Les Anglais au Maroc

Les Anglais au Maroc
Revue des Deux Mondes3e période, tome 117 (p. 906-924).
LES
ANGLAIS AU MAROC


I.

Jusque dans ces derniers temps, l’Angleterre s’est vue si peu molestée en Égypte par ceux qui ont le plus d’intérêt à l’en voir sortir, qu’il est permis de craindre, pour peu que les événemens s’y prêtent, qu’elle ne caresse l’espoir d’y perpétuer son intrusion. Un fait si monstrueux se produirait-il, qu’il n’est pas nécessaire d’être grand prophète pour prédire ce que, en cas d’une rupture avec la Grande-Bretagne, deviendraient pour l’Espagne les îles Philippines ; pour la Hollande les Indes néerlandaises ; pour l’Italie les établissemens de la Mer-Rouge ; pour la France, Obock, Madagascar, la Réunion, les Comorres, et le jeune empire qu’elle s’efforce d’édifier en extrême Orient. Ce serait la ruine pour plus d’une métropole ; or que faudrait-il pour qu’un tel désastre se produisît ? Un tour de clé aux portes du canal de Suez par ceux qui s’en constituent les uniques gardiens.

Gibraltar, vieille place forte espagnole, devenue pour jamais anglaise ; les îles de Malte et de Chypre, enlevées de gré ou de force à leurs légitimes possesseurs, justifient, et au-delà, nos appréhensions. Le flegmatique sans-gêne des Anglo-Saxons peut encore leur réussir. Encouragés par l’indifférence avec laquelle les nations d’Europe leur laissent la faculté d’obstruer le canal de Suez à leur heure et à leur guise, ils songent depuis quelque temps à s’insinuer au Maroc.

Cet empire, presque aussi fermé que le furent la Chine et le Japon avant 1860, était autrefois considéré comme la clé de l’Afrique centrale. À ce point de vue, il a perdu toute son importance, mais comme appoint pour une action dominatrice sur la Méditerranée, comme aussi pour fomenter contre la France des révoltes à l’est de l’Algérie et du Sénégal, l’occupation du plus petit port marocain serait pour qui voudrait nous nuire d’un avantage considérable.

Laisserait-on faire nos voisins, parviendraient-ils à donner la main du haut de quelque promontoire africain à leur forteresse de Gibraltar, que nous verrions bientôt la mer bleue, qui baigne nos beaux rivages du sud, se transformer en un lac anglais, de même que sur leurs cartes de l’Amirauté nous avons vu la Manche se métamorphoser en un English Channel.

Le Maroc, par bonheur, n’est pas d’une aussi facile composition que le sont certains États ; sentinelle fièrement campée au nord-ouest du noir continent, elle intime l’ordre de passer au large à quiconque s’attarde sur ses côtes. Dans ces derniers temps, l’Angleterre en a su quelque chose, et puisque des tentatives d’un accord secret ont été faites par elle auprès du sultan africain, et que ces tentatives vont se renouveler, notre intérêt est de veiller. Qui peut affirmer qu’un peuple pour lequel des coups de hardiesse ont toujours été des coups de fortune ne rêve pas de prendre pied sur ce point du noir continent et que, maître déjà de l’une des colonnes d’Hercule, il ne convoite pas la seconde ? Mais par quels moyens ? Sa diplomatie a échoué une première fois, et, avec d’autant plus d’éclat, que le foreign office avait envoyé en qualité d’ambassadeur auprès du sultan marocain l’homme le moins fait, semble-t-il, pour amener à une entente le fier descendant du Prophète.

Cet ambassadeur n’est-il pas, en effet, ce fin diplomate qui a si bien allégé le sultan de Zanzibar du fardeau de ses États pour en donner les parties les plus fertiles, d’abord à son pays, puis à l’Allemagne, à nous le gros lot de ces régions sablonneuses que M. le commandant Monteil vient de parcourir avec autant de courage que de bonheur ? Sa réputation d’homme habile à se taire la part bonne dans un royaume qui croule a dû le précéder à Fez, et il n’est plus surprenant qu’on l’ait tenu en défiance.

L’histoire se répète. Un autre chargé d’affaires anglais, du nom de Douglas, avait eu jadis maille à partir avec l’un des prédécesseurs du souverain actuel au sujet de deux navires capturés dans le détroit de Gibraltar par des corsaires de Salé. M. Douglas, outragé par le sultan, avait répondu par des paroles injurieuses ; il fut jeté dans une prison d’où il ne sortit qu’après avoir juré de ne point quitter le Maroc sans autorisation. Entre temps, sa majesté chérifienne faisait écrire à Londres qu’elle était loin de se croire en guerre avec les Anglais, et que, pour le prouver, elle allait leur faire restituer les deux navires indûment capturés, ainsi que leurs équipages. Puis elle ajoutait qu’il était malheureux pour l’Angleterre d’être représentée par un « fou ; » qu’elle consentait volontiers à lui rendre cet « infortuné » dans l’espoir que, par un meilleur choix, une réelle harmonie s’établirait entre les deux peuples.

Certainement que l’honorable sir Evan Smith, l’ambassadeur de la Grande-Bretagne, qui vient de faire buisson creux à Fez, n’est pas plus fou que ne l’était M. Douglas ; mais il est bon dès à présent que l’on sache la façon impertinente dont les sultans de ces régions prennent parfois plaisir à éconduire ceux des représentans des puissances qui leur déplaisent.

Le nouvel ambassadeur d’Angleterre au Maroc, sir West Ridgeway, a cru devoir, avant de rejoindre son poste à Tanger, s’arrêter à Madrid pour y présenter ses hommages à la reine régente, et s’entretenir avec les ministres espagnols de l’objet de sa mission. Cette attention à l’égard d’un gouvernement dont il y a peu d’années l’Angleterre suspendait brutalement la marche victorieuse sur Tétuan, est d’une politique habile ; elle a peut-être le désavantage de l’être trop. Les Anglais n’ont jamais été obséquieux vis-à-vis des peuples qu’ils considèrent comme leurs inférieurs et dont ils n’ont rien à espérer. Est-ce que jamais aussi, ils s’occupent du droit des nationalités avec lesquelles ils se trouvent en contact, du moment qu’il s’agit de leur enlever quelque avantage matériel ? Et quelle souplesse ! En ce moment, aux prises avec les Dacoïts de la Birmanie, qui sont pour eux ce que les Pavillons-Noirs sont pour nous au Tonkin, ils songent à envoyer au Fils du Ciel des présens pour que les « Braves » ne passent plus les frontières birmanes journellement violées. Ce faisant, ils commettront la maladresse de reconnaître au Céleste-Empire des droits de suzeraineté en quelque sorte préhistoriques sur l’Indo-Chine, sur l’Annam, le Tonkin, sans en excepter la Birmanie. On va jubiler à Pékin devant cet inutile abaissement, car c’est par des hommages semblables à ceux que les Anglais vont lui rendre que les royaumes d’Asie témoignaient jadis de leur vassalité.

