LES
ANGLAIS EN BIRMANIE

II.[1]
L'ADMINISTRATION, LES LOIS, LES FONCTIONNAIRES.

Une puissance européenne prétend fonder une colonie. Elle convoite, par exemple, quelqu’une de ces vieilles monarchies d’Asie qu’une civilisation décrépite, danger plutôt que sauvegarde, précipite à leur ruine. Elle a, en conséquence, organisé une expédition et opéré le débarquement. Bientôt elle a dispersé les troupes régulières, renversé le gouvernement et pris le pouvoir en mains. Elle voit venir à elle les mécontens et les ambitieux et s’incliner les timides et les découragés. Rien ne lui résiste plus que quelques caractères héroïques ou bien de ces fanfarons qui font métier de patriotisme. Elle lance alors une proclamation d’apaisement et de conciliation ; elle garantit la sécurité des personnes et des biens, le respect des croyances, le maintien des lois et des coutumes ; elle promet un régime de justice et de prospérité. Et, tout de suite, elle se met à l’œuvre ; car elle est de bonne foi et, au surplus, son intérêt répond de son zèle. Mais, arrivée à ce point, elle s’aperçoit qu’alors seulement, commence le difficile de sa tâche.

Pour réduire une nation, ce n’est pas assez de l’avoir domptée ; il faut encore l’avoir séduite, à tout le moins apprivoisée. Entre nations de même race ou de même civilisation, l’entreprise n’est pas irréalisable ; avec de l’intuition et de l’application, on en vient même à bout rapidement. Les Français, dans notre siècle seulement, l’ont bien fait voir en Westphalie, par exemple, et surtout en Illyrie. Mais entre nations de race ou de civilisation différente, rien n’est plus malaisé. La bonne volonté et la finesse ne suffisent plus. L’Européen est trop loin de l’Asiatique pour deviner ce qu’il peut souhaiter ou seulement tolérer. Il use, sans le savoir et malgré lui, de la méthode expérimentale. Les dispositions qu’il juge définitives ne sont que des essais et des tâtonnemens, et ce sont ses échecs successifs qui, lentement, l’amènent dans la bonne voie. Tant d’obstacles, qu’il ne soupçonnait pas et dont le vaincu n’a pas conscience, ont singulièrement retardé la marche du vainqueur. Il avait demandé crédit de quelque temps ; ce temps se trouve toujours trop court, et l’impatience générale l’abrége encore. Les espérances sont excitées et les convoitises allumées, tandis que veillent les rancunes et les haines. Au jour dit, on le somme de tenir sa parole. S’il y manque (et que de chances il a d’y manquer !), toute excuse est vaine : ou déloyal ou impuissant, de toutes façons méprisable, voilà le jugement qu’on porte de lui. Les triomphes et les générosités de la première heure ne lui sont plus comptés. Cette civilisation vieillotte et étrange, si aisément vaincue, mais si difficilement comprise et dominée, se reprend et s’éloigne de lui. Il touchait du doigt le succès ; il lui faudra maintenant vingt, trente, quarante années de force discrète et de bienveillance tenace pour le ressaisir.

Tel est le tableau exact de presque toutes les entreprises des Européens sur les vieux empires d’Asie et d’Océanie. Qui n’atteint pas le but du premier coup, comme Dupleix, met, comme ses rivaux, un demi-siècle à s’en approcher. Et il n’est même pas sûr que l’expérience d’hier puisse être utilisée demain. Le vainqueur, maître d’un premier territoire, veut étendre sa domination de proche en proche. Il applique aux diverses populations qu’il soumet les procédés qui lui ont déjà réussi. Rien ne prouve qu’ils réussiront de nouveau. Ces populations, quoique contiguës, forment autant de groupes distincts. Elles ont eu beau, avec le temps et les hasards des guerres et des migrations, se pénétrer l’une l’autre ; elles demeurent séparées par des différences de race, de religion, de gouvernement ; et ces différences, que longtemps nous ne percevons pas, et que, même perçues, nous estimons insignifiantes, sont, à leurs yeux, capitales et rendent intolérables à celles-ci les mesures que celles-là ont accueillies ou même sollicitées. Tant de variétés jettent le vainqueur dans la perplexité la plus fâcheuse.

Toutefois, quand des Européens éclairés et sagaces ont, durant de longues années, entretenu des rapports constans avec ces populations si variées ; quand ils ont su amasser et se transmettre de main en main le trésor de l’expérience, ils peuvent arriver, moyennant une attention qui ne se lasse jamais, à éliminer des problèmes qui surgissent de très nombreuses inconnues et, le jour où ils pénètrent chez un peuple nouveau, trouver leur tâche simplifiée. Sans doute, ils ne savent pas tout de suite quelle conduite tenir et quelles dispositions prendre ; du moins, ils savent quelle méthode adopter pour s’en instruire rapidement. Leur enquête se fait avec certitude, sur les points et près des hommes qui conviennent. Ils n’ont plus alors qu’à se souvenir et à comparer. Assurément, ils n’évitent pas les erreurs ; mais celles qu’ils commettent sont moins fréquentes, moins graves et plus tôt reconnues. Tel est le cas des Anglais en Birmanie, et le succès tout relatif qu’ils y obtiennent tient à ce que, dans l’Inde depuis cent années, en Indo-Chine depuis cinquante, ils ont appris le maniement des populations et se sont, cette fois-ci, gardés de la plupart des fautes de 1824 et de 1852.

On conçoit, après cela, de quel prix peut être le spectacle de leurs entreprises aux fortunes diverses pour un peuple qui en poursuit d’analogues aux leurs. Toutefois, je l’ai déjà dit, n’attendons pas trop d’une pareille étude. Elle ne nous apprendra presque rien que nous ne sachions déjà. Les vérités qu’elle permet de dégager ne sont certes pas des vérités neuves. Les principes du gouvernement des colonies sont dès longtemps fixés. Le manuel de la conquête matérielle et morale des peuples n’est plus à écrire. Nous avons suivi pas à pas les Anglais depuis leur entrée en Birmanie, au temps de la conquête et de la pacification, et ce que nous avons recueilli dans ce voyage se réduit à des axiomes que M. de La Palisse n’eût pas désavoués : « Pour vaincre sûrement et promptement, il est nécessaire d’avoir toujours et partout assez de troupes ; qui veut se faire aimer des peuples ne fera rien qui froisse leurs coutumes ou leurs préjugés. » Et c’est tout. Nous allons poursuivre notre route et examiner maintenant l’administration de la nouvelle province : ce que nous verrons ne sera davantage ni neuf, ni imprévu. Nous apprendrons que pour bien gouverner un pays, il convient de lui donner de bonnes lois et de bons fonctionnaires ; que pour la faire prospère, il lui faut assurer, outre la sécurité, un bon régime économique. Et ce sera tout encore.

Mais la facilité de ces constatations doit-elle nous détourner de notre dessein ? N’y a-t-il rien d’instructif derrière cette application, en apparence si naturelle, des principes les plus simples ? Ne le croyons pas. Il y a là un enseignement d’une haute valeur. Chez les peuples comme chez les particuliers, le savoir n’est pas si rare que le bon sens. Les hommes et les gouvernemens ne sont pas, en général, ignorans ou imprévoyans autant qu’ils le paraissent. Presque tous, ils savent discerner où est le juste et l’utile ; presque tous, ils voient la route qu’il serait sage de suivre et les procédés qu’il serait opportun d’employer. Presque tous, ils reconnaissent l’existence de certaines règles et de certains principes ; ils en prêchent même l’observation. Mais tous aussi ou presque tous, dès qu’ils sont en cause, ils croient pouvoir échapper à la nécessité de les respecter. Ils se persuadent que cette infraction n’aura pas de conséquences, ou que ces conséquences pourront se réparer ; que les faits inéluctables ne se produiront pas ou qu’alors, les dieux bienveillans interviendront. Voici, par exemple, une règle démontrée par l’expérience. Une colonie située à deux mille lieues de la métropole, et qui en diffère par le climat et la civilisation, a besoin de fonctionnaires plus sûrs encore et mieux préparés que la métropole. C’est là une vérité incontestable, dont tous nos voisins ont tenu compte. Et cependant, depuis cent ans et plus, nous, Français, nous n’avons presque rien fait pour procurer à nos colonies des fonctionnaires même passables. Nous avons compté sur la chance ; la chance n’a pas répondu, et nos colonies sont, quoi qu’on puisse tenter aujourd’hui, déplorablement gérées. On pourrait citer vingt autres exemples. Or, les études que nous poursuivons font ressortir cette vérité : qu’il existe dans la politique coloniale des règles nécessaires, dont rien ne peut dispenser ; que l’observation stricte de ces règles contribue à préparer un succès toujours douteux ; enfin, que seules ont réussi à fonder des colonies prospères, les nations qui, en dépit de tout, et même au prix de durs sacrifices, ont satisfait à ce que ces règles imposent.

L’expérience des Anglais en Birmanie fournirait déjà matière à bien des observations intéressantes. Nous nous bornerons à deux ou trois d’une importance capitale. Nous étudierons seulement d’une part, le régime légal institué en Birmanie et le recrutement des fonctionnaires ; d’autre part, le régime économique et la mise en valeur du pays.

I.
Rien peut-être ne mettra mieux en évidence les procédés de gouvernement de l’Angleterre, que l’œuvre législative accomplie en Birmanie. Cette œuvre, on pourrait la qualifier d’un mot : c’est une œuvre d’acclimatation. Elle a consisté à préparer en

Basse-Birmanie l’acclimatation des lois de l’Inde, puis à préparer en Haute-Birmanie l’acclimatation des lois de la Birmanie inférieure.

Les lois de l’Inde feraient honneur à n’importe quelle communauté. C’est l’opinion de sir Henry Sumner Maine, qui s’y connaissait, c’est celle d’un homme, sir John Strachey, qui a écrit sur l’Inde le meilleur livre que l’on puisse lire à l’heure actuelle (1). Les lois criminelles, notamment, sont une merveille. C’est un fait bien remarquable que les Anglais s’inquiètent d’avoir de bonnes lois criminelles plus que de bonnes lois civiles. Je crois en discerner deux motifs. La législation pénale des civilisations inférieures est d’une cruauté qui révolte les peuples civilisés. Elle n’en révolte aucun plus que le peuple anglais. On ne peut certes pas dire des Anglais qu’ils soient les champions des idées d’humanité. Mais ils sont les ennemis des idées de cruauté, en tant surtout qu’elles sont inscrites dans les lois. Étant ce qu’ils sont, ils devaient, dans l’Inde, comme dans toutes leurs colonies, s’efforcer d’introduire, avec des ménagemens qui durent encore, un code pénal plus humain. Voilà le premier de leurs motifs ; voici le second. Dans les affaires criminelles, le conflit s’élève entre la société et un individu. Or, les Anglais, — sachant tout le danger des répressions excessives, — semblent redouter que le juge, qui représente la société, n’embrasse trop ardemment contre l’individu la cause de cette société, qui est en même temps sa cause à lui ; et leur crainte redouble, quand cette société est l’Angleterre civilisée et que l’individu est l’Asie primitive. Ils croient donc utile, en cette occurrence, de se prémunir contre les passions du citoyen anglais. Ils s’en rapportent, contre leur ordinaire, davantage au texte de loi et moins au juge, et prennent un souci extrême de déUmiter ses pouvoirs d’appréciation et de condamnation. Dans les affaires civiles, au contraire, le conflit existe le plus souvent entre deux particuliers. Le juge est alors réputé impartial, car sa partialité serait cette fois avilissante. On hésite donc moins à étendre ses pouvoirs : on lui laisse souvent le soin d’interpréter et d’appliquer la loi, au besoin de la suppléer. Et c’est bien là ce que nous rencontrons dans l’Inde. L’œuvre de législation criminelle est achevée : le code pénal, dû à une commission qu’a présidée lord Macaulay, peut rivaliser avec n’importe quelle œuvre juridique, et le code de procédure criminelle et la loi sur les témoignages offrent toutes les garanties. L’œuvre de législation civile, au contraire, est incomplète. On a terminé, il y a quelques années, un

(1) Voir la traduction qu’en vient de donner M. Harmand, ministre plénipotentiaire, et l’excellente introduction dont il l’a fait précéder, 1 volume in-8o, Paris, Société d’éditions scientifiques, 1891. code de procédure civile ; on a fait une loi générale sur les contrats : le reste n’est guère que du détail et de la réglementation.

Il n’y a là toutefois rien dont on puisse blâmer le gouvernement anglais. Il lui eût été facile de jeter sur le pays la masse de la législation civile anglaise. Nous, Français, nous n’y eussions point manqué. Nos codes sont bons partout et tout entiers ; aussi les avons-nous implantés presque sans changemens aux quatre coins du globe[2]. Les Anglais sont plus timorés. Ils estiment que la législation doit varier avec les latitudes, et que chaque pays veut des lois à lui appropriées. Dans un pays comme l’Inde, la difficulté est doublée par la variété des races et des religions. Cette variété interdit une législation uniforme ; elle rend presque impossible une codification. C’est pourquoi l’Angleterre s’y est bornée à donner force de loi ici aux prescriptions religieuses, là aux coutumes locales, et l’effort des gouvernemens, au lieu de porter sur la rédaction des lois, a porté plutôt sur le recrutement des juges.

Il semble qu’une législation à la fois si humaine et si prudente aurait pu, sans inconvéniens, être transportée telle quelle en Basse-Birmanie, et, à supposer, — comme c’est le cas, — qu’on eût éprouvé quelque scrupule à l’heure de la première conquête, que du moins ce scrupule pouvait cesser au bout de longues années de domination. Les Anglais sont en Basse-Birmanie depuis 1826, pour une portion du territoire, depuis 1852 pour une autre : c’est donc soixante-cinq années pour l’une, et pour l’autre quarante années. Or, après tant de temps écoulé, pendant lequel l’œuvre d’assimilation a dû faire des progrès constans, la législation de la Birmanie, province de l’Inde, n’est pas la même que celle du reste de l’empire. Elle en diffère profondément à plusieurs égards. Tout d’abord, elle comporte des lois spéciales à la Birmanie. Les unes sont des lois faites exclusivement à l’usage de la province, en vue de nécessités du pays ; les autres sont des coutumes indigènes qui ont reçu force de loi. C’est ainsi que le statut personnel, les mariages, les questions religieuses, les successions, sont réglés par la coutume locale. « Dans toutes ces questions, dit la loi intitulée the Lower Burma courts Act, de 1889, — notez la date, — la législation à appliquer sera la loi bouddhiste, si les parties sont bouddhistes ; la loi mahométane, si les parties sont mahométanes ; la loi hindoue si les parties sont hindoues, à moins que ces lois n’aient été positivement changées ou abrogées, ou ne soient contraires à quelque coutume ayant force de loi en Basse-Birmanie. » Cette disposition n’a rien que de naturel ; il s’en rencontre une semblable dans presque toutes les provinces de l’empire. Elle est l’application de ce principe du législateur de l’Inde adapter les lois aux pays et aux populations.

Mais voici qui est plus curieux et plus instructif. Les codes et les lois générales de l’Inde, le code pénal, le code de procédure criminelle, le code de procédure civile, la loi sur les contrats, etc., ont bien été promulgués en Basse-Birmanie ; mais ils ne l’ont été qu’après certaines modifications que semblait réclamer l’état de la province. C’est ainsi que la procédure et l’administration de la justice ont été fort simplifiées. Il y a plus. Même ainsi simplifiées, ces lois n’ont pas été promulguées dans toute l’étendue de la Basse-Birmanie : elles ne l’ont été que dans les parties les plus avancées en civilisation. Les autres ont été soumises à un régime légal tout différent, déterminé par deux lois célèbres dans l’Inde entière : le Scheduled districts Act, de 1874, et le Statute Victoria 33, chapitre 3, section 1.

