Les Amazones (Du Bocage)/Lettre à Madame du Bocage, sur sa tragédie des Amazones

F. Mérigot (p. --23).

LETTRE
A MADAME
DU BOCAGE,
SUR
SA TRAGÉDIE
DES AMAZONES.



A UTRECHT.
MDCCXLIX.



MADAME,


Que vous êtes heureuſe ! vous faites vos amuſemens, de ce qui fait l’occupation des grands hommes : vous tenez dans vos mains les fleurs & les fruits : & tandis que les Singes manqués de Corneille & de Racine, courent, & ſuent pour atteindre ces deux modéles, qu’on n’a encore pû imiter, & qu’ils ont l’affligeante mortification de ne les ſuivre que de vûe, vous faites voir dans un eſſai, que pour peu que vous veuilliez porter votre attention dans le choix des ſujets que vous traiterez à l’avenir, vous vous éleverez ſans peine à la ſublimité de l’un, & acquerrez la délicateſſe de ſentiment de l’autre.

Le Paradis de Milton donc vous avez enrichi la Littérature Françoiſe, nous annonçoit en vous un génie vaſte, & capable de grandes productions ; ſi quelques négligences, qui s’y ſont gliſſées, ont épuiſé les traits de la Critique, on n’a pû cependant ſe refuſer à la force & à la nobleſſe de l’expreſſion, à l’harmonie de la verſification, que vous avez purgée (paſſez-moi ce terme) de ces épithetes, bouſoufflées, dont nos Auteurs modernes croyent enrichir leur poëſie : vous avez ſuivi le goût de St. Evremond qui dit :

J’aime mieux les ſimples beautés
Des emportemens concertés,
Que la ſublime extravagance,
Dont je vois faire tant de cas ;
Ce merveilleux, cette excellence,
Qu’on admire, & qu’on n’entend pas.

L’ordonnance que vous avez gardée dans l’enſemble du Poëme, fait preuve de la juſteſſe de votre jugement. La hardieſſe avec laquelle vous avez traduit un aussi excellent original, vous a fait ſécouer le joug ennuyeux de la Traduction. & briſant ſes fers, qui ne ſont faits que pour les eſprits médiocres : vous avez échauffé votre verſion d’un feu qui imagine, conçoit & crée en même tems : vous ſeule auſſi étiez en droit d’adopter cet enfant qui nous étoit étranger : tout autre que vous auroit en effet riſqué ſa perte, en lui faiſant paſſer la Mer.

Mais pour la compoſition d’un Dramme, il faut à cet eſprit vaſte joindre une grande connoiſſance du cœur humain, beaucoup de jugement, pour reſſerrer dans l’unité de tems, de lieu & d’action les événemens les plus intéreſſans du Héros qu’on met ſur la Scene : c’eſt là ce qu’on appelle avec raiſon la pierre de touche du génie. La carrière où vous entrez, Madame, eſt épineuſe ; pour peu qu’on ſe repréſente que dans vingt-quatre heures, dans un même lieu, toutes les parties doivent concourir à une cataſtrophe, qui pour ſurprendre & fraper le Spectateur, ne doit point être prévue, quand il faut pour élever l’eſprit & toucher le cœur que toutes les Scenes, pour bien courtes qu’elles ſoient, renferment une expoſition, un nœud, & un dénouement ; & que l’enſemble de cette même Scene ſoit une action acceſſoire à la principale, & qu’elle ne ſerve qu’à la faire ſortir : on ne doit point être ſurpris, ſi l’on voit des Génies du premier ordre s’épouvanter de la multiplicité, & de la ſévérité de ces régles, & ſortir de la carriere preſque dans le même inſtant qu’ils y ſont entrés. Mais que ne peut, & que ne doit point entreprendre l’Auteur du Paradis de Milton ? Cependant, Madame, vous croiriez que je vous trompe, ſi je me bornois à vous louer. Orithie fait ſi bien ſentir à Menalipe que trop de zéle devient quelquefois ſuſpect, qu’il n’eſt pas poſſible que vous ne ſoyez vivement pénétrée de cette vérité : je n’ignore pas[1] qu’auprès de vous trop de zéle eſt un crime. Vous allez donc voir dans votre Apologiſte, un Critique qui exercera ſes traits contre les défauts dont il a été frapé dans la, Tragédie des Amazones ; l’impartialité ſera la baſe, & votre eſtime l’objet de ſes obſervations. Je me comporterai de façon que vous ne ſçaurez ſi vous aurez à vous plaindre, ou à vous louer de moi.

