Paul Ollendorff (Tome 1p. 225-242).
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Le grand malheur des femmes d’aujourd’hui, c’est qu’elles sont trop libres, et pas assez. Plus libres, elles chercheraient des liens, elles y trouveraient un charme et une sécurité. Moins libres, elles se résigneraient à des liens qu’elles sauraient ne pouvoir briser ; et elles souffriraient moins. Mais le pire est d’avoir des liens qui ne vous lient pas, et des devoirs dont on peut s’affranchir.

Si Jacqueline avait cru que sa petite maison lui était assignée pour toute la durée de sa vie, elle l’eût trouvée moins incommode et moins étroite, elle se fût ingéniée à la rendre confortable ; elle eût fini, comme elle avait commencé : par l’aimer. Mais elle savait qu’elle en pouvait sortir ; et elle y étouffait. Elle pouvait se révolter : elle en arriva à croire qu’elle le devait.

Les moralistes d’à présent sont d’étranges animaux. Tout leur être s’est atrophié, au profit des facultés d’observation. Ils ne cherchent plus qu’à voir la vie : à peine à la comprendre, nullement à la vouloir. Quand ils ont reconnu dans la nature humaine et noté ce qui est, leur tâche leur parait accomplie, ils disent :

— Cela est.

Ils n’essaient point de le changer. Il semble qu’à leurs yeux le seul fait d’exister soit une vertu morale. Toutes les faiblesses se sont trouvées, du coup, investies d’une sorte de droit divin. Le monde se démocratise. Autrefois, le roi seul était irresponsable. Aujourd’hui, ce sont tous les hommes, et, de préférence, la canaille. Les admirables conseillers ! Avec beaucoup de peine et un soin scrupuleux, ils s’appliquent à démontrer aux faibles à quel point ils sont faibles, et que, de par la nature, il en a été décrété ainsi, de toute éternité. Que reste-t-il aux faibles, qu’à se croiser les bras ? Bien heureux, quand ils ne s’admirent point ! À force de s’entendre répéter qu’elle est une enfant malade, la femme s’enorgueillit de l’être. On cultive ses lâchetés, on les fait s’épanouir. Qui s’amuserait à conter complaisamment aux enfants qu’il est un âge dans l’adolescence, où l’âme qui n’a pas encore trouvé son équilibre est capable des crimes, du suicide, des pires dépravations physiques et morales, et qui les excuserait, — sur-le-champ, les crimes naîtraient. L’homme même, il suffit de lui répéter qu’il n’est point libre, pour qu’il ne le soit plus et se livre à la bête. Dites à la femme qu’elle est responsable, maîtresse de son corps et de sa volonté, — et elle le sera. Mais lâches que vous êtes, vous vous gardez bien de le dire : car vous avez intérêt à ce qu’elle ne le sache point !…

Le triste milieu où se trouvait Jacqueline acheva de l’égarer. Depuis qu’elle s’était détachée d’Olivier, elle était rentrée dans ce monde qu’elle méprisait quand elle était jeune fille. Autour d’elle et de ses amies mariées s’était formée une petite société de jeunes hommes et de jeunes femmes riches, élégants, désœuvrés, intelligents et veules. Il y régnait une liberté absolue de pensée et de propos, que tempérait seulement, en l’assaisonnant, l’esprit. Volontiers ils eussent pris la devise de l’abbaye Rabelaisienne :


Fais ce que Vouldras.


Mais ils se vantaient un peu : car ils ne voulaient pas grand’chose ; c’étaient les énervés de Thélème. Ils professaient avec complaisance la liberté des instincts ; mais ces instincts chez eux étaient fort effacés ; et leur dévergondage était surtout cérébral. Ils jouissaient de se sentir fondre dans la grande piscine fade et voluptueuse de la civilisation, ce tiède bain de boue, où se liquéfient les énergies humaines, les rudes puissances vitales, l’animalité primitive et ses floraisons de foi, de volonté, de devoirs et de passions. Dans cette pensée gélatineuse, le joli corps de Jacqueline se baignait. Olivier ne pouvait rien pour l’en empêcher. D’ailleurs, il était, lui aussi, touché par la maladie du temps : il ne se croyait pas le droit d’entraver la liberté d’un autre ; de celle qu’il aimait, il ne voulait rien obtenir, si ce n’était par l’amour. Et Jacqueline ne lui en savait aucun gré, puisque sa liberté était pour elle un droit.