Le Scheduled districts Act fait dans l’empire de l’Inde une situation spéciale à certains districts nommément désignés. Ces districts, ce sont, à l’ordinaire, des portions de territoire montagneuses, ou situées le long de la frontière, ou habitées par des populations arriérées ou turbulentes, ou, enfin, voisines de ces populations. Dans ces districts, le Scheduled districts Act confère au gouvernement local le pouvoir de choisir parmi les lois existantes de l’Inde celles qui devront, en tout ou en partie, rester ou entrer en vigueur. Une disposition expresse, approuvée par le gouverneur en conseil, et insérée dans les journaux officiels, suffit à cet effet. Ce n’est pas tout : ce même Act confère au gouvernement local le pouvoir de nommer les administrateurs et les juges, de déterminer leur compétence et de fixer la procédure (simplifiée) à suivre par-devant eux.

Le statut Victoria 33, chapitre 3, section 1, va plus loin encore. Il suppose que les lois existantes, même ainsi accommodées, ne répondraient qu’imparfaitement aux besoins de ces Scheduled districts et permet au gouvernement local de faire, pour eux, avec l’approbation préalable du gouverneur-général en conseil, des règlemens spéciaux, véritables lois qui, toutefois, n’ont pas besoin de la sanction de la législature.

Telle est, dans ses grandes lignes, la législation de la Basse-Birmanie. Avec un tel luxe de précautions[3] et l’appareil si ingénieux et si souple qu’ont imaginé le Scheduled districts Act et le Statut Victoria 33 chapitre 3, section 1, il semblerait que, le jour même de l’entrée des Anglais en Haute-Birmanie, cette législation eût pu y être promulguée tout entière et de plano. Il n’en fut rien cependant : on mit la nouvelle province au régime de règlemens spéciaux qu’on pourrait modifier incessamment, et approprier jour par jour à sa situation. Lord Dufferin, dans le mémorandum que j’ai déjà cité, où il conseillait au secrétaire d’État pour l’Inde l’annexion de la Birmanie, déclarait y mettre cette condition expresse que « dans l’état présent des choses on ne ferait rien pour y étendre l’application d’aucune portion des lois de l’Inde. Je voudrais, ajoutait-il, que le secrétaire d’État pour l’Inde déclarât, par un ordre en conseil, le statut Victoria 33, chapitre 3, section 1, applicable à l’ensemble de la Haute-Birmanie, à l’exception cependant des États shans. Cela permettra à l’administration locale de rédiger de simples règlemens, soumis à l’approbation du gouverneur-général en conseil, lesquels règlemens embrasseront toutes les matières qu’il convient d’asseoir sur une base légale bien définie : tels sont l’administration de la justice, les pouvoirs des administrations, ceux de la police, la perception des impôts. Ces règlemens devraient être formulés de façon à laisser à l’administration locale un large pouvoir discrétionnaire, afin qu’elle puisse organiser tout le détail au moyen d’arrêtés qu’elle amendera avec le temps, suivant ce que lui conseillera son expérience. Dans ces règlemens, on s’inspirerait du code de l’Inde, mais dans la mesure où ce sera pratique ; du moins ne faudrait-il à présent rien d’aussi complet que le système judiciaire indien ; tout ce qui tendrait à l’introduire serait préjudiciable… »

Ces sages recommandations, modèle de prévoyance et de largeur d’esprit, furent écoutées. Le secrétaire d’État rendit applicables à la Haute-Birmanie les deux lois que j’ai citées plus haut. En vertu des pouvoirs que ces lois leur conféraient, les autorités locales, approuvées par le gouverneur-général en conseil, donnèrent à la province une législation sommaire, très suffisante pour les premiers besoins. En même temps, elles préparaient pour plus tard un projet de législation plus complète. Elles y travaillèrent si efficacement qu’au mois d’août i 886 elles pouvaient promulguer une nouvelle loi appelée Upper Burma laws Act, « loi qui détermine la législation de la Haute-Birmanie, » laquelle est aujourd’hui le code de cette partie de la province. En combinant cette loi avec celles qui régissent l’autre partie, voici quel est le régime législatif de la Birmanie tout entière.

La Birmanie sans épithète, province de l’empire indien, qui comprend l’ancienne Birmanie britannique d’avant 1885 et les territoires conquis sur le roi Thibau, est, sous le rapport des lois qui y sont applicables, divisée en cinq régions : 1o  la plus grande partie de l’ancienne Birmanie britannique dont nous avons plus haut exposé la législation : sauf les différences signalées, cette législation rappelle la législation en vigueur dans le reste de l’Inde ; 2o  la plus grande partie de l’ancienne Birmanie supérieure, dont la législation a été déterminée par la loi du 24 septembre 1886 : cette législation se compose soit de lois spéciales, soit de lois ou de portions de lois empruntées aux législations de l’Inde ou de la Basse-Birmanie dans leur texte intégral ou avec les modifications nécessaires ; elle est, dans son ensemble, infiniment plus simple et moins formaliste que l’une et l’autre ; 3o  les districts de la Basse-Birmanie où l’on n’a pas cru pouvoir appliquer la législation en vigueur dans cette partie de la province et pour qui, en vertu du Scheduled districts Act, on a élaboré une législation moins complexe, qui, d’ailleurs, n’est pas la même pour tous ; 4o  les districts de la Haute-Birmanie que l’on a soumis à un régime exceptionnel soit plus complet, plus formaliste que le régime commun de Haute-Birmanie, — tel le district de Mandalay, — soit au contraire plus sommaire encore et plus simple, — tels un grand nombre de districts avoisinant les États shans et la frontière ; 5o  les États shans, dont la législation est plus rudimentaire encore.

Et toutes ces distinctions ne donnent qu’une idée incomplète de la savante complexité de la législation. Les districts appelés Scheduled districts possèdent, malgré cette dénomination uniforme, et en vertu de pouvoirs conférés aux autorités locales, des législations différentes entre elles, et dont chacune peut, en outre, varier d’un jour à l’autre suivant les circonstances. Il y a plus. Ceux de Haute-Birmanie se rapprochent d’un certain type ; ceux de Basse-Birmanie se rapprochent d’un autre ; si bien que la loi du 27 septembre 1886 a prévu le cas, qui s’est réalisé plus d’une fois, où l’on croirait utile de transférer un district ou une portion de district de la Haute à la Basse-Birmanie, et réciproquement, afin d’y rendre applicable la législation en vigueur dans tel district déterminé[4].

Tant de distinctions, on le devine, ne visent qu’à éviter deux dangers opposés. L’un est d’imposer aux populations un régime légal ou qui serait trop compliqué pour elles, ou qui heurterait leurs croyances ou leurs coutumes, et de se lancer prématurément dans des organisations coûteuses, superflues, souvent même gênantes. L’autre est, sous prétexte que les temps ne sont pas encore venus, de laisser, pendant plusieurs années, tout un pays sans lois déterminées, sans administration régulièrement investie, et de demander à l’arbitraire, — ce dont les Anglais, dans leurs rapports entre eux, ont horreur, — la solution de toutes les difficultés. Quelques complications que ces distinctions puissent entraîner, elles procurent ce double résultat : c’est l’essentiel. Après cela, on peut leur reprocher d’exiger plus de connaissances et de tact dans le personnel de l’administration ou de la justice. Mais les Anglais ont depuis longtemps surmonté cette difficulté.

II.

Il n’y a peut-être pas au monde de fonctionnaires plus soigneusement et plus habilement choisis que les fonctionnaires de l’Inde[5]. Je n’oserais pas étendre cet éloge aux fonctionnaires de toutes les possessions anglaises ; mais, dans celle-ci, le mode de recrutement a été organisé avec un luxe de précautions et fournit des sujets d’un mérite qui défie toute comparaison.

C’est une chose vraiment instructive et bien faite pour déconcerter certains théoriciens, que les Anglais se montrent si exigeans sur la qualité de ces fonctionnaires. À l’heure actuelle, nous avons encore en France des publicistes et peut-être même des hommes d’État qui n’assignent à une bonne sélection des fonctionnaires qu’une très minime importance. Ils estiment que dans les colonies les colons sont tout. « Ayez de bons colons, disent-ils, vous aurez de bonnes colonies. Si vos colons ne valent rien, ce ne sont pas les plumitifs, avec leur paperasserie et leur réglementation, qui pourront les suppléer. » Et cette boutade a sans doute convaincu bien des gouvernemens, puisque depuis si longtemps la France envoie dans ses colonies des fonctionnaires si médiocres. Je la tiens, quant à moi, pour absolument erronée. J’observe que nos colonies sont très pauvres en bons colons, et de cette pauvreté je crois voir deux causes : la première, c’est qu’à part certains esprits aventureux, les Français n’aiment pas à s’expatrier, et que seuls s’y décident les moins heureux d’entre nous et les moins capables de se faire une place dans la métropole ; la seconde est que ceux-là mêmes qui émigrent, la réputation de notre administration coloniale les éloigne de nos colonies. Et cette opinion, les chiffres la confirment. Depuis trois ou quatre ans, nous voyons chaque année vingt-cinq ou trente mille Français quitter leur pays : combien d’entre eux se rendent dans nos colonies ? À peine quelques centaines. Le reste s’en va dans l’Amérique espagnole, aux États-Unis, au Canada, etc. Je sais les raisons de fait par lesquelles on tente d’expliquer cette répartition de l’émigration : elles ne suffisent pas à justifier la modicité du contingent de nos colonies. Il faut y ajouter encore celle-ci : la crainte de retrouver dans ces colonies le système rigide et gênant de l’administration française et son personnel trop souvent sans souplesse ni bonne volonté.

Les Anglais ont compris et résolu ce problème autrement que nous. Ils ont des colons de choix, sur qui, certes, ils pourraient se reposer de l’avenir de leurs colonies. Et toutefois, à côté de ces colons excellens, ils n’ont pas laissé de mettre d’excellens fonctionnaires. Ils savent que, dans ces régions, nécessairement les administrés ont plus de besoins en même temps que les lois ont moins de précision ; partant, que le fonctionnaire a plus de devoirs et plus d’autorité, et que, pour suffire à ces devoirs, pour n’abuser pas de cette autorité, il lui faut l’intelligence la plus déliée et le caractère le plus intègre. Ils savent en outre que, dans ces colonies d’exploitation, dont l’Inde est le type, les colons ne sont qu’une portion, la moins considérable, de la population, qu’un élément, pas toujours le plus influent, de la prospérité ; qu’à côté d’eux se pressent, plus nombreux, les indigènes d’un maniement autrement délicat : pour ces raisons, ils pensent ne pouvoir entourer de trop de précautions le recrutement de leurs fonctionnaires de l’Inde.

Ce principe en soi est déjà bien intéressant ; l’application l’est davantage encore.

Pour recruter les fonctionnaires, les gouvernemens ont à leur disposition deux méthodes. L’une est la méthode des examens : les candidats sont invités à démontrer leurs talens, et, sauf de très rares exceptions, choisis dans l’ordre que le concours a déterminé. L’autre est la méthode du libre choix par les autorités compétentes. Toutes deux ont leurs avantages. Si les autorités compétentes devaient toujours leur compétence à leurs connaissances en même temps qu’à leurs fonctions, assurément les fonctionnaires qu’elles choisiraient librement seraient très supérieurs à ceux que désigne le concours. Elles ne seraient, en effet, arrêtées dans leurs choix par aucun des obstacles que le concours rencontre ou élève. Elles pourraient appeler à elles les hommes qui ont dépassé la limite d’âge ou encore ceux qui ont tardivement révélé leur mérite dans d’autres carrières ; surtout, elles pourraient tenir compte non-seulement du savoir technique, mais aussi de qualités intellectuelles ou morales ou d’aptitudes physiques dont les épreuves instituées ne peuvent que difficilement attester la présence chez les candidats. Malheureusement, le régime parlementaire ou représentatif, qui aujourd’hui fonctionne dans le monde presque entier, ne permet pas de garantir que les autorités, compétentes de par la constitution, le seraient aussi de par leur mérite. À cause de cela, les concours, malgré tous leurs inconvéniens, sont encore préférables au libre choix ou, pour l’appeler de son véritable nom, à la faveur.

À vrai dire, aucun gouvernement ne s’est avisé d’employer exclusivement une seule des deux méthodes de sélection. Tous ils usent de l’une et de l’autre conjointement, et ne diffèrent entre eux que par le dosage respectif des procédés. Celui-ci recourt davantage au concours, celui-là davantage à la faveur.

Chez nous, en cette matière, nous rencontrons un phénomène bien curieux. La plupart de nos hauts fonctionnaires ne sont nommés qu’après avoir fourni des garanties multiples de leur capacité. Certaines de nos administrations, les plus considérables d’entre elles, recrutent leurs meilleurs agens à peu près exclusivement par voie de concours. C’est ainsi que l’administration des travaux publics, celle de l’enseignement, celle des finances exigent que leurs ingénieurs, leurs professeurs, leurs inspecteurs aient, par des épreuves compliquées, attesté non-seulement leur mérite, mais encore leur supériorité. Et, sauf des cas ou des circonstances extraordinaires, nul ne peut devenir ingénieur, professeur, inspecteur, qui n’a point passé par ces concours. D’autres administrations, moins exigeantes, se réservent bien de nommer exceptionnellement aux emplois supérieurs des personnes qui n’ont point subi de concours, mais elles tiennent cependant à mettre un concours à l’entrée de la carrière : c’est ce que font le conseil d’État, la cour des comptes, etc. Et ces examens, ces concours ne sont point des jeux d’enfans ; ce sont des épreuves de l’ordre le plus élevé, et ceux qui les ont subies sont presque des maîtres. Notre corps d’ingénieurs n’a, comme science, pas de rival dans le monde ; notre corps enseignant marche au moins de pair avec ceux des nations les plus cultivées ; quant à nos inspecteurs des finances, leur mérite est assez éclatant pour que les établissemens privés les disputent à l’État à prix d’or.

Ainsi, en France, pour le recrutement des fonctionnaires les plus importans, le concours est la règle. À cette règle, il n’est qu’une exception un peu considérable : c’est celle du recrutement de l’administration préfectorale. Mais cette exception est bien de celles dont on dit qu’elles confirment la règle. Quelles doivent être les qualités maîtresses d’un préfet ? Sont-ce les qualités spéciales du jurisconsulte, du financier, de l’ingénieur, etc. ? Nullement. Sans doute, le préfet aura à s’occuper de droit, de finance, de travaux publics, d’enseignement, d’assistance, et son incompétence absolue dans l’une de ces matières serait préjudiciable à l’État. Mais bien plus préjudiciable encore serait son défaut de sens politique. Le préfet, au moins dans notre conception française, est avant tout un agent politique. Ce qui constitue un bon agent politique, ce n’est pas la science du droit, des finances ou des mathématiques appliquées ; c’est un ensemble de qualités de divers ordres, qui risquent fort d’échapper aux juges des concours et dont le ministre de l’intérieur se réserve, sous sa responsabilité, de constater la présence chez les candidats aux fonctions dont il dispose, Ainsi, pour cette administration préfectorale si importante, l’absence de concours se justifie amplement ; et, d’une façon générale, nous pouvons bien dire que les hauts fonctionnaires en France se recrutent principalement par voie de concours.

