, songeant d’ailleurs à s’assurer les moyens d’opérer une descente sur le point du continent qui lui était le plus favorable. Les Anglais avaient le vent pour eux ; ils surent choisir une position avantageuse. L’amiral génois qui servait sous notre pavillon, Barbavara, comprit qu’il combattrait avec désavantage, serré qu’il était contre la côte ; il gagna la haute mer avec son escadre, afin de manœuvrer plus à l’aise, mais les amiraux français ne voulurent pas le suivre et s’obstinèrent à garder leur position, mus toujours par ce point d’honneur mal entendu qui devait perdre sur terre notre chevalerie. La victoire de l’Écluse assura à Edouard ses communications ; elle ruina d’un coup la marine française. Ce fut un vrai Trafalgar. L’armée anglaise alla faire sa jonction avec les troupes du comte de Hainaut, du duc de Brabant et des Flamands. Les coalisés entreprirent le siège de Tournay, qui résista héroïquement pendant onze semaines. Philippe de Valois arriva au secours de la place, mais cette fois, comme précédemment, il eut l’intelligence d’user les forces de son ennemi sans tenter de l’entraîner à un engagement général. C’est Edouard qui en revint aux règles de la chevalerie. Il proposa à Philippe de vider leur querelle par un combat singulier de cent chevaliers anglais contre cent chevaliers français. Le roi de France refusa le cartel, car il y avait tout à perdre et rien à gagner. Les Anglais finirent par se lasser d’une lutte qui se prolongeait sans résultats sérieux. La guerre était d’ailleurs pour eux fort lourde ; il leur fallait payer des alliés et s’imposer conséquemment des taxes énormes. Les Flamands faisaient mine de lâcher pied, déçus qu’ils étaient dans leurs espérances. Edouard avait reçu de mauvaises nouvelles de l’Ecosse et de la Guienne. Il demanda une suspension d’armes, et sa belle-mère, Jeanne de Valois, comtesse douairière de Hainaut, travailla activement à la paix. On convint d’assembler un congrès pour la négocier. Les armées se retirèrent, et le roi d’Angleterre repassa la mer. Une trêve fut bientôt signée ; elle devait durer six mois, mais elle expira avant que le congrès se fût réuni, et elle fut prorogée d’une année.

Edouard III employa le temps qui devait s’écouler jusqu’à la reprise des hostilités à compléter la réorganisation de ses forces. L’appel de tous ses sujets sons les armes avait eu pour effet d’attribuer à l’infanterie, dans son armée, une importance numérique qu’elle n’avait point elle auparavant. Pour que cette infanterie devînt capable de vaincre la cavalerie ennemie, il la fallait pourvoir d’armes offensives puissantes, qui suppléassent à ce qui lui manquait sous le rapport des armes défensives. Edouard substitua l’arc à l’arbalète et donna à la première de ces armes une légèreté qui en rendit le maniement facile et le tir plus prompt. Il obtint par l’emploi des flèches une partie des avantages que la mousqueterie a valus depuis. Outre les archers, le monarque anglais plaça dans son infanterie des hommes armés de couteaux et de lances. C’étaient ordinairement les plus vigoureux, venus des montagnes de Cornwall et du pays de Galles. Les archers devaient porter le désordre dans la cavalerie par les nuées de flèches dont ils l’assaillaient en un clin d’œil, et les autres fantassins s’élancer ensuite sur elle pour achever de la culbuter. Les lances de l’infanterie anglaise étaient en effet de véritables baïonnettes ; elles n’avaient pas la longueur démesurée des lances de nos chevaliers, que le roi Jean dut faire raccourcir le matin de la bataille de Poitiers, et retailler à la longueur de cinq pieds ; c’étaient des espèces de dague à la pointe acérée, quelque chose comme les vouges dont on se servait aussi dans notre armée. Mais il ne suffisait pas de donner aux troupes de pied un armement plus approprié et plus efficace ; il était nécessaire, pour assurer à l’infanterie anglaise tous ses avantages, de rompre avec les habitudes de cette guerre théâtrale où les chevaliers songeaient surtout à se donner en spectacle, à faire des prouesses. Edouard interdit en conséquence dans son royaume les joutes et les tournois. Il encouragea en revanche le divertissement de l’arc. Il promit la remise de leurs dettes pour tous les ouvriers qui fabriqueraient des arcs ou des flèches, afin de faire de l’arme qu’il avait répandue une arme véritablement nationale et dont le moindre de ses sujets connût le maniement.

Edouard guettait une occasion d’envahir une seconde fois la France, mais l’expérience qu’il venait d’acquérir l’avait convaincu que, pour y réussir, il lui fallait user d’une stratégie habile, bien se renseigner sur le terrain qu’il devait parcourir, afin d’éviter d’être enveloppé et de prendre au contraire à l’improviste l’armée fort nombreuse qui pouvait lui être opposée. Il exerça en conséquence bon nombre de ses hommes à servir d’éclaireurs ou, comme l’on disait au moyen âge, de coureurs ; dès les premières années de son règne, il avait institué un corps de cavalerie légère, les hobbiliers, spécialement chargés des reconnaissances. Il encouragea les Anglais à l’espionnage sur le territoire français, et pour cela il leur fallait connaître notre langue. Son ordonnance de 1337 enjoint à tous seigneurs, barons, chevaliers et honnêtes gens des bonnes villes, de faire apprendre la langue française à leurs enfans, afin, dit l’ordonnance, que ceux-ci soient plus en état de se renseigner et moins dépaysés à la guerre. Un peuple à la fois aussi impétueux et aussi confiant que les Français devait facilement se laisser surprendre, surtout avec une organisation telle que celle que présentaient leurs gendarmes.

Aux chevaliers bardés de fer il fallait un certain temps pour revêtir leurs armures, qu’ils faisaient traîner à leur suite dans des chariots, et pour quitter leurs destriers et monter sur leurs chevaux de combat. À ces intelligentes mesures joignez, dans l’armée anglaise, une discipline mieux observée, plus sévère que celle de nos troupes, où chaque chevalier combattait un peu à sa guise. Les habitudes de discipline étaient telles chez nos voisins d’outre-Manche, qu’ils semblent les avoir portées jusque dans le pillage et la dévastation, et, comme on l’a vu depuis chez d’autres peuples, ils volaient et saccageaient régulièrement en se conformant aux ordres de leurs chefs. Cette infanterie mobile, encadrée dans une cavalerie mieux conduite et mieux disciplinée, était presque assurée de la victoire sur notre grosse et pesante cavalerie. Nos chevaliers français gardaient encore pour la plupart leur lourd haubert et ne faisaient que commencer à adopter l’armure de plaques de fer. Les hommes d’armes, au lieu de se former en escadron, avaient chacun leur escorte. Chaque chevalier était accompagné de son écuyer, de ses pages, de ses valets qui le servaient même à la bataille. Il y restait un seigneur, au lieu d’y devenir un soldat, ou plutôt chaque chevalier avait l’importance d’un général, car il avait en réalité ses aides-de-camp et ses officiers d’ordonnance, et jusqu’à ses archers à lui, pour le protéger quand il était renversé de sa monture. Un tel attirail pour chaque chevalier rendait à peu près impossibles les évolutions qu’aurait dû appeler dans les troupes à cheval la nouvelle façon de combattre de l’infanterie anglaise ; mais nos gentilshommes ne savaient point encore faire manœuvrer leur monture, et ce ne fut qu’au XIVe siècle que les Gascons introduisirent chez nous le manège du cheval. Au temps des premiers Valois, les chevaliers continuaient à combattre en haie et à charger sur une seule ligne ; ils eussent tenu pour indigne d’eux de se faire appuyer par une nombreuse infanterie, de crainte surtout de laisser l’honneur de la victoire aux hommes de rien qui la composaient d’ordinaire. Cette infanterie était d’ailleurs un ramas d’individus diversement armés et encore plus mal disciplinés, dont M. E. Boutaric nous a tracé le tableau. On y voyait à côté des arbalétriers, dont les meilleurs étaient au reste montés, des bidaux qui n’avaient pour toute arme qu’une lance et un couteau, des péquins munis de piques, des miliciens portant la hallebarde et la targe ou bouclier rond, et ces groupes d’hommes diversement armés et réunis en bandes comprises souvent sous le nom générique de brigands, parce qu’ils portaient des brigantines. Il ne faut pas non plus oublier les ribauds, enfans perdus qui combattaient à leur fantaisie à la suite des armées. Les arbalétriers, qui avaient à manier une arme lourde et d’un tir assez lent, au lieu de constituer chez nous le gros des forces comme c’était le cas pour les archers chez les Anglais, n’étaient employés d’ordinaire que pour engager l’action. Une semblable tactique annulait en partie les avantages numériques que donnait à notre armée l’arrivée des contingens fournis par les levées en masse auxquelles Philippe de Valois dut recourir en 1337 quand Edouard III débarqua en Normandie ; mais cet appel du ban et de l’arrière-ban, malgré le danger dont la France était menacée, ne fut pas beaucoup plus sérieux que ceux qui se résolvaient, auparavant en paiement de taxes. Une foule de gens composèrent, chacun suivant ses facultés, et les agens du fisc cherchèrent à obtenir le plus possible. Déjà en 1304 pareil fait s’était passé lors de la campagne contre les Flamands, et le roi avait dû défendre aux baillis de recevoir le prix du service militaire. Avec les erremens qui avaient prévalu, nobles comme roturiers pouvaient se racheter, et souvent pour aller servir là où ils trouvaient le plus de profit ; afin de pouvoir se mettre aux gages de quelque chef de bande, ils payaient un remplaçant ou finançaient avec les gens du roi.

