Les Ambitions et les Revendications du pangermanisme

LES REVENDICATIONS


DU


PANGERMANISME




I. Der Deutschen Volkzohl und Sprachgebiet in den Europœischen Staaten ; eine statistische Untersuchung, von R. Bœckh, 1 Vol. in-8o ; Berlin, 1870. — II. Vœlker und Sprachenkarte von Deutschland und den Nachbarlœndern zusammengeslellt von Heinrich Kiepert. Berlin, 1867.




Un des traits les plus caractéristiques de la guerre actuelle de l’Allemagne contre la France est l’affectation d’humanité et de sentimens pacifiques dont nos ennemis ont fait étalage en toute occurrence. Diplomates et journalistes, généraux et professeurs, on dirait que tous ont voulu se donner pour des bergers d’églogue quand ils montraient leur pays « surpris » par la déclaration de guerre du gouvernement impérial, quand ils émettaient la prétention d’être le peuple le plus modéré et le plus pacifique de la terre. Nous pensons volontiers que ni le paysan, dans sa chaumière, ni l’artisan à son établi, n’ont appelé de leurs vœux cette guerre sanglante qui devait faire tant de veuves et semer tant de ruines ; mais cet esprit pacifique existait-il réellement parmi les classes dirigeantes de la société d’outre-Rhin ? Était-ce lui qui animait la politique prussienne ? était-ce lui qui régnait depuis vingt ans dans la littérature allemande ? L’histoire dira un jour si, en déclarant la guerre à la Prusse, l’empereur Napoléon III n’est pas sottement tombé dans le piège que M. de Bismarck avait déjà tendu en 1866 à l’empereur François-Joseph. En attendant que la vérité brille entière et complète sur les ténébreuses menées de la politique prussienne, on ne peut nous cacher quel souffle ambitieux passait déjà sur l’Allemagne, comment poètes, écrivains, professeurs, semaient dans les âmes allemandes les germes de la défiance et de la haine contre leurs voisins de France. Par son active propagande, le « parti des professeurs » préparait la voie aux sentimens belliqueux du « parti des hobereaux, » et le Professorthum travaillait pour le Junckerthum. Cette guerre de races se préparait lentement par l’exaltation de la « nation allemande. » Rencontre étrange, ceux qui faisaient sonner le plus haut les mots de « nationalité allemande, » ce n’étaient pas les populations foncièrement germaniques de la Souabe ou de la Franconie, c’étaient les Slaves germanisés du nord-est de l’Europe centrale que l’ordre teutonique fut si lent à civiliser. À les entendre, — Borusses de la Prusse, Kassoubes de la Poméranie, Obotrites du Mecklembourg, Wilziens du Brandebourg, Polonais de la Silésie, Wendes de la Lusace, — la race allemande était supérieure aux autres races de l’Europe par un heureux mélange de toutes les qualités physiques, morales et intellectuelles, sans l’ombre d’aucun défaut. Comme un métal précieux se dégage par la fusion d’un alliage impur, ainsi la race allemande devait-elle s’élever au-dessus des différens états où elle s’est infiltrée, et former un jour un « état allemand. » Cedite, Romani ! Les Allemands sont-ils établis quelque part où l’élément slave indigène n’a pas perdu la prédominance du nombre, eh bien ! les Slaves seront germanisés pour leur plus grand bien et pour le plus grand honneur de l’Allemagne. Les nations slaves, nous dit-on à satiété, sont encore barbares, et les nations romanes sont corrompues ; la civilisation allemande doit régénérer l’Europe romane et slave, comme la barbarie germanique a rajeuni le monde romain. Principalement depuis quelques années, depuis que la création de la confédération de l’Allemagne du nord a donné un point d’appui aux prétentions du pangermanisme, cet esprit ambitieux s’est propagé avec rapidité dans la littérature allemande. Livres et journaux l’ont répandu dans toutes les couches de la société allemande, et ont cherché à en pénétrer les classes jusqu’ici indifférentes à la vie politique. Parmi toutes ces publications, signe des temps, aucune ne nous semble plus digne d’attention qu’un livre de M. Richard Bœckh sur la statistique de la race et de la langue allemandes dans les états européens, livre publié au début de l’an 1870. Fils du célèbre helléniste de ce nom, M. Richard Bœckh passe pour un des statisticiens les plus éminens d’outre-Rhin. Cet ouvrage ne se recommande pas moins par son mérite intrinsèque que par le nom de l’écrivain. C’est, par les nombreux renseignemens qu’il renferme, une mine abondante de matériaux pour la polémique pangermaniste, et c’est en même temps, nous devons le reconnaître, un travail pour lequel l’auteur a interrogé toutes les sources, pour lequel il n’a négligé aucune recherche, en un mot une œuvre d’une véritable valeur scientifique. La carte linguistique et ethnographique des pays de langue allemande publiée il y a quelques années par M. Kiepert, le célèbre géographe de Berlin, ne pouvait trouver un commentaire plus minutieux, plus intéressant et plus autorisé. Il nous semble utile de faire connaître ce livre pour montrer sur quelles forces repose le pangermanisme, quelles menaces il porte à la paix de l’Europe, quelles revendications il médite. Et pourtant M. Bœckh écrivait avant cette guerre, dans laquelle les succès foudroyans de l’armée prussienne ont si fort excité l’espoir et enflé le cœur des apôtres du pangermanisme.


I. modifier

C’est assurément en France que dans ce siècle on a le plus parlé du principe des nationalités ; c’est en France que les nations privées de leur indépendance par une conquête étrangère ont trouvé les plus ardentes et les plus sincères sympathies. Le partage de la Pologne a longtemps été pour nous un deuil national, et les gouvernemens les moins aimés ont été soutenus par la faveur populaire quand ils entreprenaient à l’étranger une guerre de délivrance : Navarin et Solfernio peuvent en témoigner. Or que nous disait ce mot de nationalité pour lequel nous étions si disposés à dépenser notre sang et notre argent ? Nous entendions par là une réunion d’hommes ayant la ferme volonté de former un corps politique distinct, un état indépendant. Les données ethnographiques ne faisaient qu’accentuer et mettre pour ainsi dire en relief la question morale. Nous demandions aux opprimés non pas de quelle race ils descendaient, mais à quelle nation ils voulaient appartenir ; nous considérions les peuples comme des personnes morales qui sortent par leur activité propre de la servitude des faits, de la fatalité du passé, et qui règlent leur destinée à leur guise, selon leurs sentimens ou leurs intérêts. Pour nous affermir dans cette opinion, nous n’avions qu’à jeter un regard sur notre pays. Ne nous sentions-nous pas une nation, nous Français, peuple hybride s’il en fut, où le Breton est le compatriote du Basque, l’Alsacien du Provençal, le Flamand de l’Auvergnat ? Cette unité, qui est notre consolation et qui seule peut être notre salut dans la crise terrible que nous traversons, cette unité est d’autant plus forte, d’autant plus respectable, qu’elle est non pas un fait brutal, non pas le résultat fortuit de la communauté de race, mais une conscience, un contrat des âmes, reposant sur ce concours de volontés libres qui seul fait une nation. Quel n’eût pas été notre étonnement, si l’on nous eût dit que nous entendions mal le principe des nationalités, et que l’application de ce principe pouvait mener au démembrement de notre pays ! Oublions un instant notre répugnance pour une sophistique qui veut détruire notre personnalité nationale ; allons au-delà du Rhin demander ce qu’il faut entendre désormais par le principe des nationalités ou plutôt « de la nationalité, » car c’est ainsi que s’exprime M. Bœckh. On verra que ce n’est pas tout à fait la même chose.