Toutefois, — et là apparaît le phénomène curieux que nous signalions, — cela n’est vrai que des fonctionnaires de la métropole. Les professeurs, par exemple, qui ont au-dessus d’eux et surtout près d’eux un inspecteur d’académie, des inspecteurs généraux, au besoin le conseil supérieur de l’instruction publique et, plus haut encore, le ministre, qui sont enserrés dans des programmes définis, qui n’ont qu’un minimum d’initiative, et qui, enfin, peuvent, en quelques heures, s’éclairer au moindre doute, ceux-là, on exige qu’ils aient attesté leur capacité professionnelle par les redoutables épreuves des concours d’agrégation. Les ingénieurs, étreints, eux aussi, dans une hiérarchie formidable, et dont la plupart, dans toute leur vie, ne conduisent que des travaux à peine dignes d’un agent-voyer, les ingénieurs ont à subir des examens dont la seule préparation fait d’eux des savans. J’en pourrais dire autant de bien d’autres. Mais les fonctionnaires des colonies, appelés, loin de la patrie, loin de tout conseil et parfois de tout contrôle, à exercer, parmi des populations mal connues, les fonctions les plus délicates et les plus variées, avec les pouvoirs les plus vastes, on les admet dans la carrière de plano, sans concours, sans garantie. Sans doute l’administration des colonies a, depuis des dizaines et des dizaines d’années, multiplié les circulaires et les règlemens sur la nomination et l’avancement de ses fonctionnaires ; sans doute, elle a institué des examens aux programmes minutieusement arrêtés. Mais, sauf pour le commissariat et l’inspection, corps remarquablement recrutés, ces programmes sont enfantins, et ces épreuves dérisoires. Il y a bien l’école coloniale, laquelle assurément constitue sur l’état antérieur un immense progrès ; mais outre qu’elle est encore, à certains égards, défectueuse, elle fonctionne depuis trop peu de temps pour avoir donné des résultats appréciables. En sorte que, jusqu’à présent, malgré ces circulaires, ces arrêtés, ces décrets, ces programmes et ces examens, en dépit même des efforts de l’administration centrale et de sous-secrétaires d’État fort distingués, on peut affirmer, — et je l’ai démontré ailleurs avec une profusion de preuves techniques, — qu’à de rares exceptions près, les meilleurs fonctionnaires du service colonial sont encore ceux dont la nomination est due à la faveur.

Après cela, il n’est peut-être pas inutile de rechercher comment les Anglais ont, principalement au moyen de concours, assuré le recrutement de leurs fonctionnaires de l’Inde, c’est-à-dire, pour ce qui nous occupe ici, de leurs fonctionnaires de Birmanie, province de l’Inde.

III.

Le mode de recrutement des fonctionnaires de l’Inde repose sur un certain nombre, je n’ose pas dire de principes, mais de constatations et même d’hypothèses qui, après une expérience déjà longue, ont, aux yeux des Anglais, acquis la valeur de principes. Indiquons-les dans leur enchaînement rigoureux.

L’Inde est pour l’Angleterre une possession d’une importance capitale. Qu’elle soit bien gouvernée et bien administrée, cela est essentiel pour la tranquillité de la métropole et le bon ordre de ses finances, comme pour le développement de sa richesse. L’Inde n’est pas une nation ni même une contrée. C’est un assemblage de cent régions disparates, une juxtaposition de cent peuples divers, n’ayant le plus souvent rien de commun : ni la langue, ni la religion, ni les coutumes, ni les besoins, ni les aspirations. Cet émiettement infini, qui offre pour la domination de si grandes facilités, est, au contraire, pour le gouvernement et l’administration, la cause de difficultés innombrables. À raison de sa complexité même, l’Inde ne peut être gouvernée et surtout administrée que par ceux qui l’ont étudiée à fond. Cette étude est longue et malaisée, et toutefois, à elle seule, ne • suffit pas encore. Les peuples de l’Inde sont si loin de nous, leurs façons de penser si différentes des nôtres, qu’un homme, même instruit de leur histoire et de leurs mœurs et parlant leurs idiomes, sera au-dessous de sa tâche s’il n’est doublé d’un psychologue. Mais la science et la mise en œuvre de la science, — car ce n’est pas à moins que cela qu’il faut s’élever, — ne sont que le partage d’une élite. Les fonctionnaires de l’Inde doivent donc sortir de l’élite de la nation. Cette élite, il faut trouver le moyen de l’attirer à soi. Il faut lui offrir tel appât qui la décide à entreprendre des études souvent fastidieuses, et, plus tard, à s’expatrier durant des années. Cet appât sera celui d’une carrière sûre, intéressante, honorable, quelquefois même glorieuse, et en somme lucrative. Mais ces avantages offerts à une élite vont tenter bien des gens qui n’en seront pas : il importe de les séparer, et, pour cela, de trouver un critérium. Ce critérium, ce sera, en principe, des concours sérieux et vraiment dignes d’une élite ; subsidiairement, une sélection habilement pratiquée par des personnes d’expérience parmi les hommes de mérite, là où ils se révéleront.

Voilà, en vingt lignes, le système et sa base logique. Entrons maintenant dans le détail de la construction.

L’ambition de gouverner un pays situé sous les tropiques avec l’élite d’une nation européenne paraît, à première vue, chimérique. En réalité, parmi tous les problèmes dont elle implique la solution, un seul était ardu. Il consistait à recruter, par la méthode du concours, les hommes, à tant d’égards éminens, dont on avait un impérieux besoin. Le concours ne fournit ordinairement qu’une seule garantie : c’est qu’à telle heure, tel individu possédait telles connaissances. Or cette garantie était ici parfaitement insuffisante. Le concours ne répondrait à ce qu’on en attendait que s’il attestait chez les candidats à la fois la faculté d’apprendre, de comparer et de juger. Et ce n’était pas encore assez : restait à s’éclairer sur leurs aptitudes physiques, leur moralité, leur caractère. Tant d’exigences semblent excessives. Les Anglais en jugèrent autrement. Ils estimèrent pouvoir découvrir une façon de choisir les examinateurs, de composer les programmes et d’organiser les épreuves, qui fournirait sur les candidats toutes les informations désirables.

Un juge de concours n’est trop souvent qu’un homme très savant, très spécial et très indifférent. Il voit le candidat une heure, une semaine, lui donne sa note et le perd de vue pour toujours. Les examinateurs pour les fonctions civiles de l’Inde ne sont point des savans de profession : ce sont, à l’ordinaire, d’anciens fonctionnaires de l’Inde, nommés, pour leur mérite, commissaires du civil service. Ce ne sont point des spécialistes : ils ont, durant des années d’exercice professionnel, pénétré toutes les parties du service. Ce ne sont point des indifférens : ils ont vécu la moitié de leur vie dans l’Inde et s’intéressent passionnément à sa grandeur. Ils n’assistent point à ces épreuves en passant, ils n’ont point hâte d’en sortir pour oublier et concours et candidats : ils ont, de par leurs fonctions, la mission permanente de rédiger les programmes et de préparer les concours ; et l’un des devoirs de leur charge est d’arriver à connaître personnellement et intimement chacun des candidats. C’est à eux que ces candidats se présentent quand ils viennent se faire inscrire ; c’es devant eux qu’ils subiront une préalable épreuve, sorte d’enquête à la fois physique et morale, où l’on se fait une première et rapide opinion de leur santé et de leur caractère ; c’est eux qu’après le concours d’admissibilité et durant tout le temps de la probation, ou « temps d’épreuve, » ils devront convaincre de leur application et de l’intégrité de leur santé et de leur réputation[6] ; c’est d’eux, enfin, qu’ils recevront, après le concours d’admission, le fameux certificat sans lequel le secrétaire de l’Inde ne les nommerait point fonctionnaires de son département. Quand ces commissaires ont ainsi, pendant des mois, suivi et observé les candidats, il est permis de croire qu’ils possèdent quelque autorité pour les rejeter ou les admettre.

Au surplus, la manière dont ils ont réglé les épreuves et rédigé les programmes vient en aide à leur zèle et à leur perspicacité.

Le concours, nous, venons de le dire en passant, comporte deux épreuves. Les Anglais les appellent : l’une, concours public ; l’autre, concours final. Elles correspondent, à peu près, la première, à ce qu’on appelle chez nous l’admissibilité ; la seconde, à l’admission. Mais, — et cela caractérise le système anglais, — le concours d’admission n’a lieu que très longtemps après le concours d’admissibilité. Dans l’intervalle, les candidats déclarés admissibles deviennent des probationers. Ils sont à l’épreuve, pour une année, et voici ce qu’ils ont à faire pour sortir triomphans de cette épreuve.

Ils ont, tout d’abord, à se bien porter et à se bien conduire, ce qui est, — entendez-le comme vous voudrez, — une grosse affaire pour des jeunes gens de vingt ans. Tout ce qui altérerait leur santé, tout ce qui entacherait leur caractère, au point de les rendre ou moins capables, ou moins dignes du rôle qu’on leur destine, pourrait, à la fin de la probation, leur faire refuser le certificat d’aptitude. Et ce ne sont pas là des menaces vaines : les mêmes commissaires du civil service qui les ont examinés au premier concours les suivent durant ce « temps d’épreuve » et les examineront encore au concours final. Ils ont ensuite à se perfectionner dans l’équitation. On leur fait subir une inspection, d’une nature toute spéciale, devant un officier de cavalerie, et si cet officier ne les déclare pas aptes à faire à cheval de longues courses, de véritables voyages, ils sont rejetés comme impropres au service de l’Inde. Enfin, ils ont à se spécialiser. En effet, le concours préalable, qui avait fait d’eux des probationers, présentait une double particularité. Le programme, quoique fort étendu, ne comprenait pour ainsi dire pas de matières techniques, et, au surplus, aucune des matières qui y étaient inscrites n’était obligatoire. C’est là une conception bien originale et qui mérite d’être signalée.

Elle date de 1854 et est l’œuvre de la grande commission de réforme présidée par lord Macaulay.

Lord Macaulay a présidé plus d’une commission sur les affaires de l’Inde, et son influence, notamment dans les questions d’éducation, n’a pas été toujours excellente. Mais dans la matière qui nous occupe, on ne saurait trop admirer la justice et l’esprit pratique de ses conceptions. C’est lui qui, le plus nettement, sinon le premier, a émis l’idée ambitieuse, que j’ai déjà rapportée, de faire gouverner l’Inde par l’élite de la nation. Mais, disait-il, — je résume son argumentation, — où se trouve-t-elle, cette élite ? Elle se trouve, à n’en pas douter, dans ces collèges, dans ces universités par où a passé et passe encore chaque année ce qu’il y a de plus distingué dans ce pays. Notre devoir est donc de nous efforcer d’attirer à nous les meilleurs élèves d’Oxtord, de Cambridge, etc., ceux qui viennent de prendre leurs premiers grades et cherchent encore de quel côté orienter leur vie. Et comment les engagerons-nous à entrer dans la carrière de l’Inde ? En aplanissant la voie qui y conduit. Or, considérez ce que sont aujourd’hui nos programmes. Ils sont tout hérissés de matières spéciales et de connaissances techniques, et tels que pas un de nos bachelors in arts ne peut songer à affronter nos concours sans un long travail préparatoire. Là est l’obstacle qui détourne de nous tant d’intelligences et que nous devons abattre. Nous devons rédiger nos programmes de telle façon que l’enseignement classique de nos universités soit en même temps une préparation presque complète à nos concours. Il faut que le lauréat d’Oxford soit, pour ainsi dire, accueilli ici comme il le serait spontanément partout ailleurs ; il faut que celui qui aura échoué devant nous puisse, avec le même bagage intellectuel que nous exigeons, s’ouvrir vingt autres carrières et n’ait point le regret, nous ayant consacré une portion si considérable de son temps, de constater que la voie où il s’était engagé conduisait chez nous et nulle part ailleurs. C’est en offrant de telles facilités que nous séduirons cette forte et florissante jeunesse anglaise dont la coopération nous est indispensable.

Voilà les raisonnemens que tenait lord Macaulay ou dont on lui a fait honneur. Et quand on lui objectait que les programmes ainsi conçus n’offriraient aucune garantie, que les fonctionnaires ainsi recrutés n’auraient aucune valeur technique, il faisait une réponse que récemment m’a rappelée l’apparent paradoxe de M. Fouillée dans sa Réforme de l’enseignement, parue ici même. L’esprit scientifique ? disait en substance M. Fouillée, mais rien n’est plus propre à le déceler qu’une version bien faite. Et de même Macaulay : Des garanties ? Je n’en sais pas de plus solides que celles d’une forte éducation libérale, « la plus forte, la plus libérale, la plus accomplie que puisse fournir notre pays. L’expérience l’a démontré : une éducation de ce genre est la meilleure des préparations pour toute profession qui exige l’exercice de hautes facultés intellectuelles. Il serait difficile de prouver que cette préparation est moins indispensable à un fonctionnaire civil de l’Inde qu’à un particulier qui se destine aux carrières libérales en Angleterre. C’est le contraire qui est vrai. Un fonctionnaire civil de l’Inde a plus besoin d’une bonne instruction générale qu’un professionel man résidant en terre. Les devoirs qui incombent même à un très jeune fonctionnaire de l’Inde sont plus importans que ceux qui, d’ordinaire, incombent au profesional man anglais. Ce n’est pas tout. Une personne engagée dans une carrière libérale peut, dans la métropole, tout en menant de front ses occupations, continuer à perfectionner son esprit en lisant et en causant. Le fonctionnaire de l’Inde est souvent, durant une grande partie de sa vie, stationné loin des bibliothèques et de la société des Européens : il lui sera donc particulièrement difficile, dans son âge mûr, de combler par l’étude les lacunes de son instruction première. »

Ce raisonnement triompha : les programmes furent rédigés suivant les idées de lord Macaulay. Depuis 1854, on les a souvent remaniés, mais le même esprit y prévaut encore. Ouvrez l’India office list de 1891 ; cherchez le programme des concours d’admissibilité de 1891 et de 1892, vous trouverez qu’il y est fait une part considérable à la littérature, à toutes les sciences, à l’histoire, aux langues vivantes ; quant aux connaissances techniques, elles y sont fort modestement représentées : quelques chapitres de l’histoire de l’Inde, les élémens du sanscrit ou de l’arabe, et c’est tout. La spécialisation viendra plus tard, durant la probation[7].

Cette probation, cette période d’épreuve, de spécialisation et de perfectionnement, n’est pas pour nous, Français, une conception absolument nouvelle. Nous disions tout à l’heure que l’épreuve préliminaire d’où l’on sort probationer correspond à ce que l’on appelle chez nous épreuve d’admissibilité : la période de probation correspond au temps que l’on passe dans nos écoles publiques, dont l’École polytechnique est à l’heure actuelle le type le plus élevé ; l’examen qui termine cette période correspond à ce que nous appelons examen d’admission ou plutôt de sortie ; enfin, nous rencontrerons une dernière institution qui tient lieu de notre école d’application. Le système anglais n’est donc pas, en principe, aussi différent du nôtre qu’on pourrait le croire. Son originalité consiste surtout dans l’ingéniosité et la prudence des détails d’exécution. Nous venons de le constater pour le programme de concours préliminaire ; nous le constaterons plus d’une fois encore.

Ce qui caractérise la période dite probation, c’est que le probationer la passe où il lui plaît. On n’exige de lui que ceci : qu’il satisfasse à l’examen final. Il peut d’ailleurs le préparer où bon lui semble, soit dans sa famille, soit dans une école de son choix[8]. Toutefois, l’Inde a évidemment intérêt à ce que cette préparation soit le plus complète possible et le plus solide. Cela lui permet, en effet, de maintenir plus haut le niveau des études et de n’accepter que des fonctionnaires d’un réel mérite. Pour y arriver, elle met des bourses de 100 livres sterling (de 300 livres autrefois, quand la probation durait deux ans) à la disposition des candidats qui s’engagent à suivre les cours d’une des universités ou d’un des collèges qu’elle leur désigne. Ces universités et ces collèges sont répartis dans le royaume, en Angleterre, en Écosse, en Irlande, de façon à n’imposer aux élèves de chaque région que les plus courts déplacemens.

