Les Anglais au Thibet
Revue des Deux Mondes5e période, tome 28 (p. 296-321).

LES ANGLAIS AU THIBET
I

LES PREMIÈRES TENTATIVES DE PÉNÉTRATION



Mission to Thibet, Bogle ; — Ambassade au Thibet et au Boutan, par Samuel Turner. Traduction par Castéra. Paris, 1800 ; — Markham’s, Thibet ; — Buddhism in Thibet, Emile Schlaginweit’s ; — Introduction au Bouddhisme indien, Burnouf ; — Sporting adventure in Ladak, Thibet and Kashmir, F. Markham ; — Voyage dans la Tartarie, la Chine et le Thibet, Huc ; — Mission du Thibet, Desgodins ; — Die Lamaïsche Hierarchie und Kirche, Köppen ; — Travels in Thibet, Sarat Sandra Dass ; — The Buddhism of Thibet or Lamaïsm, by Austin Waddell, surgeon major de l’armée du Bengale, 1895 ; — Land of Lamas, Rockhill ; — Journal of the geographical society, 1877. Naïnsingh ; — Trois voyages au Thibet (de 1899 à 1902), par Narzounoff, rapportés par Deniker. Tour du monde, 1904 ; — Livre bleu anglais sur le Thibet, 1904 ; — Le Thibet, par Grenard, 1904 ; etc.

Le récent traité anglo-thibétain peut être considéré comme le point de départ de l’établissement de l’influence anglaise au Thibet. En agissant comme ils l’ont fait, les Anglais ont cru obéir à une des nécessités de l’histoire de la péninsule indienne et à une des conditions essentielles de la politique, telle que l’a comprise et pratiquée depuis plus d’un siècle le gouvernement de Calcutta. Depuis la fin du xviiie siècle, en effet, les Anglais ont procédé, pour ainsi dire, à l’investissement progressif du Grand Thibet, s’emparant successivement des États indiens voisins ou dépendans de Lhassa et détachant même, chaque fois que l’occasion s’est présentée, quelque parcelle du territoire propre soumis au Dalaï-lama. C’est ainsi qu’au cours du xixe siècle, ils ont conquis la province thibétaine du Sikkim, enlevé à Lhassa le Petit Thibet et le Moyen Thibet, et placé sous leur influence le Boutan, le Cachemire et le Népâl. Ils ont su de plus acquérir et cultiver depuis un siècle l’amitié du Taschi-lama, en prévision d’un changement de personne à la tête du gouvernement de Lhassa. En vain, effrayés des progrès continus de la puissance indo-britannique, les Thibétains ont voulu tenir leur pays hermétiquement clos, en barricader l’entrée, et en interdire l’accès à tout étranger. Les barrières ont dû tomber et les rapports naturels entre nations ont dû être rétablis. À la dernière heure, il est vrai, le gouvernement de Lhassa, sous l’impulsion d’un Dalaï-lama énergique, qui n’a pas voulu se résigner au rôle d’idole joué par ses prédécesseurs, a paru vouloir faire sortir le Thibet de l’immobilité séculaire dans laquelle il se figeait, et cherché un appui en nouant des relations avec la Russie, rivale de l’Angleterre en Asie centrale. Cette tentative n’a fait que précipiter les événemens. En effet, tant que les Thibétains fermaient également leur porte à tout le monde, ils pouvaient être considérés comme les protecteurs volontaires de la frontière septentrionale de l’Inde ; du moment qu’ils cessaient de jouer ce rôle et permettaient l’accès de leur pays à des étrangers, tout en continuant à en défendre l’entrée aux Anglais, ils s’exposaient à être regardés par ces derniers comme des voisins incommodes et dangereux. D’autre part, la Russie, séparée de Lhassa par plusieurs milliers de kilomètres de déserts et de montagnes en partie infranchissables, s’est trouvée mal placée pour s’opposer à l’intervention anglaise, et des événemens d’une autre gravité qui se déroulaient aux confins de la Mandchourie et de la Corée lui ont ôté une partie de sa liberté d’action dans les affaires du Thibet. La Chine elle-même, sortie amoindrie de l’insurrection des Boxers, et dont l’attention est reportée vers la Mandchourie, n’a pu ou n’a voulu d’une manière efficace, défendre son vassal et tributaire, le Dalaï-lama ; mais du moins elle a su faire habilement la part du feu. Comprenant très bien la nature précaire de sa domination sur le royaume de Lhassa, menacée par les Anglais surtout depuis la conquête du Sikkim, en 1888, elle a enlevé, au cours de ces vingt dernières années, nombre de provinces et de territoires au Dalaï-lama et annexé à la Chine toute la partie orientale du Thibet, de manière à constituer une marche chinoise à l’occident de la province de Sé-Tchouen. De la sorte le pays sur lequel va s’exercer l’influence anglaise a été, pour ainsi dire, par avance circonscrit et délimité et ne comprend plus que la portion la plus occidentale des anciens États du Dalaï-lama.

I
Premières relations des Anglais avec les Thibétains. — Le Grand-Lama,
de Taschi-lumbo.

Les premières relations des Anglais avec les Thibétains remontent à la fin du xviiie siècle. La Compagnie des Indes venait à peine d’établir sa suprématie au Bengale ; elle n’avait pas encore rangé sous son autorité l’Inde Centrale et les provinces du Nord-Ouest, et déjà son attention était portée, par delà les cimes de l’Himalaya, vers le Thibet, et sa politique se trouvait mêlée aux affaires de ce pays. Un incident fortuit fut la cause qui mit dès cette époque la Compagnie des Indes et les Thibétains en contact. Après la célèbre victoire de Plassey (23 juin 1757) qui disposa du sort du Bengale en faveur des Anglais et la bataille de Buxar (23 octobre 1764) qui brisa les forces de l’empire mongol et du nabab d’Aoude, les possessions anglaises étaient devenues limitrophes au nord du petit État du Boutan, sis au pied de l’Himalaya. Le rajah de ce pays, mettant à profit l’état troublé de la province du Bengale où les Anglais avaient de la peine à faire reconnaître leur autorité par leurs nouveaux sujets, envahit la partie nord du pays et s’empara du district de Coucha-Bahar qui confinait à ses États. L’ordre rétabli et sa domination consolidée, la Compagnie des Indes voulut tirer vengeance de cette incursion, et une expédition fut dirigée contre les Boutaniens. Ceux-ci furent repoussés, Coucha-Bahar réoccupé, le Boutan à son tour envahi et Tassissoudun, sa capitale, menacée. Les troupes anglaises allaient poursuivre le cours de leurs exploits et s’emparer de tout le pays lorsqu’un événement bien inattendu vint suspendre leur marche. Le 29 mars 1774 on vit arriver à Calcutta une ambassade thibétaine qui avait mission de remettre de la part du régent du Thibet une lettre adressée à « Warren Hastings, président et gouverneur du fort Williams, au Bengale. » « Béni soit Dieu, disait le régent, de ce que l’étoile de votre fortune est à son apogée ! Je ne désire ni opprimer ni persécuter. Les principes de notre religion sont de nous priver d’alimens et de sommeil plutôt que de nuire au moindre individu. Avec votre faveur, je suis le rajah et le lama de ces contrées et je gouverne un grand nombre de sujets.