Le pire était qu’elle apportait dans ce monde amphibie un cœur entier qui répugnait à toute équivoque : quand elle croyait, elle se donnait ; sa petite âme ardente et généreuse, dans son égoïsme même, brûlait tous ses vaisseaux ; et, de sa vie en commun avec Olivier, elle avait conservé une intransigeance morale, qu’elle était prête à appliquer jusque dans l’immoralité.

Ses nouveaux amis étaient bien trop prudents pour se montrer aux autres comme ils étaient. S’ils affichaient, en théorie, une liberté complète à l’égard des préjugés de la morale et de la société, ils s’arrangeaient, dans la pratique, de façon à ne rompre en visière avec aucun qui leur fût avantageux ; ils se servaient de la morale et de la société, en les trahissant, comme des domestiques infidèles qui volent leurs maîtres. Ils se volaient même les uns les autres, par habitude et par désœuvrement. Il en était plus d’un parmi ces maris, qui savait que sa femme avait des amants. Ces femmes n’ignoraient point que leurs maris avaient des maîtresses. Ils s’en accommodaient. Le scandale ne commence que lorsqu’on fait du bruit. Ces bons ménages reposaient sur une entente tacite entre associés, — entre complices. Mais Jacqueline, plus franche, jouait bon jeu, bon argent. D’abord, être sincère. Et puis, être sincère. Et encore, et toujours être sincère. La sincérité était aussi une des vertus que prônait la pensée du temps. Mais c’est ici qu’on voit que tout est sain pour les sains, et que tout est corruption pour les cœurs corrompus. Qu’il est laid parfois d’être sincère ! C’est un péché pour les médiocres de vouloir lire au fond d’eux-mêmes. Ils y lisent leur médiocrité ; et l’amour-propre y trouve encore son compte.

Jacqueline passait son temps à s’étudier dans son miroir ; elle y voyait des choses qu’elle eût mieux fait de ne jamais voir : car, après les avoir vues, elle n’avait plus la force d’en détacher les yeux ; et, au lieu de les combattre, elle les regardait grossir : elles devenaient énormes, elles finissaient par s’emparer de ses yeux et de sa pensée.

L’enfant ne suffisait pas à remplir sa vie. Elle n’avait pu l’allaiter ; le petit dépérissait avec elle. Il avait fallu prendre une nourrice. Gros chagrin, d’abord… Ce fut bientôt un soulagement. Le petit se portait maintenant à merveille ; il poussait vigoureusement, comme un brave petit gars, qui ne donnait point de tracas, passait son temps à dormir, et criait à peine, la nuit. La nourrice, — une robuste Nivernaise qui n’en était pas à son premier nourrisson et qui, à chaque fois, se prenait pour lui d’une affection animale, jalouse et encombrante, — semblait la véritable mère. Quand Jacqueline exprimait un avis, l’autre n’en faisait qu’à sa tête ; et si Jacqueline essayait de discuter, elle finissait par s’apercevoir elle-même qu’elle n’y connaissait rien. Elle ne s’était jamais bien remise, depuis la naissance de l’enfant : un commencement de phlébite l’avait abattue, énervée ; obligée pendant des semaines à l’immobilité, elle se rongeait ; sa pensée, déjà fiévreuse, ressassait indéfiniment la même plainte monotone et hallucinée : « Elle n’avait pas vécu, elle n’avait pas vécu ; et maintenant, sa vie était finie… » Car son imagination était frappée : elle se croyait estropiée pour toujours ; et une rancune sourde, âcre, inavouée, montait en elle contre la cause innocente de son mal, contre l’enfant. C’est là un sentiment moins rare qu’on ne croit ; mais on jette un voile dessus ; et celles même qui l’éprouvent ont honte d’en convenir, dans le secret de leur cœur. Jacqueline se condamnait ; un combat se livrait entre son égoïsme et l’amour maternel. Quand elle voyait l’enfant qui dormait comme un bienheureux, elle était attendrie ; mais aussitôt après, elle pensait avec amertume :

— Il m’a tuée.