Quant à la visite de sir West Ridgeway à la cour de Madrid, tout porte à croire qu’elle sera sans effet sur une nation aussi fière que l’est l’Espagne ; celle-ci eût-elle oublié le passé, — ce qui est impossible, — que le présent, c’est-à-dire l’occupation sans fin de l’Egypte par les soldats de la Grande-Bretagne, lui servirait encore d’enseignement. Actuellement, l’ambassadeur anglais est à Tanger, à son poste d’observation, et il est permis de supposer qu’il y attend avec une patience toute féline que la proie à saisir se découvre. Pour atteindre le but qu’elle vise, l’Angleterre emploiera-t-elle la force ? Un ultimatum fort sec envoyé cette année au sultan par le consul anglais de Tanger, — ultimatum auquel il devait être répondu de Fez dans un délai de vingt-quatre heures, — indique assez qu’elle y aura recours. Comme en Chine, aux Indes, et plus récemment comme à Alexandrie, elle saura faire naître une querelle d’Allemand, servant d’excuse à un bombardement précurseur d’une descente à terre de ses Royal-Marines. Le souvenir d’une escadre anglaise ouvrant le feu de ses puissans cuirassés sur une ville d’Egypte que son passé illustre devait préserver d’un tel sacrilège ne s’effacera point de sitôt. L’histoire vengera l’antique cité d’Alexandre, en unissant, au nom du barbare qui brûla sa bibliothèque, ceux des ministres de la Grande-Bretagne qui, sans nécessité, sans péril, sans gloire, la criblèrent d’obus et incendièrent ses monumens.

À ceux qui ne croiraient pas aux visées que nous attribuons à l’Angleterre sur le Maroc, nous dirons de méditer les lignes suivantes extraites du discours que lord Rosebery a prononcé à Londres, le 2 mars de cette année, à l’occasion du vingt-cinquième anniversaire de la fondation de l’Institut colonial : « Deux écoles appréhendent l’accroissement de l’empire britannique : l’une se recrute à l’étranger ; elle est composée de ces nations qui, s’étant mises tard en campagne, ont le chagrin de constater que la Grande-Bretagne possède quelques-uns des meilleurs morceaux qu’il y eût à prendre. À cette école-là, je rappellerai que, si nos colonies sont riches, c’est en partie parce que nous les avons faites telles. Tous les pays qui après avoir été occupés, puis quittés par d’autres puissances, ont été ensuite cultivés et enrichis par nous, nous avons à leur possession des titres indisputables. L’autre école, dont les représentans sont dans le sein même du peuple britannique, est d’avis que notre empire est assez grand comme il est. Ce serait bel et bon si le monde était élastique, mais comme il ne l’est pas, ce nous est une nécessité de travailler pour l’avenir…

« Mettons la question de responsabilité impériale en dehors et au-dessus des partis, et faisons notre possible pour que le monde, dans la mesure où il peut être modelé par nous, porte l’empreinte anglo-saxonne et non une autre… »


II.

Les naïfs qui caressent l’utopie d’une fraternité universelle et d’un embrassement général n’ont qu’à franchir le tout petit bras de mer qui sépare l’Espagne du nord-ouest de l’Afrique, pour tomber dans une décevante réalité. Jamais ils n’arriveront à se figurer, s’ils n’en font pas eux-mêmes l’expérience, qu’un si mince filet d’eau puisse produire les contrastes qui s’offriront à leurs yeux dès qu’ils auront passé de Gibraltar à Tanger. Certes, la Manche, l’English Chamiel, a creusé une profonde démarcation entre les usages de deux peuples bien voisins pourtant, mais jamais comme celle qui s’est produite entre les États d’Europe et l’empire du Maroc.

Lorsque, peu à peu, trop lentement sans doute, l’Algérie s’assimile à la France ; que la Tunisie accepte sans un mauvais vouloir déplaisant nos colons et leurs cultures ; que la Tripolitaine, à ce voisinage d’une immigration chrétienne frayant avec un monde musulman, s’adoucit au point d’accueillir sans démonstration hostile nos explorateurs africains, le Maroc seul, l’antique Moghreb, persiste dans son isolement. Sa haine farouche pour tout ce qui est directement ou indirectement européen est restée aussi vivace qu’au temps où ses corsaires infestaient les deux mers qui baignent ses côtes. Il n’est guère de jour, même en ces temps-ci, où, par haine et, en quelque sorte, par habitude, les Espagnols de Ceuta et les indomptables montagnards du Riff n’échangent des coups de fusil.

Ce n’est pas seulement par des préventions impossibles à déraciner, par son ignorance et son antipathie religieuse, que le Maroc se distingue de nous. Il en est resté à ce qu’était l’Europe au moyen âge, c’est-à-dire intolérant, ignare, et c’est un sujet continuel d’étonnement pour ceux qui peuvent pénétrer jusqu’à Fez et Méquinez, d’y constater une organisation politique et sociale des plus surannées. Plus des deux tiers de l’ancien Moghreb n’obéissent que par la force aux ordres de leur empereur ; au nord, son autorité est reconnue tant bien que mal ; mais au sud, sur l’autre versant de l’Atlas, la rébellion est permanente.

Est-ce que tous les jours nous n’apprenons pas que l’armée impériale entre en campagne, non pour conquérir ou combattre l’étranger, mais tout simplement pour faire rentrer dans l’obéissance des sujets révoltés ou bien encore pour remplir les caisses vides du trésor par le recouvrement d’impôts arriérés ? Que le sultan actuel vienne à mourir, que son successeur soit proclamé à Méquinez par les ulémas et ses habitans, et nous verrons le nouvel élu envoyer des troupes dans toutes les directions pour se faire accepter en cette qualité, heureux s’il n’est pas contraint d’aller lui-même imposer son autorité jusqu’aux confins du Sahara ou dans les régions montagneuses de son empire. Tout ceci, il faut se hâter de le dire, sont choses du Maroc, comme il y a cosas de España. Quelques tribus châtiées, des centaines de têtes coupées, et tout rentre dans l’ordre. Aussi faut-il se défier des télégrammes d’agences suspectes qui, depuis peu de temps, annoncent qu’on assassine tous les jours au Maroc, et que des villes entières, surprises dans leur sommeil, sont égorgées par des brigands. Il serait si avantageux d’être appelé pour y rétablir l’ordre, comme en Égypte, comme en Birmanie ! Présenter le Maroc dans un tel état d’anarchie, qu’une intervention soit nécessaire, voilà ce que les agens anglais voudraient bien persuader à l’Europe.