Qu’il suive les cours de ces écoles désignées ou qu’il travaille par ses moyens propres, le probationer demeure toutefois sous l’autorité des commissaires civils et entretient avec eux des relations au moins de correspondance. Les commissaires font une enquête autrefois officielle, aujourd’hui, à ce qu’il semble, purement officieuse, sur leur conduite, leur santé, le développement de leurs forces et finalement, l’année écoulée, procèdent à l’examen d’admission, qui du probationer va permettre de faire un fonctionnaire de l’Inde.

Cet examen, lui aussi, vaut bien qu’on lui consacre quelques explications : il comporte un programme dont la plus grande partie est à la fois technique et obligatoire, et, en cela, il se différencie doublement de l’examen préliminaire.

Pour cet examen préliminaire, en effet, la commission présidée par lord Macaulay avait, on se le rappelle, voulu donner beau jeu aux candidats. Estimant que ce n’était pas encore assez de rédiger un programme qui s’écartait à peine du plan classique des études, elle avait décidé qu’aucune des matières inscrites à ce programme ne serait obligatoire. Ainsi ce programme, d’ailleurs fort étendu, comporte quatre grandes divisions : sciences, littérature, histoire, langues, et de très nombreuses subdivisions ; il est loisible au candidat de négliger telle et telle subdivision, même telle et telle division et de n’étudier que ce qui lui plaît. Toutefois, comme en fin de compte, il lui faut, pour être admis, obtenir un certain nombre de points, force lui est bien de se faire interroger au moins sur assez de matières pour que le maximum attribué à chacune d’elles lui constitue ce total suffisant. Mais, en dehors de cette nécessité, rien ne vient influencer son choix. Citoyen anglais, il peut refuser de se laisser interroger sur l’histoire de son pays, et, futur fonctionnaire de l’Inde, sur le sanscrit ou sur l’arabe. Il n’est tenu de répondre, il n’est du reste questionné que sur les matières qu’il a préalablement désignées. Et ce n’est pas tout encore. Dans chaque matière, il délimite lui-même le champ de ses études. L’histoire, par exemple, même l’histoire d’Angleterre, il ne prétend pas la savoir tout entière, de 800 à IS/iS ; il choisit une époque et c’est sur celle-là seulement qu’il s’offre aux interrogations de ses juges. Mais sur celle-là, du moins, les examinateurs le poussent à fond. Ils s’enquièrent des livres qu’il a lus, et, en tenant compte de l’esprit dans lequel ils sont conçus, ils le promènent à travers les hommes et les faits, lui demandant l’exposé et l’appréciation des événemens et des doctrines. Et il en est de même pour toutes les autres matières qu’il a désignées[9].

Que prétend-on donc par cette méthode si éloignée de nos habitudes ? On prétend éviter l’ordinaire banaUté des résultats d’examens. Au lieu de constater la mémoire et la docilité d’esprit du candidat, on cherche à s’assurer de sa pénétration et de son jugement. On s’efforce de discerner ce dont il est capable quand il se mêle d’aller au fond des choses et ce qu’il saura faire par lui-même quand, d’écolier en tutelle, il sera devenu un agent responsable en liberté.

Voilà ce qu’est l’examen d’admissibilité. Le programme de l’examen d’admission, qui clôt la probation et entraîne l’obtention du certificat d’aptitude aux fonctions de l’Inde, est tout autre chose : il a un programme à la fois technique et pour la plus grande partie obligatoire. L’examen d’admissibilité avait ouvert la probation à des gentlemen lettrés ; la probation n’ouvre la carrière qu’à des techniciens. Aussi ne leur demande-t-on plus que des connaissances tout à fait spéciales : non plus l’histoire générale ou l’histoire d’Angleterre, l’histoire de l’Inde ; non plus le droit romain ou le droit anglais, le droit indien ; non plus seulement le sanscrit ou l’arabe, mais le persan qui se parle à la cour des princes mahométans et la langue vulgaire de la province où ils seront occupés : indoustani, birman, etc.[10]. Et ces connaissances spéciales ne sont plus facultatives, elles sont presque toutes obligatoires. Il ne s’agit plus, en effet, d’apprécier la valeur intellectuelle du candidat, — on est renseigné là-dessus, — mais son savoir professionnel.

Quand on a vu combien de précautions ont été prises pour choisir ces fonctionnaires[11], on pourrait s’imaginer qu’une fois arrivés dans l’Inde, ils vont être tout de suite admis à faire leurs premières armes devant l’ennemi et envoyés dans quelque poste de l’intérieur. La prudence des commissaires civils et du secrétaire de l’Inde en a décidé autrement. Ces jeunes fonctionnaires débutent par être adjoints à des fonctionnaires supérieurs. C’est leur période « d’école d’application ; » seulement, ils la passent non dans une école, mais sur le terrain. Pour bien marquer d’un mot (les Anglais excellent dans cette création de vocables significatifs, — rappelez-vous ''probationer) quelle est leur situation, on les appelle ineffective officers. Ineffective, ils le sont doublement : ils ne comptent pas à l’effectif légalement fixé et ils n’ont aucune autorité propre. Ils sont des élèves et des auxiliaires. Ils se perfectionnent dans la langue, le droit, l’histoire, la géographie de la région où ils doivent résider. Placés près de hauts fonctionnaires, embrassant d’un coup d’œil toutes les affaires et toute la série des opérations, ils acquièrent à la fois et le sens pratique de l’administration et la notion de l’importance relative de chaque fonction. Quand ce stage est fini, alors seulement ils reçoivent un poste actif.

Une enquête rigoureuse sur les aptitudes physiques et sur la moralité ; un concours facile seulement pour les élèves les plus distingués des universités, et qui implique, en somme, une vaste instruction générale ; une année de probation ; de nouvelles enquêtes ; un sévère examen d’équitation ; puis un examen final ; enfin, un stage en qualité d’ineffective officer, voilà par où ont dû passer les fonctionnaires de l’Inde avant d’être nommés titulaires. Et ces fonctionnaires sortent d’une élite. Qu’est-ce donc qui a pu les faire ou si résignés ou si ambitieux ? Nous l’avons déjà fait pressentir ; ce sont les avantages de toute nature que très sagement on a attachés aux fonctions de l’Inde et dont nul ne jouira qui n’aura pas suivi la filière accoutumée. Il serait trop long et d’ailleurs sans intérêt de les exposer ici avec autant de détails que nous venons de faire le mode de recrutement. Il suffira de les indiquer d’un mot. Les fonctionnaires de nos colonies, mal payés, mal soutenus par leurs chefs, n’ayant, contre des disgrâces imprévues, ni recours dans le présent, ni garantie pour l’avenir, menacés à chaque pas de voir leur carrière brisée, puis portés, soudainement et sans cause légitime, de la révocation imminente aux plus hautes situations, ces fonctionnaires apprécieront pleinement tout ce que donne à leurs confrères de l’Inde de repos d’esprit et de satisfaction morale cette simple formule : carrière sûre, régulière et paisible ; solde considérable ; pension de retraite magnifique ; honneurs éventuels, avec une place dans les conseils du gouvernement[12].

Tel est le mode fondamental de recrutement qui fournit aux Anglais leur état-major civil dans l’Inde, c’est-à-dire la grande majorité des principaux fonctionnaires du civil service. Si l’on cherche, après les explications qui précèdent, à dégager la caractéristique de ce recrutement, on trouve qu’il repose sur un contrat tacite entre l’Inde et ses agens. C’est un contrat de l’espèce do ut des ; l’Inde dit à ceux qu’elle appelle : « Soyez supérieurs et je serai magnifique. » Et des deux côtés, l’on se tient parole et l’on se donne au surplus des garanties. Il intervient même un contrat formel qu’on appelle covenant. Ce covenant ou agrément n’était à l’origine et, en apparence, n’est encore aujourd’hui que l’engagement pris par le fonctionnaire de remplir certaines obligations :, s’abstenir de tout acte de commerce, s’interdire de recevoir aucun présent [13], assurer l’avenir des siens, etc. Mais, avec le temps, et sans changer de forme, il a changé de signification. À cet engagement positif du fonctionnaire correspond, depuis longtemps déjà, un engagement moral du gouvernement de réserver aux seuls covenantedy — c’est le nom officiel de cette catégorie de fonctionnaires, — les avantages divers que nous venons d’énumérer[14]. Bien entendu, tout en concédant ces privilèges exclusifs aux membres du covenanted service, le gouvernement de l’Inde s’est réservé le droit de faire entrer dans le service civil d’autres fonctionnaires, recrutés par d’autres méthodes. Le concours ne lui a pas évidemment amené tous les hommes de mérite. Beaucoup se sont révélés dans d’autres carrières, dont la coopération serait précieuse. Il s’efforce de les attirer, et, suivant les circonstances et leurs talens, il les lie à lui par des liens plus ou moins étroits. Les uns, il les emprunte à d’autres administrations et les prend seulement en service détaché, utilisant, pendant une. période donnée, leurs connaissances spéciales. Les autres, il les enrôle définitivement et les incorpore dans ce qu’on appelle un covenanted service[15] . Ces deux modes subsidiaires de recrutement procurent au gouvernement de l’Inde des serviteurs extrêmement utiles. Ce sont, par exemple, des consuls de carrière, qu’on détache momentanément dans la province de l’Inde la plus voisine des pays où ils ont résidé : tels étaient, en Birmanie, M. Barber et M. Warry, choisis parmi les meilleurs consuls d’Angleterre en Chine. Ce sont encore des officiers pris dans l’état-major de l’armée indigène et affectés, pour un temps indéterminé, à des emplois du service civil. C’est ainsi qu’en Birmanie le colonel Laughton dirigeait le (« secrétariat[16] ; » que le colonel Fryer était commissaire des finances, le colonel Sladen, dont nous avons déjà cité le nom, political officer près du roi Thibau, et qu’un certain nombre d’officiers de moindre importance remplissaient les fonctions les plus variées dans l’administration civile. Enfin, le civil service se recrute avec deux autres catégories de personnes ; les unes n’appartiennent pas à l’administration ; les autres en faisaient déjà partie, mais dépendaient de services autres que le service civil : toutes se recommandent au choix du gouvernement par leur connaissance approfondie de telle question, de telle contrée, etc. C’est pour des raisons de ce genre qu’en Haute-Birmanie, pour faire face aux premiers besoins, on enrôla l’explorateur M. Colquhoun, du corps des ingénieurs, sept ou huit fonctionnaires provenant des télégraphes, des finances, de la police, et trois personnes étrangères à l’administration : un régent de collège et deux agens de la Bombay-Burma trading corporation.

Les procédés que nous venons d’indiquer sont de ceux que nous employons aussi en France. Au Tonkin, par exemple, des officiers, généraux, colonels ou commandans, — quelques-uns fort distingués, M. de Maussion, notamment, M. Servière et M. Pennequin, — ont cumulé avec leur commandement militaire les fonctions de résidons, et bien des officiers de tous grades ont occupé des emplois civils où ils ont rendu de signalés services. Mais nous avons, je le crois, su, moins bien que les Anglais, utiliser les ressources immenses que, dans cet ordre d’idées, l’armée nous offrait. Les Anglais se sont gardés de deux fautes : ils n’ont pas, comme nous le faisons depuis la fin de 1886, exigé des officiers qui entrent dans les services civils qu’ils donnent leur démission et quittent définitivement l’armée, ce qui, avec quelques avantages sans grande importance, amène nécessairement ce résultat fâcheux : diminuer l’abondance et la qualité d’une collaboration si précieuse. En second lieu, ils ont évité de faire à ces fonctionnaires improvisés des conditions trop belles, et de les placer tout de suite dans des postes trop hauts où la science de l’administration est plus nécessaire, et l’éducation technique moins facile. À cet égard, l’exemple de ce qu’ils ont fait en Birmanie est instructif. M. Colquhoun, un de ceux que nous avons cités plus haut, avait, non sans mérite, servi dans le corps des ingénieurs ; il avait, en outre, pendant plusieurs années, exploré la région frontière entre la Chine et la Birmanie, et s’était, avec un succès considérable, fait près du grand public anglais, l’apôtre de la pénétration au Yunnan par la Haute-Birmanie. À ces titres, il se recommandait doublement au choix du gouvernement de l’Inde. On le choisit en effet, et on le plaça dans le district de Bhamo, centre de la région qu’il avait parcourue. Mais on ne lui donna que le grade de deputy commissioner de quatrième classe [17].

Ainsi, une fois de plus, nous constatons le bon sens et la prudence du gouvernement de l’Inde. Fonctionnaires dès longtemps préparés du covenanted service, et outsiders de l’uncovenanted service rencontrés par hasard et cueillis au passage, il a su à merveille recruter l’un et l’autre corps, leur mesurer les avantages avec justice et à-propos, et en tirer le maximum d’utilité. Reste à voir ce que valent les fonctionnaires ainsi recrutés.

IV.

Il est malaisé de se former une opinion sur ce sujet. Je dois cependant en dire, et j’en dirai, avec toute la réserve possible, mon sentiment. Comme je n’ai point voyagé dans le pays et qu’ainsi je n’ai pu même tenter de faire par moi-même une enquête d’ailleurs bien périlleuse, je ne puis chercher qu’au dehors les élémens d’information. J’en sais deux : l’un est l’œuvre que les fonctionnaires de l’Inde auront su édifier ; l’autre est l’opinion qu’auront rapportée de ces fonctionnaires des témoins perspicaces et véridiques.

Il ne faut même pas songer à décrire de la façon la plus sommaire ce que les Anglais ont fait dans l’Inde. Ce serait d’ailleurs bien superflu : la valeur de leur œuvre n’est plus contestée. Des recherches récentes ont même fait tomber une partie des abominables légendes qui avaient cours sur la période héroïque de l’histoire de leur domination et permis de réhabiliter les premiers vice-rois, même Warren Hastings. Quant aux intentions et à la conduite du gouvernement de l’Inde pendant le demi-siècle qui vient de s’écouler, on tient en général, malgré des critiques de détail, qu’elles font honneur à la civilisation. « Le gouvernement de l’Inde, a écrit J.-S. Mill, qu’on ne saurait, quand on connaît son caractère, soupçonner de partialité [18], le gouvernement de l’Inde est un de ceux dont les intentions ont été les plus pures. » Et il ajoute : « et dont la conduite a été la plus bienfaisante. »

L’attitude des peuples indigènes est, à cet égard, significative. Je dis : « des peuples, » parce que, contrairement à ce qu’on croit communément en Europe, il n’y a pas, il n’y aura peut-être jamais de peuple indien. Il y a des peuples, infiniment différens de race et de religion, qui se détestent, et dans chaque peuple, des castes étagées, qui se persécutent. Avant la venue des Anglais, c’était de peuple à peuple, de religion à religion, une guerre perpétuelle, de caste à caste et d’individu à individu une perpétuelle oppression : Les indigènes le savent, et de ce qu’ils peuvent devoir à l’Angleterre, ce qu’ils mettent au-dessus de tout, c’est la paix britannique et la justice britannique. « J’ai pu, dit le comte de Hübner, dans son Voyage à travers l’empire britannique[19], comparer les populations directement soumises au sceptre de l’impératrice avec les sujets des princes feudataires. Vous passez, par exemple, la frontière de Hyderabad. Le ciel, le sol, la race, sont les mêmes ; mais la différence entre les deux États est frappante et toute à l’avantage de la présidence de Madras ou de Bombay que vous venez de quitter... S’il fallait une preuve pour constater combien le prestige moral de l’Anglais est profondément enraciné dans la population, je citerais ce fait que, dans toute la péninsule, l’indigène en matière civile et plus encore en matière criminelle cherche à être jugé par un magistrat anglais. » Et il rapporte encore ce mot caractéristique d’un Hindou, homme très considérable dans son pays, qui notoirement n’aime pas les Anglais : « Savez-vous, disait-il à un ami, ce qui arriverait si les Anglais abandonnaient l’Inde ? Supposez que nous descendions dans nos parcs et que nous ouvrions les cages de nos bêtes féroces. En peu de minutes, elles nous auront dévorés, elles se seront dévorées entre elles, et il ne restera debout qu’un tigre, les griffes et la gueule ensanglantées, et ce tigre sera mahométan[20]. »

Voilà qui nous édifie sur l’œuvre que les Anglais ont accomplie dans l’Inde : elle plaide hautement en faveur des ouvriers. Quant à ces ouvriers eux-mêmes, je n’ai qu’à reproduire les témoignages de ceux qui les ont vus à l’œuvre. Je citerai d’abord les témoignages d’Anglais. Ces témoignages, on pourrait être tenté de les contester. Mais on n’y songe plus quand on regarde de qui ils émanent et quelle unanimité ils présentent.