« Dans la reconnaissance du principe de la nationalité, dit M. Bœckh, réside le germe d’un progrès incalculable pour le développement des peuples. Elle comprend la reconnaissance de l’individualité de chaque nation ; elle assure à chacune le libre exercice de la force créatrice de son génie, et la défend contre l’oppression d’un génie étranger ; elle comprend la reconnaissance de l’unité de chaque nation, et garantit aux nationaux la mise en commun de leurs volontés et de leurs actes ; elle comprend enfin la reconnaissance de la totalité de chaque nation, et assure par conséquent à chaque individu le droit de faire respecter en soi la nationalité à laquelle il appartient par des signes irrécusables et fondés dans sa nature même. » Or, s’il y a, d’après l’auteur, une nation qui ait plus que toute autre intérêt à reconnaître et à faire respecter le « principe de la nationalité, » c’est la nation allemande, chez laquelle l’isolement a, dans quelques-unes de ses parties, produit des intérêts distincts et particuliers, et qui voit une partie de ses enfans sous le joug de gouvernemens étrangers. Ce sont les Allemands qui doivent appliquer avec justesse ce grand principe des temps modernes dont leurs adversaires ont fait usage contre eux.

La théorie de M. Bœckh est le fatalisme même. Selon lui, la nationalité se reconnaît à la communauté de langage, et les nations se délimitent par les frontières mêmes des idiomes. La langue forme aux nationalités une base organique, différente pour chacune selon son origine. Tout homme, par le fait même de sa naissance, paraît pour ainsi dire prédestiné à une langue déterminée qui doit se développer en lui à nouveau, ainsi qu’elle s’est développée chez ses ancêtres. La parole n’est pas seulement un fait physique ; elle a une signification morale. Il en résulte que la langue est l’expression de la vie intellectuelle et des rapports sociaux. Mettant les hommes en communication les uns avec les autres, elle les groupe, les façonne, leur fait une existence distincte, et par là leur donne un caractère particulier. L’unité de la vie. morale se révèle par le langage ; la différence de langage est donc la preuve irréfutable d’une différence essentielle entre les peuples, et la communauté d’un parler identique dans le fond, malgré la variété des dialectes, est le signe propre et caractéristique d’une individualité nationale.

La langue que chaque homme apprend sur les lèvres de ses parens et qu’il parle à son tour dans sa famille étant pour M. Bœckh le point de départ de la vie nationale, la culture de la langue maternelle est la première règle du « principe de la nationalité. » Elle doit être enseignée dans l’école, employée par l’église pour l’enseignement religieux ; elle doit servir d’intermédiaire non-seulement dans les relations de la vie privée, mais aussi dans les manifestations de la vie publique. Y a-t-il donc une preuve plus grande de « l’injustice d’une possession territoriale et de la nécessité d’y mettre fin » que l’existence d’une langue officielle qui tend à remplacer et à détruire la langue maternelle d’une population ? Le devoir des peuples civilisés doit être de favoriser le développement intellectuel de chaque nationalité par l’intermédiaire de sa langue. Dans les états qui sont un mélange de diverses nationalités, chaque langue devra être reconnue langue nationale dans le district où elle est parlée. La langue officielle doit restreindre son empire aux affaires d’intérêt général. « Faire prévaloir en ce sens le principe de la nationalité au profit de son propre peuple, comme au profit de tous les peuples qui souffrent de l’oppression d’une langue étrangère et qui peuvent en être délivrés par la victoire de ce principe, c’est la glorieuse mission de notre nation allemande. Pas n’est besoin pour cela de la domination extérieure d’une nation déterminée ; mais il est besoin de la domination d’un principe commun, c’est-à-dire de la reconnaissance absolue de la liberté entière de chaque peuple de garder l’usage de sa langue dans les demeures où il est originaire, ou dans lesquelles il a étendu sa colonisation. Quant aux états qui ne reconnaissent pas le principe de la nationalité, et nient ainsi l’ordre supérieur de la vie intellectuelle des peuples, il faut donner une protection efficace aux populations de nationalité distincte, et au besoin séparer ces populations de l’état qui les opprime. » M. Bœckh appelle le droit international à consacrer ce nouveau principe et à en assurer l’exécution dans les différens états par des garanties réciproques.

Les partisans du pangermanisme sont en effet intéressés à remplacer le principe des nationalités par le « principe de la nationalité. » Dans les provinces slaves de l’Autriche, où la population allemande descend de colons ou d’émigrans fixés au milieu de la population indigène, l’élément germanique accru en nombre, après avoir longtemps dominé grâce au système centraliste de Vienne, prétend aujourd’hui à l’égalité là où il n’est qu’un hôte. C’est exactement exactement la fable de la Lice et sa Compagne. L’Allemagne a « étendu sa colonisation » sur les pays slaves, et cela légitime son ingérence dans les affaires des Slaves. De ce côté du Rhin, des populations allemandes de race et de langue ont été, en vertu des traités, incorporées au royaume de France ; mais la vie en commun a fait naître l’estime et l’affection réciproques. L’Alsace est aujourd’hui française de cœur : c’est un fait indiscutable, que les Allemands peuvent d’autant moins nier qu’ils voient comme on les y accueille. Cette province a pourtant gardé, avec les mœurs germaniques, l’usage de la langue allemande, et c’est là pour les chevaliers du pangermanisme le prétexte de leur intervention en vue de regermaniser l’Alsace, de faire respecter sa « nationalité » malgré nous, et, chose plus grave, malgré elle. « La reconnaissance de la nationalité, telle que la montre le langage populaire hérité des aïeux, est la mesure que le principe de la nationalité est en droit d’exiger. Que la langue allemande soit la langue des affaires et des tribunaux dans les localités où sont fixés des Allemands, que le service divin soit célébré en allemand dans les communautés de nationalité allemande, que des écoles allemandes soient réservées aux enfans de parens allemands, et que le génie allemand exerce son influence dans les établissemens d’instruction supérieure destinés aux Allemands, telles sont les prétentions que la nation allemande doit faire prévaloir comme son droit au nom du principe de la nationalité. Les mettre à exécution, ce ne serait en vérité qu’effacer les vieilles hontes de l’Allemagne, celles surtout que notre voisin de l’ouest a, sous la conduite de ses Bourbons, de ses conventions et de ses césars, accumulées sur nous en opprimant avec obstination la nationalité allemande. Effacer ces vieilles hontes est pour la nation allemande un devoir aussi imprescriptible que la prétention de faire respecter la nationalité d’origine est un imprescriptible droit. Rendre à la langue allemande en Alsace et dans la Lorraine allemande (Westreich)[1] ses anciens privilèges comme langue nationale, réduire la langue française à la position qui lui revient comme langue officielle et comme langue maternelle d’une petite partie de la population soit originaire, soit établie de date récente dans le pays, telle serait la condition indispensable à laquelle l’esprit allemand, qui grandit tous les jours, pourrait sans avilissement voir se continuer l’union avec un état étranger d’une partie importante de la nation allemande. Elle seule pourrait, sans changement de frontières, donner à la nation allemande le gage de la paix et de l’amitié ; mais quand au contraire les récens débats du sénat français donnent aux autorités françaises ce témoignage qu’elles ne laissent de côté aucun moyen de détruire la langue allemande dans ces contrées[2], et quand le sénat français regarde comme une nécessité nationale de premier ordre de bannir la langue allemande de l’enseignement, est-ce autre chose qu’une déclaration de guerre ouvertement jetée à la nation allemande ? » Ces pages datent de février 1870 ; dénotent-elles le désir de « vivre en paix » avec la France ? Mais allons au fond des choses, et discutons la théorie du statisticien de M. de Bismarck.