Comment expliquer une si persistante hostilité des Marocains contre nous, un mépris si vif de notre civilisation, ce manque d’homogénéité entre peuples d’une même croyance religieuse et qui, tout en faisant acte de révolte, finissent toujours par obéir à un seul et même despote ? Les raisons abondent et s’offrent d’elles-mêmes dans un rapide coup d’œil jeté sur le passé.

Vers l’an 800, l’Afrique septentrionale fut le théâtre d’immigrations musulmanes qui se succédèrent jusqu’au XIe siècle. Deux énormes vagues humaines s’étaient formées ; l’une partant de l’Égypte et se déroulant par Tripoli, Tunis, Constantine et Tlemcen jusqu’à Fez, au nord de l’ancienne Mauritanie. L’autre, venant d’Arabie, franchissant le désert, atteignant Tafilete, Suse, et se brisant sur l’une et l’autre rive de la Morbeya, au sud, là où se trouve actuellement la ville de Maroc. Entre ces flots d’émigrans, l’Atlas majestueux s’élevait ; ils le tournent, s’entremêlent un moment, puis chacun prend la place qui convient le mieux à ses goûts et à son origine. Les conquérans venus d’Égypte restent au nord, se forment en tribus agricoles, lesquelles, au besoin, sauront devenir guerrières ; ceux venus d’Arabie, plus doux, nomades, et qui accueilleront plus tard en frères proscrits les Maures chassés d’Espagne, se font pasteurs. Ils sont méprisés, traités de lâches aujourd’hui par leurs coreligionnaires du Maroc ; de leur côté, ceux du sud traitent de barbares et de forbans ces tribus qui les insultent.

Lorsque les lieutenans du Prophète, pour bien montrer qu’il ne leur restait plus un pouce de terre à conquérir dans le nord africain, firent entrer leurs chevaux jusqu’au poitrail dans l’Atlantique, ils se mirent à fonder des royaumes et à créer des villes. Agbar, le plus grand des guerriers convertisseurs, édifia la cité sainte de Kairouan, et ;, pour en embellir la mosquée, il dépouilla de leurs magnifiques colonnes de marbre les monumens païens et les églises chrétiennes. Plus tard, Génois et Vénitiens devaient, eux aussi, piller les marbres de Carthage, et ils le firent si consciencieusement qu’il n’en reste plus un seul bloc. Le chef arabe Zairi construisit Alger, la couronnant d’une citadelle du haut de laquelle, comme de l’aire d’un vautour, les deys futurs devaient surveiller la mer et les corsaires chargés de leur apporter des riches cargaisons, de peupler leurs sérails de femmes blanches. Edriss, l’un des descendans directs d’Ali, fuyant les meurtriers de sa race, fonda Fez qui, par la suite, devint la plus célèbre ville du Moghreb, grâce à ses universités, à ses tombeaux vénérés, et à la culture intellectuelle de ses habitans. Alfin bâtit la ville de Maroc ; elle eut, en 1670, l’honneur de donner son nom à l’empire, en dépit des compétitions jalouses de Fez, de Tafilete et de Suse. Et, pendant que Tunis, Alger, Tripoli, seront gouvernés par des beys et des deys dépendant de la Sublime-Porte, le Maroc aura des empereurs.

Quant aux Maures, dans un temps qu’il serait téméraire de fixer, tellement il semble incertain, ils seraient venus d’Asie jusqu’au nord de l’Afrique. Campés sur la lisière du Sahara et le versant occidental de l’Atlas, ils s’inquiétèrent fort peu, paraît-il, des guerres qui se succédaient entre Rome et Carthage. Les populations autochtones de la Mauritanie-Tingitane se cachaient dans les grottes de l’Atlas aussitôt que les Vandales ou autres hordes errantes venaient échouer sur leur littoral. C’est encore au VIIIe siècle que des Maures guerriers, abandonnant l’Afrique, vinrent envahir le sud de l’Espagne, et, pendant qu’un voile épais d’ignorance couvrait l’Europe, ils firent de Grenade et de Cordoue des centres d’une lumière d’autant plus éclatante qu’autour de ces villes régnaient d’épaisses ténèbres. Leur architecture en Andalousie sera toujours ce qu’il y aura au monde de plus idéalement oriental ; en poésie, en géographie, en astronomie, en médecine, ces Maures, avec lesquels se confondaient des Arabes d’un rare savoir, excellèrent. Il semble même que la noblesse de leurs sentimens, inspiratrice de Lope de Vega, de Corneille et d’autres illustres tragiques, se soit conservée en ce qui survit dans les Castilles de la grandesse d’Espagne.

D’autres Maures abandonnèrent à leur tour les frontières du Sahara pour venir se joindre aux Arabes du littoral africain ; ils les dominèrent, et, tout en s’assimilant à eux, ils fondèrent des dynasties jadis célèbres : celles des Almovides, des Almotrudes et des Mérinides, dynasties glorieuses et sous lesquelles on vit le croissant triompher des rives de l’Ebre au Soudan, et des rives du Niger jusqu’aux Balkans. On leur reproche de n’avoir pas eu ce culte des arts et cet amour des sciences que leurs ancêtres portèrent si haut en Andalousie. Et pourtant, des républiques italiennes et diverses puissances européennes entretinrent avec ces premiers souverains du Moghreb des rapports pleins d’urbanité. Des chevaliers, cadets de famille, venaient d’Europe tenter la fortune auprès d’eux. Raguse y envoyait des bateaux qui débarquaient à Alexandrie les pèlerins de La Mecque. Les papes d’alors correspondaient avec les califes d’Occident. Il y avait à Fez, à Maroc, à Méquinez, des églises, des évêques recevant l’investiture directement de Rome. L’université de Fez, ses bibliothèques, étaient fréquentées par d’illustres Arabes, dont un des plus célèbres, Averroès, médecin et philosophe, vit ses commentaires sur Aristote condamnés par l’Université de Paris et le saint-siège. Enfin, si dans cette partie privilégiée de l’Afrique du Nord le souvenir des croisades était loin d’être effacé, ce souvenir n’en excluait nullement ce que la lutte entre croisés et Sarrasins avait eu de chevaleresque.