La guerre ne tarda pas à se rallumer entre Edouard III et Philippe de Valois, et les hostilités devaient se prolonger selon toute apparence. Le roi d’Angleterre ne pouvait songer à tenir indéfiniment tout son peuple sous les armes. Il ne pouvait user des levées en masse qu’avec ménagement. Pour obvier à cette difficulté, il recourut à l’emploi de corps de volontaires, de routiers ou, comme l’on disait, de compagnies. On s’en était déjà servi plusieurs fois sur le continent, mais Edouard les employa sur une bien plus grande échelle. De cette façon, il attira à son parti une foule d’aventuriers de toute nation que tentait l’appât du butin, car il s’agissait d’envahir un pays riche où il y aurait beaucoup à prendre. Les Gascons, qui étaient habitués à la domination anglaise, fournirent à ces compagnies de nombreuses recrues, mais leurs chefs étaient ordinairement Anglais. Grâce à ceux-ci, les compagnies de l’armée anglaise reçurent des habitudes de discipline et une régularité d’organisation qui n’existaient point auparavant dans les corps de partisans.

La guerre qu’entreprit à cette époque Edouard III ne fut d’ailleurs dans le principe que ce que nous appellerions aujourd’hui une guerre d’intervention ; elle pouvait se faire plus aisément à l’aide de ces compagnies commandées par des condottieri, puisqu’il ne s’agissait que de porter du secours à un prince qui réclamait son héritage. Je veux parler de la succession du duché de Bretagne, qui donna lieu à un démêlé une année après la trêve conclue entre Edouard III et Philippe de Valois. On sait que Jean, comte de Montfort, disputait la province à Charles de Blois, neveu du rot de France et époux de Jeanne de Penthièvre, à laquelle le feu duc Jean III, son oncle, avait légué le duché. Le comte de Montfort avait contre lui Philippe de Valois, mais il comptait dans la Bretagne, surtout dans cette partie de l’Armorique qu’on appelle Bretagne bretonnante, de nombreux partisans. Le roi de France ne voulant point le reconnaître pour héritier de Jean III, Jean de Monffort alla faire hommage du duché dont il revendiquait la possession à Edouard III, toujours paré du titre de roi de France. Philippe, de son côté, fit ajourner Jean de Montfort à son parlement, qui adjugea la Bretagne au comte de Blois. Edouard avait trouvé ce qu’il cherchait, une occasion de remettre le pied sur le sol français. La lutte fut longue, et elle a été peut-être le plus mémorable épisode de l’histoire de Bretagne. Les vicissitudes en furent très diverses.

Pendant la première moitié de l’année 1344, Charles de Blois envahit, à la tête d’une puissante armée, la partie de la Bretagne qu’occupaient les Anglais, auxiliaires de Montfort. Ses opérations furent couronnées d’un tel succès que Jeanne de Flandre, épouse de son adversaire, dut quitter le duché ; elle alla chercher un refuge en Angleterre et demander du secours à Edouard, son allié. Le principal événement de ces opérations fut le siège de Quimper. La ville fut emportée d’assaut le 1er mai 1344. Charles de Blois était un prince pieux dont les vertus et la charité rappelaient un peu celles de saint Louis ; il inspirait aux Bretons un enthousiasme qui tenait de l’adoration. On en a raconté mille traits touchans de bonté et d’humilité, et la foi naïve des Bretons allait jusqu’à lui attribuer des miracles. Ce prince déploya une grande activité dans le cours de la campagne. On le trouve, le 18 août suivant, occupé au siège de Guérande, et, vers le milieu de 1344, le parti de Montfort semblait tellement abattu, qu’un de ses principaux soutiens, Tanneguy-Duchâtel, fit sa soumission. Philippe de Valois, qui avait déjà sévi avec une impitoyable rigueur contre les seigneurs chez lesquels il rencontrait une hostilité déclarée, vint compromettre une situation si prospère par de nouvelles et sanglantes exécutions. Les haines se rallumèrent.

Le comte de Montfort, qui avait été fait prisonnier et enfermé à la tour du Louvre, réussit à s’échapper et reparut en Bretagne, où il allait mourir le 26 septembre 1365. Edouard nomma le comte de Northampton son lieutenant-général dans la province, dès le 24 avril de cette année, et, deux mois après à peine, les gens de Charles de Blois étaient défaits dans la lande de Cadoret, par Thomas de Dagworth, l’un des plus habiles officiers de l’armée anglaise, qui, environ deux ans plus tard, était nommé lieutenant et capitaine du roi d’Angleterre en Bretagne ; il inaugurait en juin 1347 sa prise du commandement par la brillante victoire de la Roche-Derrien, où l’on combattit avec un acharnement sauvage, et où ses troupes montrèrent cette supériorité d’organisation militaire que leur avaient assurée les innovations apportées par Edouard dans son armée. L’action s’engagea de nuit, et les Anglais y firent usage d’un mot d’ordre pour se reconnaître, idée bien simple, mais qu’ainsi que bien des idées simples on n’eut que fort tard et qui n’était pas venue à la tête des Français. Les hommes du capitaine anglais y maniaient avec adresse ces fameuses haches de guerre dont les Normands avaient introduit l’usage. Dagworth, pendant l’action, tomba deux fois aux mains de ses adversaires. Charles de Blois, qui commandait ses troupes en personne, fit des prodiges de valeur et reçut dix-sept blessures avant de se rendre. Les chefs des plus grandes familles de Bretagne, les Rohan, les Laval, les Rougé, les Châteaugiron, les Châteaubriant, trouvèrent la mort en combattant aux côtés de leur duc. Une foule d’autres furent faits prisonniers par les Anglais. C’était la ruine du parti français en Bretagne, un désastre qui fut pour la province ce que devait être neuf ans plus tard la bataille de Poitiers pour la France. La cause de Charles de Blois semblait désespérée ; il était prisonnier en Angleterre. Jeanne de Flandre, qui avait, pour prendre l’expression de Froissart, cœur d’homme et courage de lion, soutenait énergiquement les droits de son jeune fils Jean, qui avait reçu Edouard III pour tuteur ; mais l’intervention de l’étranger en sa faveur donnait à la cause opposée le caractère d’une guerre nationale, et tous les élémens de résistance contre le vainqueur étaient loin d’être détruits.