J’ai été informé que vous étiez en guerre avec le rajah du Boutan qui a commis le crime d’attaquer vos frontières ; il a reçu le châtiment qu’il méritait. Il est aussi clair que le jour que votre armée a été victorieuse et que, si vous l’aviez voulu, vous auriez pu exterminer le rajah dans l’espace de deux jours, car il n’avait aucun moyen de vous résister. Mais je me charge d’intercéder pour lui et de vous représenter que le rajah est dépendant du Dalaï-lama, qui règne en ce pays avec un pouvoir absolu et dont je gouverne les États pendant le temps de sa minorité. Si vous persistiez à vouloir désoler le pays du rajah, vous irriteriez contre vous et le Dalaï-lama et ses sujets. J’ai réprimandé le rajah sur sa conduite passée et l’ai exhorté à vous être désormais soumis en toutes choses. Traitez-le avec compassion et clémence. Pour moi, je ne suis qu’un pauvre faquir. La coutume de mes pareils est de porter un rosaire dans les mains, et de prier pour le bien-être du genre humain, et spécialement pour la paix et le bonheur des habitans de ces contrées. En ce moment, la tête découverte, je vous conjure de ne plus faire la guerre au rajah. En accédant à ma demande, vous me donnerez la plus grande marque de faveur et d’amitié. »

L’arrivée de l’ambassade thibétaine et le message du régent du Thibet furent considérés à Calcutta comme un gros événement. Jusqu’alors aucune relation directe n’avait existé entre le Bengale et le Thibet. La Compagnie des Indes était fort peu renseignée sur ce pays et sur ses limites précises. Où commençaient, où finissaient ces dernières ? En ce qui concerne le Boutan, la dépendance de cette contrée vis-à-vis du Thibet se trouvait être pour les Anglais une révélation. On ignorait également en quels points de son territoire le Thibet était limitrophe de la Chine. Tout ce qu’on savait, c’est qu’il touchait aux provinces occidentales de cet empire et qu’une communauté d’intérêts commerciaux, politiques et religieux, unissait plus ou moins étroitement les deux pays.

Warren Hastings, le destinataire de la lettre écrite par le rajah du Thibet, interrogea avidement les ambassadeurs thibétains qui lui apprirent que leur pays était gouverné actuellement par le Taschi-lama ou supérieur du grand monastère de Tashi-lumbo ; que ce dernier faisait fonctions de régent pendant la minorité du Dalaï-lama, le souverain du pays, dont il était le tuteur ; que le Dalaï-lama réunissait dans sa personne l’autorité spirituelle et l’autorité politique, mais que, cependant, comme prince temporel, il reconnaissait la suprématie de l’empereur de la Chine. Ils donnèrent en outre beaucoup de renseignemens sur la contrée d’où ils venaient et sur la route qu’il fallait suivre pour s’y rendre. Les présens mêmes qu’ils portaient de la part du Taschi-lama ajoutaient à la valeur des renseignemens qu’ils transmettaient et à l’intérêt qu’ils inspiraient. Dans le nombre de ces présens étaient des cuirs dorés, des talens d’or et d’argent, des bourses de poudre d’or, des sachets de musc pur, des draps étroits fabriqués au Thibet et des soieries de Chine. Les coffres qui contenaient les présens étaient bien travaillés et joints en queue d’aronde. Ces divers objets firent croire à Calcutta que le Thibet était un pays riche, avait un commerce étendu et avait fait certains progrès dans les arts utiles.

Warren Hastings était un homme plein d’initiative et avait de l’ambition. À la suite de la création du poste de gouverneur général de l’Inde, il venait d’être promu à cette éminente fonction et tenait à justifier le choix qu’on avait fait de lui. Il voulait faire grand. Dans cet état d’esprit, la démarche du Taschi-lama était bien faite pour lui plaire. Créer des relations entre le Bengale et le Thibet, faire ouvrir aux Anglais l’accès de ce pays, l’explorer, y faire pénétrer leurs marchandises étaient pour lui autant de séduisantes perspectives. L’horizon se découvrait encore plus loin devant lui. Par delà la barrière de l’Himalaya aplanie et le plateau thibétain asservi, il voyait s’ouvrir l’immense débouché de la Chine et sa fourmilière d’hommes. Les Chinois se montraient alors peu favorables au commerce par la voie de mer et pleins de méfiance à l’égard des étrangers qui fréquentaient leurs ports. Ne pouvait-on espérer que l’on pourrait nouer avec eux des relations commerciales par la voie de terre, lesquelles ne leur inspireraient pas autant de méfiance et de précautions que celles qu’ils étaient amenés à pratiquer par la voie de mer avec les Européens ? Et n’avait-on pas grande chance de réussir, si, pour établir ces relations, on se servait de l’intermédiaire du Taschi-lama ? Le ton de la lettre du régent du Thibet montrait le bon sens, la modestie, la simplicité de cœur du personnage. Ses ambassadeurs racontaient qu’il était chéri pour sa bienveillance, la douceur de son commerce, et qu’il était très bien vu à la cour de Pékin. Ne pourrait-on se servir de son crédit auprès de l’empereur de la Chine pour arriver au but ? Si l’on réussissait, quelle aubaine ! C’était le commerce terrestre de la Chine avec l’Occident aux mains des Anglais et, pour la Compagnie des Indes, une source d’incalculables revenus.

Ces vues furent exposées le 14 mai 1774 par Warren Hastings au conseil de la Compagnie à Calcutta, qui en comprit de suite la haute portée. Sans hésiter, on accéda aux désirs exprimés dans la lettre du Taschi-lama. On résolut d’accorder la paix aux Boutaniens ; on leur restitua le territoire conquis, on ne leur imposa aucune condition. En même temps on décida l’envoi au Thibet d’un officier anglais sous le prétexte très plausible de complimenter le Taschi-lama, au sujet des avances qu’il venait de faire au gouvernement britannique et de lui faire connaître que satisfaction complète avait été donnée à sa demande. Conformément à cette décision, M. Bogle fut chargé d’aller porter au Taschi-lama, dans sa résidence de Taschi-lumbo, une réponse à sa lettre avec des présens dignes de lui. De plus, il emportait avec lui une très grande quantité de marchandises, qui, pour la plupart, sortaient des manufactures anglaises, afin de voir quels seraient les objets qui conviendraient aux Thibétains. Il avait en outre pour mission de s’assurer quelle était la nature des productions du Thibet, quels articles de commerce on pouvait tirer de ce pays et des contrées adjacentes, quels moyens il fallait employer pour y former des relations et quels obstacles on aurait à surmonter pour y parvenir.

Arrivé à Taschi-lumbo, M. Bogle put y séjourner plus de six mois et sut gagner la confiance et l’amitié du Taschi-lama à un point tel que ce dernier voulut se faire élever un temple sur les bords du Gange et envoya dans cette intention une somme considérable au Gouverneur général de l’Inde avec une lettre curieuse, dans laquelle il lui disait qu’une des raisons qui lui faisaient désirer d’avoir un temple près de Calcutta, c’était qu’étant né plusieurs fois à la vie dans le cours des âges, il avait revêtu une forme mortelle en différens pays, mais que le Bengale était la seule contrée où il se fût réincarné deux fois, qu’en conséquence il aimait ce pays plus qu’aucun autre et y voulait avoir sa résidence. Quelques années après, une autre circonstance vint encore resserrer les liens qui unissaient le Taschi-lama et le goude l’Inde. L’empereur de la Chine ayant manifesté le désir de voir le Taschi-lama se rendre à Pékin, afin, disait-il, de révérer en lui le chef spirituel de la religion bouddhique, à laquelle il se faisait gloire d’appartenir, ce dernier ne voulut pas partir sans s’être au préalable entendu avec le gouverneur général des Indes au sujet des raisons à exposer à l’empereur pour l’établissement de relations commerciales entre le Thibet et l’Hindoustan, et il invita M. Bogie à se rendre par mer à Canton, en lui promettant de lui faire obtenir de la part de l’empereur un passeport qui pût lui permettre de le rejoindre dans la capitale. Le passeport fut en effet accordé et l’empereur permit qu’on établît des relations entre le Thibet et le Bengale.

Le Taschi-lama avait été reçu à Pékin avec des honneurs extraordinaires par l’empereur ; un mois après il était mort. Presque en même temps mourait M. Bogie. L’opinion générale au Thibet et dans l’Inde, fut que l’empereur de la Chine mécontent de voir que le Thibet avait été ouvert aux Anglais par le Taschi-lama avait attiré ce dernier à Pékin sous le fallacieux prétexte de lui rendre des hommages religieux, l’avait fait empoisonner, et s’était en même temps débarrassé de M. Bogie. Quoi qu’il en soit, ce contretemps n’arrêta point l’action anglaise au Thibet, et un successeur ayant été nommé au Taschi-lama, M. Turner fut envoyé en 1783 par Warren Hastings en ambassade auprès du nouveau prince et rapporta de cette mission les assurances les plus formelles et les plus favorables à l’extension du commerce entre les deux pays.