« Des observateurs compétens, a écrit sir Richard Temple[21], qui a occupé dans l’Inde de très hautes fonctions, ont estimé que les fonctionnaires du service civil représentent en Orient d’excellens types anglais parmi les meilleurs. Un prélat de la haute église, connaissant aussi bien l’Occident que l’Orient, m’a déclaré n’avoir jamais connu une classe d’hommes supérieure. »

Sir John Strachey[22], qui a fait preuve dans ses travaux d’une rare indépendance d’esprit, dit que les Indiens, sans aimer la domination et l’administration anglaises, les préfèrent sans hésiter à celles de leurs compatriotes.

« Comme vice-roi, m’écrivait un des derniers gouverneurs-généraux, le très regretté lord Lytton, j’ai, pendant cinq années, été en rapports constans avec toutes les administrations du service civil de l’Inde, et je me suis formé la plus haute opinion de leurs mérites et de leur honnêteté. Sans doute, dans un service aussi vaste que celui de l’Inde britannique, il doit y avoir des degrés divers d’intelligence et de capacité, et il est assuré que le service de l’Inde, comme tous les services publics du monde, renferme quelques membres incompétens. Mais mon impression est que, comparé aux autres, il en renferme exceptionnellement peu, et que sa moyenne est exceptionnellement élevée. »

Un autre vice-roi, encore plus qualifié peut-être pour donner son avis en cette matière parce qu’il était plus récemment à la tête du gouvernement de l’Inde, et que précisément, — je l’expliquerai tout à l’heure, — s’il a paru possible d’élever quelques critiques contre le service civil, ce serait plutôt dans les dernières années qui viennent de s’écouler, — cet autre vice-roi (pourquoi ne pas le nommer ?), lord Dufferin, m’écrit dans les termes suivans : « Vous me demandez de vous dire la vérité vraie sur l’habileté, l’expérience, et, d’une manière plus générale, la valeur morale de nos fonctionnaires du service civil de l’Inde. Je réponds sans aucune hésitation : il n’y a pas au monde un service comme celui-là. Pour l’ingéniosité, le courage, la rectitude du jugement, le dévoûment désintéressé à leurs devoirs, l’endurance, l’ouverture d’esprit, et en même temps la loyauté entre eux et envers leurs chefs, ils sont, à ma connaissance, supérieurs à n’importe quelle catégorie d’Anglais. Ils sont absolument purs de toute vénalité et de toute corruption. Naturellement, tous ne sont pas de même valeur ; aussi ne parlé-je d’eux que comme d’un ensemble. D’ailleurs, si le service civil de l’Inde n’était pas ce que je viens de dire, comment le gouvernement de ce pays irait-il si tranquillement ? Nous y avons plus de 250 millions de sujets et moins de 1,000 fonctionnaires civils anglais pour conduire toute l’administration. »

Enfin un haut fonctionnaire de l’India office m’écrit : « Vous savez avec quel scrupule le covenanted civil service est recruté… la position d’un covenanted civilian, même de grade modeste, entraîne de grandes responsabilités : il a sous ses ordres de nombreux subordonnés, et dirige en fait la destinée de millions d’individus. Tout cela est expliqué avec détails dans le Report of the Indian public service commission[23], que je vous envoie avec quelques autres documens qui traitent du même sujet. Vous les trouverez, j’en ai peur, un peu arides ; mais ils vous fourniront les faits les plus récens et vous démontreront quelle attention le gouvernement de l’Inde apporte au choix de ses fonctionnaires. Quant à moi, je puis dire que j’ai une expérience de vingt années dans ce ministère auquel aboutissent toutes les plaintes ou accusations portées contre un civil servant, et je suis pleinement convaincu de la droiture, de la capacité et du succès, tout cela à un haut degré, de ce service. Sans doute, il y a eu des occasions où certains de ses membres ont tenu une conduite incorrecte. Mais les exceptions prouvent la règle. Je puis me porter garant que justice sévère et impartiale a toujours été faite de ces fonctionnaires incapables ou infidèles, si haute qu’ait pu être leur position officielle, si grande qu’ait pu être leur influence sociale et politique.

« J’attribue le succès que je revendique pour le service civil de l’Inde dans les temps modernes principalement à ce fait qu’il est le service du monde de beaucoup le mieux payé[24]. Un jeune homme de vingt-deux ans, entrant dans le service de l’Inde, touche un traitement de début de 480 livres sterling (12,000 francs), et ce traitement peut, à la fin de sa carrière, être élevé progressivement jusqu’à 10,000 livres sterling (250,000 francs). Cette libéralité dans les traitemens tend à diminuer les tentations auxquelles un homme placé dans une situation pleine de responsabilité et de pouvoir peut, en raison même de sa condition d’homme, se trouver exposé. De plus, je puis dire que le gouvernement de l’Inde veille avec la plus extrême sollicitude sur la conduite de ses fonctionnaires, même dans les matières les plus insignifiantes, sachant bien que la durée de la puissance britannique dans l’Inde dépend de la sagesse et de la justice de ses fonctionnaires plus que de toute autre chose. »

Je pourrais citer l’opinion de bien d’autres Anglais : elle ne s’écarterait point de celles que je viens de rapporter. Mais, malgré ce que j’ai dit plus haut, comme les Anglais sont intéressés à exalter la grandeur de leur gouvernement de l’Inde et l’excellence de ses fonctionnaires, leur enthousiasme nous peut être suspect : je vais produire le témoignage d’un étranger, M. de Hübner. Je le cite de préférence à tout autre ; voici pourquoi. D’une intelligence peu ordinaire, il a occupé de hautes situations dans sa pairie ; sujet d’un empire, l’Autriche, qui n’a point de colonies, il a pu observer l’Inde anglaise sans envie ni préjugé ; enfin il a montré, plus d’une fois, de la sympathie pour notre pays, et ce qu’il a dit de notre petite colonie de l’Inde n’est pas, tant s’en faut, pour nous déplaire. Or, à vingt reprises, au cours de ses notes de voyage, M. de Hübner revient sur les sentimens d’estime et même d’admiration qu’il professe pour les fonctionnaires du service civil de l’Inde, pour leur abnégation, leurs talens, leur intégrité, la curiosité de leur esprit, etc.

« Ces hommes, dit-il, qui tiennent du héros, du missionnaire (de la civilisation), du diplomate, du juge, du soldat et de l’administrateur, vivent sous un ciel de feu. J’en ai peu vus qui ne portent pas sur le visage des traces de la fièvre et de la dysenterie, et cependant ils sont contens. »

« J’ai, dit-il ailleurs, rencontré partout des hommes dévoués à leur service, travaillant du matin au soir et trouvant, malgré la multiplicité de leurs occupations, le temps de s’occuper de littérature et d’études sérieuses. L’Inde est gouvernée bureaucratiquement, mais cette bureaucratie se distingue des nôtres sous plus d’un rapport. En Europe, les journées du serviteur de l’État se succèdent et se ressemblent. Il faut de grandes révolutions, des guerres européennes, pour en troubler la placide monotonie. Ici, il n’en est pas ainsi. La variété des devoirs élargit et façonne l’esprit du fonctionnaire anglo-indien ; les dangers qu’il peut courir d’un moment à l’autre retrempent son caractère. Il apprend à embrasser du regard de vastes horizons et à travailler dans son bureau pendant que le sol tremble sous ses pieds. Je ne crois pas trop dire en affirmant qu’il n’y a pas de bureaucratie plus instruite, plus rompue aux affaires, plus empreinte des qualités qui font l’homme d’État et, personne n’osera le contester, plus pure et plus intègre que celle qui administre la péninsule gangétique. »

Enfin, dans un dernier passage : « J’ai, dans ce qui précède, résumé fidèlement et consciencieusement les informations que j’ai pu puiser, sur les lieux, aux sources les plus directes et les plus dignes de foi. Je n’ai caché aucun côté faible qui m’ait frappé dans l’immense administration anglaise ; je n’ai passé sous silence aucune des accusations dirigées, à tort ou à raison, contre le gouvernement de l’Inde par des personnes respectables qui connaissent le pays. Mais, en se plaçant même au point de vue des pessimistes, qui n’est pas le mien, en faisant une large part aux infirmités et aux faiblesses inhérentes à la nature humaine, on ne pourra contester que l’Inde britannique, de nos jours, n’offre un spectacle unique et sans rival dans l’histoire du monde… Et qui a opéré tous ces miracles ? La sagesse et l’intrépidité de quelques hommes d’État dirigeans, la bravoure et la discipline d’une armée composée d’un petit nombre d’Anglais et d’un grand nombre d’indigènes[25], conduite par des héros ; enfin, et je dirai presque principalement, l’intelligence, le dévoûment, le courage, la persévérance, l’habileté jointe à une intégrité à toute épreuve d’une poignée de fonctionnaires et de magistrats qui gouvernent et administrent toute l’Inde. »

Ces témoignages sont décisifs.

Et cependant contre ces témoignages mêmes, nombreux, formels, concordans, des témoignages contraires s’élèvent. Ici, c’est un voyageur qui a rencontré dans l’Inde, au lieu d’hommes éminens, indépendans, pleins d’initiative, de véritables bureaucrates européens à l’esprit subalterne et tatillon. Là, c’est un résident du Caire qui déclare les fonctionnaires anglais détachés en Égypte inférieurs à la moyenne des hommes comme intelligence et comme probité et propres à laire, par le contraste, ressortir le talent et la droiture de fonctionnaires des autres nationalités.

Les accusations venues d’Égypte me touchent assez peu. Voici pourquoi. Les fonctionnaires qu’on y a détachés de l’Inde n’appartiennent pas, pour la plupart, au covenanted civil service, le seul qui nous intéresse ici, parce que c’est le seul qui conduise à ces hautes fonctions dont les titulaires peuvent exercer sur le gouvernement d’un pays une influence profonde. Eussent-ils été tirés de ce service, — et c’est effectivement le cas de plusieurs d’entre eux, — cela ne changerait pas encore mon opinion. La manière, en effet, dont sont recrutés les fonctionnaires du covenanted civil service, les épreuves qu’on leur impose, les connaissances qu’on exige d’eux, les rendent propres à servir dans l’Inde, et non ailleurs. Déplacés du théâtre où ils doivent appliquer ces connaissances, ils peuvent être inférieurs à eux-mêmes, sans que cela prouve contre leur valeur professionnelle dans le pays qu’ils étaient destinés à administrer. D’ailleurs, cette concession faite, je dois dire que les fonctionnaires anglais dans l’Inde ne sont pas tous ce que les décrit le résident du Caire auquel je fais ici allusion. Sir Raymond West, par exemple, et M. le juge Scott, et sir Auckland Colvin, actuellement lieutenant-gouverneur des provinces du nord-ouest de l’Inde, y ont fait excellente figure à côté de n’importe quel autre fonctionnaire. Et l’on pourrait encore à ces noms ajouter ceux de sir Evelyn Baring, qui était ministre des finances de l’Inde, et de M. Moncrieff, ingénieur civil qui a dirigé avec succès l’irrigation et dont le gouvernement russe a, dit-on, cherché à s’assurer les services. Il me semble que les considérations et les constatations qui précèdent diminuent la portée de l’accusation.

Et pour le reste, voici ma réponse. Les deux opinions opposées que j’ai citées ne se réfèrent à des hommes ni de la même classe, ni de la même époque. Comme le faisaient observer les lettres que j’ai reproduites plus haut, un service aussi vaste que celui des Indes renferme des hommes de valeur très inégale. C’est en vain qu’au moment du concours ils étaient presque de pair ; c’est en vain qu’ils ont débuté par les mêmes postes ; la vie et ses enseignemens quotidiens leur profitent inégalement et ne tardent pas à les différencier et à les séparer. Les esprits de valeur moyenne ne dépassent pas le rôle d’agens d’exécution et, à moins de protections puissantes, s’arrêtent au grade de chef de district, de député commissaire : c’est là leur bâton de maréchal. Les autres, plus brillans ou plus profonds, arrivent assez rapidement aux positions de commissaires de division, de commissaire en chef, de secrétaire de gouvernement, de gouverneur, etc. À mesure qu’ils grandissent, l’exercice de pouvoirs plus étendus, le contact d’esprits plus éminens développent leurs facultés naturelles et d’hommes distingués font des hommes supérieurs. Or ces hommes supérieurs, titulaires des fonctions les plus considérables, ce sont eux surtout que fréquentent et qu’entretiennent les vice-rois et leurs ministres ou les voyageurs de distinction, comme était M. de Hübner ; et il n’est pas défendu de croire que, séduits par leurs talens, on a pu étendre un peu complaisamment à l’ensemble du service civil l’opinion flatteuse qu’on avait conçue de ses meilleurs représentans.

On peut toutefois, à ce qu’il me semble, trouver de ces contradictions d’autres explications plus sérieuses et plus profondes. Ces explications reposent sur deux constatations qui, toutes deux, concernent le recrutement des fonctionnaires. Ce recrutement a été, depuis un certain nombre d’années, profondément modifié : une des causes de ces modifications est purement temporaire ; il dépendait du législateur de la supprimer, et c’est ce qu’il a fait à l’heure où j’écris ; l’autre paraît être d’un caractère permanent.