Les Anglais étaient sans doute maîtres de la quasi-totalité de la Bretagne, ils n’avaient pas assez toutefois de troupes pour l’occuper entièrement. Cette province était couverte de châteaux qui formaient autant de forteresses dont le réseau enveloppait la presqu’île ; les Anglais n’avaient pas non plus des ressources pécuniaires suffisantes pour subvenir aux frais d’une guerre qui se prolongeait. Aussi, quand la campagne que couronna la victoire de Crécy eut épuisé son trésor, Edouard III en fut-il réduit à donner à ferme et le duché et les châtellenies. Le 10 janvier 1347, il autorisa Thomas de Dagworth à toucher tous les revenus et profits du duché, à la condition de pourvoir à la défense des places, à l’entretien et à la solde des garnisons. Le capitaine anglais sous-afferma à son tour le sol breton et livra, moyennant finances, les châtellenies à ses avides compagnons d’armes. Ce déplorable système dura longtemps, car le 13 janvier 1360 on voit le roi d’Angleterre donner au célèbre partisan Robert Knolles la garde des châteaux de la Gravelle, du Fougeray, de Châteaubriant, à la condition de payer à l’échiquier d’Angleterre une redevance annuelle de 2,000 florins. Une nuée d’Anglais, attirés par l’espoir du gain, s’abattit sur la province, et moyennant forfait ils se firent mettre en possession des places fortes, d’où ils pressurèrent impitoyablement la population ; le métier devint si lucratif qu’il suscita pour ainsi dire la contrefaçon. Edouard III se vit obligé d’interdire à ses sujets d’élever des forteresses dans le duché de Bretagne, car c’était de la sorte que les vainqueurs s’assuraient de nouveaux moyens d’étendre leurs brigandages, qui se poursuivirent même pendant la trêve de 1347. Le monarque anglais finit par s’apercevoir que les bénéfices de ses fermiers dépassaient de beaucoup la rente qu’ils payaient à la couronne, et il voulut avoir sa part du gain. Il s’entendit avec quelques-uns de ces aventuriers pour partager sous main le fruit de leurs rapines, et, tout en affectant d’observer la trêve, il tira profit de ceux qui la violaient. En 1350, Gauthier de Bentley, qui avait succédé comme gouverneur à Dagworth, mit au rabais l’entretien des garnisons ; mais les capitaines se rattrapèrent en écorchant davantage les malheureux Bretons et n’en continuèrent pas moins de faire fortune. Lorsque ces aventuriers avaient sucé jusqu’à la dernière goutte du sang du laboureur qui, toujours exposé à être dépouillé du fruit de son travail, n’osait plus cultiver sa terre, ils abandonnaient la forteresse dont ils avaient fait un nid de vautours ; ils allaient en occuper une autre dans un pays jusque-là plus épargné, sans se soucier des devoirs que leur imposait le prince qui les avait enrôlés. Étaient-ils bien gorgés, ils repartaient pour l’Angleterre comme de véritables déserteurs, et afin d’échapper à la surveillance des agens anglais ou pour ne pas exciter leurs convoitises, au lieu de s’embarquer dans un port de Bretagne, ils prenaient le plus long et traversaient la France, abandonnant le service d’Edouard et trahissant ses intérêts. De tels procédés de la part des vainqueurs ne pouvaient que rendre plus populaire en Bretagne la résistance à leur domination ; toutefois cette résistance était condamnée à n’être qu’une guerre de partisans. Les Bretons attachés à Charles de Blois organisèrent une sorte de chouannerie. Ils faisaient une guerre d’embuscades, de guérilleros aux compagnies anglaises, dont l’avidité, les violences, la brutalité ne sont pas sans quelque ressemblance avec les procédés dont usèrent en Vendée les armées révolutionnaires.

C’est dans cette guerre de partisans que Bertrand du Guesclin, à peine sorti de l’adolescence, fit ses débuts. C’est là qu’il commença à déployer cette audace et cette résolution qui furent un des traits distinctifs de son caractère. Il excellait aux coups de main, aux escarmouches, à ces assauts à l’aide desquels une poignée de gens déterminés s’emparait d’un château négligemment gardé. Tels étaient les exploits de jeunes et hardis villageois qui, réunis sous la conduite de quelque noble, inquiétaient sans cesse le vainqueur. Du Guesclin jouait alors un peu le rôle d’un La Rochejaquelein ou d’un Charrette, d’un Scépeaux ou d’un Frotté. La ressemblance entre lui et ces chefs est d’autant plus frappante qu’à quatre siècles d’intervalle, comme le remarque M. Luce, on retrouve une lutte se poursuivant sur le même théâtre ; ce sont les alentours de la forêt de Paimpont, la fameuse Broceliande, dont les romans de la i Table-Ronde ont célébré les mystérieux enchantemens, et qui formait la frontière entre le diocèse de Saint-Malo, resté généralement fidèle à Charles de Blois, et celui de Vannes, où les Anglais et les partisans de Montfort prédominaient. M. Luce nous a raconté dans un curieux chapitre l’enfance du futur connétable, qui était loin d’annoncer un héros. Le fils du seigneur de la Motte-Broons, que son extrême laideur rendait sauvage, d’un caractère impétueux et intraitable, fut le désespoir de ses parens jusqu’au jour où une religieuse, témoin d’un de ces accès de violence dans lesquels perçaient la fierté et l’énergie du petit Breton, prédit qu’il surpasserait en gloire tous ses ancêtres. Bertrand n’avait de vocation que pour la guerre, et son habituel divertissement était d’y jouer avec des enfans de son bourg, qu’il partageait en deux bandes rivales, faisait battre l’une contre l’autre, et où il venait au secours des plus faibles pour ramener de leur côté la victoire. Plus tard, il se fit une réputation par sa précoce vigueur dans les luttes qui amusaient les gens de son pays. Puis, après avoir harcelé les Anglais à la tête de ses gars, il quitta la vallée de la Haute-Vilaine pour aller guerroyer dans la région de Pontorson, où il rencontra ce Pierre de Villiers, que l’histoire connaît sous le nom de Villiers de l’Isle-Adam, et qui paraît avoir été son premier protecteur près de la cour de France. Du Guesclin était enrôlé au service du roi de France lors de l’avènement de Jean. Armé chevalier le 10 avril 1354, selon une tradition que d’Argentré nous a conservée et qui cadre fort bien avec les données positives, après cette affaire du château de Montmuran, où il avait montré à l’ennemi qu’il n’était pas homme à se laisser surprendre, il était au nombre des otages qui furent envoyés en Angleterre pour Charles de Blois, qu’Edouard III laissait partir pour la Bretagne, En août 1356, nous retrouvons Du Guesclin continuant à combattre les Anglais sur les confins de la Bretagne et de la Normandie. Dans cette guerre, surtout dans la lutte qu’il eut à soutenir après le départ de Pierre de Villiers pour Paris, où celui-ci était appelé au poste de chevalier du guet, le capitaine breton, chargé du commandement de Pontorson, eut principalement affaire aux compagnies anglaises ; il apprit à les combattre avec leurs propres armes, il en étudia l’organisation. L’ancien chef des partisans de la Motte-Broons était mieux préparé qu’un autre au genre de guerre qu’il fallait faire à ces bandes d’aventuriers qu’Edouard III avait lâchés sur la France. Cette guerre s’éloignait fort des habitudes de la chevalerie ; elle demandait à la rapidité des mouvemens, à l’esprit d’invention et de ruse, aux dispositions prises avec célérité et sang-froid, à la parfaite connaissance des lieux, ce que les chevaliers voulaient obtenir par leur seule vaillance. Enclin par son génie propre et façonné par son éducation militaire à une telle manière de guerroyer, Du Guesclin y portait toute la supériorité de ses qualités personnelles. Voilà comment il s’acquit une si grande réputation. On rapporte de lui mille traits qui prouvent que, si l’on ne pouvait pas lui reprocher le même manque de foi, la même inhumanité qu’aux capitaines anglais, il avait un fonds aussi inépuisable d’audace et de ruse. Toutefois chez lui, comme chez bien des chefs de ces compagnies auxquelles il faisait une guerre acharnée, subsistait un reste de sentiment et de mœurs chevaleresques. C’est ce mélange des habitudes du routier et des traditions de la noblesse française qui donne à la figure de Du Guesclin un cachet si original, qui fait que son histoire a quelque chose de véritablement épique. La vie du capitaine breton passa à la légende, et celle-ci prend surtout naissance au siège de Rennes. Auparavant Bertrand n’était qu’un soldat infatigable, un batailleur incomparable ; à dater de cet événement (1356), il devient un héros, et tous les yeux se tournent sur lui.

Les événemens auxquels s’était mêlé le nom de Du Guesclin laissèrent une impression analogue à celle qu’avaient produite les paladins de Charlemagne. Ils offrent cela de remarquable qu’ils sont contemporains d’autres qui par leur caractère se rapprochent de nos mœurs et de nos idées. Tandis qu’aux états-généraux convoqués sous le roi Jean, dans les troubles qui ensanglantent Paris, on a comme les avant-coureurs de la révolution française, les exploits du futur connétable nous transportent pour ainsi dire à l’âge homérique. En lisant le poème de Cuvelier, qui les a célébrés, on se trouve en présence d’hommes, de héros, qui pourraient sans grand anachronisme être pris pour des personnages de l’Iliade. Le siège de Rennes, tel que le raconte le trouvère picard, nous fait penser au siège de Troie, bien qu’il ait duré seulement neuf mois et non dix ans, et que l’issue en ait été tout autre. Rien ne rappelle davantage l’âge héroïque que le défi lancé par Bertrand à Guillaume de Bramborc, alors que l’intrépide défenseur de Rennes avait été mandé avec un sauf-conduit au camp du duc de Lancastre. Mais on reconnaît dans cet épisode l’influence que l’esprit chevaleresque continuait à exercer, même au milieu de cette guerre de brigandage, et l’on admire en cette rencontre, chez les Bretons comme chez les Anglais, une loyauté, un point d’honneur, dont ne se piquaient pas les Grecs du temps d’Homère. Du Guesclin accepte fièrement la provocation de Bramborc ; il repousse avec une inflexible résolution les représentations des habitans de Rennes, qui craignent pour sa vie, surtout pour eux-mêmes, que sa mort priverait d’un défenseur sans égal. Charmé de son audace, et bien qu’il soit son ennemi, le duc de Lancastre fait présent d’un cheval au capitaine breton, qui veut rendre à Bramborc six coups de lance au lieu de trois qu’il requiert.