Tout allait pour le mieux : un marché d’échanges des produits des deux pays avait été ouvert à Rungpore, près de la frontière thibétaine, et un courant d’affaires se dessinait entre l’Inde et le Thibet. Déjà la Compagnie des Indes songeait à établir sur le plateau thibétain des factoreries semblables à celles qu’elle avait établies dans les principales villes de l’Inde, et même à ouvrir des relations commerciales avec la Chine occidentale, quand un changement d’orientation dans la politique du gouvernement de Calcutta vint anéantir le résultat de si laborieux efforts.

Warren Hastings n’était plus gouverneur général : lord Cornwallis, puis sir John Shore lui avaient succédé. Sous le gouvernement de ce dernier, en 1792, une attaque des gens du Népal eut lieu contre le Thibet. Les États du Taschi-lama furent envahis, ce dernier dut se réfugier à Lhassa, et le monastère de Taschi-lumbo, sa résidence habituelle, dépouillé de toutes les richesses que la piété des siècles passés y avait entassées. Une armée chinoise de 70 000 hommes, rassemblée en hâte en Tartarie, vola au secours des Thibétains et défit dans deux batailles rangées les Népalais. Les deux partis en présence se tournèrent alors du côté de Calcutta, les Népalais demandant des secours pour résister aux Thibétains, ceux-ci réclamant l’aide des Anglais pour venir à bout des Népalais. Sir John Shore, oubliant les liens d’amitié qui unissaient l’Inde et le Thibet, et cherchant avant tout à faire pénétrer l’influence anglaise au Népal, refusa tout appui aux Thibétains et se déclara en faveur des Népalais, auxquels il envoya comme ambassadeur le capitaine anglais Kircpatrick. Malavisée fut cette politique. Le général chinois, poursuivant ses avantages, envahit le Népal, réduisit les ennemis à la dernière extrémité et les obligea à accepter les conditions de paix qu’il voulut leur imposer. C’est ainsi que les Népalais durent restituer tout ce qu’ils avaient enlevé dans le monastère de Taschi-lumbo, payer un tribut annuel à la Chine, et laisser des garnisons chinoises s’installer dans leur pays. Le général chinois occupa en outre le pays du Sikkim, limitrophe du Népal et du Boutan, et enserra le Boutan même dans un cordon de troupes qu’il installa sur ses frontières. Dès lors tout commerce régulier entre l’Inde et le Thibet cessa : le marché de Rungpore fut délaissé. Les Anglais n’eurent même plus le droit de pénétrer au Thibet et au Sikkim


II
Établissement de l’influence anglaise dans les pays dépendant du Grand Thibet et dans les provinces du Petit Thibet, du Moyen Thibet et du Sikkim.

Ainsi échoua l’œuvre commencée et développée sous de si heureux auspices par Warren Hastings. En présence de cet avortement dû uniquement à la politique de sir John Shore qui sacrifia l’amitié et l’alliance thibétaines au désir d’implanter l’influence britannique au Népal, il est permis de se demander quels furent les mobiles qui purent déterminer le gouverneur général qui présidait alors aux destinées de l’Inde à abandonner la ligne de conduite de son prédécesseur, et à renoncer de son plein gré à des bénéfices déjà acquis et à un avenir plein de promesses. La Compagnie des Indes n’avait guère à cette époque affermi sa domination que sur le Bengale et sur la côte orientale de la péninsule. Le centre de l’Inde, tout le nord-ouest lui échappaient. L’empire du Grand Mogol, quoique très affaibli, subsistait toujours, et de vastes États comme les Mahrattes, les Sikhs, les Radjoutes formaient de redoutables confédérations avec lesquelles il fallait compter.

D’autre part, le Thibet et l’Inde étaient éloignés l’un .de l’autre ; entre eux étaient interposés un certain nombre d’États indépendans : la Birmanie à l’Est, le Boutan, le Sikkim, le Népal au centre, les Sikhs à l’Ouest, s’étendant de l’Ouest à l’Est, au sud de l’Himalaya. On ne pouvait accéder au Thibet qu’en empruntant les routes traversant ces États, routes qui étaient bien les plus ardues qui fussent, suspendues comme elles étaient aux flancs des montagnes les plus hautes de la terre. D’ailleurs le Thibet était dans une dépendance étroite de la Chine, qui veillait avec un soin jaloux au maintien de sa suzeraineté sur ce pays, comme on venait de le voir dans la guerre récente du Népal. Dans ces conditions, à quoi bon vouloir asseoir l’influence britannique au Thibet, quand on ne possédait pas même les États subhimalayens limitrophes ? A quoi bon s’exposer à avoir des complications avec la Chine, cet empire qui paraissait si fort, et si peu vulnérable par terre ? Précisément, on était en ce moment en guerre avec la France ; on pouvait l’être demain avec les grands États indiens indépendans. N’y aurait-il pas un grave danger pour les possessions britanniques de l’Inde si la Chine, devenue un ennemi irréconciliable, profitait des embarras de la Compagnie pour jeter une grosse armée sur les frontières du Bengale ? N’était-il pas plus sage, plus prudent, d’achever la conquête de l’Inde, puis de ranger sous l’influence anglaise les États subhimalayens limitrophes du Thibet ? Asseoir l’influence britannique dans ces derniers États, n’était-ce pas d’ailleurs se mettre dans de bonnes conditions pour exercer une action efficace au Thibet, si le besoin de cette action se faisait plus tard sentir ? On dominait ainsi les routes maîtresses qui mènent des vallées du Gange et de l’Indus au plateau thibétain et l’on tenait une base solide d’opérations pour les expéditions pouvant être jugées nécessaires. De plus, les populations de ces régions avaient d’étroites connexions avec celles du Thibet. Au Népal, la plupart des habitans ont des traits thibétains, leur dialecte est un thibétain indianisé. De même au Boutan et au Sikkim presque tous les habitans appartiennent, par le fond de la langue et surtout par les traits mongols de la physionomie, à la grande famille mongolo-thibétaine. Ces populations professent aussi en très grande majorité le même culte : le bouddhisme, et reconnaissent la suprématie religieuse du chef de cette religion résidant à Lhassa. Seuls, les Sikhs sont brahmanes ou musulmans. La Birmanie, le Boutan, le Sikkim sont tout entiers bouddhistes ; les deux tiers des indigènes du Népal le sont également. Même le Boutan était, à l’époque de sir John Shore, une dépendance politique du Thibet. On pouvait espérer que, grâce à ces affinités de race, de langue et de religion qu’on saurait utiliser, des relations de nature diverse pourraient être établies entre le Thibet et l’Inde, et que la pénétration pacifique de l’influence anglaise pourrait être effectuée dans ce dernier pays.

Quoi qu’il en soit de la valeur de ces raisons, il est certain qu’elles dictèrent la conduite des successeurs de Warren Hastings. La politique thibétaine fut abandonnée, et la Compagnie des Indes ne s’occupa plus désormais que de faire entrer dans sa sphère d’action les États indigènes limitrophes du Thibet et de l’Inde. Absorber ces États par une annexion directe ou se les rattacher suivant le cas par des alliances et des traités spéciaux, reporter les frontières des possessions britanniques au pied de l’Himalaya, se rendre maître des routes qui vont de l’un à l’autre pays, puis, ces résultats acquis, explorer et reconnaître le plateau thibétain et tirer parti de ses ressources au mieux des intérêts et de l’influence britanniques, tels furent les principes directeurs de la nouvelle politique à laquelle le gouvernement de Calcutta n’a pas dérogé depuis.