Au XVIe siècle, avec l’avènement de la dynastie d’Hassan ou d’Haschan, dont l’un des rejetons règne actuellement à Fez, le Moghreb retomba dans la barbarie, dont il n’est plus sorti. Haschan était un descendant du Prophète, et c’est tout dire : le fatalisme musulman, joint à la haine du chrétien, s’étendit ainsi qu’une gangrène malfaisante sur tout l’empire. Comme les esprits, les terres n’eurent plus de culture. Autrefois, les îles Canaries, l’Andalousie, échappèrent à plus d’une famine grâce au blé que le Maroc était en mesure de leur envoyer, et, de son côté, l’Espagne, reconnaissante, venait secourir le Maroc quand la peste décimait ses villes et ses campagnes. Rien de tel ne pourrait se reproduire aujourd’hui. Depuis des siècles, les deux tiers du territoire africain sont en friche ; comme en Tunisie, — d’où elles commencent à disparaître, — ce ne sont qu’immenses plaines où croissent les tristes asphodèles, les mauves et autres fleurs des champs.

C’est du jour où l’agriculture cessa d’être en honneur que commença le brigandage sur mer des corsaires d’Afrique. Les courses durent suppléer à ce que la terre abandonnée à elle-même ne donnait plus. Les deys d’Alger, les beys de Tunis et de Tripoli, les rois de Maroc et de Salé s’imaginèrent de faire payer un tribut annuel à ceux des gouvernemens dont les navires naviguaient dans leurs eaux. Malheur aux sujets de ceux qui s’y refusaient ! Malheur surtout aux marins, aux pêcheurs qu’un gros temps jetait au large : l’esclavage les guettait. Pour mieux ruiner la marine des puissances qui se montraient récalcitrantes à une redevance, les despotes des États barbaresques faisaient construire dans leurs arsenaux des galiotes, des galères, des chébecs à deux mâts montés par 200 ou 300 hommes d’équipage. Les corsaires avaient avec eux des renégats européens ou des captifs chrétiens, anciens marins, sachant distinguer un navire de guerre d’un navire de commerce et pouvant dire à quelle nationalité il appartenait. Trop lâches pour affronter l’abordage d’un vaisseau de guerre, ils n’attaquaient que les navires marchands, qui, hors d’état de se défendre contre des équipages nombreux et bien armés, se rendaient à merci. Pour mieux tromper ceux qu’ils guettaient, les forbans déployaient des pavillons européens en ne laissant voir sur le tillac de leurs chébecs que les faces blanches de quelques renégats. Le navire capturé, il était conduit au port le plus proche où son capitaine devait donner le détail de la cargaison, et où on le menaçait de mort s’il en omettait une partie. Le bacha auquel était faite cette déclaration demandait à l’équipage s’il lui convenait d’abjurer, lui promettant, s’il se faisait musulman, la liberté et un brillant avenir. Refusait-il, ce qui était presque toujours le cas, on le conduisait en présence du souverain, lequel, pour chaque captif, payait aux corsaires 50 ducats. Ceux-ci avaient encore droit à l’argent de poche des matelots et à leurs hardes. Le navire, la cargaison et les pauvres gens qui le montaient restaient la propriété des beys. À Maroc, on conduisait les captifs dans le quartier juif, où ils trouvaient toujours d’autres prisonniers comme eux. Il y en avait de toutes les nationalités ; chacune d’elles formant un groupe que commandait un captif chrétien et dont il répondait sur sa tête. Le devoir de ce chef était de faire régner la paix entre les prisonniers, de leur donner une tâche à remplir, d’empêcher que les argousins, c’est-à-dire la chiourme marocaine, ne les frappassent par haine religieuse et ne leur prissent par violence la paie de 3 sous 4 deniers que le sultan, dans sa munificence, leur donnait journellement pour rémunérer leurs travaux. Ce qui est singulier, c’est l’obligation pour les Juifs de nourrir gratuitement les captifs et de leur donner tous les ans, au mois d’octobre, une somme de 15 francs qui devait leur servir à acheter des vêtemens. On peut supposer, sans crainte de diffamer les Israélites du Maroc, qu’une grande partie de la paie impériale rentrait dans leurs poches et que la nourriture de leurs cliens était des moins lourdes. Si, parmi les équipages prisonniers, il se trouvait des jeunes gens de belle prestance, on les « rasait, » puis on les abandonnait aux passions contre nature que saint Paul, dans une de ses épîtres, reproche aux Romains. Quant aux jeunes captives, des Andalouses et des Provençales pour la plupart, elles entraient dans des harems d’où ni menaces, ni prières, ni rançons, ne pouvaient les arracher.

En 1630, Richelieu fit racheter à Salé un certain nombre de nos compatriotes qui s’y trouvaient détenus. On paya d’abord à leurs propriétaires le montant de leur entretien, puis à titre de bénéfice 40 pour 100 en plus ; ce paiement se fit en toiles de Bretagne. Les captifs étaient au nombre de 141 et leur délivrance représenta une valeur de 13,360 ducats. Six ans avant ce rachat, Richelieu avait encore fait partir pour le Maroc une ambassade dont les aventures méritent d’être racontées. Elle se composait de 30 personnes dont 3 religieux de l’ordre des capucins envoyés par l’Éminence grise, le père Joseph, capucin lui-même ; il espérait que ces trois confrères fonderaient à Maroc une église. Le cardinal, malavisé, cette fois, avait confié la direction de la mission à un personnage du nom de Bazilly, commandeur, lequel ignorait absolument de quelle façon un envoyé des cours d’Europe devait se présenter chez un forban couronné. À peine débarqué à Saffi, le commandeur fut interrogé sur l’objet de son voyage, et comme il n’avait avec lui ni cadeaux, ni ducats à offrir en échange du traité et des captifs qu’il demandait, il fut prié de repartir pour la France afin d’aller y chercher ce qui lui manquait. Sa suite fut chargée de chaînes, conduite sous bonne garde à Maroc, et jetée dans une prison où se trouvaient d’autres malheureux qui, depuis plusieurs années, attendaient qu’on vînt les racheter. Les trois capucins partagèrent leur sort ; toutefois, on leur laissa la liberté de prêcher, de chanter la messe, à la condition que tout se passerait dans l’enceinte de la geôle. Les dimanches et les jours fériés, leur embarras était grand, car les captifs travaillaient même ces jours-là. Ces religieux périrent tous les trois de la peste dans la prison où ils avaient été mis.