Le public français est habitué depuis longtemps à la réglementation uniforme que la centralisation a fait peser sur les régions les plus différentes de la France, et il comprend peut-être difficilement la part que la langue du foyer et des relations journalières joue dans la vie morale des peuples. Aussi ne manquera-t-il pas sans doute de trouver étranges d’un bout à l’autre les idées de M. Bœckh. Pourtant, à côté d’exagérations et de sophismes systématiques, il y a, selon nous, dans sa théorie une part de vérité qu’il faut soigneusement distinguer du reste, et dont la France libre et libérale pourra faire son profit. La nation française s’est formée de plusieurs nationalités, qui, pour être indissolublement unies, n’en ont pas moins gardé une originalité propre. La centralisation ne les a pas détruites, tout en voulant remplacer par la langue et les usages de l’Ile-de-France la langue et les usages que la tradition avait transmis à chacune d’elles. L’expérience des derniers événemens nous permet de contester l’utilité de cette centralisation à outrance. L’opinion publique n’a-t-elle pas, dès le début du siège, rangé parmi les troupes les plus vaillantes et les plus dévouées de la défense cette garde mobile du Finistère où la plupart des hommes ne parlent que breton ? Les faits le prouvent, on peut être bon patriote tout en gardant précieusement l’héritage d’une langue autre que le français ; on peut concilier l’amour des traditions locales avec le culte de la grande patrie. Aussi serons-nous sans doute moins sévères à l’avenir pour nos langues provinciales. Si nous devions continuer à en proscrire l’usage, si nous voulions à tout prix enlever à un grand nombre de nos compatriotes l’instrument qui sert d’organe habituel à leurs pensées, nous arrêterions leur développement intellectuel, nous entraverions l’expression de la vie provinciale, et la décentralisation que la France nouvelle doit inaugurer ne serait qu’un mot vide de sens.

Ce qu’il y a de plus noble et de plus légitime dans les aspirations de la démocratie, la nécessité d’éclairer le suffrage universel pour le rendre libre, l’intérêt de la sécurité sociale, aussi bien que celui de la grandeur du pays, tout invite les bons citoyens aux plus énergiques efforts pour instruire, ou, mieux encore, pour élever le peuple. Or il sera toujours très difficile, il sera même souvent impossible de donner à celles de nos populations rurales qui parlent une autre langue que le français une instruction primaire sérieuse, de les intéresser à une culture plus avancée, si l’on ne prend pour intermédiaire l’idiome qui sert d’expression habituelle à leurs pensées. Il semble qu’une loi de la nature astreigne l’esprit comme le cœur à passer par des transitions graduées pour embrasser un horizon sans cesse agrandi, s’étendant de la famille à la commune, de la commune à la province, de celle-ci à la patrie, et de la patrie enfin à l’humanité tout entière. En effet, c’est en s’intéressant d’abord aux affaires de la commune et du département que le peuple attachera un prix véritable à ses droits de citoyen, et saura les exercer avec intelligence. En vertu de la même loi, c’est par la langue de sa province, par la langue du foyer et des traditions domestiques, qu’il prendra goût aux choses de l’esprit, qu’il pourra recevoir efficacement cette première culture intellectuelle, base de tout perfectionnement ultérieur et condition indispensable de toute éducation politique.

Malgré tout, une des causes de la grandeur de la France est précisément ce que M. Bœckh lui reproche, c’est d’être un peuple hybride, un Michvolk, comme disent les Allemands. C’est par ce mélange des races les plus diverses que la France est la sœur de toutes les nations qui l’environnent. Quelle force pour notre influence et nos intérêts, pour la propagande de nos idées, pour l’extension de notre commerce, ne pourrons-nous pas tirer de cette admirable situation le jour où la France, régénérée par le malheur, entrera dans la voie de la liberté ! Nous n’exagérons pas l’effet de cette parenté de la France avec les nations voisines. N’est-ce rien pour un Flamand de France que de pouvoir être compris en Belgique, en Hollande, dans les vastes et riches colonies néerlandaises des deux hémisphères, de Paramaribo à Batavia, et de n’avoir besoin que de peu d’étude pour acquérir la connaissance de la langue allemande ? N’est-ce rien pour un Basque que d’être compris en Guipuzcoa, dans la Navarre espagnole et jusque dans les contrées de l’Amérique du Sud, où les deux versans des Pyrénées jettent un flot régulier d’émigrans ? N’est-ce rien pour un Alsacien que de pouvoir se faire l’intermédiaire, pour les sciences comme pour l’industrie, entre deux grands pays que la guerre sépare aujourd’hui, mais qui, nous l’espérons, ne connaîtront dans l’avenir d’autre rivalité que celle du travail et de la production pacifique ? N’est-ce rien pour un homme de nos provinces du midi de n’être étranger ni en Catalogne ni en Aragon, et de pouvoir, grâce à la ressemblance de sa langue maternelle avec l’espagnol et l’italien, se rendre sans peine maître de ces deux langues ? La tolérance de nos langues provinciales n’aurait-elle d’autre résultat que de resserrer les liens qui nous attachent aux nations voisines, certes elle mériterait d’être mise en pratique. Si, au lieu de parquer despotiquement chaque peuple dans une langue unique qui le laisse isolé au milieu de la grande famille humaine, on prenait soin de respecter ces liens qui rattachent entre elles les diverses nations et sont un témoignage vivant de leur unité originelle, croit-on que l’on n’aurait pas rendu un véritable service à l’humanité, défendu effectivement la grande cause de la fraternité humaine, et travaillé efficacement à inspirer de plus en plus l’amour de la paix entre les peuples ?

