Paul Ollendorff (Tome 1p. 39-52).
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Une femme eut sur elle une influence bienfaisante, — trop brève. Une sœur de son père, âgée de quarante à cinquante ans, qui ne s’était point mariée. Grande, la figure régulière, mais triste et sans beauté, Marthe Langeais était toujours vêtue de noir ; elle avait une distinction étriquée dans ses gestes et ses mouvements ; elle parlait à peine, d’une voix presque basse. Elle eût passé inaperçue, sans le regard clair de ses yeux gris intelligents, et le bon sourire de sa bouche un peu triste.

On ne la voyait chez les Langeais qu’à de certains jours, quand ils étaient seuls. Langeais avait pour elle un respect, mêlé d’ennui. Mme Langeais ne cachait point à son mari le peu de plaisir qu’elle trouvait à ses visites. Ils s’obligeaient pourtant, par devoir de convenance, à la recevoir régulièrement à dîner, un soir par semaine ; et ils ne lui montraient pas trop que c’était un devoir. Langeais parlait de lui, ce qui l’intéressait toujours. Mme Langeais pensait à autre chose, et souriait par habitude, en répondant, au petit bonheur. Tout se passait très bien, avec beaucoup de politesse. Cela ne manquait même point d’effusions affectueuses, quand la tante, qui était discrète, prenait congé plus tôt qu’on ne l’eût espéré ; et le charmant sourire de Mme Langeais se faisait plus rayonnant, les jours où elle avait en tête des souvenirs particulièrement agréables. La tante Marthe sentait tout cela ; peu de choses échappaient à son regard ; et elle en voyait beaucoup, dans la maison de son frère, qui la choquaient ou l’attristaient. Mais elle n’en montrait rien : à quoi cela eût-il servi ? Elle aimait son frère, elle avait été fière de son intelligence et de ses succès, comme le reste de la famille, qui n’avait pas cru trop payer de sa gêne le triomphe du fils aîné. Elle, du moins, avait gardé son libre jugement. Aussi intelligente que lui, et mieux trempée moralement, plus virile, — (comme le sont tant de femmes de France, si supérieures aux hommes), — elle voyait clair en lui ; et quand il demandait son avis, elle le disait franchement. Mais il y avait beau temps qu’il ne le demandait plus ! Il trouvait plus prudent de ne pas savoir, ou — (car il savait tout autant qu’elle), — de fermer les yeux. Elle, par orgueil, se repliait à l’écart. Personne ne s’inquiétait de sa vie intérieure. Il était aussi plus commode pour les autres de l’ignorer. Elle vivait seule, sortait peu, et n’avait qu’un petit nombre d’amis qui n’étaient pas très intimes. Il lui eût été facile de tirer parti des relations de son frère et de ses propres talents : elle ne le faisait point. Elle avait écrit dans une des grandes revues parisiennes deux ou trois articles, des portraits historiques et littéraires dont le style sobre, juste, frappant, avait été remarqué. Elle en était restée là. Elle aurait pu nouer des amitiés intéressantes avec certains hommes, certaines femmes distinguées, qui lui avaient témoigné de l’intérêt, et qu’elle-même eût été peut-être bien aise de connaître. Elle n’avait pas répondu à leurs avances. Il lui arrivait, ayant sa place retenue à un spectacle où l’on jouait de belles choses qu’elle aimait, de ne pas y aller ; et, pouvant faire un voyage où elle savait qu’elle eût trouvé du plaisir, de rester chez elle. Sa nature était un curieux amalgame de stoïcisme et de neurasthénie. Celle-ci n’effleurait en rien l’intégrité de sa pensée. Sa vie était atteinte, mais non pas son esprit. Une peine ancienne, qu’elle était seule à savoir, l’avait marquée au cœur. Et plus profonde encore, plus inconnue, — inconnue d’elle-même, — était la marque du destin, le mal intérieur qui déjà commençait à la ronger. — Cependant, les Langeais ne voyaient d’elle que son clair regard, qui parfois les gênait.

