Plon-Nourrit et Cie (2p. 65-70).


XXII


Or, un jour il vint nouvelles au roi Artus de Galehaut, le fils de la belle géante, seigneur des Îles lointaines, qui avait envahi les marches de Galore. Le roi demanda quel était ce Galehaut, et on lui dit que c’était un très grand et fort chevalier de la lignée des géants, mais qu’il n’avait pas accoutumé, comme ceux de sa nature et ses ancêtres, de boire à se saouler chaque nuit : au contraire, il était le plus prud’homme et le plus modéré en toutes choses, courtois, preux, sage, bien disant, plein de largesse ; et il s’était promis de guerroyer jusqu’à ce qu’il eût conquis trente royaumes.

— Bel ami, dit le roi Artus au messager, faites savoir à ceux des marches que je partirai cette nuit pour les défendre.

— Sire, dit messire Gauvain, vous ne devez point ainsi vous mettre en aventure : Galehaut a toute une armée, et vous êtes ici fort privément.

— À Dieu ne plaise, répondit le roi, qu’on envahisse ma terre et que je demeure en repos !

Il partit dès le lendemain et chevaucha tant qu’il parvint au château de Galore. Galehaut campait devant la forteresse avec son armée qu’il avait retranchée derrière des réseaux de fils de fer, et il avait amené, outre ses chevaliers, une grande quantité de gens de pied, armés d’arcs et de flèches venimeuses. Mais, quand il apprit que le roi Artus était venu avec si peu de monde, il songea qu’il n’y aurait pas d’honneur à guerroyer contre un adversaire si faible et à conquérir une terre si pauvrement défendue. Aussi manda-t-il au roi qu’il lui ferait trêve pendant un an pour lui permettre de réunir toutes ses forces : après quoi leurs chevaliers s’assembleraient en un grand tournoi. Le roi Artus s’émerveilla d’une telle courtoisie, et il envoya des messagers dans toutes les parties du royaume de Logres.

Le lendemain soir, on vit arriver à Galore un homme grand et vigoureux, les épaules larges, les poings maigres et veineux, les cheveux rudes, les yeux gros et brillants, l’allure fière et le visage plein de cicatrices, comme le corps en maints lieux qui ne se voyaient point. C’était un ancien chevalier, nommé Nascien, cousin germain par sa mère de Perceval le Gallois dont le conte devisera tout à loisir plus avant, descendant du lignage de Joseph d’Arimathie dont les dix-sept fils illustrèrent la terre de Bretagne, et parent du roi Pellès le riche Pécheur. Et il avait été l’un des meilleurs chevaliers du monde au temps du roi Uter Pendragon et de la jeunesse du roi Artus. Puis, ayant laissé la chevalerie, il s’était fait hermite, et Notre Sire avait mis tant de grâce en lui qu’il devint prêtre chantant messe, et qu’il demeura vierge et chaste tant qu’il vécut.

Quand le roi apprit son arrivée, il en fut très réconforté, et ce lui fut avis que Dieu lui envoyait secours. Il vint à la rencontre de Nascien ; mais le prud’homme lui dit sans lui rendre son salut :

— Je n’ai cure de ton salut, et je ne l’aime pas, car tu es le plus vieux pécheur de tous les pécheurs. Tu dois savoir que c’est de Notre Sauveur lui-même que tu tiens ta seigneurie, et il te la bailla pour que tu lui en susses bon gré. Pourtant, tu ne laisses pas venir à toi le pauvre et le faible, et le droit des veuves et des orphelins dépérit, tandis que tu honores les riches et les déloyaux.

— Beau doux maître, dit le roi, si j’ai méfait, conseillez-moi.

— Tu dédaignes les bas gentilshommes de ta terre, et pourtant le royaume ne peut être maintenu si les petites gens ne s’y accordent : aussi ceux-là, quand ils viennent à ton aide, c’est par force : mais ils ne te sont pas plus utiles que s’ils étaient morts, car tu n’as pas leur cœur, et corps sans cœur n’a nul pouvoir.