La Compagnie des Indes ne perdit pas de temps pour mettre à exécution le programme qu’elle avait conçu. Le roi de Népal, chassé par ses sujets, s’était réfugié à Bénarès en 1800. Aussitôt les Anglais profitèrent de l’occasion pour conclure un traité par lequel le capitaine Knox fut envoyé comme ministre résident à Khatmandou, la capitale du Népal. Quelques années après, les Anglais entamèrent des négociations avec les Sikhs qui formaient un des États les plus puissans du nord-ouest de l’Inde et prédominaient dans le Pendjab. Ceux-ci avaient alors à leur tête un homme de haute intelligence, Rundjet-Singh « le lion du Pendjab, » lequel, petit prince fugitif, dépossédé de ses minces États à la fin du XVIIe siècle, était devenu chef de la confédération des Sikhs par la force de ses armes et l’habileté de sa politique. La Compagnie des Indes réussit à s’entendre avec lui et à conclure en 1809 le traité d’Amritsar par lequel Rundjet-Singh s’engageait à ne faire aucune entreprise au delà du Satledj, affluent de l’Indus, et était, en échange, reconnu roi. Presque à la même époque leur action s’affirmait d’une manière énergique au Népal. Les habitans de ce pays n’avaient pu supporter le nouvel état de choses créé par le traité de 1800. Ils s’étaient soulevés contre les Anglais, avaient massacré le ministre résident Knox et, avec lui, les principaux nobles du pays. Franchissant leurs frontières, les guerriers népalais avaient porté leurs déprédations sur les territoires voisins et poussé leurs conquêtes à l’ouest jusqu’au Satledj ; à l’est ils avaient enlevé au rajah du Sikkim la moitié de ses États, et au sud avaient fait des incursions dans les provinces de Bénarès et de Patna. La guerre leur fut déclarée en 1814. D’abord les Népalais furent vainqueurs à la bataille de Kalanga où périt le général Gillespie. Mais, l’année suivante, ils éprouvèrent une série de défaites. Une armée indo-britannique vint camper sous les murs de Khatmandou et le roi du Népal dut signer le traité de Sigoli par lequel le Sirmor avec Simla, le Koumaon et le Garwal furent annexés aux possessions britanniques, et le Sikkim placé sous le protectorat anglais.

La mainmise sur ce dernier État mettait les territoires dépendant de la Compagnie en contact immédiat avec le Thibet central et la province de Tsang. D’autre part, le traité d’Yandabo, conclu le 26 février 1826, après les victoires remportées sur les Birmans, ajouta aux possessions britanniques les provinces d’Assam, de Manipour, de Katchar jusqu’au nord du Brahmapoutre et les rendit ainsi limitrophes du Thibet oriental et de la province d’Oui. Quelques années plus tard, à la suite d’une guerre contre le Boutan, qui dut céder en 1841 à la Compagnie des Indes ses terres basses en Assam, la frontière indo-britannique se trouva encore rapprochée du Thibet oriental. Vers la même époque, la politique malavisée des Sikhs permit aux Anglais de reporter leur frontière nord-ouest jusqu’au Thibet occidental et même de placer sous leur influence cette partie du Thibet.

Runjet-Singh, tant qu’il avait vécu, avait respecté scrupuleusement les engagemens pris par lui vis-à-vis des Anglais et s’était montré l’allié fidèle de la Compagnie des Indes. Cette conduite lui avait permis de mener à bien de vastes entreprises. Tout d’abord il avait songé à réorganiser son armée. Ayant compris tous les avantages de la discipline et de la tactique européenne, il avait accueilli à sa cour plusieurs officiers français et italiens, le général Allard, Ventura, Aventabile, glorieux soldats des armées de l’Empire, qui lui dressèrent une armée solide, instruite et manœuvrière. Puis, il avait fait servir cette armée à augmenter l’étendue de ses Etats. Obligé qu’il était par le traité de 1809 à ne faire aucune entreprise au delà de la rive gauche du Satledj, il s’en était dédommagé en s’emparant de la plupart des contrées situées entre le Satledj et l’Indus, puis s’élevant au nord, avait conquis le Dardistan, ainsi que la haute vallée de l’Indus et les vallées adjacentes jusqu’à la cime du Korakorum. Plus entreprenant encore, un de ses lieutenans, Gulab-Singh, avait dépassé l’Indus, soumis le Baltistan ou Petit Thibet, et franchissant la formidable barrière du Korakorum, pénétré en 1840 dans le Moyen Thibet qu’il avait occupé. L’empire des Sikhs fut alors à son apogée. Rundjet-Singh régna sur vingt millions d’hommes et devint le monarque le plus puissant de l’Asie centrale.

Il méditait même la conquête du Grand Thibet lorsque la mort vint le surprendre au milieu de ses préparatifs. Les funérailles de cet autre Alexandre furent suivies des mêmes tragédies. Plusieurs années durant, ce ne fut qu’une orgie de sang, presque unique même dans l’histoire de l’Asie. Toute la postérité mâle de Rundjet-Sing, enfans et petits-enfans, fut massacrée ; des fantômes de souverains hissés au pouvoir par des intrigues de palais ne montèrent sur le trône que pour être assassinés. Au milieu de cette anarchie fut commise la faute suprême qui allait décider du sort de l’Empire sikh. Au mépris du traité de 1809, l’armée sikhe, au nombre de 60 000 hommes avec 150 canons, franchit le Satledj et envahit le territoire anglais (décembre 1844).

Cette guerre fut encore plus sérieuse que l’insurrection des Cipayes en 1837, bien qu’on en ait moins parlé, et les Anglais eurent tout lieu de s’apercevoir que les efforts des officiers européens n’avaient pas instruit en vain les contingens sikhs. Mais ils avaient pour eux, outre la solidité incontestable de leurs troupes, des intelligences secrètes qui paraissent avoir joué un grand rôle dans tous ces événemens.

La bataille de Firozochabar coûta cher aux Anglais et aurait pu être désastreuse pour eux sans l’inaction inexplicable d’une partie de l’armée ennemie, commandée par Gulab-Singh, le conquérant du Thibet occidental. La bonne volonté de ce dernier en faveur des Anglais se manifesta encore après la journée décisive de Sobraon (février 1845), qui ouvrit à l’armée de sir Hugb Gough le chemin de Lahore. Gulab-Singh alors prit une part active et prépondérante aux négociations pour la paix, les mena à l’entière satisfaction des Anglais, et en fut magnifiquement récompensé.

Par le traité de Lahore du 9 mars 1846, l’Empire sikh fut démembré. Une partie comprenant le Pendjab et le Moultan fut laissée au roi alors régnant et forma le royaume de Lahore qui fut placé sous la tutelle britannique, l’autre partie forma un État distinct et autonome, le Cachemire, dont la souveraineté fut confiée à Gulab-Singh, « en considération, disait le traité, des services qu’il venait de rendre à l’État de Lahore, en rétablissant les relations de bonne amitié entre cet État et le gouvernement britannique. » Un traité séparé, signé à Amritsar, fixa la composition et les limites du nouvel État et les obligations imposées au nouveau souverain. Il y fut stipulé que les limites des territoires cédés à Gulab-Singh ne pourraient jamais être modifiées sans l’agrément du gouvernement britannique ; que le souverain cachemirien s’en rapporterait à l’arbitrage de l’Angleterre pour toutes les difficultés qui pourraient surgir entre lui et le roi de Lahore, ou d’autres États limitrophes ; qu’il s’engageait, pour lui-même et ses héritiers, à se joindre, avec toutes ses forces militaires, aux troupes britanniques opérant sur les territoires confinant à ses possessions, et à ne prendre aucun Européen ni Américain à son service, sans l’agrément de l’Angleterre, enfin il se reconnaissait vassal du gouvernement britannique, et il s’engageait à lui faire hommage, chaque année, d’un cheval, de six châles de Cachemire, de six boucs et d’autant de chèvres. En revanche le gouvernement promettait à Gulab-Singh son aide et sa protection contre les ennemis extérieurs qui envahiraient son territoire.