En général, Madame, votre ſujet n’est pas aſſez intéreſſant, & vous avez fait courir les riſques de beaucoup de reſſemblances : il eſt trop ſimple, & c’eſt ſans doute cette ſimplicité, ou pour mieux dire, la diſette d’événemens, qui vous a réduite à étendre beaucoup plus vos Dialogues, & à les charger de quelques épiſodes, qui en ont ralenti la vivacité, principalement dans le ſecond & troiſiéme Acte.

L’épiſode, vous le ſçavez, Madame, fût-il paré de toutes les beautés les plus brillantes de la Poëſie, figure mal ordinairement dans un Poëme, dont l’action doit faire tout le mérite.

Le Spectateur s’intéreſſe, ou ne s’intéreſſe point à l’action principale ; dans le dernier cas le Poëme eſt manqué, & dans ſon principe & dans ſa fin ; dans le premier, l’épiſode fatigue le deſir curieux des perſonnes dont on veut captiver l’attention. Nous ne ſouffrons qu’avec peine qu’on divertiſſe notre eſprit du point de vûe qu’on offre à nos regards : combien l’Auteur lui-même ne hazarde-t’il point le ſuccès de ſa piéce par cette diſtraction épiſodique ?

J’ai vû avec un plaiſir, que je ne ſçaurois exprimer, la préciſion, la juſteſſe, & la clarté qui régnent dans le premier Acte ; peut-être même y a-t-il de l’excès : je crois avoir un peu trop prévû la cataſtrophe.

Vous auriez pû jetter un peu plus d’art dans le ſoupçon de rivalité, que l’amour d’Orithie lui inſpire contre Antiope, & j’oſe même avancer qu’il n’a pas paru aſſez fondé : cependant, Madame, je retracte d’avance mon obſervation, ſi elle porte à faux.

J’aurois voulu qu’Orithie eût été plus agitée des mouvemens contraires de tendreſſe, & de l’amour de l’indépendance ; peut-être alors m’auroit-elle plus attendri ſur ſa ſituation. Cette remarque, Madame, eſt justifiée par le grand effet qu’a produit ſon entretien avec Théſée, dans le quatrième Acte.

Je vous avoue, Madame, que je n’ai pas trouvé ce Héros dans ſon vrai caractère ; il ne m’a point paru aſſez grand, & aſſez élevé : car s’il avoir rendu quelqu’autre perſonne qui l’eût moins connu qu’Hidas, dépoſitaire de la confidence qu’il lui fait de ſes exploits, elle auroit pû avec raiſon le ſoupçonner. Faut-il le dire enfin ? il eſt Grec, & je le trouve trop Eſpagnol : d’ailleurs comment ce Héros, qui connoît, & qui ſent tout l’étendue du pouvoir de l’amour, eſt-il ſi inſenſible à celui de la Reine ? on peut plaindre ſans aimer : un cœur épris pour tout autre objet que pour celui qu’il a enflammé, accorde au moins une compaſſion obligeante, lorſqu’il eſt dans la ſituation critique, de refuſer des ſoupirs. Théſée devoit donc être plus compatiſſant, & moins fanfaron ; il auroit par cette conduite juſtifié ſon amour, & celui d’Antiope.

J’ai regardé comme un chef-d’œuvre la déclaration qu’Orithie lui fait de ſon amour : l’eſprit, le cœur, la décence, le titre de Reine, tout enfin y eſt ménagé avec une adreſſe digne de nos parfaits modèles.

Mais comment, après avoir parlé ſi profondémen le langage de la plus vive tendreſſe, avez-vous pû remplir avec une ſi noble fécondité le caractère de Menalipe ? c’eſt à un génie auſſi ſouple que le vôtre, a qui ſe plie facilement à la variété des caractères, que nous devons le plaiſir d’admirer une abondance ſi variée : cependant, Madame permettez-moi de dire que je l’ai trouvée un peu bornée dans Antiope ; je penſe qu’elle céde un peu trop aiſément aux tranſports de Théſée, & qu’elle auroit dû, liée reconnoiſſance qu’elle doit à Orithie, & par le préjugé dont elle a été alaitée, ne pas ſe déterminer ſi-tôt, en Héroïne de Cithére, à ſuivre ſon Héros. Car enfin elle eſt Amazone, & vous avez prétendu nous la donner pour telle.