Que ne prenons-nous exemple ici sur certaine république voisine ? à cet égard, elle pourrait nous donner d’utiles et profitables leçons. En Suisse, le français, l’italien et l’allemand se partagent la suprématie, et cette tolérance, dans laquelle nos docteurs en centralisation prétendraient voir un danger pour l’unité nationale, a eu pour résultat de faire du petit peuple suisse une vraie nation de frères. La confédération helvétique nous donne, malgré la diversité d’origine de ses habitans, malgré leurs divisions politiques et religieuses, l’exemple d’un patriotisme qu’attestent tous les siècles de son histoire. Bien qu’on trouve quelques Suisses allemands parmi les avocats du pangermanisme, la population des cantons allemands de la confédération helvétique n’est pas moins suisse de cœur que notre Alsace n’est française ; elle montrerait ce qu’elle pense du a principe de la nationalité » le jour où le nouvel empereur d’Allemagne voudrait l’englober dans le futur empire germanique.

C’est en effet le grand tort des théoriciens du « principe de la nationalité » de vouloir rattacher à la nation germanique toute population de langue et de race allemandes malgré qu’elle en ait, car, si pénétrante que soit leur logique, si subtils que soient leurs raisonnemens, ils négligent avec soin de distinguer entre les populations allemandes et les populations de langue allemande. En fait, c’est bien différent, mais pour le pangermaniste c’est tout un. Aux yeux de celui-ci, toute population qui parle, à quelque degré que ce soit, un dialecte germanique est en rupture de ban ; il la prend au collet et la verrouille dans l’empire d’Allemagne. A-t-elle à demi oublié la langue qui sert de prétexte à cette intervention et à ces violences, eh bien ! on la lui rapprendra de force. Lorsque M. de Bismarck prononça cette parole devenue fameuse : « la force prime le droit, » il exprimait avec franchise la manière dont le peuple allemand comprend le droit. Son axiome brutal est l’expression naïve du « droit historique, » qui, pour les doctrinaires d’outre-Rhin, domine tout autre droit. La même tradition du sang qui, chez les tribus antiques, défendait le mariage de peuplade à peuplade, et qui encore aujourd’hui sur les rives du Gange attache la réprobation la plus terrible au mélange des castes, veut renaître sous nos yeux dans l’Europe civilisée. Les affections du cœur doivent se taire devant les récits de l’histoire, le sort des hommes vivans doit se régler sur la destinée des générations depuis longtemps ensevelies, la conscience nationale disparaît sous le veto de l’ethnographie ; en un mot, le fatalisme devient la loi de la politique, et la mort règne sur la vie.


II. modifier

De tous les territoires de langue allemande qui se trouvent hors des limites d’états allemands, il n’en est point qui causent plus de regrets, qui inspirent plus d’envie au pangermanisme que l’Alsace et la Lorraine. Si ces provinces ne nous ont pas été enlevées en 1815, ce n’est pas que la Prusse ne les convoitât ardemment et ne prétendit s’en emparer. Ses « nationalistes » n’ont pas assez de colères rétrospectives contre le refus énergique que les autres puissances alliées, la Russie surtout, opposèrent au démembrement de la France. Pour avoir été repoussées, ces prétentions n’en subsistèrent pas moins chez les plus exaltés dans toute leur force. Pour la plupart des esprits cependant, l’occasion favorable une fois passée, c’était un rêve auquel il fallait renoncer, tout séduisant qu’il fût ; mais on ne laissait pas que de le caresser encore. La pensée de l’Alsace, le regret de ce « trésor perdu, » comme l’appelait le poète Scheckendorf il y a soixante ans, hantait d’autant plus volontiers l’imagination de nos voisins que les écrivains alsaciens occupent une place très importante dans l’histoire de la littérature allemande.

Certes on peut comprendre les regrets qu’inspire aux lettrés allemands l’assimilation à la France de cette Alsace où la littérature allemande a jeté une si belle floraison. C’est dans un cloître de Wissembourg qu’au ixe siècle le moine Otfried composa cette Harmonie des Évangiles qui est un des plus anciens monumens de la langue allemande ; c’est de la principale ville de l’Alsace que sortit le grand poète allemand du xiiie siècle, Otfried de Strasbourg ; c’est d’Alsace que se répandit au siècle suivant cette grande école de prédicateurs et de mystiques où brillent les noms de maître Eckart, de Tauler et de Nicolas de Strasbourg ; c’est à Strasbourg même que naquit et vécut le grand satirique Sébastien Brandt. Strasbourg était au xvie siècle un des centres intellectuels les plus importans de l’Allemagne ; Fischart le Rabelais allemand, en avait fait sa patrie d’adoption : Simplicissimus, le roman célèbre de Rodolphe de Grimmelshausen, peut presque être considéré comme un produit du génie alsacien. Si depuis le xvie siècle l’Alsace a perdu le sceptre de la poésie allemande, elle est jusqu’au commencement de ce siècle, restée en communion intellectuelle avec l’Allemagne. Les Allemands oublient difficilement qu’en Alsace Herder a rêvé, Goethe a aimé… Nous respectons ces sentimens de regret ; mais le souvenir du passé ne donne pas le droit de violenter le présent, et la communauté de littérature ne confère aucun droit de possession. Que dirait l’Europe, si nous prétendions annexer Genève malgré les Genevois, parce que cette ville est la patrie d’un de nos plus grands écrivains, de Jean-Jacques Rousseau ? La guerre de 1870 a démontré au plus incrédule que les Allemands sont passés maîtres en géographie ; c’est une science dans laquelle ils n’ont pas de rivaux, grâce à leur zèle laborieux et intelligent : ils connaissent mieux que nous la topographie de tous les pays et surtout, hélas ! celle du nôtre. L’état-major de leur armée n’était pas seul à étudier nos départemens frontières et à préparer les logis de l’invasion. L’état-major de leur science s’introduisait également chez nous ; il venait examiner ce que le passé germanique a laissé de traces et de souvenirs en Alsace et en Lorraine, chercher ce qui pouvait fomenter encore les espérances du pangermanisme, et donner prétexte à une intervention, sinon armée, du moins morale, de l’Allemagne. Tandis que les espions militaires étudiaient la configuration du sol, notaient les chemins, les gués, les passages, s’enquéraient des fortunes particulières en vue des réquisitions futures, les savans, — MM. Nabert Busching, Kiepert, — venaient également, le bâton du touriste à la main, explorer en détail notre Alsace et notre Lorraine. Ces espions du pangermanisme allaient de village en village, prenaient langue partout, s’entretenaient avec un chacun. Pas le moindre détail n’échappait à leur curiosité intéressée, et ils s’étaient d’avance rédigé leur questionnaire. Le nom du village est-il allemand ou français ? S’il est français, a-t-il supplanté un nom allemand encore en usage dans la localité, quoique banni de la nomenclature officielle ? Les habitans parlent-ils exclusivement allemand ? parlent-ils exclusivement français ? Si les deux langues leur sont familières, laquelle emploient-ils dans l’usage ordinaire de la vie, au foyer de la famille ? Dans quelle langue prêche-t-on à l’église catholique et au temple protestant ? Si les habitans ne parlent que français, ont-ils entendu parler allemand dans leur enfance ? quelle langue parlaient leurs pères et leurs grands-pères ? Les noms portés par les habitans sont-ils des noms français ou des noms germaniques, ou des noms germaniques francisés ? La population est-elle d’origine purement alsacienne et indigène ? s’est-elle accrue d’élémens étrangers, et dans quelle proportion ? Ces élémens non indigènes de la population sont-ils allemands ou français, c’est-à-dire d’autres parties de la France ? À quelle race, celto-latine ou germanique, les habitans se rattachent-ils par les caractères physiques ?… Le tout était soigneusement consigné dans le carnet de ces questionneurs scrupuleux, et tous les matériaux ainsi laborieusement amassés servaient à construire une carte linguistique « d’Allemagne. » Loin de nous la pensée de contester les services que de pareils travaux rendent à la science ethnographique ; mais il est permis de penser que l’intérêt purement scientifique ne faisait pas oublier à ces savans distingués un intérêt d’un autre ordre. Dans ces cartes linguistiques si répandues en Allemagne, — et que M. Bœckh voudrait aussi voir pénétrer dans les écoles, — l’étendue du vaste domaine où se parle leur langue consolait les Allemands de leur morcellement politique Cette pensée entretenait en eux l’espoir d’une grandeur future, et stimulait leur ambition de reconquérir un jour les membres dispersés de l’ancien empire germanique.