Le nouvel État de Cachemire comprit non seulement l’ancienne province de Cachemire, mais encore le Petit Thibet et le Moyen Thibet, les conquêtes récentes de Gulah-Singh. Désignées sous le nom de Outlyings (dépendances lointaines), ces régions, cinq ou six fois plus étendues que le Cachemire proprement dit, formèrent la partie septentrionale de cet État. C’est toute une fraction notable du Thibet qui fut alors incorporée au domaine de Gulab-Singh. Borné au midi par l’Himalaya, au nord par le Kouen-loun, à l’ouest, par le Korakorum, le Petit Thibet et le Moyen Thibet font en effet partie géographiquement du plateau thibétain, comme le Grand Thibet, avec lequel ils se continuent du côté de l’est sans différence saillante. Ils ont au nord et au sud les mêmes chaînes de montagnes qui les limitent, au nord le Kouen-loun, au midi l’Himalaya. Le sol a même configuration, même aspect, à peu près mêmes produits ; les populations appartiennent à la race thibétaine, sont bouddhistes lamaïstes, et obéissaient, avant leur annexion au Cachemire, à l’autorité du gouvernement de Lhassa. L’incorporation définitive du Petit et du Moyen Thibet dans le Cachemire, État vassal de la Compagnie des Indes, en diminuant d’une manière considérable l’étendue des territoires soumis au gouvernement thibétain, augmentait d’autant le domaine des possessions anglaises et reportait la frontière indo-britannique du pied de l’Himalaya jusqu’au Kouen-lun, au cœur de l’Asie. L’État cachemirien devint ainsi la sentinelle avancée de l’Inde sur le plateau central du vieux continent. Composé en majeure partie de sommets inaccessibles, d’énormes glaciers, de plateaux très élevés, il se dressait en un gigantesque bastion dont les fronts saillans s’appuyaient aux murailles des montagnes les plus formidables du globe. Là, à ces altitudes vertigineuses, sur la terrasse du monde, les Anglais pouvaient planer, comme suspendus sur le Thibet, la Chine et les deux Turkestans, se tenant aux aguets et surveillant d’un œil jaloux les mouvemens et les migrations des peuples et les actes des gouvernemens. Certes, il eût été raisonnable de reconnaître alors que, arrivée à cette haute latitude, la frontière nord-ouest de l’Inde avait atteint ses limites extrêmes ; que, défendu par le triple rempart de l’Himalaya, du Korakorum et du Kouen-loun, l’empire indo-britannique était à l’abri de tout danger dans ces parages ; et qu’enfin le moment était venu d’arrêter l’expansion de l’Inde vers le nord.

Mais Gulab-Singh avait le goût des annexions, et les Anglais, qui en somme tiraient profit de ses entreprises, le laissaient faire. Déjà, en 1841, non content de s’être emparé du Petit Thibet et du Moyen Thibet, Gulab-Singh avait voulu conquérir le reste du plateau thibétain qui forme le Grand Thibet, avait envahi le Gnari-Khorsoum, la province occidentale de ce pays, et dirigé une expédition sur la route de Lhassa. Obligé de rétrograder devant les Chinois, il n’en réussit pas moins à conserver le Petit et le Moyen Thibet qui lui furent reconnus par le traité de 1842 et plus tard par celui de 1856. Mais arrêté de ce côté, le prince cachemirien reporta ses vues au nord. Franchissant les passes du Kouen-loun, il fit son apparition sur le revers septentrional de ces montagnes, descendit dans la plaine du Tarim, s’empara des hautes vallées du Karakach et du Ruskem-Daria, et occupa la partie méridionale du Turkestan oriental, bien que ce pays fût une dépendance de la Chine. La place forte de Chahidoulla, qui commande l’entrée du défilé qui mène à Khotan, conquise par lui, marqua enfin la limite de ses conquêtes vers le nord.

Par cette dernière annexion la frontière indo-britannique fut reportée à 500 kilomètres au nord de l’Himalaya. Du côté de l’est, sur le plateau thibétain, la limite fut formée par une ligne imprécise laissant le Petit et le Moyen Thibet au Cachemire et le reste du plateau au Grand Thibet. Mais la tentative de Gulab-Singh pour mettre la main sur le Grand Thibet ne fut pas la dernière manifestation des velléités anglaises sur ce pays. Quelque temps après l’échec éprouvé par ce haut feudataire de la couronne des Indes, le rôle qu’il n’avait pu remplir jusqu’au bout fut repris par un autre prince indien, également allié de l’Angleterre, le souverain du Népal. Une armée népalaise franchit l’Himalaya en 1854 et envahit le Thibet méridional. Plus heureux que le maharajah de Cachemire, le roi du Népal put forcer le gouvernement de Lhassa à lui payer tribut et à recevoir un résident népalais dans cette ville. Mais rendre le Thibet tributaire du Népal, c’était porter atteinte aux droits séculaires que les Chinois s’attribuaient sur ce pays, c’était diminuer le prestige de la Chine suzeraine aux yeux des Thibétains ; et la cour de Pékin, qui venait de s’opposer à l’invasion du Grand Thibet par le souverain du Cachemire, jugea encore ici opportun d’intervenir. Elle agit, en cette circonstance avec d’autant plus d’empressement qu’elle considérait le Népal, auquel elle avait imposé le tribut en 1795, comme étant resté depuis cette époque son vassal, et la querelle se termina par un compromis par lequel le Népal et le Thibet déclarèrent tous deux reconnaître à nouveau la suzeraineté de la Chine.

A peu près vers la même époque, l’attention des Anglais se trouva portée vers le Turkestan oriental à la suite des événemens mémorables qui se passèrent dans l’Asie centrale. Fatiguées du joug de la Chine, les populations musulmanes des provinces chinoises du Kansou et du Chensi se soulevèrent et l’insurrection, gagnant de proche en proche, s’étendit jusqu’à la Dzoungarie et au Turkestan oriental, en 1863. Les musulmans révoltés avaient trouvé un chef dans la personne d’un des leurs, nommé Yakoub, ancien danseur public, qui sut grouper les élémens épars de l’insurrection, les discipliner, et s’en composer une redoutable armée. Yakoub chassa les Chinois d’Yarkand, de Kachgar, s’empara de Khotan, soumit Kourla, puis, voulant devenir maître de tous les pays ayant composé l’ancien Turkestan, tourna ses armes contre le Cachemire, et s’empara, en 1866, de Chahidoulla et des hautes vallées du Karabach et du Ruskem-Daria, en ramenant ainsi les frontières du Cachemire au Kouen-loun.

En une telle occurrence, le gouvernement de l’Inde, en sa qualité de suzerain, aurait dû intervenir et prêter secours à son vassal et allié le maharajah de Cachemire ; il ne le fit point. Il jugea plus habile de se plier aux circonstances et de profiter du nouvel état de choses pour étendre son influence au nord du Thibet. Yakoub ayant pris le titre d’émir d’Yarkand, l’Angleterre s’empressa de reconnaître le nouveau souverain, et une ambassade extraordinaire, à la tête de laquelle était M. Forsyrth, lui fut envoyée en 1873 avec mission de conclure un traité de commerce et d’ouvrir des relations commerciales entre le Turkestan et l’Inde à travers le Petit Thibet et le Moyen Thibet. Les Chinois ayant détruit, en 1878, l’empire éphémère d’Yakoub et replacé le Turkestan sous leur autorité, le gouvernement de l’Inde ne put profiter des avantages qu’il avait su se faire accorder, mais du moins sut-il empêcher la Chine d’étendre dans ces parages sa domination sur les hautes vallées du Karakach et du Ruskem-Daria et reprendre les territoires du Turkestan méridional au delà du Korakorum et du Kouen-loun qu’avait conquis Gulab-Singh et qu’avait perdus son prédécesseur.

