Albert Méricant (p. 232-244).

XXIV

La Petite Pierreuse

André recommença à parcourir les bouges de Paris, les cabarets borgnes du bord de l’eau, les terrains louches des constructions lointaines, les quartiers suburbains, noirs de peuple et de misère.

Jacques prétendait faire là de curieuses rencontres, et préférer le vice pimenté des faubourgs aux perversions classiques et un peu fades de son ami Defeuille.

Il touchait des mains calleuses aux ongles bruns, aux doigts spatulés, aux poils rudes, il souriait à des visages de crime cupide aux expressions bassement féroces, et tout ce qu’il y avait de vil et de grossier au fond de sa nature se délectait à ces fréquentations.

Parfois, ils arrivaient en pleine bataille. Les buveurs faisaient cercle autour des combattants, qui, l’écume aux lèvres, les yeux striés de pourpre, se ruaient à la mort avec des cris de bêtes. On riait autour d’eux, on les excitait de la voix et du geste, protestant ou applaudissant selon la valeur des coups. Une oreille, un lambeau de chair saignait souvent aux dents du plus féroce, et les couteaux, retournés dans les plaies, en sortaient des sanies rouges.

Quand la police n’intervenait pas, le combat ne cessait qu’à la chute de l’un des hommes, et l’on voyait le vainqueur se relever, les mains gluantes, essuyer à sa chemise son couteau de boucher.

Peu de femmes dans ces bouges immondes. Jacques visitait les maisons spéciales que les vendeuses d’amour évitent, sachant que leurs charmes n’y seraient point goûtés. Tout au plus, de-ci, de-là, une pierreuse venait-elle y chercher son frère ou son fils, rarement son amant.

Chozelle offrait à boire aux plus beaux gars, et faisait son choix, tandis qu’André, à moitié assoupi sur un bout de table, songeait à Fiamette. Dans ses rares moments de lucidité, il se faisait horreur, et il lui semblait que chacune de ces nuits fiévreuses aggravait sa déchéance, le poussait irrémissiblement dans la voie honteuse. Une sorte de force suggestive dominait sa volonté, devenue flottante sous l’influence du poison, il subissait la torture quotidienne avec une résignation de malade.

Chozelle, dans sa lâcheté, craignait les aventures fâcheuses, et, s’il se faisait accompagner par son jeune disciple, c’était moins par amitié pour lui que pour être assuré, toujours, d’une protection efficace.

Parfois, en effet, un mâle jaloux ou rusé intervenait, crachait les plus horribles menaces ou proposait un arrangement. Et cela rappelait les coutumes et les agissements des souteneurs de barrière ; le bétail seul différait. Il est vrai que ces professeurs d’infamie recrutaient surtout des enfants ou des adolescents, et Jacques préférait les fruits mûrs aux primeurs.

Un jour, pourtant, le disciple s’était mis devant le Maître, et avait reçu un coup de poing dans la poitrine qui lui avait fait perdre la respiration. Il s’était retrouvé, accoté à un réverbère, et Jacques, à genoux devant lui, étanchait le sang qui sortait de son nez et de sa bouche.

Ces dangers plaisaient au poète, lui faisaient trouver un attrait morbide et une excuse à ces expéditions nocturnes. Il tâchait d’oublier son triste amour, et lorsqu’il avait assez de présence d’esprit, prenait des notes pour un roman de mœurs qu’il méditait.

Ainsi le temps passait ; il n’avait pas de nouvelles de sa maîtresse, et pensait pouvoir l’oublier. Malgré la tristesse de son cœur, il suivait d’un œil indulgent ces formes errantes, molles sous les oripeaux, qui battent les rues avec la démarche suspecte et furtive des bêtes, qui arrêtent les passants, humbles et prometteuses, fouillent l’ombre dans l’exaspération de leur poursuite acharnée. Et, tandis que Jacques se détournait avec mépris, André souriait avec douceur à ces créatures de joie, qui ne connaissent de la joie que le rire, à ces filles d’amour, qui de l’amour ne connaissent que le geste.

Pourtant, son être était douloureux de vouloir aimer et de n’avoir rien à aimer. Il sentait le froid que fait autour de l’âme une jeunesse stérile, une jeunesse déshéritée de protection tendre, de grâce câlineuse. Malgré lui, il s’attardait à se dépeindre le visage ardent et pur de Fiamette, les contours adorables de son corps. Il la revoyait dans sa robe de songe, égrenée de flammes, avec la pointe orgueilleuse de ses seins soulevant les mailles du gorgerin de perles.

Un soir, une fille prit sa main dans les ténèbres et l’entraîna, tandis que Jacques buvait avec ses amis de rencontre.

La petite comptait à peine quinze ans. Elle avait des membres fins, une chevelure superbe et des yeux de péridots qui lui enfiévraient la face. Ses hanches graciles ondulaient sous une jupe de drap rouge, un pavot artificiel saignait dans sa coiffure.

— Tu as l’air triste, dit-elle, viens !

Il sourit. Il avait reconnu la petite du Moulin-Bleu.