Nos géographes et nos statisticiens qu’intéressent la délimitation des deux langues, française et allemande, et la statistique des élémens germanique et roman dans nos provinces de l’est, trouveront dans le livre de M. Bœckh ce travail lait avec un souci d’exactitude et une richesse de détails vraiment remarquables. Pourtant au milieu de ces dénombremens et de ces chiffres la passion éclate par momens, et le statisticien disparaît derrière le pangermaniste. À son oreille retentissent les vers de Scheckendorf, qui, contemplant l’Alsace de l’autre rive du Rhin, s’écriait : « Là-bas dans les Vosges — est un trésor perdu. — Là du sang allemand doit être — délivré du joug de l’enfer ! » Ce qui porte au plus haut point la colère de M. Bœckh est le soin pris par l’administration de notre pays de propager la connaissance du français en Alsace et en Lorraine, et d’y restreindre autant que possible le domaine de la langue allemande. Peut-être aurait-on dû laisser à la langue allemande une part importante dans l’instruction des jeunes générations de l’Alsace, et pouvait-on sans danger accorder quelque chose au respect des traditions locales ; la résistance de l’Alsace à l’invasion et à l’occupation allemandes est une éloquente démonstration de son patriotisme. Quoi qu’il en soit, cette question était une question intérieure ; elle ne regardait que nous et les Alsaciens, et ceux-ci ne se plaignaient guère d’être opprimés sous ce rapport. Faisons pourtant une exception pour le curé de Mailing (Moselle), qui refusait, il y a quelques années, d’interroger en français les enfans du catéchisme. Cette exception est un véritable bonheur pour M. Bœckh. La résistance opposée par cet ecclésiastique à l’instituteur, au maire, au conseil municipal, à toute la commune, est signalée par lui à l’admiration des patriotes allemands ; mais devant l’inutilité de cette protestation isolée d’un curé germanomane il s’indigne du progrès constant de la langue française, des efforts faits dans cette voie par l’administration centrale et des encouragemens donnés à cette tâche patriotique par les autorités locales.

« Notre tolérance d’un pareil état de choses, s’écrie-t-il, avait pour causes en partie l’ignorance qui régnait sur ces faits dans le reste de l’Allemagne, en partie la crainte de la puissance de la France, qui aimait à se couvrir de l’amour de la paix comme d’un manteau, et cette crainte reposait sur le sentiment de notre propre impuissance ; avec la disparition de ces deux sentimens disparaîtra aussi cette tolérance, et la nation allemande fera valoir cette exigence que dans toute l’étendue de la France du nord-ouest qui, habitée par des Allemands, était autrefois du domaine de la langue allemande, — c’est-à-dire dans une étendue de 230 milles carrés, comprenant environ 1,427 communes et 1,360,000 habitans, — la langue allemande soit remise en possession de ses anciens droits, que la population soit protégée dans l’usage de cette langue, que la culture de la langue allemande soit encouragée, et que le retour à la langue allemande soit facilité à ceux qui ont été francisés par ruse et par fourberie. Ce sont là les exigences de l’Allemagne, et ce serait l’intérêt mieux entendu de la France de faire droit à ces exigences en respectant la langue allemande dans les limites de son ancien domaine. Cela est certain, car autrement (les destins de la guerre sont changeans !) l’empiétement pourrait venir du côté de l’Allemagne. Plus d’un enthousiaste allemand a déjà réclamé la reprise de la Lorraine tout entière, depuis neuf cents ans en litige, et celle de Metz, Toul et Verdun, et la nation française perdrait par là moins du territoire et du peuple qui lui appartiennent en propre qu’elle n’a soumis de territoire et de peuple allemands par les conquêtes de deux siècles. »

Vraiment M. Bœckh démasque trop tôt ses batteries. Il nous montre trop clairement combien était fragile la paix qui régnait entre la France et l’Allemagne, et combien, sans provocation aucune, le pangermanisme était disposé à « empiéter » sur ce que les Allemands avouent être foncièrement français. Le but qu’ils poursuivent dans leurs subtiles discussions sur la nationalité se dévoile donc ; on voit percer le désir de conquête qui ne cherche qu’un prétexte dans la prétendue « oppression » de l’Alsace et de la Lorraine. Cette convoitise des trois-évêchés, qui sont de langue et de nationalité françaises, montre avec quel scrupule l’Allemagne victorieuse appliquera le « principe de la nationalité. »

Si cette théorie de la langue et de la race que prône M. Bœckh devait l’emporter et recevoir une application équitable au profit de toutes les langues et de toutes les races, quelle confusion s’introduirait dans la délimitation des frontières en Europe, et comme l’Allemagne elle-même serait étrangement amoindrie ! M. Bœckh avoue lui-même que des populations de langue autre que l’allemand entrent pour un neuvième dans la population totale de la Prusse, proportion de beaucoup plus forte que celle de l’élément allemand en France. À part quelques milliers de Wallons aux environs de Malmédy, dans la Prusse rhénane, et les Danois du Slesvig, ce sont des populations slaves qui composent ce neuvième non encore germanisé de la monarchie prussienne[3]. Ces populations slaves, que les Allemands ont soumises il y a quelques siècles, sont depuis longtemps assimilées à l’Allemagne par la langue, les mœurs et les sentimens. Danzig et Breslau ne se rappellent sans doute pas qu’elles ont été des villes polonaises, et ce ne serait qu’un cri d’indignation en Prusse, si une puissance slave, convertie au « principe de la nationalité » de M. Bœckh, sommait la Prusse de « faciliter le retour à la langue slave à ceux qui ont été germanisés par ruse et par fourberie. » Ces théories ne sont que des armes de guerre dont l’Allemagne compte user seule. À quoi bon cette hypocrisie, et pourquoi ne pas décerner purement et simplement à l’Allemagne le droit brutal de la conquête ?