Jacqueline ne faisait guère attention à la tante, quand elle était insouciante et heureuse, — ce qui fut d’abord son état le plus ordinaire. Mais quand elle arriva à l’âge, où se fait sourdement dans le corps et dans l’âme un travail inquiétant qui livre l’être à des angoisses, des dégoûts, des terreurs, des tristesses éperdues, dans ces moments de vertige absurde et atroce, qui ne durent pas heureusement, mais où l’on se sent mourir, — l’enfant qui se noyait et qui n’osait pas crier : « Au secours ! » vit seule, à côté d’elle, la tante Marthe qui lui tendait la main. Ah ! comme les autres étaient loin ! Étrangers, son père et sa mère, avec leur égoïsme affectueux, trop satisfait de soi pour songer aux petits chagrins d’une poupée de quatorze ans ! Mais la tante les devinait, et elle y compatissait. Elle ne disait rien. Elle souriait, simplement ; par-dessus la table, elle échangeait avec Jacqueline un regard de bonté. Jacqueline sentait que la tante la comprenait, et elle venait se réfugier auprès d’elle. Marthe mettait sa main sur la tête de Jacqueline, et la caressait, sans parler.

La fillette se confiait. Elle allait faire visite à sa grande amie, quand son cœur était gonflé. Elle le savait, à quelque moment qu’elle vînt, elle trouverait les mêmes yeux indulgents, qui verseraient en elle un peu de leur tranquillité. Elle ne parlait guère à la tante de ses passionnettes imaginaires : elle en aurait eu honte ; elle sentait que ce n’était point vrai. Mais elle disait ses inquiétudes vagues et profondes, plus réelles, seules réelles.

— Tante, soupirait-elle parfois, je voudrais tant être heureuse !

— Pauvre petite ! disait Marthe, en souriant.

Jacqueline appuyait sa tête contre les genoux de la tante, et baisant les mains qui la caressaient :

— Est-ce que je serai heureuse ? Tante, dis, est-ce que je serai heureuse ?

— Je ne sais pas, ma chérie. Cela dépend un peu de toi… On peut toujours être heureux, quand on veut.

Jacqueline était incrédule.

— Est-ce que tu es heureuse, toi ?

Marthe souriait mélancoliquement.

— Oui.

— Non ? vrai ? tu es heureuse ?

— Est-ce que tu ne le crois pas ?

— Si. Mais…

Jacqueline s’arrêtait.

— Quoi donc ?

— Moi, je voudrais être heureuse, mais pas de la même façon que toi.

— Pauvre petit ! Je l’espère aussi, dit Marthe.

— Non, continuait Jacqueline, en secouant la tête avec décision, moi, d’abord, je ne pourrais pas.

— Moi non plus, je n’aurais pas cru que je pourrais. La vie vous apprend à pouvoir bien des choses.

— Oh ! mais je ne veux pas apprendre, protestait Jacqueline, inquiète. Je veux être heureuse comme je veux, moi.

— Tu serais bien embarrassée, si on te demandait comment !

— Je sais très bien ce que je veux.

Elle voulait beaucoup de choses. Mais quand il s’agissait de les dire, elle n’en trouvait plus qu’une, qui revenait toujours, comme un refrain :

— D’abord je voudrais qu’on m’aime.

Marthe cousait, en silence. Après un moment, elle dit :

— Et à quoi cela te servira-t-il, si tu n’aimes pas ?

Jacqueline, interloquée, s’exclama :

— Mais, tante, bien sûr que je ne parle que de ce que j’aime ! Le reste, ça ne compte pas.

— Et si tu n’aimais rien ?

— Quelle idée ! On aime toujours, toujours.

Marthe secouait la tête, d’un air de doute.

— On n’aime pas, dit-elle. On veut aimer. Aimer est la plus grande grâce de Dieu. Prie-le qu’il te la fasse.

— Et si on ne m’aime pas ?

— Même si on ne t’aime pas. Tu seras encore plus heureuse.

La figure de Jacqueline s’allongea ; elle prit une mine boudeuse :

— Je ne veux pas, dit-elle. Cela ne me ferait aucun plaisir.

Marthe rit affectueusement, regarda Jacqueline, soupira, puis se remit à son ouvrage.

— Pauvre petite ! fit-elle encore.

— Mais pourquoi dis-tu toujours : pauvre petite ? demanda Jacqueline, inquiète. Je ne veux pas être une pauvre petite. Je veux tant, tant être heureuse !

— C’est bien pour cela que je dis : Pauvre petite !