Et elle ne pouvait refouler une révolte irritée contre le sommeil indifférent de cet être dont elle avait acheté le bonheur, de sa souffrance. Même après qu’elle fut guérie, quand l’enfant fut plus grand, ce sentiment d’hostilité persista obscurément. Comme elle en avait honte, elle le reportait contre Olivier. Elle continuait à se croire malade ; et le souci perpétuel de sa santé, ses inquiétudes, qu’entretenaient les médecins, en cultivant son oisiveté qui en était la source, — (séparation de l’enfant, inaction forcée, isolement absolu, semaines de néant à rester étendue et se faire gaver dans son lit, comme une bête à l’engrais), — avaient achevé de concentrer ses préoccupations sur elle. Étranges cures modernes de la neurasthénie, qui substituent à une maladie du moi une autre maladie, l’hypertrophie du moi ! Que ne pratiquez-vous une saignée à leur égoïsme, ou, par quelque réactif moral énergique, que ne ramenez-vous leur sang, s’ils n’en ont pas de trop, de leur tête à leur cœur !

Jacqueline sortit de là, physiquement plus forte, engraissée, rajeunie, — moralement plus malade que jamais. Son isolement de quelques mois avait brisé les derniers liens de pensée qui la rattachaient à Olivier. Tant qu’elle était demeurée auprès de lui, elle subissait encore l’ascendant de cette nature idéaliste, qui, malgré ses faiblesses, restait constante dans sa foi ; elle se débattait en vain contre l’esclavage où la tenait un esprit plus ferme que le sien, contre ce regard qui la pénétrait, qui la forçait à se condamner parfois, quelque dépit qu’elle en eût. Mais dès que le hasard l’eut séparée de cet homme, — qu’elle ne sentit plus peser sur elle son amour clairvoyant, — qu’elle fut libre, — aussitôt succéda à la confiance amicale qui subsistait entre eux, une rancune de s’être ainsi livrée, une sorte de haine d’avoir porté si longtemps le joug d’une affection qu’elle ne ressentait plus. — Qui dira les rancunes ignorées, implacables, qui couvent dans le cœur d’un être qu’on aime et dont on se croit aimé ? Du jour au lendemain, tout est changé. Elle aimait, la veille, elle le semblait, elle le croyait. Elle n’aime plus. Celui qu’elle a aimé est rayé de sa pensée. Il s’aperçoit tout à coup qu’il n’est plus rien pour elle ; et il ne comprend pas : il n’a rien vu du long travail qui se faisait en elle ; il ne s’est point douté de l’hostilité secrète qui s’amassait contre lui ; il ne veut pas sentir les raisons de cette vengeance et de cette haine. Raisons souvent lointaines, multiples et obscures, — certaines, ensevelies sous les voiles de l’alcôve, — d’autres, d’amour-propre blessé, secrets du cœur aperçus et jugés, — d’autres… qu’en sait-elle, elle-même ? Il est telle offense cachée, qu’on lui fit sans le savoir, et qu’elle ne pardonnera jamais. Jamais on ne parviendra à la connaître, et elle-même ne la connaît plus bien ; mais l’offense est inscrite dans sa chair : jamais sa chair n’oubliera.