— Ha ! maître, pour Dieu, apprenez-moi comment je pourrai être secouru, si c’est possible.

— Je t’apprendrai à guérir cœur malade et cœur désespéré, et c’est une très belle médecine, car le cœur d’un homme vaut tout l’or d’un pays. Et voici comment tu feras :

« Dès que tu le pourras, tu t’en iras visiter tes bonnes villes et rendre justice à chacun selon son droit. Et tu manderas à toi les plus humbles chevaliers comme les hauts hommes ; et quand on te montrera quelque prud’homme qui n’aura d’autre bien que sa prouesse et qui se dissimulera entre les autres pauvres, tu te lèveras et tu iras t’asseoir auprès de lui et tu t’enquerras de lui. Et chacun dira : « Avez-vous vu comment le roi a quitté tous les riches pour ce modeste chevalier ? » Ainsi tu gagneras le cœur des basses gens ; et si les fols te le reprochent, peu t’en chaille ! Puis tu choisiras un de tes chevaux, sur lequel tu monteras ; tu iras vers ce pauvre chevalier, et, après avoir mis pied à terre, tu lui placeras la bride dans la main, en lui disant qu’il chevauche à l’avenir ce destrier pour l’amour de toi ; enfin tu lui feras largesse de tes deniers.

« Aux vavasseurs tu donneras aussi, mais autrement, car ils sont aisés dans leurs maisons. Tu leur donneras des rentes, des terres, des robes, des palefrois ; et prends garde d’avoir toujours monté auparavant les chevaux dont tu leur feras présent : car ainsi ils diront qu’ils ont le palefroi que tu chevauchas.

« Aux hauts hommes, aux rois, aux ducs, aux comtes et aux barons, tu donneras ensuite des vaisselles précieuses, des beaux joyaux, des draps de soie, des bons faucons, des destriers ; et tu t’appliqueras moins à leur faire de riches cadeaux que d’agréables, car on ne doit donner à personne des choses dont elle a déjà plus que sa suffisance.

« Ainsi feras-tu largesse à chacun selon son rang, et crois que ces présents te gagneront les cœurs, et que tes terres seront bien gardées. Tu ne peux rien que par tes hommes, car tu n’es qu’un homme toi-même, et tu dois mieux aimer qu’ils tiennent en fief une partie de ta terre que de la perdre honteusement. Et ce que tu feras pour eux, il conviendra que la reine le fasse pour les dames et les demoiselles. Et prends garde de donner en montrant bon visage, car on n’a nul gré d’un présent fait en rechignant.

— Certes, beau maître, je ferai ce que vous m’avez commandé.

— Maintenant, mande les plus hauts et sages clercs qui soient ici, et confesse-leur tous les péchés que tu découvriras en toi ; et prends garde que la confession n’est valable que si le cœur se repent de ce que la langue avoue. Et ne manque pas de leur dire le grand péché que tu fis en ne secourant point ton homme lige, le roi Ban de Benoïc, qui est mort pour ton service, et qui a vu prendre son dernier château par le roi Claudas de la Terre Déserte sans avoir aucune aide de toi ; et je ne parle pas du petit Lancelot, son fils, qui, encore au maillot, fut enlevé jadis par un diable sous la semblance d’une demoiselle, ni de sa femme qui s’est faite nonne voilée pour ce qu’elle fut trop déconfortée de perdre le même jour son seigneur et son enfant.

Alors le roi songea que d’avoir laissé mourir ainsi son vassal le roi Ban qui venait lui demander aide, c’était la plus grande honte qu’il eût connue depuis son couronnement. Aussi appela-t-il dans sa chapelle ses archevêques et ses évêques et il se présenta devant eux tout nu, en braies, tenant une poignée de menues verges qu’il jeta à leurs pieds en versant des larmes et en les priant de tirer de lui la vengeance de Dieu. Ils l’écoutèrent à grande pitié, et ils lui donnèrent absolution et pénitence. Mais le conte laisse ce propos pour retourner à la dame de Malehaut et à Lancelot du Lac, son prisonnier.