Ce combat ou plutôt ce tournoi, car il en prend toutes les apparences, a lieu entre le camp anglais et les fossés de la ville. Les hommes des deux partis en suivent avec un anxieux intérêt toutes les péripéties, c’est effectivement plus que le renom de vaillance de deux champions qui est ici en jeu ; il s’agit de l’honneur de deux nations dont chacune a son tenant. L’Anglais a bientôt son écu et son haubert percés. Du Guesclin lui crie : « Bramborc, êtes-vous content ? Par égard pour le duc ici présent, dont j’ai été l’hôte, je vous ai épargné, mais je ne réponds de rien, si vous me résistez davantage. — Recommençons, répond froidement l’Anglais, » qui ne veut pas s’avouer vaincu, et Bertrand charge alors avec plus d’impétuosité que jamais. Son adversaire est renversé et tombe de cheval à demi-mort. « J’espère que vous en avez assez pour votre argent ? dit en ricanant Du Guesclin à sa victime ; si je n’avais pitié de vous, par égard pour le duc de Lancastre, vous n’en seriez pas quitte à si bon marché. » L’esprit chevaleresque n’empêche pas que d’autres fois on ne recoure à la ruse. Les Anglais eussent bien voulu s’introduire dans Rennes par surprise, mais les Bretons n’étaient pas aussi naïfs que les Troyens, dupes du fameux cheval de bois. Le soir même de cette journée où Bertrand se couvrait de gloire, après être rentré triomphalement dans la ville, il conduisit, à la faveur de la nuit, un gros d’habitans pour attaquer la tour de bois, pleine de gendarmes et d’archers, au moyen de laquelle l’ennemi comptait donner l’assaut ; il y jeta du feu grégeois et brûla l’énorme machine.

Du Guesclin fit donc prévaloir chez ses compatriotes la façon de guerroyer des compagnies anglaises, que Philippe de Valois s’était obstiné à ne point imiter, entêté qu’il était des préjugés de la noblesse contre les milices bourgeoises et les compagnies soldées de fantassins. Ce prince rejetait sur elles la responsabilité de la défaite de Crécy ; il prétendait qu’elles lâchaient tout de suite pied et étaient plus embarrassantes qu’utiles. Aussi, à partir de 1347, la noblesse travailla-t-elle plus que jamais à écarter de l’armée les hommes des communes. Elle se bornait à se faire précéder par des corps de sergens que fournissaient les bonnes villes, à se renforcer de quelques compagnies de mercenaires. Au commencement de son règne, le roi Jean ne se départit guère de ces habitudes. C’était avant tout de la cavalerie qu’il se montrait préoccupé ; il essaya de lui, donner une organisation plus régulière et de la répartir par corps d’une composition compacte, telles qu’étaient les compagnies anglaises. En 1351, il ordonna que les chevaliers et autres combattans seraient mis par grosses routes, c’est-à-dire par compagnies de 25, 30, 50 et jusqu’à 80 chevaliers, suivant la noblesse et le rang du capitaine. Cependant la nécessité de combattre à pied s’imposait en présence de la tactique des Anglais ; mais les chevaliers voulurent eux-mêmes s’en charger : ils descendaient de cheval et, tout vêtus de leurs armures, dont ils se bornaient à rejeter les pièces les plus incommodes, ils soutenaient avec résolution le choc de l’ennemi. C’est ainsi qu’ils en agirent non-seulement à Poitiers, mais à Cocherel, à Auray, à Rosebecque, et plus tard à Azincourt, à Crevant et à Verneuil. On pense bien qu’une pareille infanterie n’était guère moins pesante, moins difficile à faire manœuvrer que l’était la chevalerie montée sur ses chevaux bardés de fer. L’avantage des fantassins, qui n’avaient point à traîner un si lourd attirail, s’était pourtant manifesté aux chevaliers français dans plus d’un engagement particulier, et la vie de Du Guesclin nous en fournit la preuve dans ce fameux duel avec Thomas de Canterbury, qui a été l’un des hauts faits de sa jeunesse, car c’est en mettant pied à terre et en combattant comme un simple fantassin, tandis que son adversaire, privé d’épée, refusait de descendre de cheval, que Bertrand, qui s’était débarrassé de ses armures de jambes, s’assura la victoire. Il fallut pour dessiller, en partie du moins, les yeux au roi Jean et à son entourage la terrible défaite de Poitiers, qui consacra la supériorité de l’armée anglaise et mit dans une triste évidence l’infériorité de la tactique dans laquelle s’entêtait follement notre noblesse.

Le tir des archers y écrasa notre gendarmerie. Crécy, comme le dit l’historien de Du Guesclin, avait bien été une défaite, mais Poitiers fut un désastre. Nos chevaliers s’y firent sottement tuer, et, quoiqu’ils eussent l’avantage du nombre, leur inintelligence militaire n’en sut pas tirer parti. Les défaites répétées qu’elle subissait n’avaient servi de rien. Dans maintes occasions, comme par exemple à la bataille de Mauron, livrée le 14 août 1352, et qui vint abattre encore une fois le parti français en Bretagne et ruiner les espérances de Charles de Blois, les saiettes que faisaient pleuvoir les Anglais avaient arrêté la fougue inconsidérée de nos chevaliers. A Poitiers, alors que nos chevaliers auraient dû mettre pied à terre pour, combattre, ils étaient à cheval, et lorsqu’ils auraient dû remonter sur leurs coursiers pour repousser les hommes d’armes anglais témoins de la déroute de l’avant-garde française et qui s’élançaient au grand galop dans la plaine, remontés qu’ils étaient sur leurs chevaux, les nôtres mettaient précisément pied à terre pour soutenir le choc de cette charge impétueuse ; mais si dans cette bataille les Français ne surent ni reconnaître la forte position de l’armée anglaise au plateau de Maupertuis, ni disposer convenablement leurs troupes, les fautes qu’ils commirent ont eu leurs circonstances atténuantes. Il n’était pas alors aussi facile à des officiers français de se renseigner qu’il le leur serait aujourd’hui dans pareille occasion. On ignorait au XIVe siècle l’usage des cartes, et il était malaisé d’interroger les gens du pays, qui se cachaient à la vue des armées royales, car ils craignaient pour leurs bestiaux, pour leurs grains, pour tout ce qu’ils possédaient ; outre que les gens d’armes faisaient d’ordinaire main basse sur ce qui était à leur convenance en vertu du droit de prise, là où était le roi celui-ci pouvait s’approprier l’avoir de ses sujets.

On s’explique donc la reconnaissance imparfaite d’Eustache de Ribemont, qui eut pour le roi Jean et ses troupes des conséquences si funestes. Tous nos historiens ont répété que cette défaite fut le tombeau de notre meilleure chevalerie. Froissart dit en effet qu’elle coûta la vie à 33 bannerets, à 600 ou 700 hommes d’armes, chevaliers ou écuyers ; 17 comtes y furent faits prisonniers, sans compter les barons, les chevaliers et les écuyers qui tombèrent aux mains de l’ennemi. Jean n’y fut pris qu’après s’être battu comme un désespéré ; il sembla chercher la mort plutôt que se défendre. Mais les Anglais tenaient à prendre vivante une si riche proie. La presse devint telle autour de lui, que le roi ne pouvait faire un mouvement. Un de ceux qui s’efforçaient de se rendre maîtres de sa personne lui cria : « Je suis Français et originaire du pays d’Artois ; je m’appelle Denis de Morbecque. » Jean se rendit de préférence à ce chevalier et lui tendit son épée. Le prince de Galles donna à Morbecque 2,000 nobles en récompense.

Le vieux renom de nos chevaliers avait reçu un coup dont ils semblaient ne pouvoir jamais se relever. A Paris et ailleurs, le peuple, qui ne pouvait s’expliquer qu’une si belle armée eût pu être vaincue par une armée fort inférieure en nombre, accusait la noblesse d’avoir trahi en masse. La journée du 10 septembre 1356 avait mis la France à la merci des Anglais, mais il lui restait encore assez de braves pour la venger. Du Guesclin ne se trouvait pas à la bataille de Poitiers. En 1356, il continuait de servir sous les ordres de Pierre de Villiers, qui ne quitta que plus tard Pontorson. Son nom, de la Bretagne, où il était déjà populaire, allait se répandre dans toute la France et retentir comme un cri d’espérance pour la réconforter ; ce fut en effet seulement au commencement d’octobre 1356 que le duc de Lancastre mit le siège devant Rennes, où, ainsi qu’on l’a vu, le capitaine breton se montrait un si redoutable adversaire des Anglais.