Contre cet effrayant courant de désaffection, il eût fallu pour lutter être un autre homme qu’Olivier, — plus près de la nature, plus simple et plus souple à la fois, ne s’embarrassant pas de scrupules sentimentaux, riche d’instinct, et capable, au besoin, d’actes que sa raison eût désavoués. Il était vaincu d’avance, découragé : trop lucide, il reconnaissait depuis longtemps en Jacqueline une hérédité plus forte que la volonté, l’âme de la mère qui reparaissait ; il la voyait tomber, comme une pierre, au fond de sa race ; et, faible et maladroit, tous les efforts qu’il tentait en accéléraient la chute. Il se contraignait au calme. Elle, par un calcul inconscient, tâchait de l’en faire sortir, de lui faire dire des choses violentes, brutales, grossières, afin de se donner des raisons de le mépriser. S’il cédait à la colère, elle le méprisait. S’il en avait honte ensuite et prenait un air humilié, elle le méprisait encore plus. Et s’il ne cédait pas à la colère, s’il ne voulait pas céder, — alors, elle le haïssait. Et le pire de tout : ce silence où ils se muraient, des jours, en face l’un de l’autre. Silence asphyxiant, écrasant, affolant, où les plus doux des êtres finissent par devenir enragés, où ils sentent par moments un désir de faire du mal, de crier et de faire crier. Silence, noir silence, où l’amour achève de se désagréger, où les êtres, comme des mondes, chacun suivant son orbite, s’enfoncent dans la nuit… Ils en étaient venus à un point, où tout ce qu’ils faisaient, même pour se rapprocher, était une cause d’éloignement. Leur vie était intolérable. Un hasard précipita les événements.

Depuis un an, Cécile Fleury venait souvent chez les Jeannin. Olivier l’avait rencontrée chez Christophe ; puis Jacqueline l’avait invitée ; et Cécile continuait de les voir, même après que Christophe s’était séparé d’eux. Jacqueline avait été bonne pour elle : bien qu’elle ne fût guère musicienne et qu’elle trouvât Cécile un peu commune, elle goûtait le charme de son chant et son influence apaisante. Olivier avait plaisir à faire de la musique avec elle. Peu à peu, elle était devenue une amie de la maison. Elle inspirait confiance : quand elle entrait dans le salon des Jeannin avec ses yeux francs, son air de santé et de gaieté, son bon rire un peu gros qui faisait du bien à entendre, c’était comme un rayon de soleil qui pénétrait au milieu du brouillard. Le cœur d’Olivier et de Jacqueline en éprouvait un soulagement inexprimable. Lorsqu’elle partait, ils avaient envie de lui dire :

— Non, restez, restez encore, j’ai froid !

Pendant l’absence de Jacqueline, Olivier avait vu Cécile plus souvent ; et il n’avait pu lui cacher un peu de ses chagrins. Il le faisait avec l’abandon irréfléchi d’une âme faible et tendre qui étouffe, qui a besoin de se confier, et qui se livre. Cécile en fut touchée ; elle lui versa le baume de ses paroles maternelles. Elle les plaignait tous deux ; elle engageait Olivier à ne pas se laisser abattre. Mais soit qu’elle sentît plus que lui la gêne de ces confidences, soit pour quelque autre raison, elle trouva des prétextes pour venir moins souvent. Sans doute, il lui semblait qu’elle n’agissait pas loyalement envers Jacqueline, elle n’avait pas le droit de connaître ces secrets. Du moins, Olivier interpréta ainsi son éloignement ; et il l’approuva : car il se reprochait d’avoir parlé. Mais l’éloignement lui fit sentir ce que Cécile était devenue pour lui. Il s’était habitué à partager ses pensées avec elle ; elle seule le délivrait de la peine qui l’oppressait. Il était trop expert à lire dans ses sentiments pour douter du nom qu’il fallait donner à celui-ci. Il n’en eût rien dit à Cécile. Mais il ne résista pas au besoin d’écrire pour lui ce qu’il sentait. Il était revenu depuis peu à la dangereuse habitude de s’entretenir sur le papier avec sa pensée. Il s’en était guéri pendant ses années d’amour ; mais à présent qu’il se retrouvait seul, la manie héréditaire l’avait repris : c’était un soulagement, lorsqu’il souffrait, et une nécessité d’artiste qui s’analyse. Ainsi, il se décrivait, il écrivait ses peines, comme s’il les disait à Cécile, — plus librement, puisqu’elle ne les lirait jamais.