Le Luxembourg ne semble pas montrer plus que l’Alsace le désir de redevenir allemand ; nous avons même appris récemment qu’un des griefs à l’ombre desquels M. de Bismarck compte ravir son indépendance à ce petit état est tiré des insultes que, prétend-il, les Luxembourgeois adressent aux Allemands de passage sur leur territoire. Par un motif encore plus spécieux, par un argument tiré du droit historique, M. Bœckh réclamait déjà l’entrée du grand-duché de Luxembourg dans la confédération des états allemands. La France succombant dans son terrible duel avec l’Allemagne, M. de Bismarck donnera sans nul doute satisfaction aux vœux du nationaliste statisticien, et ce petit pays, qui pendant la guerre de 1870 a fait un si noble usage de sa neutralité, ne saurait tarder à se voir violemment annexé au nom du principe prussien de la nationalité. Avec le triomphe du pangermanisme, le grand-duché ne serait d’ailleurs pas seul à disparaître. Après lui viendrait logiquement la Hollande, viendrait la Belgique, viendraient même nos départemens du Nord et du Pas-de-Calais, en un mot tous les pays de langue hollandaise ou flamande, parce que ces langues sont des dialectes de souche germanique. La différence des dialectes est en effet si peu de chose pour M. Bœckh que, dans le tableau statistique des différentes nationalités de l’Europe par lequel se termine son volume, la Hollande et la Belgique figurent entre les royaumes de Bavière et de Saxe dans l’énumération des différens états « allemands. »

Pour la Hollande, l’annexion ne semble à M. Bœckh qu’une affaire de temps, retardée par l’esprit particulariste des Hollandais, qui a continuent à se dérober à l’union allemande. » Ce particularisme, ridicule aux yeux des pangermanistes, aurait uniquement son origine dans le fait que, la Hollande ayant été depuis longtemps séparée de l’Allemagne, le dialecte hollandais du bas-allemand s’est élevé au rang de langue littéraire, et qu’il s’est établi ainsi une barrière entre les deux pays. Le passé glorieux des Provinces-Unies est plus encore pour les Hollandais un motif de tenir à leur nationalité. On sait combien elle leur est chère ; mais M. Bœckh leur assure qu’ils comprennent mal leurs intérêts, et que le meilleur moyen de regagner leur ancienne puissance est de rentrer dans le giron de l’Allemagne. En outre le « principe de la nationalité » les y oblige, car leur langue est une langue germanique, un dialecte bas-allemand. Or haut-allemand, plat-allemand, bas-allemand, ces différences de dialectes s’effacent dans l’unité allemande, qui les comprend tous. Aussi M. Bœckh ne croit-il pas nécessaire d’indiquer les frontières linguistiques qui séparent le hollandais et le flamand des dialectes allemands des bords du Rhin. « Il n’existe pas, dit-il, de frontières entre flamand et allemand, et il ne peut en exister, car l’idée d’allemand comprend celle de bas-allemand. Et cette conviction, que le particularisme des états est seul à combattre, commence à s’établir aussi en Belgique, comme le montrent les belles paroles par lesquelles un poète flamand a chanté la trinité de la langue allemande, et dont la devise est : haut-allemand, plat-allemand, bas-allemand, — allemand aujourd’hui et toujours ! »

Si l’auteur pangermaniste laisse patiemment venir le jour où la Hollande comprendra mieux son profit et son devoir, il ne montre pas la même tranquillité d’esprit à l’égard de la Belgique et de la partie flamande de nos départemens du nord. Là en effet le flamand est, paraît-il, opprimé par le français, comme l’allemand en Alsace et en Lorraine ; — le flamand ne se distingue du hollandais que par des différences orthographiques. On n’ignore pas qu’une des causes de la séparation de la Belgique d’avec le royaume néerlandais a été l’obstination du roi de Hollande à imposer le hollandais à la partie wallone de ses sujets. La Belgique est un pays wallon[4] avec de très forts élémens flamands. La langue officielle, la langue des tribunaux est la langue française : on l’enseigne dans les écoles aux enfans d’origine flamande, ainsi qu’aux enfans d’origine wallone. N’est-ce pas abominable ? Aussi se forme-t-il peu à peu en Belgique un parti flamand qui a fait entendre sa voix jusque dans le parlement belge ; une littérature populaire, dont M. Henri Conscience est le représentant le plus connu hors de Belgique, fortifie les traditions flamandes, et on voit se fonder des journaux en dialecte flamand pour propager et défendre l’idée d’une nationalité flamande. L’Allemagne suit ces symptômes avec un vif intérêt, elle encourage les promoteurs de ce mouvement ; bientôt peut-être elle menacera la Belgique d’une exécution semblable à celle du Danemark, et réclamera l’entrée de la Belgique, comme province vassale, dans l’empire d’Allemagne. Par le langage que tient M. Bœckh, appelant les Flamands de Belgique une partie précieuse de notice nation, on peut juger de l’appui que les agitateurs du parti flamand trouveraient auprès d’une Allemagne maîtresse en Europe.

Blâmant, en Belgique comme en France, le gouvernement de rendre l’étude du français obligatoire, il s’exprime sans détour. « On voit, dit-il, à quel prix le parti prétendu libéral, en ce moment aux affaires, a obtenu ce grand résultat d’amener à l’usage du français un quinzième de la population flamande, quand on pense que deux millions et demi d’habitans sont obligés de s’adresser à la justice dans une langue qui leur est étrangère, et ne comprennent pas les débats d’où leur sort dépend, que les employés du gouvernement agissent d’après des règlemens inintelligibles au peuple, et qu’ils ne sont pas obligés (que souvent même ils sont hors d’état) d’employer la langue du pays, le flamand, dans leurs rapports avec la population, que le terme « flamand » est jeté comme une insulte à la tête des soldats, parce qu’ils ne comprennent pas assez vite les instructions données en français. » Et M. Bœckh cite avec joie les paroles par lesquelles les coryphées du parti flamand ont, en pleine chambre des représentans, jeté au gouvernement belge la menace d’une insurrection flamande.

Si l’on tire une ligne d’Aix-la-Chapelle à Tourcoing, et que de Tourcoing on la continue jusqu’à Gravelines en la faisant passer par Courtray, Hazebrouck et un peu au-dessus de Saint-Omer, on a, au nord de cette ligne, les districts belges et français de langue flamande. Bruxelles se trouve par sa position géographique dans le territoire flamand, et contient du reste, comme on sait, un très fort élément flamand. Aussi M. Bœckh trouve-t-il que les Flamands sont opprimés par la domination française dans la capitale de la Belgique. En somme, c’est la moitié du territoire belge, renfermant plus des trois cinquièmes de la population avec les villes les plus importantes, Bruxelles, Anvers, Malines, Gand, Bruges, que le pangermanisme réclame. Il y ajoute du même droit, c’est-à-dire parce que le flamand y est encore en usage, une partie de nos départemens du Nord et du Pas-de-Calais, à savoir l’arrondissement de Dunkerque, la plus forte part des arrondissemens d’Hazebrouck et de Saint-Omer, ainsi qu’une partie de celui de Boulogne.