L’Ambaſſadeur de Gelon auroit produit une ſituation qui nous auroit intéreſſés à Antiope, ſi Orithie avoit un peu diſſimulé, & ſi elle eût ſuſpendu par divers motifs de politique, le conſentement trop précipité qu’elle donne au mariage de cette Princeſſe : les mœurs de ſa Nation, le ſoin qu’elle avoit pris de la naiſſance d’Antiope étoient des raiſons plus que ſuffiſantes pour la balancer : & enfin les charmes d’une paix néceſſaire, auroient en favoriſant ſon amour pour Théſée, rendu ce conſentement plus plauſible. Un peu plus d’art, & cette Scene auroit réchauffé l’acte déja réfroidi par la lenteur des Dialogues.

Des connoiſſeurs m’ont fait ſentir que le refus d’Antiope devoit hâter le départ de cet Ambaſſadeur, qui revient fort mal-à-propos menacer ſans ménagement la Reine dans ſon Palais : il me ſemble même qu’il n’a pas gardé toute la décence attachée à ſon caractere, & qu’on ne peut violer impunément en préſence d’une Tête Couronnée.

Antiope n’eſt qu’un très-foible reſſort dans l’enſemble ; qu’elle diſparoiſſe, ou qu’elle occupe la Scene, je ne me ſens pas plus attaché à ſa préſence, qu’affligé de ſon abſence. D’ailleurs, Madame, elle eſt tellement épiſodique & hors d’œuvre, que vous ne pouviez la rendre intéreſſante, ſans faire perdre au moins autant d’intérêt à Orithie, qu’on en auroit pris à la premiere ; & tout intérêt diviſé eſt ordinairement l’écueil d’un Poëme.

Menalipe, Madame, eſt un caractére ſoutenu dans toutes ſes parties ; elle eſt autant Amazone dans ſes diſcours que dans ſes actions : je la vois par tout altérée de ſang, & par tout digne de la Couronne qu’Orithie lui laiſſe pour héritage. Son Dialogue avec Theſée mérite de trouver place dans les détails les plus travaillés de Corneille ; & je ſuis aſſuré qu’il ſe feroit gloire de l’avoir produit. Toutes les beautés, ſoit pour la ſituation, ſoit pour l’élégance du ſtyle, ſoit pour la délicateſſe du ſentiment, pour la liberté de la verſification, ſoit enfin pour l’énergie de l’expreſſion ſe ſuivent ſi rapidement dans le quatriéme Acte, qu’il m’a été impoſſible d’en retenir… Cependant un défaut de mémoire ſi marqué tiendroit un peu de l’affectation. Je me rappelle les Vers ſuivans avec tant de plaiſir, que je ne puis m’empêcher de leur donner une place dans cette Lettre.

PREMIER ACTE.


SECONDE SCENE.


Orithie dit :

Les Mortels dont le front eſt ceint du Diadême
Ne connoiſſent de loi que leur pouvoir ſuprême,
Souvent jugeant à tort de leurs motifs ſecrets,
De la plus juſte cauſe, on blâme les effets.
Nous devons mépriſer la cenſure publique,
Et dans tous ſes détours ſuivre la politique ;
Sa prudence inconnue aux vulgaires humains,
Par un crime apparent prévient des maux certains.

Ceux de la troiſiéme Scene du même Acte n’ont pas été moins applaudis.

Orithie.

Je le croyois ainſi, mais hélas ! la grandeur
Ne ſert qu’à ſoutenir les caprices du cœur ;
Confiante en ſa force, ignorant les contraintes,
Ses deſirs véhémens triomphent de ſes craintes,
Et les réflexions d’un grand cœur amoureux,
Autoriſent ſon choix & nourriſſent ſes feux.

Le Vers que Théſée répond dans le ſecond Acte à Hidas, ſon confident, eſt d’autant plus beau qu’il eſt ſimple : il lui dit, parlant de la mort :

A force de la voir, ſans crainte on l’enviſage.

Celui qu’Orithie dit à Menalipe, en parlant des Loix, n’a pas été reçû moins favorablement du Public.

Leurs leçons & les Dieux ſont les guides des Rois.