Jacqueline boudait un peu. Mais cela ne durait pas longtemps. Le bon rire de Marthe la désarmait. Elle l’embrassait, en feignant d’être fâchée. Au fond, on ne laisse pas, à cet âge, d’être secrètement flatté des présages mélancoliques pour plus tard, beaucoup plus tard. De loin, le malheur s’auréole de poésie ; et l’on ne craint rien tant que la médiocrité de la vie.

Jacqueline ne s’apercevait point que le visage de la tante devenait toujours plus blême. Elle remarquait bien que Marthe sortait de moins en moins ; mais elle l’attribuait à sa manie casanière, dont elle se moquait souvent. Une ou deux fois, en venant faire visite, elle avait croisé le médecin qui sortait. Elle avait demandé à la tante :

— Est-ce que tu es malade ?

Marthe répondait :

— Ce n’est rien.

Mais voici qu’elle cessait même de venir au dîner hebdomadaire chez les Langeais. Jacqueline, indignée, alla lui en faire des reproches amers.

— Ma chérie, disait doucement Marthe, je suis un peu fatiguée.

Mais Jacqueline ne voulait rien entendre. Mauvais prétexte que tout cela !

— Belle fatigue, de venir chez nous, deux heures par semaine ! Tu ne m’aimes pas, disait-elle. Tu n’aimes que le coin de ton feu.

Mais quand elle raconta chez elle, toute fière, son algarade, Langeais la tança vertement :

— Laisse ta tante tranquille ! Tu ne sais donc pas que la pauvre femme est très malade !

Jacqueline pâlit ; et, d’une voix tremblante, elle demanda ce qu’avait la tante. On ne voulait pas le lui dire. À la fin, elle réussit à savoir que Marthe se mourait d’un cancer à l’intestin ; il y en avait pour quelques mois.

Jacqueline eut des jours d’épouvante. Elle se rassurait un peu, quand elle voyait la tante. Marthe, par bonheur, ne souffrait pas trop. Elle gardait son sourire tranquille, qui, sur son visage diaphane, semblait le reflet d’une lampe intérieure. Jacqueline se disait :

— Non, ce n’est pas possible, ils se sont trompés, elle ne serait pas si calme…

Elle reprenait le récit de ses petites confidences, auxquelles Marthe prêtait encore plus d’intérêt qu’avant. Seulement, parfois, au milieu d’une conversation, la tante sortait de la chambre, sans que rien trahît qu’elle souffrît ; et elle ne reparaissait que lorsque la crise était passée et ses traits redevenus sereins. Elle ne voulait point qu’on fît allusion à son état, elle essayait de le cacher ; peut-être avait-elle besoin elle-même de n’y pas trop penser : le mal, dont elle se savait rongée, lui faisait horreur, elle en détournait son esprit ; tout son effort était de ne plus troubler la paix de ses derniers mois. Le dénouement fut plus prompt qu’on ne le pensait. Bientôt elle ne reçut plus personne que Jacqueline. Puis les visites de Jacqueline durent devenir plus brèves. Puis vint le jour de la séparation. Marthe, étendue dans son lit, d’où elle ne sortait plus depuis des semaines, prit congé tendrement de sa petite amie, avec des mots très doux et consolants. Et puis, elle s’enferma, pour mourir.