Voici la première. La commission que présidait lord Macaulay s’était proposé d’attirer au service de l’Inde l’élite intellectuelle de la nation, c’est-à-dire, dans son opinion, les jeunes gens qui auraient suivi les cours de l’Université. Pour cela, elle avait combiné et les programmes et la limite d’âge du concours de telle façon qu’ils correspondissent aux programmes des universités et à l’âge même où les étudians en sortent avec leurs diplômes. Les programmes, je n’ai plus à y revenir. L’âge était, je l’ai déjà dit, au maximum vingt-trois ans, au minimum dix-huit ans, avec cette restriction que dix-huit ans étaient une limite extrême et qu’un candidat de cet âge ne devrait être admis que dans des circonstances tout à fait extraordinaires. Ces dispositions obtinrent un plein succès. À peine furent-elles mises en vigueur, que l’on constatait que les élèves des universités se présentaient en nombre aux concours de l’Inde, En 1858, sur quarante candidats, 90 pour 100 provenaient des universités. Malheureusement, pour des raisons trop longues à décrire, on abaissa insensiblement la limite d’âge maximum de vingt-trois ans à vingt et un, puis à vingt ans, et enfin par un arrêté de lord Salisbury, alors ministre de l’Inde, en date du 24 février 1877, à dix-neuf ans, le minimum étant fixé à dix-sept. Cet abaissement de la limite d’âge eut un résultat désastreux. Les jeunes gens qui suivaient les cours de l’Université et qui, pour obtenir les diplômes qu’elle confère, devaient les suivre jusqu’à vingt-deux ans, se virent forcés d’opter entre l’Inde et l’université, c’est-à-dire, comme je l’ai précédemment expliqué, entre la carrière de l’Inde et les carrières civiles en Angleterre. Ceux qui avaient opté pour l’Inde ne suivaient même plus, pour se préparer au concours, les cours de l’université. Ils se faisaient inscrire chez quelque professeur spécialiste, où on les gavait à souhait. En sorte que les candidats venus de l’université étaient dans une proportion dérisoire, et que les autres n’offraient plus les garanties d’instruction générale que réclamait si énergiquement lord Macaulay. Ce double résultat, qui menaçait d’abaisser fâcheusement le niveau intellectuel des fonctionnaires de l’Inde a été pendant bien des années dénoncé de toutes parts, et dans l’Inde et en Angleterre. Finalement, après une longue enquête, le gouvernement a fait droit à des réclamations que le vice-roi même de l’Inde appuyait et, comme on l’a vu, les limites d’âge pour le concours de 1892 sont reportées respectivement à vingt et un et vingt-trois ans. Après cela, on peut espérer que les jeunes civilians des futurs concours rappelleront leurs aînés de 1858 et des années suivantes.

L’autre circonstance échappe malheureusement à l’action du gouvernement. Le service civil et, d’une manière générale, l’administration et le gouvernement de l’Inde ne se recrutent plus comme ils se recrutaient, il y a une trentaine d’années. Ils renferment deux catégories de fonctionnaires juxtaposées, mais non confondues, dont les uns appartiennent encore, tout au moins par les traditions, à l’époque du gouvernement de la Compagnie, et dont les autres, qui sont déjà la grande majorité, appartiennent à l’époque du gouvernement de la couronne. Entre les deux types, il y a un abîme. Et cela ne tient pas à une différence de méthode dans le recrutement, à la substitution du recrutement par voie de concours au recrutement par sélection libre : les concours fonctionnaient déjà du temps de la compagnie, et plus d’un agent d’aujourd’hui, qui rappelle les meilleurs modèles d’autrefois, a passé par le concours. La faute, si faute il y avait, en serait aux circonstances et aux mœurs.

Du temps de la compagnie, il n’existait, — et la compagnie en a été punie, — de communications rapides ni entre l’Inde et la métropole, ni surtout, dans l’intérieur de l’Inde, entre les centres principaux. Il n’y avait, d’autre part, ni cette abondance de règlemens, qui prévoient tant d’hypothèses, ni cette longue série de précédons bien établis qui commandent, pour ainsi dire, les solutions futures. Il en résultait que le gouvernement de l’Inde et ses agens se trouvaient, bien plus qu’aujourd’hui, abandonnés à eux-mêmes et amenés ainsi à prendre, de leur propre initiative, de très graves décisions. Leur rôle était donc considérable et bien fait pour séduire des hommes d’énergie et d’initiative, que d’autre part l’énormité des traitemens soit fixes, soit éventuels, pouvait engager à passer par-dessus le véritable exil qu’était alors la vie aux Indes. Or de ces hommes d’initiative et d’énergie, l’Angleterre en a toujours eu à foison : ce sont les cadets des familles nobles ou riches, qui ont tenu dans toute son histoire une si large place [26]. Astreints par la coutume à se faire eux-mêmes une position que leur jalousie presque légitime rêvait éblouissante, ils entraient volontiers au service d’une compagnie qui disposait de postes si intéressans et de traitemens si magnifiques. Or ces cadets, fils de pères qui depuis des générations avaient l’habitude et le goût du commandement et des responsabilités qu’il entraîne, apportaient dans leurs fonctions une largeur d’esprit, une décision de caractère, une énergie morale, une endurance physique qui étaient précisément les qualités indispensables pendant cette période de la conquête de l’Inde. Dans le nombre, sans doute, la faveur, alors toute-puissante, en glissait de médiocres et même d’incapables. Mais quelques mois d’expérience les faisaient ou éliminer ou reléguer dans les emplois inférieurs. Le reste s’élevait progressivement jusqu’aux premiers échelons de la hiérarchie : généreux, prodigues, parfois un peu pillards, assez irréguliers dans leur conduite, mais riches d’entrain et d’énergie et dépensant des trésors de courage iet d’invention au bénéfice de la compagnie.

Ce régime plein de grandeur, mais aussi plein d’abus, où, en dépit des fonctionnaires eux-mêmes, les intérêts des particuliers passaient souvent avant ceux de la nation, où plus souvent encore l’avenir était sacrifié au présent, s’était déjà peu à peu modifié dès la première moitié de ce siècle et prit fin en 1858, à la suite de la révolte des cipayes. Depuis le transfert du gouvernement à la couronne, l’Inde a assumé de plus en plus tous les caractères d’une immense bureaucratie. Les moyens de communication s’y sont développés d’une manière étonnante ; tout y a pris des allures de régularité et de discipline. Par suite, le fonctionnement de l’administration s’est transformé et, avec lui, les qualités qu’on exige du personnel. Sans doute, on fait grand cas, aujourd’hui comme autrefois, des qualités d’énergie et d’initiative ; mais on considère comme plus importantes l’instruction, l’exactitude et peut-être même la docilité, et on les développe au détriment du caractère. C’est que le caractère, la volonté, la décision, ne trouvent plus dans l’Inde pacifiée et organisée leur emploi qu’exceptionnellement, dans certains territoires moins civilisés ou durant certaines périodes moins calmes, et risquent dans les conditions normales d’être plus gênans qu’utiles pour les chefs chargés de donner à la machine l’impulsion. Nous voyons donc les nouveaux fonctionnaires de l’Inde contemporaine tendre de plus en plus à prendre les travers de toute bureaucratie. Cette révolution n’a pas encore atteint toute la hiérarchie : aux étages moyens et supérieurs demeurent encore de brillans représentans de l’ancienne manière, modifiée toutefois selon ce qu’ont exigé les circonstances ; mais avec le temps ceux-ci même disparaîtront probablement sans être remplacés, et, sauf des exceptions que le gouvernement s’efforcera de multiplier, les premiers postes seront occupés par les fils non plus de la noblesse, de la gentry ou du haut négoce, mais des clergymerij des professeurs et des boutiquiers.

Cette évolution fatale, les hommes qui ont grandi dans l’étude et, — en dépit de tout, — dans l’admiration de ceux qu’on peut appeler les paladins de l’Inde, la redoutent pour le prestige britannique. Mais l’Angleterre peut l’envisager sans trop d’inquiétude. Les temps sont bien changés : la période héroïque est close ; désormais, selon toute vraisemblance, il y a moins à conquérir des royaumes ou à comprimer des révoltes qu’à gouverner par la paix, la justice et la prévoyance, une population qui longtemps encore restera enfant ; et, dans ce dernier rôle, le fils du boutiquier ou du dergyman, qui n’aurait point suffi pour le premier, le fonctionnaire savant, méthodique, appliqué, parfois économe, mesquin et même vulgaire, l’emporte décidément sur ceux du premier type avec leur ardeur et leur génie d’improvisateurs, leur imprudence et leur prodigalité[27].

Toutefois, il serait peu sage de se priver à jamais de ce dernier et précieux élément. Tant que l’on étend son empire et qu’on édifie des gouvernemens, on a besoin justement d’hommes de ressource et d’imagination, et il semble bien qu’ils aient été un peu rares dans la dernière affaire de Birmanie. D’ailleurs, d’une façon générale, j’incline à croire que les fonctionnaires de Birmanie ont été inférieurs à ceux du reste de l’Inde. Cela, toutefois, ne prouve rien contre le système en soi. Il n’y a pas, en effet, longtemps que le covenanted service fournit à la Birmanie des fonctionnaires par un recrutement direct, et, d’autre part, les vices de fonctionnement que nous allons signaler tiennent à des causes passagères et facilement déterminables ; les Anglais s’occupent déjà d’y porter remède.

V.

D’ailleurs, n’exagérons rien : le civil service de Birmanie, celui de la première heure et celui d’aujourd’hui, est, en grande majorité, excellent ; quelques-uns, comme sir Charles Bernard et sir Alexander Mackenzie, chief commissioners, comme M. Hildebrand, surintendant des États shans, comme M. Browning, magistrat à Mogok, comme M. Toddnaylor, deputy commissioner de Magwee, etc., honoreraient n’importe quelle administration ; mais, à côté de ceux-là, il s’en est trouvé, même dans le service civil et aussi dans la justice, dans le corps médical, ailleurs encore, de peu expérimentés, de peu dévoués, et même, j’ai le regret de le dire, de peu scrupuleux. La proportion, d’ailleurs restreinte, en est plus élevée que dans toute autre province de l’Inde, et cette seule remarque indique déjà que le mal provient de causes presque purement locales.

La Birmanie, en effet, a contre elle deux choses : l’une lui est propre, c’est sa situation et son climat ; l’autre lui est commune avec le reste de l’Inde, quoique peut-être l’effet en soit chez elle plus énergique et plus malfaisant, c’est, à l’heure actuelle, la passion d’économies du gouvernement.

Dernière venue dans la grande famille indienne, moins salubre que la plupart des autres provinces et surtout encore mal assainie[28], plus loin du gouvernement central et des laveurs dont il dispose, peuplée d’ailleurs de moins d’Européens et pourvue de moins d’agrémens, la Birmanie est, on le conçoit facilement, assez impopulaire parmi les fonctionnaires du civil service. Or, nous le savons, les fonctionnaires choisissent, d’après le rang qu’ils ont obtenu au concours, la partie de l’Inde où ils désirent aller ; la Birmanie n’a pas leurs préférences et doit se contenter des derniers d’entre eux. Toutefois, les derniers d’une élite sont encore distingués : notre observation ne suffit donc pas à rendre compte des insuffisances constatées en Birmanie. Voici qui complète l’explication.

Les fonctionnaires du civil service ne sont pas recrutés pour l’ensemble de l’Inde. Avant chaque concours, les commissaires de ce service, calculant d’avance le nombre des vacances, publient qu’ils disposeront de tant de places pour les provinces hautes du Bengale, de tant pour les provinces basses, et ainsi de suite pour les présidences de Bombay et de Madras et pour la Birmanie. À la suite du concours public, les candidats qui ont été admis {selected candidates) désignent entre ces parties de l’Inde celle où ils souhaitent servir, celle où, le plus souvent, se fera tout leur avancement, et ils commencent, dès le temps de la probation, à orienter en conséquence leurs études. Ils s’instruisent plus spécialement dans la langue, le droit, les coutumes de leur province, et devenus, par cette spécialisation, plus aptes au service de celle-ci, le deviennent moins au service des autres. Il en résulte qu’un excellent fonctionnaire de Madras risquerait, au moins dans les postes inférieurs, d’être presque médiocre dans la présidence de Bombay. Or, la Birmanie, elle, fait aujourd’hui l’objet d’un recrutement séparé. Elle ne peut donc que difficilement utiliser, du moins sans préparation, les fonctionnaires des autres provinces de l’empire ; elle ne peut compter que sur les siens propres, et, dans les périodes normales, elle a le droit d’y compter avec quelque confiance. Mais le nombre en a été calculé un peu strictement. Survienne un événement imprévu, l’équilibre se rompt, et la machine administrative ne fonctionne plus que péniblement. C’est ce qui est advenu en 1885. La Birmanie comportait un état-major civil de soixante-deux fonctionnaires qui suffisait à tout, et, malgré ce que j’ai dit des préférences et des antipathies des membres du civil service, s’acquittait convenablement de sa tâche. Tout d’un coup, et sans préparation[29], la Haute-Birmanie est envahie et annexée et réclame un personnel considérable. On en tire une partie de Basse-Birmanie ; mais, à son tour, celle-ci s’agite et exige la présence de tous ses fonctionnaires. On est alors forcé de se tourner d’un autre côté et de faire appel soit à des personnes étrangères au service civil, mais connaissant bien la Birmanie, soit, — car le nombre de ces personnes est limité, — à des civilians des autres provinces. Mais ces civilians, spécialisés par leurs études et par leur service, étaient peu propres au service de la Birmanie ; et, de ce côté, le recrutement se trouvait encore entravé.

Pour une fois, les savantes combinaisons du gouvernement de l’Inde se trouvaient donc faussées. Et il faut dire que le zèle et l’empressement des hommes ne remédiaient pas à l’inertie des institutions. Tandis que nous avons vu, au Tonkin, nos fonctionnaires des colonies et même de la métropole, nos officiers de toutes armes, nos médecins de l’armée et de la marine, se disputer ardemment les places disponibles, pour la Birmanie, au contraire, on eut beaucoup de peine à se procurer le nombre d’agens nécessaire. Le service médical, notamment, n’eut jamais le contingent même indispensable. La Birmanie, nous le savons, n’était pas populaire parmi les fonctionnaires de l’Inde, et leur dévoûment n’allait pas jusqu’à échanger contre des fatigues et des dangers une existence pleine d’agrémens. Lorsque, d’une manière officielle, on chercha parmi eux des volontaires pour la nouvelle province, on ne rencontra que des hommes d’un mérite assez ordinaire et de prétentions, en revanche, excessives. On se borna à en choisir une demi-douzaine[30].

Pour attirer dans cette province discréditée les plus qualifiés des fonctionnaires de l’Inde, il eût fallu leur offrir des avantages considérables. Or précisément, pour des raisons financières que tout le monde connaît, le gouvernement de l’Inde est, à l’heure présente, d’une économie féroce et a la prétention de faire énormément de besogne avec fort peu de monde[31]. Lord Dufferin avait cru, en février 1886, pouvoir gouverner la Haute-Birmanie avec un état-major (police non comprise) de vingt-quatre personnes ; il en fallut plus de soixante, et ces soixante ne suffirent pas. Ce mécompte entraîna certaines infractions aux habitudes de l’administration indienne, et ces infractions furent autant de fautes. Les meilleurs fonctionnaires, qui, — notons le fait, — étaient presque toujours les plus âgés, partout réclamés et partout nécessaires, étaient fréquemment déplacés ; là où les difficultés semblaient croître, on envoyait le plus habile. Au bout de quelques mois de ce rude métier, ils étaient tous épuisés, plusieurs devaient se retirer pour raison de santé, et l’administration passait à de moins capables. La justice, notamment, fut trop souvent confiée à de jeunes hommes sans grande autorité et néanmoins sans souplesse. Enfin, comme une première faute en entraîne d’autres, l’oubli des règlemens, le mépris de l’ancienneté et de ses droits, conduisirent naturellement au caprice et à la faveur. Certaines fonctions considérables furent attribuées à des agens que ne qualifiait ni leur âge ni leur mérite.

Toutefois, ne l’oublions pas, ce n’étaient là que des exceptions assez rares d’ailleurs, quelques taches qui disparaissaient dans un ensemble satisfaisant. Le corps des fonctionnaires de Birmanie restait, malgré tout, à peu près au niveau de ses collègues de l’Inde et parfaitement de taille, — nous le verrons, — à mettre en valeur les ressources de la nouvelle possession.