Et le hasard voulut que ces pages tombassent sous les yeux de Jacqueline. C’était un jour où elle se sentait plus près d’Olivier qu’elle ne l’avait été depuis des années. En rangeant son armoire, elle avait relu les vieilles lettres d’amour qu’il lui envoyait : elle en avait été émue jusqu’à pleurer. Assise à l’ombre de l’armoire, sans pouvoir achever le rangement, elle avait revécu tout son passé ; et elle avait un remords douloureux de l’avoir détruit. Elle songeait au chagrin d’Olivier : jamais elle n’avait pu en envisager la pensée, de sang-froid ; elle pouvait l’oublier ; mais elle ne pouvait supporter l’idée qu’il souffrît par elle. Elle avait le cœur déchiré. Elle eut voulu se jeter dans ses bras, lui dire :

— Ah ! Olivier, Olivier, qu’est-ce que nous avons fait ? Nous sommes fous, nous sommes fous ! Ne nous faisons plus souffrir !

S’il était rentré, dans ce moment !

Et ce fut dans ce moment, justement, qu’elle trouva ces lettres… Tout fut fini. — Pensa-t-elle qu’Olivier l’avait réellement trompée ? Peut-être. Mais qu’importe ? La trahison pour elle n’était pas tant dans l’acte, que dans la volonté. Elle eût pardonné plus aisément à celui qu’elle aimait d’avoir une maîtresse que d’avoir en secret donné son cœur à une autre. Et elle avait raison.

— La belle affaire ! diront certains… — (Les pauvres êtres, qui ne souffrent d’une trahison d’amour, que si elle est consommée !… Quand le cœur reste fidèle, les vilenies du corps sont peu de chose. Quand le cœur a trahi, le reste n’est plus rien.)…

Jacqueline ne pensa pas une minute à reconquérir Olivier. Trop tard ! Elle ne l’aimait plus assez. Ou peut-être qu’elle l’aimait trop. Non, ce n’était pas de la jalousie qu’elle avait. C’était toute sa confiance qui s’écroulait, tout ce qui lui restait secrètement de foi et d’espoir en lui. Elle ne se disait pas qu’elle-même en avait fait fi, qu’elle l’avait découragé, poussé à cet amour, que cet amour d’ailleurs était innocent, et que l’on n’est pas le maître, enfin, d’aimer ou de n’aimer pas. Il ne lui venait pas à l’idée de comparer à cet entraînement sentimental son flirt avec Christophe : Christophe, elle ne l’aimait point, il ne comptait point ! Dans son exagération passionnée, elle pensa qu’Olivier lui mentait, et qu’elle n’était plus rien pour lui. Le dernier appui lui manquait, au moment où elle tendait la main pour le saisir… Tout était fini.

Olivier ne sut jamais ce qu’elle avait souffert, dans cette journée. Mais quand il la revit, il eut l’impression, lui aussi, que tout était fini.

À partir de ce moment, ils ne se parlèrent plus, sinon quand ils étaient devant les autres. Ils s’observaient, comme deux bêtes traquées, qui sont sur leurs gardes, et qui ont peur. Jeremias Gotthelf décrit, quelque part, avec une bonhomie impitoyable, la situation sinistre d’un mari et d’une femme qui ne s’aiment plus et se surveillent mutuellement, chacun épiant la santé de l’autre, guettant les apparences de maladie, ne songeant nullement à hâter la mort de l’autre, ni même à la souhaiter, mais se laissant aller à l’espérance d’un accident imprévu, et se flattant de part et d’autre d’être le plus robuste des deux. Il y avait des minutes où Jacqueline et Olivier s’imaginaient presque que l’autre avait cette pensée. Et ni l’un ni l’autre ne l’avait ; mais c’était déjà trop de la prêter à l’autre, comme Jacqueline, qui, la nuit, dans des secondes d’insomnie hallucinée, se disait que l’autre était le plus fort, l’usait peu à peu, et bientôt triompherait… Délire monstrueux d’une imagination et d’un cœur affolés ! — Et penser que, du meilleur d’eux-mêmes, tout au fond, ils s’aimaient !…