Si à l’ouest les Allemands veulent regagner le terrain qu’ils nous avaient cédé, ils entendent bien garder en même temps à l’est celui qu’ils ont conquis sur les Slaves, et même l’augmenter. Contre nous, ils invoquent le droit historique, contre les Slaves le droit de possession et le fait accompli. La célèbre formule du Drang nach Osten (élan vers l’est) résume l’envahissement progressif des pays slaves par les Allemands, envahissement que réalise tantôt la conquête, tantôt la colonisation aux apparences pacifiques. M. Bœckh peint à merveille un des traits les plus frappans du caractère germanique lorsqu’il dit : « L’Allemand ne peut rien changer à sa nature, il faut qu’il émigre au-delà de ses frontières. » Les Slaves en savent quelque chose. C’est ainsi que le Mecklembourg, la Poméranie, la province de Prusse proprement dite, la Lusace, la Silésie, ont été successivement conquis sur eux pendant les derniers siècles, et sont aujourd’hui pour la plus grande partie germanisés. En Bohême et en Moravie, la colonisation allemande a pris une telle extension, elle a tellement prospéré sous la protection du gouvernement de Vienne, qui tendait alors à germaniser l’état autrichien, que les Allemands s’y considèrent maintenant établis au même titre que la population indigène, et que, ne pouvant plus commander en maîtres, ils veulent y jouir de privilèges comme nation et former un état dans l’état. Le patriotisme aujourd’hui réveillé de la nation bohème ou tchèque, cette vaillante avant-garde du monde slave, empêche désormais tout nouvel empiétement des Allemands en Bohême, et c’est un beau spectacle que celui de ce petit peuple luttant avec énergie et succès contre l’influence oppressive du germanisme. Dans le courant de ce siècle, il a su reconquérir sa langue, à demi oubliée par lui-même, et se créer une littérature tous les jours plus florissante et plus vivace. L’Allemagne aura beau faire, elle doit renoncer à germaniser la Bohême, et le patriotisme indigène y est si puissant, si communicatif, qu’une partie des Allemands du pays risque, comme le constate avec douleur M. Bœckh, d’être absorbée par la nation tchèque.

Moins heureuse que la Bohême, la Pologne enchaînée ne peut opposer une digue au flot montant du germanisme. Elle est tous les jours, même dans ses provinces soumises au joug russe, de plus en plus inondée par l’émigration allemande. M. Bœckh évalue qu’environ trois cinquièmes du territoire polonais « sont tellement entremêlés de villages et d’habitans allemands que les deux nations y vivent côte à côte. » Ces colonies allemandes éparses sur le sol polonais sont, aussi bien que la population indigène, menacées de russification par le gouvernement de Saint-Pétersbourg, car la Russie, sentant le danger que lui préparent les visées du pangermanisme, loin d’attirer encore chez elle des colons allemands comme elle faisait autrefois, cherche à s’assimiler ceux qui vivent aujourd’hui dans ses différentes provinces, polonaises, esthoniennes, kalmoukes et autres. Les mesures de prudence qu’elle prend à cet effet scandalisent et alarment l’Allemagne. Aussi M. Bœckh appelle-t-il la protection de l’Allemagne sur les Allemands dispersés dans les différentes provinces de l’empire russe, surtout sur ceux qui s’établissent en si grand nombre en Pologne, tout près de leur mère-patrie. Il donne discrètement à entendre, et cela plus d’une fois, que l’Allemagne devra un jour faire la guerre à la Russie à cause de la Pologne. Ce ne sera pas pour rendre son indépendance à cette malheureuse nation, victime de l’ambition prussienne plus peut-être que de l’ambition russe ; mais le destin de la Pologne est d’être germanisée ou russifiée, et il est préférable pour l’Allemagne qu’elle soit germanisée. En outre la Russie, absorbant d’une façon définitive la plus grande partie du royaume de Pologne, pourrait, comme son héritière, revendiquer les anciennes provinces polonaises aujourd’hui détenues par la Prusse. La question des provinces polonaises s’ajoutera bientôt à celle des provinces baltiques, qui a eu un certain retentissement depuis quelques années. Dans les provinces baltiques de la Russie, la colonisation allemande a tellement pénétré l’élément finnois indigène que le germanisme se croit des droits à dominer le pays. Aussi le gouvernement russe restreint-il tous les jours les privilèges autrefois accordés aux Allemands, et c’est entre les feuilles allemandes et russes l’objet d’une polémique violente. La scission entre l’Allemagne et la Russie s’y accentue de plus en plus, et on y voit poindre faiblement encore, mais distinctement, le jour où le pangermanisme réclamera impérieusement une intervention allemande en Russie.

Les pays slaves sont traversés dans tous les sens par les flots multiples de l’émigration allemande, et il n’en est aucun qui ne comprenne un élément germanique plus ou moins nombreux. Voici, d’après les recherches statistiques de M. Bœckh, la proportion des Allemands à la population indigène en Pologne, en Hongrie, en Lithuanie et en Bohême : les Allemands sont aux Polonais comme 1 à 6 ou 8 selon les districts, — aux Magyars comme 1 à 8, — aux Lettons comme 1 à 8 ou 10, — aux Bohèmes ou Tchèques comme 1 à 10 ou 11. Il n’est pas de contrée où les émigrans allemands ne soient devenus une véritable colonie après quelques générations. Aux États-Unis, ils sont 5 millions, ayant leurs écoles, leurs associations, une presse plus florissante que celle de bien des états européens, car elle compte au-delà de 280 journaux en langue allemande, et l’influence du vote allemand est telle que le président de la république américaine, le général Grant, n’a pas osé donner une marque de sympathie effective à la république du 4 septembre. Du reste, sans sortir d’Europe, quelle partie de notre continent ne recèle pas de colonies allemandes ? En Italie, les Allemands ont des communes éparses au milieu des communes piémontaises, dans le val d’Ossola, dans le val de Sesia, dans le val d’Aoste ; ils en ont le long de l’Adige, dans le Trentin. M. Bœckh évalue le nombre des Allemands d’Italie à 31,000, et ses compatriotes n’y mesurent pas leurs prétentions à leur petit nombre, car un journal allemand du Tyrol prétendait l’an dernier que Trente est une ville allemande, que les Italiens y sont une immigration étrangère, et un recueil pangermaniste de Berlin reproduisait aussitôt cette curieuse démonstration. À l’extrémité orientale de l’Europe, les Allemands sont plus nombreux encore chez les Hongrois et chez les Roumains de Transylvanie. Les principautés danubiennes ont presque échappé jusqu’ici à leur colonisation ; mais la Bessarabie, leur sœur soumise au régime russe, compte déjà 26,000 Allemands. D’autres provinces de l’empire moscovite en renferment un plus grand nombre, et l’on ne s’en étonne pas lorsque l’on pense avec quelle faveur le gouvernement des tsars protégeait autrefois l’immigration allemande et l’attirait jusque dans les provinces les plus foncièrement russes. La colonisation allemande dans le grand empire du nord forme trois groupes principaux, l’un sur le golfe de Finlande, l’autre au nord de la mer d’Azof, le troisième sur les bords du Volga[5]. M. Bœckh évalue le premier groupe d’Allemands à 56,000, le second à 140,000, le troisième à 222,000 âmes. Ainsi sous toutes les latitudes on trouve des colonies allemandes laborieuses, grandissantes et prospères.