III

La défaite de Poitiers ne jeta pas seulement la population française dans la stupeur ; elle frappa encore l’Europe d’étonnement. On s’était habitué à croire à la supériorité de nos armes, et voilà que cette gendarmerie si vantée s’était fait battre par une poignée d’ennemis. Notre puissance, déjà ébranlée depuis dix années, s’écroulait à la suite des mêmes fautes qui nous avaient valu nos précédens échecs. Les vainqueurs appartenaient à une nation qu’on avait d’abord méprisée, qui avait grandi dans l’ombre en intelligence et en courage. « Dans ma jeunesse, écrit Pétrarque au retour d’un voyage qu’il fit à Paris au mois de décembre 1360, les Bretons, que l’on appelle Angles ou Anglais, passaient pour les plus timides des barbares ; maintenant c’est une nation très belliqueuse : elle a renversé l’antique gloire militaire des Français par des victoires si nombreuses et si inespérées que ceux qui naguère étaient inférieurs aux misérables Écossais, outre la catastrophe lamentable et imméritée d’un grand roi que je ne puis me rappeler sans soupirs, ont tellement écrasé par le fer et le feu le royaume tout entier, que moi qui le traversai dernièrement pour affaires, j’avais peine à me persuader que c’était là le pays que j’avais vu autrefois. » La situation de la France était en effet affreuse. Non-seulement elle saignait de tous côtés, mais ses plaies menaçaient de s’empirer et de devenir une effroyable gangrène. Les intrigues de Charles le Mauvais, qui allait bientôt se sauver de la prison où le roi Jean le faisait détenir, un mouvement révolutionnaire dans Paris, à la tête duquel se mettait le prévôt des marchands Étienne Marcel, puis l’insurrection des campagnes appelée la Jacquerie, tout semblait concourir pour compromettre l’existence du royaume. On n’avait plus confiance dans les hommes dont le monarque s’était entouré, on voulait les mettre en accusation ; on reprochait à la cour ses prodigalités, ses folles dépenses, qui n’avaient pas peu contribué à la détresse du trésor. La bourgeoisie, maîtresse par la force des choses dans les états-généraux, tenta de faire passer le gouvernement aux mains des représentans du pays. Deux années environ s’écoulèrent, toutes remplies par la lutte entre ces états et le dauphin. On manquait d’argent, on manquait de soldats. Ceux qui voulaient diriger les affaires manquaient de l’expérience nécessaire et obéissaient surtout à leurs passions, à leurs ressentimens. La commission élue pour diriger l’administration ne fit qu’aggraver la situation et perdre sa popularité. On ne voulait pas recourir à une levée en masse dans laquelle les vices des armées féodales auraient reparu. Aux diverses sessions des états, il fut toujours question de voter des subsides pour payer des compagnies de gentilshommes et d’autres volontaires ; un certain chiffre d’hommes devait être fourni, dans les villes et les campagnes, en raison du nombre de feux. On n’entendait pas que la convocation de l’arrière-ban continuât d’être un simple moyen d’imposer des tailles et des aides. Les états-généraux voulaient que l’arrière-ban ne pût être appelé qu’après une bataille et dans le cas de nécessité absolue. C’était un coup porté au système de l’ancien service féodal. Le feudataire ne pouvait plus se faire suivre de tous ses tenanciers. Le roi lui-même ne devait plus abuser de ce moyen extrême. Les milices fournies par les bonnes villes, par les communes, ne suffisant pas, n’étant d’ailleurs ni assez aguerries ni assez exercées au maniement des armes, toute l’importance devait passer dans l’armée aux soudoyers. L’emploi qu’en avaient fait les Anglais en démontrait clairement la supériorité, quand ils étaient bien réunis par compagnies, bien disciplinés. On s’attacha donc surtout à recruter de pareilles troupes. Afin d’attirer les enrôlemens, une ordonnance du roi Jean déclara que ceux qui feraient la guerre en partisans auraient l’entière propriété du butin par eux pris sur l’ennemi, sans que les lieutenans du roi, le connétable, le maître des arbalétriers pussent en réclamer une part, à moins que leurs gens n’eussent assisté à l’affaire. Diverses provinces s’engagèrent à entretenir pendant une année un nombre assez considérable d’hommes d’armes. On soumit les compagnies à un contrôle plus sévère, à des montres régulières, afin que les capitaines ne se fissent pas donner la solde pour plus qu’ils n’avaient d’hommes, en faisant figurer dans ces revues des passavans ou soldats postiches, fraude dont même des princes du sang paraissent s’être rendus coupables, car on abolit la dispense dont ils jouissaient à cet égard. Les troupes entretenues par chaque province étaient exclusivement destinées à la défense de celle-ci. Il y avait en outre les compagnies soldées qui relevaient du roi, et quand Charles V se fut affranchi de la tutelle des états-généraux, il reprit la suprême direction de l’armée en se débarrassant du contrôle importun des élus.

Les capitaines furent placés sous la surveillance du connétable et des maréchaux ; mais ces hommes d’armes de bonne volonté, il ne fut pas tout d’abord facile de les recruter en présence des vides que nos défaites avaient faits dans la noblesse. La trêve de Bordeaux et surtout le traité de Brétigny nous permirent de prendre à notre solde quelques-unes des compagnies qui avaient servi nos ennemis. L’Angleterre, n’ayant plus besoin de ses routiers, avait commencé à les licencier. Ce fut là la cause de nouvelles souffrances pour le pays ; ces soldats sans solde ne se dispersèrent pas, ils gardèrent leur organisation et s’abattirent sur les provinces : ils y continuèrent les déprédations auxquelles la guerre les avait accoutumés. Les compagnies devinrent de véritables bandes de brigands dans le sens actuel du mot, auquel de telles habitudes chez ceux qu’on appelait ainsi valurent sa moderne acception. Le roi de Navarre, qui déclarait la guerre au dauphin, prit à son service, dès qu’il se fut échappé, plusieurs des bandes qui avaient guerroyé pour Edouard III, surtout les routiers gascons, qui faisaient, suivant leur expression, guerre d’Anglais, et dévastaient impitoyablement la France, qu’ils appelaient leur chambre, et où ils se croyaient tout permis. Ces bandits ne respectaient pas plus leurs anciens frères d’armes et leurs compatriotes que leurs ennemis, ainsi qu’on peut le voir par ce que Froissart rapporte de Bascot de Mauléon, qu’il a mis si curieusement en scène, un vrai type de ces chevaliers d’industrie de la guerre, comme il y en avait tant alors. Charles le Mauvais dut à son tour licencier ses soudoyers après la conclusion du traité de Brétigny. Cela ne fit qu’accroître le nombre des aventuriers qui guerroyaient pour leur propre compte. Les compagnies s’étaient surtout répandues entre la Seine et la Loire ; elles infestaient les routes de Paris à Orléans, à Chartres, à Vendôme, à Montargis, tandis que Robert Knolles désolait la frontière de Normandie avec ses brigands et y gagnait, nous dit Froissart, bien cent mille écus. La France fut jusqu’en 1365, jusqu’à l’époque où Charles V signait la paix avec le roi de Navarre, tantôt sur un point, tantôt sur un autre, la proie de ces soudards rompus au métier et souvent plus redoutables que des armées régulières. Il lui fut plus difficile encore de s’en délivrer que de conclure avec Edouard une paix même déplorable.

A peine le traité de Brétigny avait-il été ratifié à la fin de 1360, que les routiers, comme s’ils se fussent donné rendez-vous pour aller exploiter une région de la France jusqu’alors plus épargnée, affluèrent dans la vallée du Rhône et marchèrent sur le comtat d’Avignon, ayant à leur tête deux Anglais Jean Hawkwood et Jean Creswey, et deux Gascons, Séguin de Badefol et Robert Briquet. Les aventuriers réussirent à prendre d’assaut l’importante forteresse de Pont-Saint-Esprit, malgré l’énergique résistance de Jean Sauvain, sénéchal de Beaucaire et ancien bailli de Rouen, qui périt dans la lutte. Maîtresses du cours du Rhône, les compagnies tinrent bloqués le pape et le sacré collège, qui se voyaient exposés à mourir de faim. Innocent VI eut beau prêcher la croisade contre ces bandits, personne ne bougea, et il en fut réduit à faire remettre une somme considérable au marquis de Montferrat, à la charge de les prendre à son service. Un de leurs chefs, Hawkwood, joua ensuite un rôle important en Italie ; il continua ses féroces exploits, d’abord à la solde de Barnabo Visconti, digne protecteur d’un tel capitaine, puis à celle des Florentins. Séguin de Badefol fut moins heureux près du patron qu’il s’était donné, le roi de Navarre, et, si l’on en croit certains témoignages, Charles le Mauvais, qui convoitait ses trésors, l’aurait empoisonné. Ces aventuriers ne pardonnaient pas au pape d’avoir activement travaillé à la paix, qui faisait chômer leur industrie. Les compagnies ne passèrent pas, à beaucoup près, toutes en Italie.