Le commandeur de Bazilly se garda bien de revenir dans un pays si peu hospitalier, et ce ne fut qu’en 1635 qu’un sieur du Chalard, envoyé du roi de France, reparut à Saffi avec les cadeaux et les rançons réclamés par les rois de Maroc et de Salé ; 380 Français furent rendus par lui à la liberté, et, par la suite, rapatriés ; 333 autres captifs de diverses nationalités étrangères se virent, grâce à notre bienveillante intervention, délivrés de leurs chaînes.

L’ordre de Notre-Dame de la Merci, institué, en 1218, pour le rachat des prisonniers par saint Pierre Nolasque, eut, pendant quelques années, des représentans à Fez et à Méquinez. Quand ils furent contraints d’abandonner ces localités, ce fut de la Péninsule espagnole que des religieux, après avoir quêté dans toute la chrétienté, venaient à Ceuta traiter avec les autorités marocaines du rachat des Européens capturés.

Comprend-on, d’après ce qui précède, les regrets amers des sultans actuels du Maroc lorsque, devant leurs ports, où ni galères, ni galiotes, ni chébecs ne se balancent sur les eaux, un tel passé revit dans leur esprit ? Ils ont encore un souvenir autrement fait pour les rendre arrogans et entretenir leur morgue, celui des tributs que la plupart des puissances européennes leur payèrent annuellement jusqu’au jour où une armée française s’empara d’Alger.


III.

Quiconque a vécu en pays musulman n’a pas manqué d’observer la rapidité avec laquelle s’y propagent les nouvelles. Les informations les plus précises ne manquent jamais aux disciples d’Allah, et s’ils n’ont pas l’électricité pour les transmettre jusqu’aux oasis du Sahara, ils n’en ont pas moins des messagers d’une allure rapide et sûre. C’est ainsi que le sultan des Marocains n’ignore rien de ce qui se passe sur son continent si vivement attaqué de tous côtés, et, de quelle façon, sous prétexte de civilisation et d’humanité, Stanley, et, à sa suite, d’autres exploiteurs, y ont pénétré et s’y comportent. Il sait la quantité de millions de francs et tout le sang que nous coûte l’Algérie, et, quoique notre conquête l’ait rempli de crainte, — surtout depuis Isly, — il n’est pas sans reconnaître qu’elle fait grand honneur à notre armée, à notre persévérance, et que son intérêt est de vivre en paix avec de puissans voisins. Il peut dire à quelle condition nous avons un résident en Tunisie, mais ce qu’il sait par-dessus toute chose, c’est qu’il est de par le monde des gens officieux dont il est impossible de se dépêtrer dès qu’on commet l’imprudence de les prendre pour conseillers ou protecteurs. L’Egypte, le pays du calme par excellence, là où la vie politique diffère si peu du sommeil de ses momies, n’est pas éloignée de son empire, et ce qui s’y passe est bien fait pour lui inspirer une crainte salutaire. S’il ne l’avait pas, cette sage terreur, M. le comte d’Aubigny, fraîchement débarqué du Caire à Tanger, n’aurait, pour la lui donner, qu’à raconter sous quelle tutelle indiscrètement prolongée se trouve, depuis dix ans, le pays des Pharaons.

Ce n’est pas, d’ailleurs, sans motifs sérieux que l’empereur du Maroc, — Moghreb-el-Aksa, son titre devant Allah, — conserve à l’égard des Européens une attitude réservée et altière. Il se dit le successeur des rois maures d’Espagne, tout honnis et dépossédés qu’ils aient été, et il en conserve précieusement les parchemins ; il est le chef spirituel de son peuple en même temps que son chef politique, moins obéi toutefois que le tsar, et c’est la première de ces qualités qui constitue sa plus grande force. Il a la prétention d’être le calife de l’Occident, le vicaire d’Allah, le pape de l’un des quatre grands rites orthodoxes, le malékite, l’un des plus répandus en Afrique. Pour milice, quand il fait appel à la guerre sainte, il a les adeptes de confréries sans nombre, adeptes, qui, par millions, ne demandent qu’à devenir au prix de leur vie, les hôtes de ces oasis célestes où coulent toujours des eaux fraîches et limpides, où des houris idéalement blanches et belles n’ont d’autre préoccupation que celle de ne rien leur faire regretter des voluptés terrestres. Ce sultan ne peut ignorer non plus que les Carthaginois et les Romains, les Vandales et les Byzantins, les Espagnols et les Portugais, n’ont jamais bâti que sur le sable dans cette partie nord du continent d’Afrique où, tant bien que mal, il gouverne aujourd’hui. Seuls, les Arabes ont conquis le Moghreb en s’aidant du glaive et du Coran, et seuls, ils y ont fait souche, mais en se distinguant toujours, par leur amour de la vie pastorale, des Maures qui aiment mieux les villes, et des Berbères fidèles à leurs belles montagnes.

En 1859, l’empire du Maroc fut pendant un moment attaqué et menacé sérieusement par une armée espagnole, très vaillante, pleine d’entrain et supérieurement commandée. Le maréchal O’Donnell, qui s’était emparé de Tanger, marchait en vainqueur sur Tétuan, lorsque l’ambassadeur de la Grande-Bretagne à Madrid se présenta au ministère des affaires étrangères de cette capitale. Par ordre de son gouvernement, il y laissa la déclaration simple, mais catégorique que voici : 1° aux yeux du cabinet de Saint-James une occupation définitive de Tanger par les Espagnols était absolument incompatible avec la sécurité de Gibraltar ; 2° le gouvernement espagnol était prié d’acquitter, dans le plus bref délai possible, une dette de plusieurs millions de pesetas contractée d’ancienne date avec l’Angleterre, et dont celle-ci, jusque-là, avait négligé le recouvrement.

Un gouvernement fort et habile devrait toujours avoir des arriérés de ce genre avec les nations qui lui sont inférieures en puissance, afin de pouvoir s’en servir au besoin. Le maréchal O’Donnell fut créé duc de Tétuan ; son armée, bénissant Dieu, mais maudissant l’Angleterre, rentra dans ses quartiers d’Espagne, on devine dans quelles dispositions d’esprit.

