Les Amours (1553)/Poème 141

Les amours de P. de Ronsard Vandomois, nouvellement augmentées par lui, & commentées par Marc Antoine de Muret. Plus quelques odes de l'auteur, non encor imprimées
chez la veuve Maurice de la Porte (p. 162-165).
CHANSON

Las ! je n’eusse jamais pensé,

Dame, qui causes ma langueur,

De voir ainsi recompensé

Mon service d’une rigueur,

Et qu’en lieu de me secourir

Ta cruauté m’eust fait mourir.



Si fortuné, j’eusse aperceu,

Quand je te vi premierement,

Le mal que j’ai depuis receu

Pour aimer trop loialement,

Mon coeur, qui franc avoit vesqu,

N'eust pas esté si tost veinqu.



Mais tu fis promettre à tes yeus,

Qui seuls me vindrent decevoir,

De me donner encore mieus

Que mon coeur n’esperoit avoir :

Puis comme jalous de mon bien

Ont transformé mon aise en rien.



Si tôt que je vi leur beauté,

Amour me força d’un desir

D’assujettir ma loiauté

Sous l’empire de leur plaisir,

Et decocha de leur regard

Contre mon coeur, le premier dart.



Ce fut, Dame, ton bel accueil,

Qui pour me faire bien heureus,
 
M’ouvrit par la clef de ton oeil

Le paradis des Amoureus,

Et fait esclave en si beau lieu,

D’un homme je devins un dieu.



Si bien que n’estant plus à moi,

Mais à l’oeil qui m’avoit blessé,

Mon coeur en gage de ma foi

A mon veinqueur je delessé,

Où serf si doucement il est,

Qu’autre liberté lui desplaist.



Et bien qu’il soufre jours & nuis

Meinte amoureuse aversité,

Le plus crüel de ses ennuis

Lui semble une félicité,

Et ne sçauroit jamais vouloir

Qu’un autre oeil le face douloir.



Un grand rocher qui a le dôs

Et les piés toujours outragés,

Ore des Vens, ore des flôs

Contre les rives enragés,

N’est point si ferme que mon coeur

Sous l’orage d’une rigueur.



Car lui de plus en plus aimant

Les beaus yeus qui l’ont enreté,

Semble du tout au Diamant,

Qui pour garder sa fermeté,

Se romp plus tôt sous le marteau,

Que se voir tailler de nouveau.



Ainsi ne l’or qui peut tanter,

Ni grace, beauté, ni maintien,

Ne sauroient dans mon coeur enter

Un autre portrait que le tien,

Et plus tôt il mouroit d’ennui,

Que d’en soufrir un autre en lui.



il ne faut donq pour empecher

Qu’une autre dame en ait sa part,

L’environner d’un grand rocher,

Ou d’une fosse, ou d’un rempart,

Amour te l’a si bien conquis,

Que plus il ne peut estre aquis.



Chanson, les estoilles seront

La nuit, sans les cieus alumer,

Et plus tôt les vens cesseront

De tempester de sus la mer,

Que de ses yeux la cruauté

Puisse amoindrir ma loiauté.