Joseph Chailley-Bert.

    de l’Inde appartenant au covenanted service est fixée au chiffre moyen de 25,000 francs et il en est de plus considérables. Celle de nos fonctionnaires les plus favorisé ?, — et vous savez la cause de ces faveurs : blessures, mutilations, pertes des yeux, — ne peut, pour les résidons supérieurs, dépasser 9,000 francs, et, pour les autres agens, 7,200. La moyenne est très inférieure à 6,000 francs ; le minimum descend jusqu’à 2,300.

    C. Importance des fonctions. — L’Inde offre à ses fonctionnaires en activité les positions les plus intéressantes. Pour beaucoup, l’avancement hiérarchique s’arrête aux fonctions déjà considérables (36,000 à 54,000 francs de traitement) de magistrale and collecter {chef de district) qui, de l’avis de tous, sont passionnantes par l’étendue des devoirs et des responsabilités. Pour les mieux doués ou les plus favorisés, il peut conduire jusqu’à la situation de lieutenant-gouverneur et de commissaire en chef (les gouverneurs de Madras et de Bombay et le vice-roi étant pris en dehors des fonctionnaires de carrière et choisis ordinairement dans le monde politique). D’ailleurs, le rôle des fonctionnaires de l’Inde ne finit point avec la retraite : ils peuvent encore figurer dans le conseil suprême de l’Inde et y exercer la plus salutaire et la plus légitime influence. — Après ces quelques indications, citons, pour mieux fixer les idées, les états de services d’un de ces fonctionnaires, par exemple, de sir Charles Bernard qui fut le premier chief commissioner de Birmanie. Il sort de Haileybury College en 1858 ; il débute au Pundjab, comme assistant commissioner : en 1861, il passe au gouvernement de l’Inde avec le titre de sous-secrétaire au département des finances ; en 1862, il est juge au tribunal des petites causes dans les Provinces Centrales, où il devient, en 1864, secrétaire du commissaire en chef ; en 1869, il est commissaire de la division de Naypur ; de 1871 à 1875, il fait partie du conseil du lieutenant-gouverneur du Bengale ; en 1876, il sert de secrétaire à sir R. Temple, envoyé en mission dans les présidences de Bombay et de Madras ; en 1877, il est nommé secrétaire auxiliaire du gouvernement de l’Inde, au département des finances et de l’agriculture ; de 1878 à 1880, il est secrétaire du département de l’intérieur ; en 1881, secrétaire du département des finances et de l’agriculture ; en 1880, il a été détaché en Basse-Birmanie pour y exercer provisoirement les fonctions de chief commissioner ; il est confirmé dans ses fonctions en 1882 ; il y reste jusqu’en 1888, pendant tous les événemens de Haute-Birmanie, pour être alors nommé à Londres, à l’India office, secrétaire du département des finances et de la statistique.

    Pilinski (juin 1891), plus dur à supporter que celui des Indes. La chaleur en est débilitante, l’extrême humidité pernicieuse et certaines maladies : choléra, béribéri, y sont à l’état endémique ou y reparaissent périodiquement. Durant la campagne, la proportion des morts et des maladies a été considérable. Les transports de l’État ne suffisaient pas à rapatrier les malades. En 1888-1889, la mortalité était encore de 5.32 pour 100. La Haute-Birmanie est, d’ailleurs, plus salubre que la Birmanie inférieure ; un peu plus fraîche, elle est plus reconstituante, et certains hauts fonctionnaires, par exemple, M. Crosthwaite, s’arrangeaient pour résider, suivant les saisons, alternativement à Rangoon et à Mandalay. Toutefois, des points situés bien plus au nord n’en sont pas plus habitables : Bhamo n’est tenable que neuf mois sur douze, et M. Colquhoun, tout acclimaté qu’il fût, dut prendre un congé au bout de quinze mois de séjour. Pendant les expéditions de 1890-1891, on rencontra des endroit» particulièrement malsains : notamment le fort White, sur la frontière des Chins, le district de Yaw, dans les États shans, le district des mines de jade, etc. Au fort White, i)4 pour 100 de la garnison, à un moment, furent à l’hôpital : Indiens, Européens, indigènes, étaient également atteints. Dans la ville de Minthoo, la garnison, composée de l’état-major et de trois compagnies du 20" d’infanterie de Madras, ne pouvait envoyer que 35 hommes à la parade. Un dernier rapport indique que 44 pour 100 de l’effectif étaient à l’hôpitaL On a cherché, dans les régions montagneuses, par 6,000 et 7,000 pieds d’altitude, à établir des sanatoria dans le genre de ceux de l’Inde. On crut en avoir trouvé à Engouk d’abord, à Bernardmyo, près de Mogok, ailleurs encore, sur un haut plateau en face de la station de Bingway : au bout de peu de temps, on s’aperçut que ces prétendus sanatoria s’étaient pas moins insalubres que le reste du pays. Toutefois, l’insalubrité de la Birmanie n’est pas invincible. Il ne faut, pour en triompher, que des habitations hygiéniques, des travaux d’adduction d’eau et d’égouts, une hygiène raisonnée, des hôpitaux et des médecins en nombre suffisant : c’est affaire de temps et d’argent.

    A. Régularité et sécurité de la carrière. La sécurité existe dans toutes les carrières dont l’entrée est sévèrement réglementée. Là où la faveur est souveraine, le même caprice qui a élevé le fonctionnaire peut le précipiter. Les fonctionnaires du covenanted civil service ont deux titres pour échapper à ce danger. D’une part, ils ont eu à subir le concours dont je viens d’exposer les conditions ; d’autre part, recrutés en Angleterre, nommés par le secrétaire d’État pour l’Inde, ils cessent de dépendre de lui, à partir du jour où ils mettent le pied dans ce pays, et ne relèvent plus, pour leur avancement, que du gouvernement local. « Le gouvernement anglais, m’écrit un des plus hauts fonctionnaires de l’India office, pour empocher le népotisme et ce qu’on appelle jobbery, a, au moyen de lois et de règlemens, limité les nominations qu’il peut faire dans l’Inde aux trois catégories qui suivent : le covenanted civil service, le staff corps, les natifs de l’Inde faisant partie du civil service. Or le covenanted service est recruté au concours ; l’état-major de l’armée indigène (staff corps) est choisi après examen et spécialement entraîné ; les natifs de l’Inde qui font partie du covenanted service sont soumis également à un concours public subi en Angleterre. De plus, une fois nommés, tous échappent à son influence. » — Aussi, ouvrez au hasard l’India office list, lisez les états de services de quelques fonciionnaires, vous les verrez tous ou presque tous conservant leurs fonctions jusqu’au terme fixé par les règlemens, gravissant régulièrement les échelons de la hiérarchie et arrivant, sans à-coups ni crises, jusqu’à l’âge de la retraite. La sécurité dont ils jouissent, et qui leur est à peu près garantie par des usages dont le parlement serait au besoin le gardien, leur donne le sang-froid, et le long séjour dans chaque poste, l’expérience. C’est en effet une règle de ne déplacer les fonctionnaires que rarement, même les plus élevés. Le vice-roi, les gouverneurs des présidences, les commissaires en chef, les membres des conseils, etc., sont maintenus en place pendant cinq années. Nous sommes au Tonkin depuis sept ans et nous y avons eu déjà dix-huit gouverneurs titulaires ou intérimaires. Les Anglais sont en Haute-Birmanie depuis six ans et n’en ont eu que quatre. Et de ces quatre, le premier, sir Gh. Bernard, était en Basse-Birmanie depuis 1880 et se retira pour cause de maladie (1885-1888) ; le second, sir Ch. Crosthwaite, n’a pas réussi et toutefois a été maintenu pendant deux ans et demi (1887-1890) ; le troisième, M. Donnel, n’a duré que quelques mois, mais il faisait l’intérim, et les Anglais ont l’habitude, fort sage, de ne jamais titulariser les intérimaires ; enfin, le quatrième est sir A. Mackenzie, actuellement en fonctions.

    B. Solde d’activité et retraite. — On jugera mieux de l’importance des avantages matériels offerts aux fonctionnaires anglais de Birmanie en parcourant le tableau suivant, où nous comparons leurs traitemens à ceux de nos agens du Tonkin :

    Fonctionnaires. Solde. Allocations diverses. En plus pour les fonction. anglais.

    I. Gouverneur général 60.000 fr. 60.000 fr. »
    Chief Commissioner 160 000 » » 40.000 fr.
    II. Résidens supérieurs 30 000 » 10.000 »
    Commissioner 66.000 » » 26.000 »
    III. Résidens de 1re classe …. 18.000 » 3 à 5.000 fr. »
    Deputy Commissioner 1re et. 44.000 » » 21 à 23.000 »
    IV. Juge président 12.000 i » »
    Juge de Maulmein 38.400 » » 26.400 »
    V. Payeur en chef 18.000 » 12.000 fr. »
    Financial Commissioner . . 72.000 » » 32.000 »
    VI. Directeur des travaux. . . . 22.000 » 5.000 » »
    Secrétaire des travaux . . . 38.000 » » 11.000 »

    Les retraites présentent les mêmes différences. La retraite des fonctionnaires civils