Ce qui ne peut manquer d’accroître l’orgueil des empereurs du Maroc, leur conviction d’une grande supériorité sur nous, leur force par suite d’une position exceptionnelle sur la Méditerranée et l’Océan, c’est, dans le présent, cette retraite d’une armée espagnole victorieuse ; c’est, dans le passé, le souvenir des redevances que l’Europe consentit à leur payer, pendant près d’un siècle, pour ne pas en être molestée. Le relevé de ces redevances paraîtrait incroyable s’il n’était emprunté à des sources officielles. En y jetant les yeux, on reste interdit devant un abaissement dont il était impossible que n’exultassent pas des barbares.

La Hollande, nation maritime par excellence, afin d’assurer à ses bateaux marchands le libre passage du détroit, consentit en 1732 à payer au Maroc un tribut annuel de 75,000 francs. Un sultan, l’un des meilleurs, Sidi Mohammed, apprenant que cette somme était inférieure à celle que recevaient les Algériens, déclara aussitôt la guerre aux Hollandais. La paix se fit en 1778, et les tributaires en profitèrent pour importer dans les ports barbaresques des toiles communes.

En 1815, le roi Guillaume Ier, devenu roi des Pays-Bas, déchira la convention, la trouvant par trop humiliante. En 1755, la cour de Danemark, conseillée par un ambassadeur juif que le Maroc lui envoya, entama des négociations pour un traité de commerce et de libre navigation. Elle consentit à payer une somme annuelle de 25,000 douros. Trompés par l’ambassadeur en question, les Danois se crurent autorisés à fonder des comptoirs sur les côtes marocaines de l’Océan-Atlantique. Dès que le sultan apprit que ses alliés s’y installaient, il fit jeter en prison le consul danois et sa suite, les déclarant de bonne prise et, de plus, ses esclaves. La fourberie du juif entremetteur ayant été découverte, la paix se fit. Ce qu’il y a d’extraordinaire, c’est que le Danemark n’avait aucun intérêt capital à traiter. La Suède s’exécuta en 1763 ; elle offrit de payer 20,000 piastres annuellement, mais dans l’espoir qu’elle s’en acquitterait en fournissant des mâtures et des bois de construction dont elle est riche et pour une valeur égale à cette somme. Le sultan s’y refusa et exigea des espèces sonnantes et trébuchantes, en y ajoutant l’humiliante condition que le versement des fonds serait fait en public et en plein jour. Gustave III rompit le pacte. La république de Venise se soumit à un tribut annuel de 100,000 francs. La Toscane, Gênes, le Portugal et les États-Unis, sans être tributaires, firent des dons, pour que leurs marines ne fussent pas attaquées par les corsaires. Deux bâtimens toscans ayant été saisis par les forbans, le grand-duc Léopold envoya devant Tanger une forte escadre qui, les réclamant impérieusement, réussit à les reprendre. L’Espagne ne consentit jamais à payer de tribut ; la grandeur de son passé et sa vieille inimitié à l’égard des Maures s’y opposaient. Elle consentit pourtant à signer un traité de bonne amitié avec le Moghreb en 1767. Pour être agréable à son allié, le sultan empêcha que de Tanger il fût envoyé des vivres à Gibraltar, les Espagnols ayant l’intention de reprendre cette place aux Anglais. Il autorisa également leurs vaisseaux qui surveillaient les escadres ennemies, à mouiller dans les ports marocains. Grâce à cette facilité, les Espagnols, par des signaux, communiquaient du haut du cap Spartel en terre africaine avec les villes d’Andalousie. Un si parfait accord entre de tels rivaux ne pouvait durer longtemps, et, plus d’une fois, Maures et Castillans se prirent de querelle. Le nombre des Espagnols capturés fut toujours supérieur à celui des autres nationalités.

La Grande-Bretagne, en raison de ce que beaucoup de ses bateaux passaient le détroit, fut la première contrainte de s’aboucher avec le Maroc. Son premier traité porte la date de 1681 et fut fait pour quatre ans. En ce temps-là, l’Angleterre était en possession de Tanger, par suite du mariage de Charles II avec Catherine de Bragance. Elle dut l’abandonner pour Gibraltar, car les Marocains en harcelaient la garnison quand ils ne l’affamaient pas. Comme c’était de Tanger que nos voisins d’outre-Manche se fournissaient de vivres frais, on devine tout le parti que les sultans tiraient de cette nécessité. Le sultan, alors régnant, en voulait surtout aux Anglais de ce que, en se retirant de Tanger, ils en avaient fait sauter les fortifications. Mouley-Ismaël, — il se nommait ainsi, — était un vrai monstre, livrant à des tortures atroces, ou donnant en pâture à ses lions, ceux des captifs chrétiens qui avaient le malheur de lui déplaire. Nous avons une lettre de ce despote, datée du 26 août 1684, et adressée à un capitaine Clodesly-Shovel, de la marine royale britannique ; c’est un document suggestif s’il en fut jamais, car il montre à quel degré d’arrogance les rois, beys et deys des États barbaresques en étaient arrivés en s’adressant à des Européens. On en jugera par ces fragmens :

«… Je veux désormais faire construire des vaisseaux aussi gros que les vôtres et peut-être davantage ; j’espère aller en course sur vous dans vos mers d’Angleterre, comme vous y allez sur nous dans nos eaux, et prendre à mon tour vos vaisseaux et vos capitaines.

« J’ai écrit au roi d’Angleterre des lettres dont il doit être content ; je n’ai point encore reçu de réponse ; j’espère que celles que je recevrai de sa part m’assureront d’un bon accommodement entre nous… Vous avez pris plusieurs de nos vaisseaux et vous en avez fait périr d’autres ; vous avez croisé sur nos côtes : ce n’est pas là le moyen d’établir une bonne paix entre nous ; et ce n’est pas un procédé d’honnête homme. Grâce à Dieu, vous avez quitté Tanger, car il nous appartenait. Nous allons y faire travailler et aussi au pays d’alentour, car c’est le meilleur de nos États… Quant aux esclaves que vous avez faits, vous en userez comme il vous plaira. Vous pouvez les jeter à la mer, et en faire ce que vous voudrez ; mais vous pouvez compter que dès que les marchands anglais qui sont dans nos États auront payé leurs dettes, je les en ferai tous sortir. »

La réponse du capitaine Shovel déguise mal le regret qu’ont les Anglais d’avoir abandonné Tanger. Voici cette réponse :

« En qualité de capitaine au service du roy d’Angleterre, je fais mes humbles remercîmens à votre majesté des bons sentimens qu’elle a pour la nation… Des cinquante-trois esclaves qui sont ici, il n’y en a que deux ou trois qui ne soient pas Mores. Il n’y a qu’à voir tous les autres pour juger qu’ils le sont ; si, parce qu’ils sont pauvres, Votre Majesté ne veut pas les reconnaître, que Dieu leur soit en aide ! Votre Majesté nous dit que nous pouvons leur faire sauter le bord. Nous le savons bien, mais nous sommes chrétiens, et ils sont hommes : ce nous en est assez pour ne pas le faire.