Dans ces dernières années, l’Angleterre a travaillé avec esprit de suite à fortifier sa domination sur les régions hymalayennes, soit en resserrant les liens qui unissent les États indiens indigènes à l’empire des Indes, soit même en procédant à leur annexion. Sous le gouvernement de lord Dalhousie, le Boutan s’est vu retrancher de son territoire les « doars, » c’est-à-dire les « portes » de l’Himalaya, seules régions du pays dont les productions aient de la valeur et où les habitans se soient groupés en nombre considérable. En 1885, ce qui restait de l’État birman a été annexé à l’empire indo-britannique. En 1888, le gouvernement des Indes ne craignait pas d’engager la lutte avec le Thibet et la Chine pour la possession du Sikkim dont la Chine revendiquait le protectorat, comme elle avait revendiqué celui du Népal. Une armée thibétaine ayant franchi les passes de l’Himalaya et étant arrivée à 60 kilomètres de Darjeeling, fut repoussée. Il est vrai que les Anglais, qui croyaient à cette époque au dogme de la solidarité et de la puissance chinoises n’abusèrent pas de la victoire. Après diverses négociations menées dans un esprit conciliant, une convention, signée à Calcutta le 19 mai 1890 entre la Grande-Bretagne et la Chine, régla la situation respective des deux puissances au Sikkim et au Thibet. Le protectorat anglais sur le Sikkim fut reconnu par la Chine, et il fut admis « que le gouvernement britannique aurait un droit de contrôle direct et exclusif sur l’administration intérieure et les relations extérieures de cet État, et que, sauf par l’intermédiaire et avec l’autorisation du gouvernement britannique, ni le souverain du Sikkim ni aucun de ses agens ne pourrait avoir de relations officielles et officieuses avec aucun autre pays. » Par la même convention fut déterminée la frontière du Sikkim et du Thibet, qui fut constituée par la ligne de partage entre les eaux coulant dans le Tizta du Sikkim et les eaux coulant dans le Machu du Thibet. Il ne resta plus alors au Thibet de ses dépendances antérieures sur le versant de l’Himalaya que la partie montagneuse de la petite vallée du Chumbi, affluent du Gange. À cette exception près, tout le pays au midi des monts est aujourd’hui placé sous l’influence anglaise. Le Sikkim, les deux tiers du Boutan, la Birmanie, une portion du Népal, l’ancien royaume Sikh de Lahore ont été annexés, et les seuls États indigènes qui ont conservé leurs souverains, le Boutan, le Népal et le Cachemire ne sont plus indépendans. Le gouvernement anglais sert au rajah du Boutan un subside annuel. Le Népal a reconnu le gouvernement des Indes comme puissance suzeraine et un résident anglais a le droit de séjourner dans la capitale, Khatmandou, gardée par des cipayes. Lui aussi est à la solde du gouvernement britannique. L’un et l’autre sont liés par des traités ; ils sont à peu près indépendans pour l’administration de leurs États, mais doivent marcher absolument d’accord, pour les questions de politique extérieure, avec le gouvernement britannique. Ils se sont engagés à ne prendre à leur service aucun Européen ou Américain sans son agrément et sont obligés à fournir, en cas de besoin, des contingens. C’est du Népal que le gouvernement indien retire ses meilleures recrues pour ses régimens indigènes. Quant à l’État de Cachemire, son existence, comme État distinct, n’est plus guère aujourd’hui qu’une fiction. Depuis 1889, le maharajah de ce pays a été virtuellement dépossédé de son autorité. L’administration est devenue, pour ainsi dire, anglaise, et il faut dire que c’est pour le bien du pays : le système des impôts a été remanié, l’état social des laboureurs et des artisans a été grandement amélioré, et les cultures ont progressé. En même temps les troupes cachemiriennes ont été placées sous le commandement britannique et leurs états-majors composés d’officiers anglais. Ces troupes sont devenues l’un des plus précieux instrumens de l’influence anglaise au nord de l’Himalaya, et c’est grâce à leur concours que les territoires avoisinant l’Indou-Kouch, le Gilghit, le Nazar, le Hanza ont été occupés récemment, en même temps que le Tchitral était définitivement incorporé à l’empire indo-britannique. Le recensement de l’Inde de 1891 classe le royaume parmi les États directement tributaires en y comprenant les territoires du midi du Turkestan jusqu’aux sources du Dag-nin-bach, branche gauche du Yarkand, puis la rive gauche du Ruskem-Daria, branche droite de la même rivière, et, plus à l’est, partie de la rive gauche du Karakach, donnant ainsi à l’Inde une bonne partie du bassin du Tarim. Il y comprend aussi le Petit Thibet et le Moyen Thibet. De ce côté, les limites restent fort hypothétiques, la ligne politique de partage entre le Grand Thibet et le Moyen Thibet ayant été déterminée simplement d’après les renseignemens recueillis sur la répartition des pâturages d’été de ces montagnes entre les bergers du Moyen et ceux du Grand Thibet. Le tracé de cette section, passant à travers d’immenses plateaux désertiques d’une hauteur de cinq mille mètres et plus, stériles, inhabités, sans autre eau que des lacs salés, n’est pas net, et peut être le point de départ de contestations territoriales et d’empiétemens ultérieurs sur le Grand Thibet.


III
Tentatives des Européens pour explorer le Thibet et pénétrer à Lhassa.


On conçoit sans peine quel état d’esprit, quels sentimens a pu créer chez les Thibétains la série des faits que nous venons d’exposer. Jusqu’alors, ils s’étaient montrés constamment sympathiques aux Européens qui s’étaient aventurés chez eux. Le premier d’entre eux qui pénétra au Thibet, le frère Odoric de Pordonone, avait pu se fixer à Lhassa en 1328. Trois siècles plus tard, en 1628, le jésuite portugais Andrade avait pu traverser toute la contrée de l’ouest à l’est pour se rendre en Chine, tandis que d’autres jésuites, les Pères de Linz et d’Orville, la traversaient quelques années plus tard en sens inverse, de l’est à l’ouest, pour se rendre de la Chine à l’Inde par le Népal. En 1715, un jésuite italien, le Père Désidéri, s’était rendu à pied de Cachemire au Ladak d’où il atteignit Lhassa, qu’il habita quinze ans. Vers 1736, une mission de capucins italiens s’était établie au Thibet, et l’un de ses membres, Orazio della Penna, y séjourna vingt-deux ans, et y écrivit une « brève notice » sur le pays, laquelle constitua pour l’Europe, avec les récits des missionnaires antérieurs, les premières données d’ensemble sur le Thibet. Un explorateur laïque, le Hollandais van den Putte, résida aussi pendant plusieurs années à Lhassa. Quand, à la fin du XVIIIe siècle, le gouvernement thibétain apprit que des Occidentaux s’établissaient à demeure dans le Bengale et fondaient un empire nouveau dans son voisinage, il crut tout naturel de lier des relations amicales avec ces étrangers qu’il accueillait pour son compte si bien, et s’imagina, ces bonnes relations établies, que les Anglais y demeureraient fidèles. Grand dut être son étonnement lorsqu’il vit le gouvernement des Indes renier, lors de l’invasion du Thibet par les Népalais, l’amitié thibétaine et les engagemens pris, et se déclarer en faveur de leurs adversaires. La déception qu’il éprouva alors dut lui être d’autant plus amère qu’il s’était, à diverses reprises, compromis pour obtenir la faveur des Anglais. On a prétendu que la lettre du Taschi-lama à Warren Hastings, qui fut le point de départ des relations entre les Thibétains et les Anglais, avait été écrite par ce prince dans la secrète intention de chercher auprès des Anglais un appui et une protection contre la Chine ; et les conversations qu’il tint alors avec MM. Bogie et Turner, les ambassadeurs de Warren Hastings, et rapportées par eux sont en faveur de cette supposition. Attiré insidieusement à Pékin, le Taschi-lama avait payé de sa vie, d’après l’opinion générale au Thibet, cette démarche, et son successeur dans la régence du royaume, ayant manifesté la même sympathie pour les Anglais, avait encouru la disgrâce de l’empereur de Chine et avait dû, pour éviter la mort, s’enfuir du Thibet et se réfugier au Népal. Il est naturel que les Thibétains, voyant le dévouement de leurs princes si mal récompensé, aient conçu dès lors de l’aversion pour les Anglais. D’autre part, le général chinois qui commandait, dans cette guerre, les troupes thibétaines et chinoises, outré de la conduite des Anglais qui avaient pris fait et cause pour ses adversaires, les dépeignit à la cour de Pékin sous des traits défavorables, représenta ces « diables d’Occident » comme des ennemis secrets et dangereux, des gens à double face, et des voisins incommodes. On sait que les Chinois sont à l’égard des étrangers extrêmement soupçonneux. La Cour de Pékin adopta les idées et les conclusions du général chinois et prit des dispositions en conséquence. Des redoutes furent établies sur la frontière du Thibet, du Sikkim et du Boutan, et des garnisons y furent laissées pour les défendre. Gardant avec leur vigilance et leur jalousie accoutumées les divers postes qui furent alors créés, les Chinois interrompirent toute communication entre le Thibet et l’Inde. Ils ne laissèrent plus passer d’étrangers, même lorsqu’ils étaient Hindous. Les pèlerins bouddhistes venus de l’Inde devinrent aussi l’objet de la défiance chinoise : on ne les regarda plus que comme des espions au service de l’étranger. Même on les chassa de Taschi-lumbo où ils résidaient en nombre et se fixaient volontiers, certains d’être toujours bien accueillis et d’y recevoir du Taschi-lama une généreuse hospitalité.