On les y trouve surtout envahissantes ; elles le seront d’autant plus désormais qu’elles se sentiront soutenues par l’empire d’Allemagne, et que la menace d’une intervention pèsera sans cesse sur les états où sont fixés des Allemands. M. Bœckh épargne volontiers la Suisse, non point par sympathie pour les libertés dont cette petite république donne l’exemple, mais parce que le pangermanisme y rencontre, provisoirement du moins, son intérêt. Le mélange des nationalités y est, dit M. Bœckh, « favorable à l’extension de la nation allemande, » car, selon lui, l’élément allemand y gagne tous les jours du terrain sur les élémens romans. Ailleurs, quand l’influence germanique ne domine pas au foyer d’une nationalité étrangère où les Allemands ont reçu l’hospitalité, M. Bœckh réclame à grands cris une protection efficace pour le développement de la colonisation allemande. Voilà pourquoi M. Bœckh fait entrer dans son « principe de la nationalité » le respect de la totalité de chaque nation, voilà pourquoi il demande que l’Allemagne assure par des traités le libre développement des Allemands à l’étranger, que « dans les états où les Allemands vivent en certain nombre avec d’autres nations les mêmes droits soient garantis aux différentes nationalités, et que là où une semblable union ne peut subsister sans faire tort aux Allemands, cette union soit rompue, et ce qui est allemand rendu à l’Allemand. » En un mot, les Allemands doivent avoir des privilèges partout où ils s’établissent ; la nationalité allemande les met au-dessus du droit commun de l’état où ils vivent, et, tandis qu’on pense à supprimer en Orient les capitulations qui entravent le développement de l’état en accordant aux Européens une protection spéciale, il faudra les rétablir en Europe pour les Allemands, parce que « c’est dans la nature des Allemands d’émigrer au-delà de leurs frontières. » Et qui élève ces prétentions au nom de la nation germanique tout entière ? C’est la puissance la moins germanique de l’Allemagne, c’est la Prusse, — la Prusse, dont le nom, avant de s’étendre à un grand état, s’appliquait à une province exclusivement slave, — la Prusse, dont la population, dans ses provinces de Prusse, de Poméranie, de Brandebourg, de Silésie, est en grande partie de sang letton ou slave. Il importe peu, nous en convenons avec M. Bœckh, que le nom des Prussiens signifie, selon les uns, « habitans de la Russ, » ou, selon les autres, « hommes des bois : » un nom n’est qu’un mot, et les dénominations ethniques se déplacent dans le cours des siècles ; mais il importe de remarquer que le royaume de Prusse est à demi slave, et qu’aujourd’hui encore un neuvième de la population prussienne ne parle pas allemand. Ce n’est pas le génie germanique qui préside désormais aux destinées de l’Allemagne, c’est le génie prussien. Nous n’en contestons ni la valeur ni la puissance : à l’intelligence, à l’application, à l’activité allemande, il joint une énergie, une ténacité et une audace particulières ; mais ce qui le distingue par-dessus tout, c’est le dédain de la justice, le culte de la force, du Faustrecht. Une fois triomphant, le « principe de la nationalité » ne lui suffira plus, il y joindra le droit de conquête de par la supériorité de la civilisation allemande, et, si sa violence ne rencontre pas d’obstacles, on peut être certain que son ambition ne connaîtra pas de limites. La Prusse relève l’ancien empire d’Allemagne. En vérité, aucune devise ne peut mieux convenir à ses rois que celle des anciens empereurs d’Allemagne. « toujours agrandisseur de l’empire, Alle Zeit Mehrer des Reiches. » Toujours agrandir l’empire, n’est-ce pas toujours dépouiller ses voisins ?


H. Gaidoz.
  1. Les Allemands affectent de désigner par le nom de Westreich (royaume de l’ouest, en opposition à Œstreich, Autriche, royaume de l’est) les pays de langue allemande des bords de la Sarre.
  2. Ceci fait allusion à une pétition adressée au sénat par les habitans de Mailing (Moselle), au sujet du refus fait par le curé d’interroger sur le catéchisme en français et d’admettre à la première communion les enfans qui ne pouvaient pas répondre en allemand. Un rapport fut présenté au sénat sur cette pétition par M. Amédée Thierry dans la séance du 21 juillet 1868. La pétition, approuvée par le sénat, fut renvoyée aux ministres des cultes et de l’instruction publique.
  3. On peut se rendre compte de la proportion des élémens non allemands dans le royaume de Prusse par des chiffres que nous empruntons à une publication officielle du ministère de l’instruction publique en Prusse. C’est le tableau des différentes langues parlées par les enfans qui fréquentaient les écoles primaires à la fin de 1864. Le nombre de ces enfans était de 2,938,679, et le rapport des différentes langues nous est donné tel qu’il suit par le ministère prussien de l’instruction publique :
    Allemand 2,509,482 (85,4 %)
    Polonais (provinces de Prusse, de Silésie, de Posnanie, et quelques communes de l’arrondissement de Cœslin) 384,475 (13,1)
    Lithuanien (arrondissemens de Kœnigsberg et de Gumbinnen) 17,156 (0,6)
    Wende (arrondissemens de Francfort-sur-l’Oder et de Liebnitz 13,441 (9,4)
    Morave (arrondissement d’Oppeln) 9 917 (0,3)
    Wallon (arrondissemens de Dusseldorf et d’Aix-la-Chapelle) 1,895 (0,06)
    Tchèque (arrondissemens de Breslau et d’Oppeln) 1,745 (0,05)
    Hollandais (arrondissement de Dusseldorf) 568


    (Renseignemens statistiques sur l’enseignement primaire en Prusse pour les années 1862-1864, Berlin, 1867.)

  4. Le wallon est une branche de la langue d’oïl, c’est-à-dire un dialecte français.
  5. Par l’exemple des colonies du Volga, on peut voir avec quelle rapidité s’étendent les colonies allemandes ; j’emprunte ces détails à M. Bœckh. « En 1774, elles comptaient déjà 25,780 habitans. En partie par suite de nouvelles émigrations, en partie par leur accroissement propre, elles comptaient en 1834, d’après Kœppen, 109,000 habitans, en 1850 106,000, et en 1861, d’après Mattei, 222,000 habitans, répartis entre cent soixante-treize villages. De ces villages, trente-trois ont plus de 2,000, et trois plus de 5,000 habitans. Les premiers ont été fondés en 1708 au milieu des steppes : à mesure que l’émigration augmentait et que le terrain devenait trop étroit aux habitans, ceux-ci étendaient de tous côtés leur florissante colonisation, qui forme aujourd’hui un territoire étendu et presque d’une seule teneur.