Les Amours de Tristan/L’Enchantement rompu

Les Amours de TristanP. Billaine, A. Courbé (p. 110-113).


L’ENCHANTEMENT ROMPV.



SAGE & grand Medecin, qui changeant toutes choſes ;
Ternis ſi toſt l’eſclat des œillets & des roſes,
        Ie te voüe vn Autel.
Puis qu’en faiſant paſſer la beauté d’vne femme
        Tu deliures mon Ame
Et me gueris d’vn coup que ie croyois mortel.

Apres auoir en vain reſpandu tant de larmes,
Adreßé tant de vœux, pratiqué tant de charmes,
        Pour ſortir de priſon :
Ie voy ſans y penſer ma ſanté reuenuë
        Et de la meſme veuë
Dont ie tenois mon mal ; ie tiens ma gueriſon.

I’ay repris ma franchiſe en reuoyant Clymene ;
I’ay trouué que ſes yeux me donnoient trop de peine

        Auec trop peu d’apas :
Et i’euſſe bien iuré, la treuuant ſi peu belle,
        Que ce n’eſtoit pas elle
Que i’admirois ſi fort en ne la voyant pas.

D’vne paſle couleur ſa iouë eſt toute peine ;
Les Graces n’y font plus, ou c’est auec crainte
        D’vn coulpable accusé :
Et s’il aduient par fois que la couleur y monte,
        Ce n’eſt que de la honte
De voir que mon esprit ſe ſoit deſabusé.

Ce qui luy reſte encore eſt vn peu de ieuneſſe,
Qui paroiſt ſeulement par le peu de fineſſe
        Qu’elle teſmoigne à tous.
Et bref de cét obiect que ie creus adorable
        Le trait le plus aimable
Feroit vn mal-heureux ſans le rendre ialoux,

Certes i’auois dans l’ame vne erreur nonpareille
Lors que ie me faiſois vne rare merueille
        D’vn ſujet ſi commun :
I’y voyois mille attraits, mille aimables licences,
        Mille douces puiſſances.
Ie voyois mille apas où ie n’en voy pas vn.

Mais les ſoins d’vn Mary que la melancholie
Portoit a des excéz de rage & de folie,
        Seruoit à me piper :
Car ſi l’accez faſcheux de cette ame indocile
        M’euſt eſté plus facile,
Ie n’euſſe pas esté ſi facile à tromper.

Voyant qu’il la tenoit touſiours ſoubs la ſerrure,
Ie creus aimer en elle vn corps que la Nature
        Eust formé pour les Dieux.
Mais tel que ces ſorciers il ſe fait recognestre
        Qui deſceus par leur Maistre
Font de feuilles de cheſne vn Threſor precieux.

Qu’il ne s’afflige plus quand on s’approche d’elle
Et que les nuicts qu’il paſſe à faire ſentinelle,
        Il penſe à repoſer :
Car le mal qu’il ſe donne auec ſa vigilance
        N’eſt point ſon aſſeurance ;
Pour la conſeruer mieux il deuroit l’expoſer.

Il nourrit nos deſirs auec ſa ſotte crainte :
C’eſt la faire eſchaper que la tenir contrainte

        Auec ſes yeux aigus :
En la rendant ſi chere, & ſi fort aſſeruie
        Il nous en donne enuie,
Et luy ſert de Mercure en luy ſeruant d’Argus.

De moy dés que mon œil au iour l’a deſcouuerte,
Ie me ſuis tout à coup raquité de la perte
        Où i’eſtois demeuré,
Et me repreſentant l’obiect de mon martyre
        Ie me paſme de rire
De me reſſouuenir d’en auoir tant pleuré.

Ie tiens que tous les vers où ie me ſuis plaint d’elle
Sont les vains reſſentimens d’vn rapport infidelle,
        Ou d’vn ſonge inuenté :
Et par ce nouueau iour eſclaircy de ma doute
        I’abandonne la route
Où me faiſoit errer vne fauſſe clarté.