Lorsqu’à la fin de 1361 et au commencement de 1362 Jean Chandos prit possession, au nom du roi d’Angleterre, des principales places du midi de la France, beaucoup de ces bandes inquiétaient encore diverses provinces du royaume, et, loin de se disperser, elles agirent de concert et formèrent une nouvelle armée d’invasion qui s’avança du côté d’Avignon. Le roi Jean se hâta de donner ordre au comte de Tancarville, son lieutenant dans le duché de Bourgogne, de marcher avec toutes ses forces contre les compagnies qui se concentraient, comme elles l’avaient fait deux années auparavant, dans la vallée du Rhône. Jacques de Bourbon, comte de la Marche, et Pierre, son fils, Louis de Forez, se joignirent à Tancarville. Malgré la leçon qu’ils avaient reçue à Poitiers, les chevaliers français, qui croyaient sans doute n’avoir affaire qu’à un ramassis de pillards, s’élancèrent contre eux inconsidérément ; mais les routiers comptaient parmi eux des officiers expérimentés, ils surent prendre d’habiles dispositions. Ils remportèrent à Brignais, près de Lyon, une éclatante victoire. L’élite de notre noblesse y périt ou tomba entre les mains des vainqueurs. Cette victoire ne fit qu’accroître l’audace des aventuriers, et le pape, plus effrayé que jamais, implora le secours du roi de France. Celui-ci était l’obligé d’Innocent VI, qui lui avait prêté une forte somme pour acquitter l’échéance de sa rançon prorogée jusqu’au 17 avril 1362 ; il ne pouvait abandonner le saint-père dans une situation si critique. Il appela donc de Normandie le connétable Robert de Fiennes afin de donner la chasse à ces bandes, qui prirent plus de soixante forts en Maçonnais, en Forez et dans la basse Bourgogne. Elles excellaient dans la guerre de surprises, et une nuit l’une d’elles s’empara ainsi de La Charité-sur-Loire, qu’elle garda un an et demi.

Telle était la puissance des chefs de compagnies, Anglais ou Navarrais, que les capitaines du roi de France durent plusieurs fois traiter avec eux. Ils occupaient une foule de places, et malgré le traité de Brétigny ils ne consentaient à en sortir que moyennant forte composition. Quand le roi Jean put rentrer en France et s’apprêta à se rendre de Calais à Paris, cette capitale se trouvait tout entourée d’une ceinture de forteresses où s’étaient logées les compagnies anglo-navarraises pour intercepter toutes les communications. Les chefs de bandes ne permirent au roi de passer qu’après lui avoir chacun extorqué comme une seconde rançon. Dure nécessité pour un prince qui se croyait libre ! elle arrachait à Pétrarque de mélancoliques réflexions. Les souffrances qu’éprouvait la population de notre pays l’avaient d’autant plus exaspéré que les troupes françaises ne se faisaient pas faute de dépouiller les paysans du peu qu’il leur restait.

Les états-généraux se plaignaient vivement de la licence des troupes, contre laquelle sévissait quelquefois le parlement. Des ordonnances défendirent aux gens d’armes, sous peine de la corde, de prendre ni de piller le blé, le vin et les autres denrées. Les populations furent autorisées à résister au pillage et à demander main-forte aux juges voisins ; mais ces mesures ne semblent pas avoir eu grand effet ; les moyens manquaient pour les rendre efficaces. Edouard III et Charles le Mauvais ne faisaient, bien entendu, rien de leur côté pour empêcher des déprédations qui servaient leurs desseins. Le roi d’Angleterre partageait quelquefois avec eux le profit, tout en paraissant demeurer étranger à leurs actes. Quand la guerre était suspendue entre la France et l’un des deux alliés, Edouard III et Charles le Mauvais, les mêmes bandes continuaient à guerroyer pour le compte de l’autre. Ainsi, après la trêve de Bordeaux, les compagnies firent la guerre au nom du roi de Navarre, et quand la trêve fut expirée, la paix de Pontoise conclue, ils la firent au nom du roi d’Angleterre. Charles le Mauvais en effet n’avait pas été plutôt enlevé par Jean de Picquigny de sa prison d’Arleux, qu’il était venu soutenir la révolte des Parisiens, et tout en prêtant son appui aux rebelles qui soudoyèrent d’abord quelques bandes anglo-navarraises, il s’entendit avec Edouard, dont les émeutiers de la capitale faisaient les affaires, M. Luce a mis en relief, par un document de première importance qu’il a découvert, la trahison de Charles le Mauvais, qui s’abouchait avec l’Anglais dans l’espérance visible de le jouer ensuite et de s’approprier la couronne revendiquée par Edouard. Il fallait au roi de Navarre, pour pouvoir accomplir ses projets, se rendre maître de Paris. Etienne Marcel, qui s’était mis dans cette ville à la tête de la révolte et avait tout à redouter du régent, dont il n’espérait plus le pardon, était entré dans cette odieuse trame. Sa fin tragique, arrivée dans la nuit du 31 juillet 1358, l’empêcha, comme on sait, d’ouvrir les portes de la capitale au complice des Anglais et vint anéantir les espérances de ce félon vassal. Dès le lendemain, Charles le Mauvais, que cet événement avait rendu plus modeste dans ses prétentions, invita ses plénipotentiaires à faire enfin aboutir les négociations pendantes depuis plus d’un mois et à signer un traité, en se soumettant aux conditions dictées par Edouard. Ce traité, daté du 1er août et destiné évidemment à demeurer secret, consacrait le démembrement de la France au profit des deux contractans. Le roi d’Angleterre se faisait naturellement la part du lion : il s’adjugeait le royaume de France proprement dit ; le roi de Navarre avait pour sa part le comté de Champagne et de Brie. Comme les plénipotentiaires ne purent s’entendre au sujet de la Normandie, du bailliage d’Amiens et du comté de Chartres, le traité porta que les deux souverains décideraient eux-mêmes de la possession de ces provinces à leur première entrevue. La France était donc à deux doigts de sa perte, et la nation le comprenait. Après le désastre de Poitiers, le patriotisme s’était réveillé dans la population rurale. Les résistances locales s’organisaient, et ce fut un simple paysan de Longuœil-Sainte-Marie, non loin de Compiègne, Guillaume l’Aloue, qui fit le premier prendre les armes aux gens de la campagne. Les vilains n’entendaient pas se battre, comme les compagnies, pour s’approprier du butin : ce qu’ils voulaient, c’était délivrer le territoire ; ils ne faisaient pas en conséquence quartier aux Anglais qui tombaient entre leurs mains et refusaient de les prendre à rançon ; ils mettaient une sorte de point d’honneur à ne recevoir aucun noble dans leurs rangs. Guillaume l’Aloue perdit la vie dans un combat où ses paysans tuèrent plus de cent ennemis entre lesquels vingt-quatre chevaliers, mais il laissa un valet, le grand Ferré, dont le nom est resté longtemps populaire et qui se chargea de venger son maître, qu’il surpassait encore en force et en bravoure. Là où la disposition des lieux, où quelque fortification fournissait un point d’appui à la défense, les habitans des bourgs et des villages résistaient avec une rare intrépidité. Quand, en 1359, le dauphin fut réduit à faire raser les forteresses du Parisis, qui n’étaient pas en état de tenir contre les agressions de l’ennemi, les habitans de plusieurs localités, de Chambly, de Ris, de Villejuif et autres villages, retranchés dans leurs églises, repoussaient toutes ses attaques. Les pertes si terribles éprouvées par la chevalerie à Poitiers et cette résistance patriotique firent comprendre la nécessité de ne plus dédaigner le secours des vilains. On encouragea l’exercice de l’arc, qui avait été négligé, et il ne tarda pas à se former dans nos villes des compagnies d’archers capables de tenir tête aux tireurs anglais. Sous le successeur de Charles V, on continua d’abord dans cette voie, où nous étions entrés, hélas ! trop tard. Une ordonnance de 1394 prescrivit que, dans tout le royaume, le peuple ne pût plus s’adonner à d’autres jeux qu’à ceux de l’arc ou de l’arbalète. « Et c’était admirable, écrit le religieux de Saint-Denis, de voir l’aptitude du peuple pour cet exercice ; tous s’en mêlaient, jusqu’aux enfans. » J. Juvénal des Ursins ajoute : « En peu de temps les archers de France furent tellement duits à l’arc qu’ils surmontèrent à bien tirer les Anglais ; » mais cette connaissance du maniement d’une arme dont Crécy et Poitiers avaient montré la puissance, menaçait l’ordre établi ; le peuple pouvait ainsi devenir redoutable, et la royauté, qui recevait les plaintes des seigneurs et que la révolte des Maillotins faisait réfléchir, pensa qu’il y avait là pour elle un péril plus grand que celui de n’avoir point assez d’habiles archers. Elle cessa d’encourager l’exercice de l’arc. « Si en effet, remarque l’historien de Charles VI, les gens de la bourgeoisie se fussent mis ensemble, ils eussent été plus puissans que les princes et les nobles. Sous le roi Jean, c’est surtout aux états-généraux que l’on doit d’avoir fait rendre aux roturiers la place qu’il importait de leur faire dans l’armée. Ils provoquèrent une ordonnance qui autorisait les bourgeois à servir dans la cavalerie.