Olivier, succombant sous le poids, n’essaya plus de lutter, et, se tenant à l’écart, il laissa le gouvernail de l’âme de Jacqueline. Abandonnée à elle-même, sans pilote qui la guidât, elle eut le vertige de sa liberté ; il lui fallait un maître, contre qui se révolter : si elle n’en avait point, il lui fallait en créer. Alors elle fut la proie de l’idée fixe. Jusque-là, quoi qu’elle souffrît, elle n’avait jamais conçu la pensée de quitter Olivier. À partir de ce moment, elle se crut dégagée de tout lien. Elle voulait aimer, avant qu’il fût trop tard : — (car elle, si jeune encore, elle se croyait déjà vieille). — Elle aima, elle connut ces passions imaginaires et dévorantes qui s’attachent au premier objet rencontré, à une figure entrevue, à une réputation, parfois simplement à un nom, et qui, après l’avoir agrippé, ne peuvent plus lâcher prise, qui persuadent au cœur qu’il ne saurait plus se passer de l’objet qu’il a choisi, qui le ravagent tout entier, qui font le vide absolu dans tout ce qui le remplissait du passé : ses autres affections, ses idées morales, ses souvenirs, son orgueil de soi et son respect des autres. Et lorsque l’idée fixe, n’ayant plus rien qui l’alimente, meurt à son tour, après avoir tout brûlé, qui dira la nature nouvelle qui surgit des ruines, une nature souvent sans bonté, sans pitié, sans jeunesse, sans illusions, qui ne pense plus qu’à ronger la vie comme l’herbe qui ronge les monuments détruits !

Cette fois, comme à l’ordinaire, l’idée fixe s’attacha à l’être le mieux fait pour décevoir le cœur. La pauvre Jacqueline s’éprit d’un homme à bonnes fortunes, un écrivain parisien, qui n’était ni beau, ni jeune, qui était lourd, rougeaud, fripé, les dents gâtées, d’une sécheresse de cœur effroyable, et dont le mérite principal était d’être à la mode et d’avoir rendu malheureuses un grand nombre de femmes. Elle n’avait même pas l’excuse d’ignorer son égoïsme : car il en faisait parade dans son art. Il savait bien ce qu’il faisait : l’égoïsme enchâssé dans l’art est le miroir aux alouettes, le flambeau qui fascine les faibles. Autour de Jacqueline, plus d’une s’était laissé prendre : tout dernièrement, une jeune femme de ses amies, nouvellement mariée, qu’il avait sans grand’peine pervertie, puis laissée. Elles n’en mouraient point, encore que leur dépit fût maladroit à se cacher, pour la joie de la galerie. La plus cruellement atteinte était bien trop soucieuse de son intérêt et de ses devoirs mondains pour ne pas maintenir ses désordres dans les limites du sens commun. Elles ne faisaient point d’esclandre. Qu’elles trompassent leur mari et leurs amies, ou qu’elles fussent trompées et souffrissent, c’était en silence. Elles étaient les héroïnes du qu’en-dira-t-on.

Mais Jacqueline était une folle : non seulement elle était capable de faire ce qu’elle disait, mais de dire ce qu’elle faisait. Elle apportait à ses folies une absence de calculs, un désintéressement absolu. Elle avait ce dangereux mérite d’être toujours franche avec elle-même et de ne pas reculer devant les conséquences de ses actes. Elle valait mieux que les autres de son monde : c’est pourquoi elle faisait pis. Quand elle aima, quand elle conçut l’idée de l’adultère, elle s’y jeta à corps perdu, avec une franchise désespérée.