Paul Ollendorff (Tome 1p. 22-26).
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Christophe commençait à être excédé de ces cancans de portières. Il se demandait s’ils dureraient toujours. — Mais après quinze jours, ce fut fini. Les journaux ne parlèrent plus de lui. Seulement, il était connu. Quand on prononçait son nom, chacun disait, non pas :

— C’est l’auteur de David ou de Gargantua,

mais :

— Ah ! oui, l’homme du Grand Journal !

C’était la célébrité.

Olivier s’en apercevait, au nombre de lettres que recevait Christophe, et qui lui arrivaient à lui-même, par ricochet : offres de librettistes, propositions d’entrepreneurs de concerts, protestations d’amis de la dernière heure qui avaient souvent été des ennemis de la première, invitations de femmes. On lui demandait aussi son avis, pour des enquêtes de journaux, sur une infinité de choses : sur la dépopulation de la France, sur l’art idéaliste, sur le corset des femmes, sur le nu au théâtre, — s’il ne croyait pas que l’Allemagne était en décadence, que la musique était finie, etc. etc. Ils en riaient ensemble. Mais, tout en s’en moquant, ne voilà-t-il pas que Christophe, ce Huron, se mettait à accepter les invitations à dîner ! Olivier n’en croyait pas ses yeux.

— Toi ? disait-il.

— Moi. Parfaitement, répondait Christophe, goguenard. Tu croyais qu’il n’y avait que toi qui pouvais aller voir les belles madames ? Pas du tout, mon petit ! À mon tour ! Je veux m’amuser !

— T’amuser ? Mon pauvre vieux !

La vérité était que Christophe depuis si longtemps vivait enfermé chez lui qu’il était pris soudain d’un besoin violent d’en sortir. Et puis, il éprouvait une joie naïve à humer la gloire nouvelle. Il s’ennuya d’ailleurs copieusement dans ces soirées, et trouva le monde idiot. Mais quand il rentrait, malignement il disait le contraire à Olivier. Il allait chez les gens ; mais il n’y retournait pas ; il trouvait des prétextes saugrenus, d’un sans-gêne effarant, pour esquiver leurs réinvitations. Olivier en était scandalisé. Christophe en riait aux éclats. Il n’allait pas dans les salons pour cultiver sa renommée, mais pour renouveler sa provision de vie, son musée de regards, de timbres de voix, de gestes humains, tout ce matériel de formes, de sons et de couleurs, dont l’artiste a besoin d’enrichir périodiquement sa palette. Un musicien ne se nourrit pas seulement de musique. Une inflexion de la parole humaine, le rythme d’un geste, l’harmonie d’un sourire, lui suggèrent plus de musique que la symphonie d’un confrère. Mais il faut bien dire que cette musique des visages et des âmes est aussi fade et peu variée dans les salons, que la musique des musiciens. Chacun a sa manière, et s’y fige. Le sourire d’une jolie femme est aussi stéréotypé, dans sa grâce étudiée, qu’une mélodie parisienne. Les hommes sont encore plus insipides que les femmes. Sous l’influence débilitante du monde, les énergies s’émoussent, les caractères originaux s’atténuent et s’effacent, avec une rapidité effrayante. Christophe était frappé du nombre de morts ou de mourants qu’il rencontrait parmi les artistes : tel jeune musicien, plein de sève et de génie, que le succès avait énervé, engourdi, annulé ; il ne pensait plus qu’à renifler les flagorneries dont on l’asphyxiait, à jouir, et à dormir. Ce qu’il deviendrait, vingt ans plus tard, on le voyait, à l’autre coin du salon, sous la forme de ce vieux maître pommadé, riche, célèbre, membre de toutes les Académies, arrivé au faîte de sa carrière, et n’ayant plus, semblait-il, rien à craindre et rien à ménager, qui s’aplatissait devant tout et devant tous, peureux devant l’opinion, le pouvoir, la presse, n’osant plus dire ce qu’il pensait, et d’ailleurs ne pensant plus, n’existant plus, s’exhibant, âne chargé de ses propres reliques.

Derrière chacun de ces artistes et de ces gens d’esprit, qui avaient été grands ou qui auraient pu l’être, on pouvait être sûr qu’il y avait une femme qui les rongeait. Elles étaient toutes dangereuses, celles qui étaient sottes, et celles qui ne l’étaient point ; celles qui aimaient, et celles qui s’aimaient ; les meilleures étaient les pires : car elles étouffaient d’autant plus sûrement l’artiste sous l’éteignoir de leur affection malavisée, qui de bonne foi s’appliquait à domestiquer le génie, à l’accommoder à leur usage, à le niveler, élaguer, râtisser, parfumer, jusqu’à ce qu’il fût à la mesure de leur sensibilité, de leur petite vanité, de leur médiocrité, et de celle de leur monde.

Bien que Christophe ne fît que passer dans ce monde, il en vit assez pour sentir le danger. Plus d’une, naturellement, cherchait à l’accaparer pour son salon, pour son service ; et Christophe n’avait pas été sans happer à demi l’hameçon des aimables paroles et des sourires prometteurs. Sans son robuste bon sens et l’exemple inquiétant des transformations déjà opérées autour d’elles par les modernes Circés, il n’eût pas échappé indemne. Mais il ne tenait pas à grossir le troupeau de ces belles gardeuses de dindons. Le risque eût été plus grand pour lui, si elles avaient été moins à le poursuivre. À présent que tous et toutes étaient bien convaincus qu’ils avaient un génie parmi eux, suivant leur habitude, ils s’évertuaient à l’étouffer. Ces gens-là n’ont qu’une idée, quand ils voient une fleur : la mettre en pot, — un oiseau : le mettre en cage, — un homme libre : en faire un plat valet.

Christophe, un moment troublé, se ressaisit aussitôt, et les envoya tous promener.