Jacqueline passa par des mois de désespoir. La mort de Marthe coïncidait avec les pires heures de cette détresse morale, contre laquelle Marthe était la seule à la défendre. Elle se trouva dans un état d’abandon indicible. Elle aurait eu besoin d’une foi, qui la soutînt. Il semblait que ce soutien n’aurait pas dû lui manquer : on lui avait toujours fait pratiquer ses devoirs religieux ; sa mère les pratiquait exactement aussi. Mais voilà, justement : sa mère les pratiquait ; mais la tante Marthe ne les pratiquait pas. Et le moyen de ne pas faire la comparaison ! Les yeux d’enfant saisissent bien des mensonges, que les plus âgés ne pensent plus à remarquer ; ils notent aussi bien des faiblesses et des contradictions. Jacqueline observait que sa mère et ceux qui disaient croire avaient aussi peur de la mort que s’ils n’avaient pas cru. Non, ce n’était pas là un soutien suffisant… Puis, par là-dessus, des expériences personnelles, des révoltes, des répugnances, un confesseur maladroit qui l’avait blessée… Elle continuait de pratiquer, mais sans foi, comme on fait des visites, parce qu’on est bien élevée. La religion, comme le monde, lui paraissait néant. Son seul recours était le souvenir de la morte, dont elle s’enveloppait. Elle avait beaucoup à se reprocher vis-à-vis de celle que, naguère, son égoïsme juvénile avait souvent négligée, et qu’aujourd’hui il appelait en vain. Elle idéalisait sa figure ; et le grand exemple que Marthe lui avait laissé d’une vie profonde et recueillie contribuait à lui faire prendre en dégoût la vie du monde, sans sérieux et sans vérité. Elle n’en voyait plus que les hypocrisies ; et ces aimables compromissions, qui, en d’autres temps, l’eussent amusée, la révoltaient. Elle se trouvait dans un état d’hyperesthésie morale, où tout la faisait souffrir ; sa conscience était à nu. Ses yeux s’ouvrirent sur certains faits, qui avaient échappé jusque-là à son insouciance. Un d’entre eux la blessa jusqu’au sang.

Elle était, un après-midi, dans le salon de sa mère. Mme Langeais avait une visite, — un peintre à la mode, bellâtre et prétentieux, habitué de la maison, mais non pas très intime. Jacqueline crut sentir que sa présence gênait les deux autres ; d’autant plus, elle resta. Mme Langeais, légèrement énervée, la tête engourdie par un peu de migraine, ou par un de ces cachets contre la migraine que les dames d’aujourd’hui croquent comme des bonbons et qui achèvent de vider leur petit cerveau, ne surveillait pas trop ce qu’elle disait. Au cours de la conversation, elle appela étourdiment le visiteur :

— Mon chéri…

Elle s’en aperçut aussitôt. Il ne broncha pas plus qu’elle ; et ils continuèrent de causer cérémonieusement. Jacqueline, qui était occupée à servir le thé, faillit, dans son saisissement, laisser glisser une tasse. Elle eut l’impression que, derrière son dos, ils échangeaient un sourire d’intelligence. Elle se retourna, et saisit leurs regards complices, qui sur-le-champ se voilèrent. — Sa découverte la bouleversa. Cette jeune fille, librement élevée, qui avait souvent entendu parler et parlé elle-même en riant d’intrigues de ce genre, éprouva une souffrance intolérable, quand elle vit que sa mère… Sa mère, non, ce n’était pas la même chose !… Avec son exagération ordinaire, elle passa d’un extrême à l’autre. Elle n’avait rien soupçonné jusque-là. Dès lors, elle soupçonna tout. Elle s’acharnait à interpréter tel et tel détails dans la conduite passée de sa mère. Et sans doute, la légèreté de Mme Langeais ne prêtait que trop à ces suppositions ; mais Jacqueline y ajoutait. Elle eût voulu se rapprocher de son père, qui avait toujours été plus près d’elle, et dont l’intelligence avait pour elle beaucoup d’attrait. Elle eût voulu l’aimer davantage, le plaindre. Mais Langeais ne semblait avoir aucun besoin d’être plaint ; et l’esprit surexcité de la jeune fille fut traversé de ce soupçon, plus affreux encore que le premier, — que son père n’ignorait rien, mais qu’il trouvait plus commode de ne rien savoir, et que pourvu qu’il agît lui-même à sa guise, le reste lui était indifférent.

Alors, Jacqueline se sentit perdue. Elle n’osait pas les mépriser. Elle les aimait. Mais elle ne pouvait plus vivre là. Son amitié pour Simone Adam ne lui était d’aucun secours. Elle jugeait avec sévérité les faiblesses de son ancienne compagne. Elle ne s’épargnait pas elle-même ; elle souffrait de ce qu’elle voyait en elle de laid et de médiocre ; elle s’accrochait désespérément au souvenir pur de Marthe. Mais ce souvenir même s’effaçait ; elle sentait que le flot des jours, l’un après l’autre, le recouvrirait, en laverait l’empreinte. Et alors, tout serait fini ; elle serait pareille aux autres, noyée dans le bourbier… Oh ! sortir à tout prix de ce monde ! Sauvez-moi ! Sauvez-moi !…