Depuis, et pendant tout le courant du XIXe siècle, les Thibétains n’ont pas eu à se louer des procédés des Anglais à leur égard. Ils ont assisté à la disparition successive de tous les Etats-tampons qui étaient pour eux une garantie de sécurité du côté des Indes. Ils ont vu absorber dans l’empire anglo-indien non seulement des pays qui étaient, comme le Népal, sous la dépendance religieuse du Dalaï-lama, mais encore des contrées qui, comme le Boutan et le Sikkim, dépendaient politiquement du gouvernement de Lhassa. Même ils ont été dépouillés de régions faisant partie intégrante de leur territoire, comme le Petit Thibet et le Moyen Thibet, et ils ont vu des expéditions dirigées à deux reprises par de grands feudataires de l’Inde contre Lhassa qui, en définitive, a été contraint de payer tribut au Népal. Aussi ne faut-il point s’étonner si la rancune et la méfiance des Thibétains se sont accrues au cours du dernier siècle, et s’ils ont redoublé de précautions pour n’avoir rien de commun avec les Anglais.

Leur méfiance s’est étendue même à tous les Européens auxquels ils interdirent l’entrée de Lhassa. Toutes les routes aboutissant à cette ville furent jalousement gardées par les autorités thibétaines et chinoises et des sentinelles y furent postées pour défendre aux Européens l’entrée de la ville sainte. Naguère encore, avant les derniers événements que nous allons raconter, dès qu’un voyageur suspect d’être Européen était signalé par les soldats ou par les habitans (et ces derniers devaient dénoncer la chose sans retard sous peine de mort), on dépêchait à sa rencontre des fonctionnaires escortés de cavaliers armés, qui étaient chargés d’arrêter l’explorateur, et de lui faire comprendre poliment qu’il devait rebrousser chemin, et qu’un pas en avant pourrait lui coûter la vie.

Mais, malgré toutes les mesures prises pour défendre jalousement l’accès du Thibet, des Européens se sont rencontrés qui ont osé tenter de violer la consigne rigoureuse du gouvernement de Lhassa. On dirait même que le vouloir obstiné de solitude dont ont fait preuve les Thibétains n’a fait que piquer la curiosité des Occidentaux accoutumés à la pénétration facile des nations modernes. Dès 1811, un Anglais, Thomas Manning, voyageant pour son compte personnel, réussissait à demeurer une année entière à Lhassa. Il est vrai qu’il ne put le faire qu’en gardant un déguisement et en cachant sa véritable nationalité. Une année après, Morcroft et Hersay exploraient le Gnari, la province sud-occidentale du Thibet. En 1846, deux missionnaires français, les Pères Hue et Gabet, eurent la chance de parvenir sous un déguisement à Lhassa, et d’y faire un séjour de six semaines, avant d’être reconnus par les agens du gouvernement qui les expulsèrent de la ville. De 1854 à 1858, les trois frères Schlagintweit visitèrent le Moyen Thibet et parcoururent toute la lisière ouest du Thibet. En 1865, le gouvernement britannique, préoccupé de la situation créée à l’Inde par l’isolement farouche dans lequel se complaisait le Thibet et désireux d’être renseigné sur ce pays et ses ressources, imagina d’utiliser, à défaut d’Européens, le concours d’Asiatiques qui pourraient lui faire connaître, avec la géographie du pays, tout ce qui se passait à Lhassa, l’état d’esprit de la population et les compétitions qui s’agitaient autour du gouvernement. En effet, s’il était relativement aisé aux autorités thibétaines de dépister les Européens et de les empêcher de visiter Lhassa, il leur était impossible d’interdire l’accès de cette ville aux Népalais, aux Boutaniens, aux sujets du roi d’Angleterre qui habitent le Moyen Thibet annexé au Cachemire et qui sont, comme les populations du Grand Thibet, de race thibétaine ; elles ne pouvaient non plus empêcher ceux des bouddhistes hindous de se rendre à Lhassa en pèlerinage ; on compte, en outre, à Lhassa, établis à demeure, un nombre considérable de musulmans, Afghans et Cachemiriens, plus ou moins placés sous l’influence de l’Angleterre. Tous ces gens vont et viennent entre le Thibet et les pays voisins ; la plupart conservent des relations commerciales ou des relations de famille dans le pays dont ils sont originaires et il est facile d’utiliser leur concours. C’est au colonel Montgomery, alors directeur du service géographique des Indes, qu’est due l’organisation ingénieuse qui a permis de tirer profit de ces élémens divers au mieux des intérêts du gouvernement de l’Inde. Il choisit parmi les indigènes ceux qui lui parurent les plus intelligens et les plus instruits, ceux qu’on nomme des pandits (savans) et les fit entrer à l’école Buthia, à Darjeeling. Là, on leur apprit à lever des itinéraires à la boussole, à faire des observations pour la détermination des coordonnées astronomiques ; puis, on les fit partir pour le Thibet, munis d’instrumens topographiques ingénieusement dissimulés : c’est ainsi que leurs moulins à prières cachaient des baromètres et des boussoles. Pour éviter les soupçons, ces explorateurs indigènes furent désignés par des numéros d’ordre ou des initiales. L’un d’eux, A. K., au cours de l’année (1878-1879) qu’il passa à Lhassa, réussit à mesurer avec son rosaire bouddhique les principales rues de la ville. Lors de son premier voyage, un autre pandit, Naïn-singh, y resta trois mois. Sarat Chandra Das y passe deux semaines dans l’hiver de 1881-1882. De 1865 à 1894, une vingtaine d’expéditions de ce genre ont été dirigées au cœur du Thibet et elles n’ont pas cessé depuis.

D’ailleurs, les pandits anglo-hindous n’ont pas été les seuls à étudier le Thibet, et à côté de l’initiative officielle prise par le gouvernement de l’Inde, des voyageurs européens ont aussi en ces derniers temps exploré le pays. À ces explorations ont pris part des Russes, des Hongrois, des Français, des Suédois. Mais ceux-ci, évitant les routes trop surveillées qui mènent de l’Inde à Lhassa, ont cherché à prendre, pour ainsi dire, à revers, par le nord, le plateau thibétain, et à tomber à l’improviste sur la région habitée dont Lhassa est le centre. En trois voyages successifs (de 1871 à 1885) le général Prjévalsky établit la topographie de la région du Koukounor et de toute la partie orientale du Thibet septentrional, tandis que les Anglais Carey et Dalgleisch exploraient la section du Kouen-loun central. En 1889 et 1890, une expédition russe, dite « expédition scientifique du Thibet, » sous la direction du général Pievtzof, accompagné du géologue Bogdanovitch, a parcouru l’extrémité nord du plateau thibétain et a étudié scientifiquement tout le Kouen-loun occidental. A la même époque, M. Bonvalot et le prince Henri d’Orléans accomplissaient la traversée du Thibet septentrional, la première qui ait été faite en ce sens par des Européens, par la route des pèlerins mongols, mais étaient forcés de rebrousser chemin à 90 kilomètres de Lhassa, après avoir parlementé en vain pendant cinq jours avec les représentans du gouvernement thibétain. La même année, un Américain, M. Rockill, devait s’en retourner avant même d’avoir atteint le lac Tengri-nor. Pareille mésaventure arrivait en 1894, à MM. Dutreuil de Rhins et Grenard qui, au cours de leur beau voyage en Asie, furent arrêtés au sud-est de ce lac, et l’année suivante, M. Littledale, qui avait pris cependant des précautions exceptionnelles afin d’échapper aux Thibétains, fut obligé de rebrousser chemin à 80 kilomètres de Lhassa. En 1897, l’Anglais Savage Landor essaya de rejoindre la route du nord-ouest qui vient du Cachemire. Il espérait gagner la cité mystérieuse en descendant le cours du Brahmapoutre, dont il découvrit d’ailleurs la source. Mais il fut arrêté par les Thibétains alors qu’il ne se trouvait plus qu’à cinq ou six jours à cheval de Lhassa et faillit payer son audace de sa vie. Enfin, plus récemment, M. Sven Hédin, au cours de son second voyage en Asie centrale, ne put même atteindre le Tengri-nor. Ce n’est que dans ces dix dernières années que des sujets russes, à la suite d’événemens que nous aurons à exposer, ont pu se glisser et séjourner à Lhassa.