« Pour ce qui est de Tanger, notre maître l’a gardé vingt et un ans ; et tout le monde sait que s’il avait voulu, il l’aurait gardé malgré vous jusqu’à la fin du monde ; car il a démoli vos murailles, comblé votre port, abattu vos maisons, aux yeux mêmes de votre alcade et de son armée. Enfin, sans perdre un seul homme, il a abandonné votre pays stérile et désert, afin que votre peuple y mourût de faim… Mais longtemps avant notre départ, nous ne doutions pas que vous fussiez fâchés que nous quittassions le pays. À l’égard de ces gros vaisseaux que votre majesté prétend faire construire pour aller en course sur nos côtes, elle nous excusera si nous nous croyons plus capables d’en juger que personne, car nous savons ce que vous savez faire en fait de marine et de vaisseaux.

« Si votre majesté juge à propos de racheter les esclaves, ses sujets, pour cent écus chacun, ils sont à son service ; et on lui enverra gratuitement les autres. Si vous aimez mieux nous donner autant d’esclaves anglais en échange, vous nous ferez plaisir, mais nous croyons que votre majesté aura peine à prendre ce parti ; car les plus pauvres captifs que notre maître ait jamais rachetés de vos États lui ont toujours coûté deux cents écus, et il y en a qu’il a payés cinq fois autant. C’est que sa charité s’étend généralement sur tous ses sujets et qu’il n’a garde de les oublier et de les regarder avec indifférence parce qu’ils sont pauvres. Nous sommes surpris que votre majesté taxe d’injuste ce procédé, parce que nous avons pris vos vaisseaux en temps même de trêve. Elle peut se souvenir que pendant le temps que votre ambassadeur était en Angleterre, vos corsaires firent environ vingt prises sur les sujets de mon maître. L’année dernière, vous avez mis en mer tout ce que vous aviez de bâtimens, et vous nous en avez pris plusieurs des nôtres, tandis que vous nous parliez de trêve pour parvenir à la paix. Quelques-uns de ces vaisseaux ont déjà payé leur mauvaise foi, et quand les autres iront en mer, nous ne doutons pas que le Dieu tout-puissant ne les laisse tomber entre nos mains.

« Je prie Votre Majesté de m’honorer d’une prompte réponse, car je ne compte pas rester longtemps devant Salé. »

Pendant de longues années, entre l’Angleterre et le Maroc, les traités succédèrent aux ruptures et les ruptures aux traités. En somme, si la première ne paya jamais de tribut aux Marocains, elle fut par la suite très prodigue de dons de toute sorte ; de 1787 à 1814, elle leur fournit en subsides seulement, pour une valeur de seize mille cent soixante-dix-sept livres sterling, soit près d’un demi-million de francs.

Disons en passant que c’est de Gibraltar qu’Abd-el-Kader tirait ses poudres et ses armes pour combattre nos soldats, et qu’après le bombardement de Tanger et de Mogador par une flotte française que commandait le prince de Joinville, les Anglais s’empressèrent de fournir au sultan MuIey-Abd-er-Rhamman des ingénieurs pour en relever les fortifications. De bons alliés ne l’eussent pas fait ; mais il serait puéril de s’en étonner. Est-ce que les représentans des maisons de Birmingham à Hong-Kong ne vendaient pas des munitions de guerre aux Célestes au moment où des flottes anglaises bombardaient les ports chinois ? Tout en recevant journellement des injures des Marocains, les Anglais ne leur en vendaient pas moins des gros draps, des serges, des toiles, de l’étain, du plomb, du fer et des merceries ; en échange, ils en tiraient des gommes, des huiles, des cires, des dents d’éléphant, des cuirs en poil et des laines ; ils y trouvaient aussi des mules pour leurs colonies de l’Amérique du Nord.


IV.

Dès 1577, un consul français s’établit au Maroc. Un traité de commerce fut conclu avec la France sous Louis XIV en 1699. Un peu avant, en 1684, si on se le rappelle, nous avions eu des rapports d’une nature peu cordiale, car ils avaient pour objet le rachat de captifs. Nous avons raconté ce qu’il advint à un envoyé du cardinal. Au commencement du XVIIIe siècle, nous avions des colonies et une marine marchande en voie de développement. Nos consuls avaient fait bonne figure au Moghreb jusqu’au jour où le néfaste duc d’Orléans, régent de France, sacrifiant le consulat de Salé aux désirs de George Ier d’Angleterre, nous y fit perdre l’influence acquise depuis Louis XIV. Les Marocains, d’accord en cela avec les Algériens et les Turcs de Tripoli, ne pouvant se décider à nous laisser naviguer dans les eaux de la Méditerranée, capturaient journellement des bateaux portant notre pavillon et trop faibles pour se défendre. Il fallut, quoique bien tardivement, se décider à mettre un terme à de tels méfaits. En 1765, une flotte composée d’un vaisseau de ligne, de huit frégates, trois chébecs, une barque et deux bombardes, partit de France pour le Maroc. Elle ouvrit le feu sur Rabat et Salé, qui répondirent avec vigueur ; à Larache, nos frégates firent échouer un corsaire et, ce qui est mieux, elles incendièrent la flotte ennemie à l’ancre dans le port. La paix ne se fit pas, et nos pertes dans cette affaire furent très sensibles, car elles se soldèrent par deux cents hommes tués, et quarante marins tombés vivans aux mains des Moghrabins. Ce ne fut que deux ans après, en 1767, que le comte de Breugnon, capitaine de haut-bord, en se rendant à Saffi avec une flotte puissante et de riches présens, obtint un nouveau traité avec le Maroc. Sous la loi d’asile dont jouissaient les consuls européens dans les États barbaresques, des traitans français s’établirent dans ces dangereux parages ; ils y importaient des toiles de Bretagne, quelques balles de soie, un peu de draperie et des fers de Biscaye. Ils achetaient des Arabes les mêmes produits que ceux dont trafiquaient les Anglais.