Son couplet dans la troiſiéme Scene du troiſiéme Acte eſt travaillé : elle dit à Antiope.

Pour le bonheur du Peuple on établit les Loix,
Mais le beſoin préſent change ou reſtraint leurs droits ;
L’œil du Légiſlateur n’a pû voir la meſure
Des divers intérêts de la race future :
Souvent le mal prévû nous arrive le moins,
Et d’autres accidents y exigent d’autres ſoins.

La réponse que Théſée fait à Orithie dans le cinquiéme Acte, amene un Vers qui peint expreſſivement l’ingratitude : Orithie lui dit :

Ah ! que ce trait flatteur peint bien un cœur ingrat !

J’ai apperçû une certaine gêne dans les reſſorts qui meuvent le cinquiéme Acte ; ils ne jouent pas avec la même aiſance que les autres, ce qui a altéré un peu l’effet que devoit produire la cataſtrophe : j’en devine la cauſe. Vous avez craint ſans doute de vous rencontrer avec Ariane ; mais, Madame, vous deviez vaincre cette délicateſſe trop ſcrupuleuſe. Le départ d’Enée dans Didon a-t’il moins de ſuccès, quoiqu’il ſoit précédé de celui de Théſée dans Ariane.

La mépriſe de Menalipe auroit eû tout le ſuccès que vous pouviez vous promettre, ſi Théſée ne l’eût point annoncée. Il falloit que le premier récit fût ſuccédé d’un récit de cinq à ſix Vers, fait par une Confidente, qui auroit mis en plein jour l’erreur de Menalipe ; & Théſée qui l’auroit ſuivie de près, n’auroit pas été regardé comme un homme qui revient par un miracle à la vie : les événemens ainſi entaſſés auroient remué les Spectateurs.

Je ſuis mortifié qu’à la nouvelle de la mort de Théſée, Antiope & Orithie ne ſe livrent pas plus vivement aux tranſports d’une perte ſemblable : toutes deux également intéreſſées, ne devroient-elles pas donner à leur cœur un eſſor d’autant plus libre, que ce Héros immolé par Menalipe, ne peut plus jouir de leur foibleſſe ?

J’oubliois de vous dire, Madame, que la chute du ſecond Acte eſt trop détachée ; elle laiſſe un vuide inſuportable : quelques Vers de plus, animés d’une penſée, ou d’une maxime qui ſortît du fond du ſujet, le fermeroient plus heureuſement.

Que réſulte-t-il donc de cette Critique, qui paroît d’abord d’une amertume inſuportable ? Qu’il eſt fort peu d’Auteurs dont le ſtyle ſoit auſſi aiſé & auſſi élégant ; que le ſujet du Poëme a été traité avec une agréable ſublimité, à quelques négligences près ; que l’ordonnance en eſt judicieuſe & exacte ; que l’on doit regretter les ornemens d’un cadre qui contient un tableau ſi ſimple, que ce coup d’eſſai fait ſur un sujet plus fertile en événemens, auroit pû paſſer pour un coup de maître : que le Théâtre regretteroit à jamais cette perte, ſi vous vous arrêtiez au commencement de votre carriere ; que véritablement créatrice de votre verſification, elle n’appartient à perſonne : & qu’ainſi, par la facilité, les agréables inverſions, & les penſées neuves qui y régnent, l’on voit en vous les heureux germes du talent le plus ſupérieur. J’ose éſpérer, Madame, qu’élevée comme vous, l’êtes au-deſſus des foibleſſes de votre Sexe, & que ſourde à la voix d’un amour-propre mal entendu, vous ne prendrez point occaſion de vous indiſpoſer contre moi, de l’exactitude de ma critique.

Léloge eſt ordinairement ſuivi d’une fadeur qui dégoûte les perſonnes, qui comme vous, ſavent penser. Un zéle indiscret vous offenſeroit ſans doute : je ſuis perſuadé que votre eſtime ſera plutôt le prix de ma Critique, que de l’apologie que je pourrois faire de vos Ouvrages Je vous la demande, Madame, avec autant de ſincérité que vous pouvez en avoir trouvé dans ces Obſervations, que je vous prie d’agréer comme une marque diſtinguée du reſpect qui vous eſt dû, & avec lequel, je ſuis,


MADAME,



Votre &c.
  1. Sçachez qu’auprès des Grands trop de zéle eſt un crime.