A dater de cette époque et jusqu’à la fin de la guerre sous Charles V, bien des compagnies commandées par des gentilshommes ou même par des officiers de fortune eurent dans leurs rangs des roturiers qu’on ne doit pas confondre avec les sergens d’armes (servientes) entretenus aux frais des communes. Du Guesclin, lorsqu’il combattait les Anglais sur les confins de la Normandie, du Maine et de la Bretagne, lorsqu’il se trouvait au siège de Melun, où il se signala par de nouveaux exploits, avait enrôlé dans sa compagnie de préférence des hommes du peuple, des artisans dont la profession demandait de l’adresse et de la force physique. On voit figurer parmi ses soldats des batteurs en grange, des charrons, des forgerons et des tonneliers. Les bandes du futur connétable se rapprochaient donc beaucoup, quant à la composition, de celles qui lui étaient opposées et dont il s’appropria la tactique. Comme il défendait son pays, il ne permit pas à ses hommes les excès dont l’ennemi se rendait coupable et dont les contemporains ont rapporté d’effroyables exemples, mais il ne dérogea pas absolument aux habitudes de pillage du temps. Il aimait d’ailleurs peu les bourgeois, les gens de villes, qu’il appelait avec dédain des « chaperons fourrés ; » mais il avait introduit une assez forte discipline chez les siens, et obtint avec ces soudoyers, où se trouvaient des gens de toutes les provinces, des résultats auxquels on ne fût pas arrivé avec la chevalerie seule. C’est à ces bandes, mieux disciplinées, mieux armées qu’elles ne l’avaient été auparavant, conduites par des capitaines formés à l’école dont était sorti Du Guesclin, que la France dut principalement sa délivrance. On ne saurait dire que ce guerrier ait été un grand stratégiste, encore moins un grand organisateur ; mais il eut le mérite de bien comprendre la manière dont il fallait combattre les Anglais ; il leur opposa leur propre tactique, et, doué d’une incroyable résolution, d’une indomptable énergie, il les vainquit. Au lieu d’essayer de réunir une belle armée de chevaliers, dont les élémens avaient d’ailleurs été détruits, afin de recommencer quelque grande chevauchée, la France multiplia les corps de partisans, les routes, comme on disait alors, composées à la façon des compagnies anglaises d’un effectif suffisant pour ne pas courir risque d’être enveloppées, et distribuées de façon à se prêter un mutuel appui. Chacun de ces corps eut soin d’éclairer sa marche par des coureurs, par des chevauls-igneauls, qui, comme l’écrit Christine de Pisan, quieroient çà et là pour prendre garde que l’ost ne fût espiée. C’est une armée ainsi organisée qui élut pour chef Du Guesclin le matin de la bataille de Cocherel. Cette victoire dénota un réel progrès dans la tactique des troupes françaises, et l’honneur en revient avant tout au futur connétable. Par un mouvement tournant et une charge de cavalerie d’un corps tenu en réserve, il écrasa les lignes anglo-navarraises, contre lesquelles s’étaient élancés les gentilshommes français avec leur impétuosité ordinaire ; mais ceux-ci avaient été reçus avec une solidité toute britannique.

Le succès remporté à Cocherel, qui étrenna, suivant l’expression de M. C. Dareste, le nouveau règne, donna tout à coup aux événemens un autre cours : ils tournèrent à l’avantage de la France au moment même où Edouard III, s’autorisant du manque de foi du duc d’Anjou, qui s’était échappé d’Angleterre, rompait une paix mal observée. Il envoyait l’une de ses compagnies soutenir le roi de Navarre. La royauté française, déjà mutilée, était prête à être forcée dans son dernier asile. Irrité de voir repousser ses prétentions sur la succession de Bourgogne, Charles le Mauvais faisait plus que jamais cause commune avec l’étranger. En Normandie, les Navarrais occupaient un certain nombre de châteaux. Des bandes au service du roi de Navarre accouraient de tous côtés. Diverses places sur la basse Seine étaient aux mains des Anglais. Charles y avait donné pour mission au maréchal Boucicaut et à Du Guesclin de déloger l’ennemi de ses positions. Le but fut atteint, Mantes et Meulan furent pris, et, grâce à la victoire de Cocherel, l’ennemi ne put se porter sur Reims, où il aurait empêché le sacre du roi. Charles y en apprit la nouvelle la veille même de son couronnement. Les conséquences de la bataille de Cocherel furent considérables, peut-être encore plus par l’effet moral qu’elle produisit que par ses résultats matériels. Plus d’un chef de ces compagnies, qui nous avaient si cruellement traités, vint offrir ses services à Charles V, et on ne les refusa pas.

Les capitaines de routiers étaient devenus trop puissans pour que, malgré l’horreur que devaient inspirer les dévastations qu’ils avaient commises, on pût mépriser leur concours. Le roi de France leur avait déjà fait des avances ; ils avaient été souvent de sa part l’objet de faveurs particulières. C’est ainsi qu’il offrit à un de ces plus redoutés aventuriers, Croquart, une pension de 2,000 livres et la main d’une riche dame, s’il voulait passer à son service. Arnaud de Cervolle dit l’Archiprêtre, que le régent nomma en 1358 son lieutenant en Nivernais, finit par épouser une des plus opulentes héritières de Bourgogne. Lyon du Val, qui remit au régent en 1359 les forteresses de Juilly et d’Oissery, non-seulement stipulait pour lui et ses hommes le pardon complet de toutes les énormités dont ils s’étaient rendus coupables et la restitution de leurs biens et revenus confisqués, mais il obligeait encore le fils du roi Jean à le nommer son huissier d’armes. La France prit à sa solde bon nombre de ces compagnies à la tête desquelles, comme on sait, Du Guesclin alla soutenir en Castille contre don Pèdre la cause de Henri de Transtamare ; mais l’événement prouva combien peu l’on pouvait compter sur ces aventuriers. Quand Du Guesclin, après avoir placé Henri sur le trône, eut été rappelé en Espagne par une révolution soudaine et vint se faire battre à Navarette, le Prince Noir eut l’adresse de détacher des Français et de faire passer de son côté une partie des bandés de Du Guesclin. Cette bataille, observe judicieusement M. E. Boutaric, n’a point été, ainsi qu’on l’a dit, le tombeau des grandes compagnies ; elles rentrèrent en France pour continuer à la ravager, et elles devinrent l’effroi de la population ; elles dévastèrent la Bourgogne et la Champagne et se rendirent maîtresses d’Étampes. Charles V eut à craindre un instant pour sa capitale. On prêcha une croisade contre elles. En 1365, le pape Urbain V les avait excommuniées ; ces excommunications furent renouvelées et les fidèles exhortés à combattre les bandits. Les villes s’armèrent. On faisait la garde aux portes ; on les attaquait de tout côté, en même temps que dans les églises on adressait publiquement des prières au ciel pour obtenir la délivrance de ce fléau. On composa des hymnes à cette intention.