IV
Le pays thibétain.


Cet isolement farouche dans lequel les Thibétains ont réussi à maintenir leur pays au cours du dernier siècle leur a été grandement facilité par la nature et la configuration du sol, qui font de leur pays une des contrées les moins accessibles du globe. Le Thibet est la plus grande et la plus haute extumescence de toute la terre. C’est un immense plateau atteignant une altitude moyenne de cinq mille et, dans ses parties élevées, de sept et huit mille mètres. Aucune contrée au monde ne présente une altitude moyenne sur une surface aussi vaste. C’est le « Toit du monde, » les « Degrés du ciel, » le « séjour des Dieux » : ainsi l’appellent les habitans vivant au pied du gigantesque piédestal. Le relief de cette protubérance massive est d’autant plus accusé qu’elle se dresse au nord à côté de l’une des cavités les plus profondes de l’intérieur des continens, la dépression du bassin du Tarim, et au midi au-dessus des basses terres de la vallée du Gange, et qu’elle tombe de tous côtés sur le bas pays par des talus d’extrême raideur. Flanqué au nord par la chaîne du Kouen-loun, au midi par l’Himalaya, adossé à l’ouest aux monts du Pamir et du Korakorum, à l’est aux Alpes du Se-Tchouen, enveloppé de tous les côtés par les crêtes maîtresses du continent d’Asie, le plateau thibétain est une des régions naturelles les mieux délimitées des Deux Mondes.

C’est aussi une des plus inaccessibles. Incroyablement ardus et malaisés sont les chemins par lesquels on y monte. Que l’on prenne l’une quelconque des quatre voies maîtresses qui mènent au cœur du Thibet, les difficultés d’ascension sont prodigieuses. Quand on vient des fonds du Turkestan oriental, situés seulement à 700 mètres en moyenne au-dessus des mers, un revers de plus de 7 000 mètres se dresse devant le voyageur, et les passes de ces chaînes, deux fois plus hautes que les Pyrénées, ont deux fois l’élévation des cols les plus élevés de la chaîne hispano-française. Quand on vient de l’Inde, l’Himalaya ne se laisse pas non plus aisément franchir, et tel de ces cols, celui de Donkaia, s’ouvre à peu près à l’altitude de l’Elbrouz, tête du Caucase. Quand on vient de la Chine, les Alpes du Se-Tchouen, qu’on a devant soi, forment un grand ensemble de montagnes à structure très compliquée, d’accès fort difficile, qui gardent l’entrée des hautes terres thibétaines peut-être plus efficacement que ne le font au nord et au sud le Kouen-loun et l’Himalaya. Quand on vient du Pamir, la route fait des soubresauts prodigieux en ce sens que, descendue dans des gorges d’une profondeur vertigineuse, il lui faut gravir jusqu’à des cols plus élevés que le Mont-Blanc lui-même, et ce n’est point une route comme nous les connaissons, un chemin du Simplon ou du Saint-Bernard, mais un sentier, un escalier, une ornière de boue, une très périlleuse glissade dans les précipices. Et qu’on ne croie pas que le voyageur, après avoir escaladé « les degrés du ciel » et être parvenu sur « le toit du monde, » soit au bout de ses peines. Le plateau thibétain, tel qu’on se le représente d’après les toutes récentes explorations, s’étale en une surface prodigieusement bosselée, bordée et traversée d’occident en orient, par cinq énormes chaînes de montagnes qui, ramassées sur le méridien du Korakorum en un faisceau étroit, s’épanouissent vers l’est, en éventail, en s’inclinant soit au nord, soit au sud, puis se resserrent de nouveau pour s’incliner en sens inverse. Ces chaînes sont elles-mêmes faites d’un certain nombre de rangées plus ou moins parallèles entre lesquelles s’allongent ou s’élargissent des vallées, des plaines, des plateaux, remblayés à des degrés divers par la destruction et la dilapidation des hauteurs. De ces sierras s’élancent les pics les plus aériens de la terre atteignant 7 000 mètres et plus dans le Kouen-loun et dans les chaînes et contrechaînes qu’il pousse dans l’intérieur du plateau, et plus de 8 000 mètres sur la bordure de l’Himalaya où pointe la cime suprême du Gaourisankar (8 842 mètres) supposé jusqu’à ce jour le géant de la Planète.

Mais l’escalade des hauteurs, l’âpreté des défilés, la glissade dans les ravins ne sont pas les seuls obstacles contre lesquels lutte le voyageur qui traverse le Thibet. Aux périls de la route viennent s’ajouter la rigueur du climat et le peu de ressources de la contrée. Sur le plateau thibétain le froid est excessif, la température ne dépasse pas 15 à 16° en été et descend à plus de 40] au-dessous de zéro en hiver ; la neige ne quitte jamais les hauteurs. « Le séjour des Dieux » est aussi « le royaume des Neiges, » comme l’appellent les Boutaniens et les Hindous. Ces froids sont d’autant plus redoutables que le combustible manque presque complètement, et qu’on est obligé pour se réchauffer d’avoir recours à la bouse de yack. Les vents sont fréquens et soufflent en tourmentes formidables ; l’air est d’une rareté et d’une sécheresse extrêmes ; les pluies sont insignifiantes. Grâce à la rareté des précipitations atmosphériques, les eaux ne peuvent acquérir sur la surface de la plus grande partie du pays assez de puissance pour triompher des obstacles et se façonner un chemin vers la mer. Les trois quarts du plateau thibétain sont ainsi formés de bassins sans écoulement, et l’on a pu, en prenant pour point de départ cette répartition des eaux, diviser le pays en deux régions : la région des lacs, la région des rivières.

Dans la région des lacs, parmi les torrens dont l’eau n’atteint pas le réservoir commun, les uns descendent des montagnes, d’autres sortent des lacs et vont se perdre dans des marais, des sables et des steppes, des terres vagues, ou bien finissent par disparaître dans un lac qui les absorbe complètement. Dans la région des rivières prennent source le Brahmapoutre et la Salouen qui se jettent dans le golfe de Bengale, l’Indus qui se jette dans le golfe d’Oman, le Mékong et le Yang-tsé-kiang qui s’échappent vers la mer de Chine. Tous ces fleuves n’ont dans le pays que le haut de leurs cours et arrosent des gorges tellement étroites qu’il n’y a souvent que la place indispensable à leur glissement et nulle terre à rafraîchir et à féconder. Partout la vie végétale est des plus pauvres. Dans les régions qui dépassent 4 000 mètres, elle ne consiste guère qu’en graminées d’un demi-pied de haut fines et dures, si sèches qu’elles se brisent sous les pieds et se réduisent en poussière. Dans les parties moins hautes, mieux abritées, on rencontre quelques peupliers, quelques saules et des arbres à fruits. C’est seulement dans les lits desséchés des ruisseaux intermittens, dans les marécages qu’une végétation plus abondante se rencontre, analogue à celle des prairies. Presque partout le bois manque à tel point que, pour se chauffer, on emploie l’argol ou crottin de yack. Seules, les vallées du sud-est, plus basses et plus ouvertes à l’humidité de l’océan, sont couvertes de forêts où domine le houx épineux. Le pays n’a pas d’agriculture, ne possède que des troupeaux, n’a qu’une industrie florissante, celle de la filature des laines et du tissage des draps, et l’on comprend que, dans ces conditions, il n’ait pu avoir de faciles et de fréquentes communications avec l’étranger.


ROUIRE.