Les derniers démêlés que nous ayons eus avec le Maroc eurent pour cause les limites de nos frontières d’Afrique ; ils se dénouèrent sur le champ de bataille d’Isly, et par le bombardement où s’illustra le prince de Joinville : celui de Tanger et de Mogador. Nous eussions pu alors modifier à notre grand avantage notre ancien traité, mais c’était le temps où les ministres d’un roi pacifique déclaraient que « la France était assez riche pour payer sa gloire. » Le second empire qui, à la suite du discours de Napoléon III à Bordeaux, devait être le règne de la paix, ne fut qu’une succession de guerres avec la Russie, la Chine, le Mexique, l’Autriche et l’Allemagne. On suppose bien de quel poids devait être le Maroc pendant de telles luttes. L’Angleterre ne s’en désintéressa pas. Nous apprîmes, en 1856, que M. Drummond Hay, représentant de la reine Victoria à Tanger, avait obtenu du sultan Abd-el-Rhaman de grands avantages pour ses nationaux. À cette époque, le commerce du Maroc s’élevait à 50 millions de francs. Notre voisine, grâce à sa présence à Gibraltar, en accaparait les deux tiers. L’autre tiers se divisait entre les puissances européennes et les deux régences, Tunis et Tripoli. On a dit, dans ces derniers temps, que M. le comte d’Aubigny était fort bien en cour marocaine et qu’il y avait obtenu des avantages sur nos éternels rivaux. Dans l’opinion des Anglais, ces avantages seraient tellement légers, qu’ils ne leur causeraient aucune jalousie. Nous ne pouvons qu’être heureux de ne pas leur faire envie. Ils savent ceci aussi bien que nous : la pauvreté de l’agriculture du Maroc, les révoltes qui en rendent l’intérieur inhabitable, sa haine toujours vivace du chrétien, son mépris du luxe, n’en feront pas de sitôt un champ bien riche d’exploitation. Ainsi que nous l’avons dit dès le début, ce pays, comme voie de transit avec l’intérieur de l’Afrique, n’est plus, avec les projets de pénétration qui forcent dans tous les sens l’accès de ce continent, qu’une quantité négligeable. Son importance est dans le danger qui menacerait l’Algérie et le Sénégal, si l’un de ses ports venait à tomber aux mains d’une puissance qui, un jour, deviendrait notre ennemie. Un seul régiment étranger y débarquant pour nous combattre soulèverait aussitôt tout ce qu’il y a de musulman dans nos possessions. Là est le secret de la prépondérance que l’Angleterre cherche à conquérir à Tanger.

Pour nous résumer, disons que le Maroc des temps présens a été visité par divers personnages qui y sont allés en mission temporaire et y chevaucher, encadrés dans une troupe de cavaliers officiels leur servant plutôt de garde que d’escorte d’honneur[1], Mais ce que l’on sait de l’intérieur des terres et des villes a été surtout rapporté par des Espagnols échappés des bagnes de Ceuta ou de Melilla, par ces misérables qui se hâtent de renier leur dieu et leur patrie pour éviter le châtiment qui les frapperait s’ils étaient reconduits à leurs présides par les autorités du sultan. Depuis deux cents ans, aucun Marocain n’a fourni sur son pays la moindre note, pas plus qu’un aperçu des revenus et des transactions. Il existe bien, à la bibliothèque de la rue de Richelieu, la traduction du récit d’une ambassade envoyée de Fez en Espagne vers 1632, mais son auteur, — Et encore est-ce un Arabe, — Tout en décrivant ce qu’il voit à la façon des Lettres persanes ne songe nullement à faire ressortir la différence des mœurs castillanes avec celles de son pays. Ce qui reste debout et se continue de l’ancien Moghreb, c’est un sérail impérial qui, par le nombre de ses femmes, ferait prendre en pitié celui du grand Salomon ; c’est l’esclavage en ce qu’il a de plus avilissant et s’y étalant en plein jour avec son cortège d’eunuques, de noirs muets et de meurtres occultes. C’est le ghetto ou le quartier des Juifs ; ceux-ci y cachent, sous des dehors sordides, des richesses acquises par l’usure, jusqu’à l’heure où un shérif besogneux les fasse dégorger sous le bâton. C’est l’agitation pleine de mystères qui commence dans les villes du Maroc dès que tombe la nuit, quand l’habitant, comme attardé, se glisse dans les rues étroites et sinueuses, un falot tremblant à la main. C’est une population malpropre et grouillante dans les cités ; farouche dans l’Atlas, nomade et douce dans les plaines, mais parmi laquelle se distinguent toujours trois classes de parias : les esclaves noirs, les fils de Sem et les renégats. Avant 1830, il y avait un paria de plus : le captif chrétien. On croit rêver lorsqu’on songe à la date si rapprochée de sa délivrance. Les Arabes, toujours moins nombreux au Maroc que les autres races, sont restés ce qu’ils sont par nature, errans et éleveurs de troupeaux ; les Berbères continuent à vivre de préférence hors de la portée des shérifs, dans cette région du Riff d’où il sera toujours impossible de les déloger ; les Maures, très dégénérés par suite de leurs trop intimes rapports avec les Soudanais, vivent indolens dans l’intérieur des villes et dans l’attente du retour de la piraterie. Salé, Rabat et Mogador sur l’Atlantique, Ceuta, Rabat et Tanger sur la Méditerranée n’ont plus qu’un mouvement de rade des plus restreints. J’oubliais Larache, une ville voisine de ce jardin des Hespérides dont Atlas dérobait les pommes d’or pendant qu’Hercule portait complaisamment le monde sur ses robustes épaules.

Tant que les empereurs du Maroc se tiendront sur une farouche réserve vis-à-vis des puissances d’Europe ; tant que leurs peuples se montreront rebelles à notre civilisation et ne sentiront pas renaître en eux cette flamme qui jadis illustra leurs ancêtres en Andalousie, nous n’avons qu’à nous croiser les bras et à veiller. Ayons toutefois la pudeur de reconnaître que ce sont nos mesquines rivalités qui, en vue de l’Europe, vont entretenir une barbarie, honte de notre époque. À qui la faute ? Aux hommes, qui, mus par des visées purement mercantiles emploient, pour les faire prévaloir, la ruse et la force ; à ceux qui se rient des nationalités dès qu’il s’agit de lucre, et d’étendre sur mer comme sur terre une domination qui, si on la laissait faire, deviendrait bientôt universelle.


EDMOND PLAUCHUT.

  1. Voyez, dans la Revue de 1886, une série de récits, intitulée Une Ambassade au Maroc, par M. Gabriel Charmes, et dans la Revue du 1er août 1888, Un Voyageur français au Maroc, par G. Valbert.