Malgré ses souffrances, la France commençait à respirer depuis la victoire de Cocherel. Sans doute le parti français avait succombé en Bretagne à Auray, où périt Charles de Blois, où Du Guesclin fut fait prisonnier ; mais si Montfort obtint le duché par le traité de Guérande, il se reconnut le vassal du roi de France. Il restait cependant encore bien à faire pour affranchir le territoire, il fallait chasser les Anglais du Poitou et de la Guienne. Telle fut la tâche glorieuse dont s’acquitta Du Guesclin, qui venait de recevoir l’épée de connétable. L’ennemi retenait dans le midi et l’ouest de la France une multitude de places. Si c’était là pour lui une force, c’était aussi une cause de faiblesse, car il se voyait obligé d’éparpiller ses soldats, de les répartir en une foule de garnisons qui n’avaient pas toujours le temps de se prêter main-forte quand l’une d’elles était attaquée. Pour débusquer les Anglais de toutes leurs positions, il était nécessaire d’enlever rapidement chacune de ces forteresses avant qu’elles n’eussent le temps d’être secourues ; c’est à cela qu’excellaient les braves qui servaient sous Du Guesclin. On recourait en outre à la corruption ; l’on acheta plus d’un chef prêt à se vendre, on se ménagea par l’appât du gain des intelligences avec les assiégés en une seule campagne, les Français ne prirent pas moins de cent trente-quatre villes ou places fortes. En 1375, l’ennemi ne conservait plus sur notre sol que trois villes importantes, Calais, Bordeaux et Bayonne, et divers châteaux-forts de la Guienne et du Périgord. Les Anglais avaient essayé, il est vrai, de ressaisir une conquête prête à leur échapper et de recommencer en quelque sorte la campagne de Crécy. Le duc de Lancastre, à la tête d’une armée de 30,000 hommes, était sorti de Calais en juin 1373 et s’était avancé à travers la Picardie et la Champagne ; il s’imaginait rencontrer l’armée française accourant à la défense du territoire et l’écraser, comme cela avait eu déjà deux fois lieu ; mais Du Guesclin et les autres conseillers de Charles V firent aisément comprendre à ce prince prudent qu’il était dangereux de risquer encore dans une bataille les destinées du pays. On laissa les Anglais s’avancer ; on se contenta de leur fermer les places, de les observer, de les suivre à distance et de tomber de temps en temps sur leurs derrières. Nous fîmes en un mot aux Anglais le même genre de guerre que les Espagnols nous ont fait dans la Péninsule à partir de 1808. Nous laissâmes l’ennemi user ses forces et chevaucher à travers la Bourgogne, l’Auvergne, le Limousin, pour se diriger vers Bordeaux, en multipliant les obstacles sur son passage et évitant toujours d’avoir avec lui un engagement général.

La campagne, conduite par le duc de Lancastre, échoua ainsi complètement et eut tout le caractère d’une retraite. Au bout de cinq mois, les Anglais arrivaient en Guienne n’ayant plus de chevaux, décimés par les privations et par les maladies, car ils souffraient plus que nous du manque de vivres, du défaut d’approvisionnemens. La crainte des privations les obligeait de traîner à leur suite de nombreux bagages. Ils avaient dans cette campagne, écrit Froissart, grand besoin de charroy. En 1359, lors de l’expédition d’Edouard III en Champagne et en Bourgogne, on voit son armée traîner derrière elle huit mille chariots attelés chacun de quatre forts roncins et chargés de tentes, de pavillons, de moulins, de fours pour cuire le pain et de forges pour forger les fers des chevaux. Ces chariots transportaient en outre de petits bateaux destinés à la pêche dans les étangs, afin d’assurer l’approvisionnement des Anglais pendant le carême. Edouard s’était fait de plus accompagner de ses équipages de chasse et de fauconnerie. En 1374, le duc d’Anjou et Du Guesclin occupaient presque toutes les places situées sur la Garonne et la Dordogne, et en présence de ces succès les seigneurs des Pyrénées, qui attendaient l’issue de la guerre pour se prononcer entre le duc d’Anjou et le duc de Lancastre, se déclarèrent pour la France. Charles V eût dû profiter de ces circonstances avantageuses pour conclure une paix définitive. Les résultats obtenus étaient considérables, le royaume avait un besoin impérieux de repos. La guerre durait depuis près de quarante ans, sauf de courts intervalles qui n’avaient été en réalité que des armistices. Le roi se borna à une trêve ; il espérait obtenir enfin l’affranchissement complet du territoire et l’évacuation de Calais et du Calaisis par les Anglais. En cela, il était soutenu peut-être par l’opinion ; mais c’était trop exiger dans la situation et risquer de compromettre ce qui avait été si péniblement conquis. Délivré d’un ennemi aussi dangereux et plus perfide qu’Edouard, de Charles le Mauvais, dont il confisqua, en châtiment de sa trahison, le domaine en Normandie, Charles V aurait dû remettre à des temps meilleurs ce dernier effort pour expulser complètement l’Anglais du royaume. Edouard était vieux et les difficultés intérieures qui s’annonçaient en Angleterre pouvaient obliger l’ennemi à renoncer à son occupation sur le continent. Cette politique prudente ne prévalut pas. On ne conclut qu’une suspension d’armes qui se prolongea sans doute, mais qui permettait aux hostilités de reprendre aisément. La royauté, dont l’autorité avait reçu tant d’atteintes sous le roi Jean et sous la régence du dauphin, gardait rancune à l’esprit de liberté, qui avait profité de ces revers pour se manifester ; elle demeurait en défiance contre les franchises provinciales et municipales. Si Charles V rendit à la France, durant la période pacifique que lui valut la trêve conclue, un commencement de prospérité, s’il y développa pour sa grandeur la culture des arts et de l’intelligence, il mécontenta certaines provinces en ne respectant pas leurs privilèges et leur indépendance locale. Le duc d’Anjou, qui gouvernait le Languedoc, leva arbitrairement des aides et des tailles, et voulut se passer du concours des états. La réunion à la couronne du duché de Bretagne, confisqué sur Jean de Montfort, qui, tout vassal qu’il était redevenu de la France, restait l’allié des Anglais, irrita la fière population de cette province et la fit tourner contre nous. Du Guesclin lui-même ne consentit pas à aller rétablir chez ses compatriotes l’autorité du monarque qu’il servait, et se contenta d’opposer en Languedoc, aux partisans des Anglais, le prestige de son nom et de sa bravoure ; en sorte qu’au bout de quelques années la situation si favorable où la France se trouvait placée en 1375 était de nouveau compromise. Le connétable mourait bientôt, et Charles V ne tardait pas à le suivre dans la tombe. La période brillante et jusqu’à un certain point heureuse qui marqua la seconde moitié du règne de Charles V ne fut donc qu’un glorieux entr’acte dans ce grand drame qui devait prendre si souvent pour notre patrie le caractère d’une tragédie. La paix seule aurait pu complètement cicatriser les blessures que le pays avait reçues. Charles V, prince sage, qui préférait l’étude à la guerre, eût pu assurer à son royaume une supériorité plus féconde et plus durable que celle que nous allions chercher sur des champs de bataille ; mais il mourut dans la maturité de l’âge ; il ne laissa après lui qu’un fils aussi faible de corps que d’esprit, un prince qui, après quelques succès militaires, devait rouvrir à la France cette ère de luttes sanglantes et de calamités que son père avait close pour un instant.

Des causes identiques ou analogues à celles qui, sous Philippe de Valois et Jean, avaient amené notre abaissement et nos désastres : l’ambition rivale des princes, la persistance de l’esprit féodal chez la noblesse, sa passion pour la guerre sa seule industrie, son mépris pour la bourgeoisie injustement traitée, mais qui cédait malheureusement aux entraînemens révolutionnaires, la licence et les prodigalités d’une cour qui trouva dans le retour du bien-être le développement des besoins et les progrès du luxe une source de corruption, tout cela fit promptement évanouir l’œuvre de Charles V et de Du Guesclin. Pour délivrer une seconde fois la France, il fallut refaire la guerre comme l’avait faite le capitaine breton, avoir recours à ces mêmes bandes d’hommes audacieux et déterminés qu’on appelait des compagnies, à des soudoyers qu’électrisait une Jeanne d’Arc par son enthousiasme, que commandaient un Richemont, un Danois, un Lahire, un Xaintrailles. Puis, quand on eut employé ces mercenaires, ces aventuriers que conduisaient nos gentilshommes, auxquels se mêlaient nos chevaliers, à expulser les Anglais, qui commirent après leurs victoires les mêmes fautes que Lancastre et le Prince Noir, il fallut les licencier et notre patrie fut de nouveau la proie de soudards sans paie. Afin d’arracher le royaume aux dévastations des routiers, on tira de leurs rangs le fonds d’une armée plus solide et de nos premières troupes permanentes. C’est ce que fit Charles VII, dont l’œuvre a été plus durable que celle de son aïeul. Cette nouvelle armée devait, à la fin da XVe siècle, relever la gloire de notre nom ; tant influe sur la destinée d’un pays son organisation militaire. Le peuple, dans le juste culte de reconnaissance qu’il rend à ceux qui l’ont délivré de la domination étrangère, ne doit pas oublier que ce salut a été moins obtenu par le génie et le courage d’un homme que grâce à un heureux emploi des moyens mis par les progrès de l’art de la guerre à la disposition des esprits intelligens et résolus.


ALFRED MAURY.

  1. Histoire de Bertrand du Guesclin et de son époque, par M. Siméon Luce, Paris 1876.