— Tu sais donc aimer ? Comment t’y prends-tu ?…

— Je berce les chagrins sur mon cœur comme je berçais mes poupées, il n’y a pas longtemps.

— Alors, tu as un cœur ?…

— Il paraît, et je souffre quand on est méchant pour moi.

— Depuis combien de temps fais-tu ce métier ?…

— Depuis deux ans, mais il ne faut pas le dire, parce que je n’ai pas l’âge…

— Alors, il est dangereux de te suivre ?…

— Oh ! toi, tu ne risques rien. C’est le grand Charles qui…

— Charles ?…

La petite se rengorgea.

— Oui, mon amant… Celui qui me fait travailler…

Tristement, André contemplait cette églantine du pavé, non flétrie encore, mais apâlie par les fatigues d’amour, les étreintes perverses.

— Et ce grand Charles… Tu l’aimes aussi ?…

Elle frissonna et répondit tout bas.

— Non.

— Alors pourquoi restes-tu avec lui ?…

— Parce que j’en ai peur…

— Il te bat ?…

— Souvent.

— Quand tu ne rapportes pas assez d’argent ?…

Elle baissa les yeux, fit mélancoliquement un signe affirmatif.

— Il faut te sauver, tâcher de te placer quelque part…

— J’y ai songé, dit-elle vivement, et tu m’aideras !

— Moi ?…

— Que veux-tu que je fasse toute seule ?… Je ne suis pas assez forte, et puis, je n’ai pas d’argent… Charles me prend tout ce qu’on me donne… Appelle-moi Zélie…

Comme André songeur considérait l’enfant, elle tâcha de nouveau de l’entraîner.

— Viens toujours avec moi, et, si je ne te plais pas, j’irai chercher ma sœur qui est une femme, déjà… Ma sœur Lucienne… Elle est très jolie…

Le jeune homme eut un pâle sourire mêlé de pitié et de dégoût. Mais une sorte de curiosité maladive l’entraîna.

— Puisque tu es gentille, dit-il, mène-moi chez toi.

— Faut-il chercher Lucienne ?

— Non, toi seulement.

Elle bondit joyeusement, et marcha devant pour le guider dans les ruelles sordides.

Son petit jupon rouge collait sur ses hanches, et ses superbes cheveux rutilaient lorsqu’un jet de flamme les caressait au passage. De temps à autre, elle tournait la tête pour voir si son amoureux la suivait toujours, et, rassurée, elle montrait dans un éclat de rire ses dents de jeune chat.

— Je suis heureuse ! heureuse !

Ils montèrent un escalier abominable, où se confondaient tous les relents de misère, et pénétrèrent dans une chambrette sans feu et sans tapis, meublée, seulement, d’un grand lit tendu d’andrinople, de quelques chaises et d’une commode, avec l’indispensable cuvette, flanquée d’un savon et d’une fiole d’eau de Lubin.

— Tu vois, ce n’est pas beau, chez moi, dit-elle, mais c’est tout ce que Charles m’a donné, et je n’ai jamais d’argent pour acheter des fleurs et d’autres jolies choses qui me feraient plaisir.

André prit une chaise, et la petite vint se frôler à ses jambes, l’embrassa, et, comme il restait songeur, s’assit sur ses genoux.

— Dis-moi pourquoi tu ne veux pas jouer avec moi, comme les autres ?…

Il regarda autour de lui.

— Nous sommes seuls, au moins ?…

— Oui, ils sont à boire chez le père Philippe.

— Charles et ta sœur ?…

— C’est toujours là qu’ils m’attendent. Ils ont dû nous voir passer…

— Ah !…

— Ils ne monteront pas, tu peux être tranquille.

André, le cœur serré, appuya sa joue à la joue de l’enfant et resta ainsi. Des larmes filtraient entre ses cils, et Zélie, gagnée par cette émotion, se mit à pleurer aussi, sur elle et sur lui, parce que c’était une bonne petite fille qui n’aurait point dû faire un tel métier.

— Alors, tu m’emmèneras ?…

Il soupira.

— Hélas ! je ne suis pas riche.

— Qu’est-ce que cela fait ! Je soignerai ton ménage, et tu ne t’occuperas plus de rien.

Il garda le silence, ne sachant comment s’y prendre pour enlever à la pauvrette ses illusions.

Elle s’était reculée, toute chagrine.

— Tu vois bien que je ne te plais pas… Tu m’avais mal vue, tout à l’heure, tu me croyais plus développée… Oh ! je suis un maigre régal !

— Non, Zélie, je te préfère comme tu es. Reste auprès de moi, embrasse-moi ainsi que tu embrasserais un camarade chéri. Je ne te demande qu’un peu d’affection… Tu seras ma petite amie, et je te récompenserai, tout de même, ajouta-t-il, en voyant un nuage d’inquiétude passer dans les yeux de l’enfant.

Il lui mit dans la main tout ce qu’il avait sur lui, et, comme elle hésitait, regardant les pièces blanches :

— C’est pour toi…

— Mais, je n’ai rien fait pour…

— Tu as fait suffisamment si tu m’aimes un peu !

— Oh ! oui, je t’aime !

En riant et pleurant, elle se jeta dans ses bras.