  1. Voyez la Revue du 15 décembre.
  2. . Cette habitude, qui date de la monarchie, s’expliquait à merveille autrefois. Nos anciennes colonies, ces « Nouvelle France » que rêvait Richelieu, devaient se peupler et se peuplaient effectivement de nombreux colons français, qui, — cela allait de soi, — emportaient avec eux la coutume de leur province. Quant aux indigènes du pays, là où il s’en trouvait, ils devaient, — toujours dans la conception de ce temps, — être convertis et faits sujets français. Par conséquent, les lois françaises leur étaient tout naturellement applicables. Aujourd’hui nos colonies ne sont plus, pour la plupart, des colonies de peuplement, et nous avons renoncé à convertir et à naturaliser les indigènes. Dès lors le régime légal de ce temps-là devient un anachronisme.
  3. On a cependant reproché à cette législation d’être trop compliquée pour ceux auxquels elle s’applique. Dans une série de lettres adressées au Times, en août et septembre 1888, un Birman, sujet anglais, M. Chantoon, déclare (voir notamment la lettre du 18 septembre) que cette législation est trop avancée pour la moitié au moins des Birmans, et, quoique bonne en soi, demeure inefficace. Il importe donc, selon lui, de ne pas l’étendre à la Birmanie supérieure. On tiendra les deux provinces entièrement séparées ; on laissera la Haute-Birmanie accomplir une évolution « de quelques siècles » avant d’introduire les lois et les formes de gouvernement et d’administration de l’Inde et de la Basse-Birmanie ; en attendant, on s’inspirera des coutumes nationales : la législation ne devrait être qu’une compilation des lois de Bouddha et de Manou. (Voir, sur cette idée, le chapitre de l’ouvrage de sir John Strachey, India, intitulé : Lois et Tribunaux de l’Inde.)
  4. « Notification conforme à la loi du 27 septembre 1886 et ayant pour but de transférer des portions de la Haute-Birmanie à la Basse-Birmanie. N° 110 ; 24 février 1887 : en vertu des pouvoirs à lui conférés par la section n, sous-section ii de la loi intitulée : Upper Burma Laws Act, no 20 de 1886, le chief commissioner de Birmanie, avec l’approbation préalable du gouverneur-général en conseil, transfère la portion de la Haute-Birmanie, ci-dessous désignée, à la Basse-Birmanie, avec effet depuis le 1er mars inclus : le township de Sinbaungwe ; les cercles de Mindat, Hindou, etc. » — « Notification en vertu de la loi des Scheduled districts de 1874, étendant certains actes législatifs à des portions de Haute-Birmanie qui ont été transférés à la Basse-Birmanie. N° 111 ; 24 février 1887 : en vertu de la section v de la loi des Scheduled districts, no 14 de 1874, le chief commissioner de Birmanie, avec l’approbation préalable du gouverneur-général en conseil, étend, avec effet, à partir du 1er mars inclus, au territoire transféré à la Basse-Birmanie par la Notification no 110 de ce jour, toutes les lois actuellement en vigueur dans le district de Thayetmyo, excepté les suivantes : loi sur la terre et le revenu, de 1876 ; loi sur l’excise, de 1881. »
  5. Il ne s’agira, dans toute cette étude, que des fonctionnaires du a service civil, » c’est-à-dire de fonctionnaires d’un rang élevé, appartenant à l’une des deux branches, soit exécutive, soit judiciaire, véritable état-major civil, dont le rôle peut, sans trop d’inexactitude, se comparer à celui de nos résidens en Indo-Chine. Il resterait encore, et ce serait bien instructif, à exposer les modes de recrutement des services techniques : travaux publics, télégraphes, forêts, chemins de fer, etc. ; cela nous entraînerait beaucoup trop loin.
  6. Voyez notamment l’article 3 des règlemens. L’article 2 exige du candidat la preuve qu’il est né sujet anglais, qu’il a l’âge et les aptitudes physiques requis, qu’il a une bonne réputation de moralité. Ceci connu, voici le texte de l’article 3 : — « Si une preuve, à première vue satisfaisante, de ces diverses conditions est fournie aux commissaires du service civil, le candidat sera, moyennant paiement des droits prescrits, admis à l’examen. Cependant, les commissaires peuvent, à leur discrétion et à toute époque, pourvu que ce soit avant la délivrance du certificat d’aptitude dont il sera parlé plus tard, ouvrir au sujet de tout candidat et sur les points qu’énumère l’article 2, telle enquête qu’ils jugeront convenable, et, si le résultat de ces enquêtes n’était pas satisfaisant, ce candidat sera déclaré inhabile à être admis au service de l’Inde ; si même il a déjà subi le concours et a été admis comme selected candidate, il sera déchu de sa position de probationer. »
  7. La probation a, depuis 1866, duré et dure encore deux années. À partir de 1892, elle sera réduite à une seule. Cette réduction, qui sera, je crois, préjudiciable au recrutement du civil service, tient à ce qu’on vient de changer les limites d’âge. La question de la limite d’âge est, — j’y reviendrai plus loin, — une question très grosse. L’État n’admet pas de candidats trop jeunes, parce qu’il les veut déjà vigoureux et instruits, ni trop âgés, parce qu’il les veut souples de corps et d’esprit. La commission de 1854, présidée par lord Macaulay, avait fixé comme maximum d’âge vingt-trois ans et comme minimum dix-huit, tout en déclarant que dix-huit ans lui paraissaient une limite extrême et qu’un candidat de cet âge n’aurait pour lui que fort peu de chances. Plus tard, sous l’empire de nécessités qu’il serait trop long d’exposer, on abaissa ces limites à dix-sept et à dix-neuf ans, et, du même coup, on allégea les programmes. Mais, d’autre part, on instituait (1866) un temps d’épreuve (probation) de deux années, ce qui donnait des fonctionnaires de dix-neuf ans à vingt et un ans. C’est le système qui fonctionne aujourd’hui encore. Pour 1892, on a modifié une fois de plus la limite d’âge. On s’est aperçu que ces fonctionnaires de dix-neuf à vingt et un ans étaient vraiment par trop jeunes et que ni leur autorité ni leurs forces n’étaient au niveau des difficultés et des fatigues de leurs fonctions. En conséquence, on a relevé les limites d’âge minimum à vingt et un et maximum à vingt-trois ans ; mais alors on a réduit d’une année le temps d’épreuve. Les nouveaux fonctionnaires, soumis au régime de 1892, auront donc de vingt-deux à vingt-quatre ans. C’est là un âge très raisonnable. Et s’il n’y avait à considérer que la question d’âge, tout serait pour le mieux. Mais il y en a une autre qui est celle-ci : Ces fonctionnaires n’ont, pour se spécialiser, que le temps de la probation. Réduite de deux à une année, ne sera-t-elle pas insuffisante ? Je le crains. Toutefois, les probationers ne sont pas tout de suite et de plein droit fonctionnaires. Nous verrons plus loin quelle est leur situation de début et comment on fait leur éducation pratique.
  8. Ce système a évidemment de grands avantages : il est un excellent moyen de décentralisation ; il dispense les familles de gros sacrifices pécuniaires, enfin il laisse aux jeunes gens beaucoup d’indépendance et d’initiative. En revanche, il n’offre pas certains avantages propres aux écoles d’application. Dans une école d’application unique où les élèves d’une même catégorie sont en rapports constans avec des professeurs de choix, on leur imprime plus facilement l’enseignement nécessaire en même temps qu’on arrive à les mieux connaître. Les professeurs, les directeurs, les comparent et les classent ; ils savent quel est leur caractère et leur valeur intellectuelle et morale ; ils peuvent deviner quels services ils seront capables de rendre. À la vérité, ces pronostics, tirés dès le temps d’école, ont bien leurs côtés fâcheux, mais ils en ont aussi de bienfaisans.
  9. Il existe dans le règlement un article, obscur au premier abord et singulier, qui, avec plus de clarté que tout ce que nous venons de dire, dévoile les véritables intentions des commissaires civils. C’est l’article 6, ainsi conçu : « Le nombre de points attribués aux candidats pour chaque matière pourra être réduit de la quantité que les commissaires jugeront convenable, afin d’empêcher qu’un candidat puisse tirer quelque avantage de la désignation d’une matière dont il a à peine quelque teinture. Les rédacteurs de cet article ont prévu l’emploi par les candidats, — qu’on me passe l’expression, — du truc suivant. Supposons que, sur quinze ou vingt matières que le programme comporte, les candidats les mieux préparés en aient, en moyenne, désigné six ; que, chacune de ces matières donnant droit à un nombre maximum, disons de 500 points, — ce qui porte à 3,000 le total le plus élevé qu’on puisse obtenir, — ces candidats en obtiennent 400 par matière, soit en tout 2,400. Un candidat médiocre, ayant des notions de tout, sans avoir une connaissance approfondie de rien, pourrait, au lieu de six matières, en désigner douze ; au lieu de 400 points par matière, en obtenir 200, et réunir, comme les plus travailleurs, un total de 2,400 points. Ou encore il pourrait désigner trois ou quatre matières qu’il aurait étudiées à fond, et en outre, pour compléter le total de points nécessaires, deux ou trois autres, dont il saurait à peine les élémens. Dans les deux cas, sa petite habileté ne lui profitera pas. Les commissaires, dès qu’ils s’apercevront de sa faiblesse dans une ou plusieurs parties, abaisseront, après coup, les notes qu’ils lui avaient données pour les matières les mieux sues. En latin, par exemple, où il excelle, il avait obtenu 750 points, le maximum étant 800 ; de même en chimie, sa note était 450, le maximum étant 500 ; mais, en grec, en sanscrit, qu’il avait pourtant lui-même désignés, il a été au-dessous du médiocre. À cause de cela seulement, les commissaires réduiront sa note pour le latin à 650 et sa note pour la chimie à 300, et cela l’empêchera d’être reçu.
  10. Les Anglais, avec raison, attachent une importance capitale à la connaissance des langues vulgaires indigènes. On peut même se demander s’ils n’exagèrent pas cette importance. Quand ils durent, en Birmanie, les fonctionnaires réguliers du civil service n’étant pas en nombre, leur adjoindre à la hâte quelques auxiliaires, ils pouvaient ou tirer des autres provinces de l’Inde le nombre voulu de civilians ou enrôler sur place soit des fonctionnaires des services techniques, soit des personnes étrangères à l’administration ; ils préférèrent ce dernier parti et enrôlèrent neuf fonctionnaires des services techniques et trois particuliers ; et la raison qui les détermina était que ces personnes savaient la langue birmane. (Burma, 1886, III, p. 39.) Ce premier renfort fut insuffisant, on demanda alors des volontaires parmi les civilians de l’Inde, On avait ici encore le choix entre deux catégories. On pouvait, dans ces circonstances pressantes, et malgré une certaine répugnance des fonctionnaires de l’Inde à servir en Birmanie, trouver à foison parmi eux des hommes d’une expérience consommée : on leur préféra de jeunes fonctionnaires ayant de deux à cinq années de service, et qui, je le dirai plus loin, n’étaient pas autrement remarquables : « Nous n’avons pas, écrivait lord Dufferin, demandé de fonctionnaires civils plus anciens. Le chief commissioner redoutait même leur venue. Leur ancienneté leur aurait donné droit à des positions où leur ignorance de l’idiome local aurait entraîné de grands inconvéniens. Le birman est fort difficile. Un fonctionnaire, occupant de par son ancienneté le poste de deputy commissioner, n’a jamais et, surtout dans les circonstances présentes, n’aurait eu que fort peu de temps à consacrer à cette étude. Le principal fonctionnaire du district, s’il ignore la langue parlée et doit se fier à des interprètes, ne peut jamais et nulle part être considéré comme pratiquement utile (efficient) ; en Haute-Birmanie, à l’heure présente et pour quelque temps encore, il ne serait absolument pas à sa place. » (Ibid.) On choisit, en conséquence, des hommes jeunes, qu’on plaça dans des postes de début et qui s’engagèrent à apprendre le birman dans un laps de temps variant de dix-huit mois à deux ans et demi ; d’ailleurs, pour les y encourager, on leur alloua une prime annuelle.
  11. Il en est une encore que je n’ai pas dite : c’est la partie orale de l’examen. À l’origine, l’examen oral ne portait que sur certaines matières : anglais, grec, latin ; aujourd’hui, et depuis 1858, il porte sur toutes les matières. « Nous y attachons, disaient dans un rapport déjà ancien les commissaires du civil service, une grande importance. Cet examen oral a un double but : attester la sincérité des connaissances du candidat, et en outre mettre en jeu ces qualités qu’un examen écrit no fait ressortir que bien peu, si même il peut les faire ressortir, à savoir : sa vivacité d’esprit, sa confiance en lui, son courage moral. » Et, vingt ans après ce premier rapport, une commission spéciale ajoutait : « Les vues de nos prédécesseurs méritent notre unanime approbation. L’examen oral permet à un examinateur habile et consciencieux de se rendre compte si les compositions écrites du candidat sont dues à une mémoire très cultivée ou à une parfaite intelligence des sujets qu’il a étudiés. En même temps il révèle l’existence, chez le candidat, de qualités d’un autre ordre, mais d’une importance considérable pour de futurs fonctionnaires du service civil de l’Inde… Quand on considère la position exceptionnelle des fonctionnaires du civil service de l’Inde et l’étendue des intérêts qui leur sont confiés, on peut dire, sans exagération, qu’une erreur de principe dans le choix de ces fonctionnaires, qu’elle soit due à une connaissance imparfaite des sujets ou à une partialité de l’examinateur, doit conduire à des résultats dont l’effet nuisible ne se révélera que quand ils seront sans remède. » (Voir Report of the public service commission, 1888, c. 5327, p. 41.)
  12. Si l’espace ne nous eût fait défaut, nous aurions aimé à montrer ce qu’il y a derrière cette formule générale, laquelle peut, en quelques lignes, s’analyser ainsi :
  13. Bien entendu, les princes indigènes sont libres de faire des cadeaux, ils en font effectivement ; il serait fort impoli de les refuser ; mais aussitôt reçus, ils sont déposés dans un endroit ad hoc et deviennent la propriété du gouvernement (voir Hübner, op. cit., II, p. 31, et surtout le Journal de la marquise de Dufferin, 2 vol. in-18, Calmann Lévy, 1890).
  14. Ces explications sont parfaitement exactes ; toutefois, elles sont d’une exactitude que j’appellerai théorique. En effet, d’une part, certains fonctionnaires signent des covenants sans pour cela appartenir au covenanted service : leur covenant n’est alors qu’un simple écrit indiquant dans quelles conditions spéciales ils ont été engagés ; d’autre part, les fonctionnaires ducovenanted service n’ont plus aujourd’hui de privilèges aussi exclusifs qu’autrefois. Comme ils coûtent fort cher à l’État, celui-ci cherche à en diminuer le nombre. Il y parvient de deux manières : en demandant plus de travail à chacun d’eux, — je reviendrai plus tard sur ce premier point, — et en confiant parfois à d’autres qu’à des covenanted des fonctions qui, aux termes des règlemens, devaient impérativement leur être réservées (voyez notamment le document intitulé : East India civil servants, 29 July 1890, 327, p. 2, col. 2).
  15. ) Le covenanted service ne comprend que des fonctionnaires du civil service, ceux-là mêmes dont nous nous sommes occupé dans tout cet article ; l’uncovenanted service, beaucoup plus nombreux, comprend des fonctionnaires de toute nature : fonctionnaires des services techniques, tels qu’ingénieurs, forestiers, télégraphistes, etc., et aussi quelques hauts fonctionnaires du civil service. Mais les hauts fonctionnaires du civil service, qui appartiennent à l’uncovenanted service, sont fort peu nombreux. Voici à ce sujet des chiffres officiels. Le civil service, compte environ 1,020 fonctionnaires ; sur ce nombre, le covenanted service en fournit, y compris les fonctionnaires en congé, les ineffective officers, 950 ; l’uncovenanted service en fournit environ 70 « D’autre part, l’uncovenanted service, dans son ensemble, comprend environ 4,800 fonctionnaires, dont 1,600 Européens ou Eurasiens (métis), et 2,600 Asiatiques. On le voit, la proportion des Asiatiques dans l’uncovenanted service est très élevée. Au contraire, dans le covenanted service, elle est infime : une dizaine sur 950. Il y a là une grosse question, question d’équité et question de politique, qui depuis longtemps préoccupe les meilleurs esprits. (Voir à ce sujet les documens officiels suivans : Correspondance relating to the age at which candidates,., etc., 1885, C.-4580 ; Report of the public service commission, 1888, C.-5327 ; idem, 1890, C.-5926.)
  16. Le secrétariat ou bureau central existe dans chaque province et aussi près du gouvernement de l’Inde. « C’est lui qui contrôle l’ensemble et lui donne de l’unité. Du secrétariat partent les ordres qui règlent ou modifient les détails de l’administration. Au secrétariat aboutissent les rapports divers des officiers locaux qui seront dépouillés ulérieurement pour qu’on s’y puisse au besoin référer. (India office list, 1891, p. 127.)
  17. Je pourrais citer encore l’exemple de onze fonctionnaires provenant les uns des services techniques, les autres de l’industrie privée et qu’on nomma seulement aide-commissaires de 4e classe.
  18. J. S.-Mill était sur ce point, — et cela a dû lui coûter de le dire, — en opposition formelle avec son père, auteur de l’Histoire de l’Inde, que la récente critique historique a convaincu d’erreur et de mauvaise foi dans ses diatribes contre la politique de la Compagnie.
  19. 2 vol. in-8o, 1886 ; traduction française. Hachette, II, 1887, p. 199-201.
  20. Cela ne veut pas dire que les Anglais n’aient point d’ennemis parmi les Indiens : ils en ont d’acharnés. Mais ces ennemis, pour la plupart sortis des écoles anglo-indiennes, ambitieux autant que patriotes, rêvent peut-être moins de délivrer leurs peuples que de supplanter les Anglais. Ils n’ont, d’ailleurs, qu’une influence restreinte, quoique grandissante et ne parviennent pas toujours à faire partager aux autres la haute opinion qu’ils ont d’eux-mêmes. Deux Hindous de haute caste causent ensemble. L’un d’eux dit : « Les Anglais sont encore une nécessité ; mais à mesure que l’éducation se répandra parmi nous, nous deviendrons aussi forts qu’eux, et quand nous serons devenus aussi forts qu’eux, nous pourrons nous passer des Anglais et prendre en mains le gouvernement du pays. — Vous vous trompez, répond son ami. C’est comme si vous disiez : — Mon frère a deux ans de plus que moi, donc, dans trois ans, je serai son aîné.» (Voir sur ce point, Young India, by W. S. Caine, 1891.)
  21. L’Inde britannique, type de colonisation moderne, 1 vol. in-18, 1889.
  22. India, 1 vol. in-8o. Londres, 1888 ; Kegan, Paul et Cie ; traduit récemment par M. Harmand, ministre plénipotentiaire, qui a occupé, durant plusieurs années, le consulat de France à Calcutta.
  23. C. 5296, 1890 ; cf. Correspondence between the government of India and the secretary of State for India, 1885, c. 4580.
  24. «Il y a une théorie d’après laquelle nous travaillons trop peu et nous coûtons trop cher. Cette théorie a été sinon mise en avant, du moins appuyée par un certain nombre de ceux qui visitent l’Inde durant la saison froide. Exilés en quelque sorte de notre patrie et sevrés en fait de beaucoup de nouvelles sur ce qui s’y passe, nous sommes toujours prêts à accueillir les voyageurs anglais. Nous nous réjouissons de les avoir chez nous ; nous leur faisons la meilleure chère que nous pouvons ; nous nous dépensons pour leur montrer tout ce qu’il y a à voir et leur procurer toutes les distractions imaginables. La vérité est que très souvent nous approvisionnons nos garde-manger d’une façon qui sied mal à nos finances et consacrons à amuser nos hôtes un temps que nous pouvons difficilement prélever sur notre travail. Or, notre hospitalité est parfois payée par des accusations calomnieuses : nous gaspillons notre temps, notre train de vie est désordonné. En réalité, nous travaillons non-seulement rudement, mais aussi rudement que nous pouvons travailler. À vrai dire, nous nous épuisons à travailler ; nous travaillons jusqu’à ce que nous soyons contraints de prendre un congé pour aller réparer notre santé en Angleterre. Les émolumens même de l’Indian civil service, qui est le mieux payé de tous les services du pays, sont tels qu’ils n’attirent que très peu d’hommes de premier mérite. Bien peu d’entre nous deviennent riches et beaucoup sont pauvres. Nous sommes, durant notre temps d’activité, obligés de nous imposer de constantes et parfois de rigoureuses privations pour envoyer en Angleterre les sommes nécessaires à l’entretien de nos femme» et à l’éducation de nos enfans. » (Lettre d’un Anglo-Indien, Times du 25 septembre 1891, suivie d’un article de fond à la même date.)
  25. Armée composée d’Anglais : 75,000 hommes. Armée composée d’indigènes : 100,000 environ.
  26. Voir notamment le recueil intitulé : Burke’s colonial Gentry.
  27. Voir dans Colonies and dependencies, par J.-S. Cotton (p. 28 à 35 et 75 à 80, Macmillan, 1883), d’autres considérations extrêmement curieuses.
  28. Le climat de la Birmanie est assez médiocre, et, dit notre consul à Rangoon, M.
  29. La conquête de la Birmanie n’était pas un événement inattendu. Mais ce qui était encore douteux, c’était le régime qui y serait institué : gouvernement par les indigènes ou gouvernement par les Anglais. Dans l’incertitude, on ne pouvait augmenter le contingent des fonctionnaires destinés à la Birmanie.
  30. Voyez Burma, 1886, 3, p. 40, le rapport de lord Dufferin.
  31. La même prétention existe dans l’administration anglaise des colonies : d’un bout à l’autre de l’empire, dans toutes les colonies dont l’administration relève de la couronne, les agens succombent sous une besogne excessive. Voyez, à ce sujet, certains articles très curieux, parus en 1889, notamment dans le London and China Telegraph : Wanted more officials.