Les Amants de Lesbos/Texte entier

L. Borel (Collection Myosotisp. Frontisp.-116).

I

L’AGORA DE MYTILÈNE

C’était un matin de printemps, la troisième année de la xlive olympiade[1]. Sous les feux ardents du soleil, déjà haut sur l’horizon, l’opulente Mytilène, aux blanches terrasses, étincelait le long des flots bleuâtres.

Elle s’allongeait dans une étroite plaine, que dominaient des collines couvertes de vignes rampantes, parmi de robustes oliviers.

Au nord de la ville, se creusait un port qu’une jetée d’énormes roches abritait contre les flots. De gros navires, aux flancs rebondis, pressés les uns contre les autres, y formaient avec leurs mâts sans voiles comme une étrange forêt dépourvue de feuillage.

Vers le sud, dans une petite anse, de longues barques servant à la pêche, mais tirées alors à moitié hors de l’eau, s’allongeaient, échouées sur le sable d’argent.

Entre ces deux points, en face de la cité, et séparée de celle-ci par un bras de mer, une petite île dressait, au milieu des vagues blanchissantes, les remparts d’une forteresse qui paraissait imprenable.

C’est là que s’étaient fixés jadis les premiers habitants de l’antique Mytilène.

Maintenant, par toute l’étendue de la ville nouvelle, retentissaient des bruits divers. On entendait la flûte en roseau du pâtre conduisant, à travers les rues étroites, ses chèvres aux mamelles gonflées. Des portes entr’ouvertes s’échappait la chanson monotone qu’on répétait, dès l’aurore, dans chaque ménage, en s’occupant à moudre le blé de la journée :

Tourne, meule, tourne pour broyer
Le froment qui donne la vie…

Des gens cuisaient leur pain et chantaient aussi. Sur le seuil, assises, des femmes âgées filaient de la laine ; et leurs langues hésitantes priaient les Parques de ne point briser encore le fil de leur existence.

Des enfants, réunis par troupes, devant les portiques des citoyens riches, disaient de leurs voix fraîches la Chanson de l’Hirondelle :

L’hirondelle est venue ; la voici, l’hirondelle !
Blanche sous le ventre et noire sur le dos.
Elle amène les beaux jours et la saison vermeille.
De ta maison bien fournie, sors un cabas de figues,
Une jatte de fromage et une coupe de vin.
L’hirondelle aime le pain de froment.
Et mieux encore le gâteau que dore le jaune d’œuf.
Nous laisseras-tu partir sans rien ?
Nous donneras tu quelque chose ?

Si tu refuses, nous ne te laisserons pas tranquille ;
Mais, si tu donnes, grand bien te fasse.
Outre vite, ouvre à l’hirondelle qui arrive,
En t’amenant les beaux jours,
Et qui se tient, de ses pattes grêles,

Accrochée au linteau de ta porte.
Ouvre-nous aussi : car nous ne sommes pas
Des vieillards, — mais des enfants.

À moitié chemin entre les deux ports, dans la vaste agora, une foule bruyante s’agitait autour de marchands en tous genres.

La place s’ouvrait sur la mer, d’où venait une brise rafraîchissante, aux émanations salines.

Le long des trois autres côtés, des colonnades, faites d’un marbre blanc, apporté de Paros, prolongeaient leurs fûts élancés, que surmontaient des chapiteaux ornés de cannelures, des frises où couraient des feuillages de myrte, sculptés d’un art délicat et s’enlevant, avec leur couleur naturelle, sur un fond doré.

Aux voûtes des longues galeries, des rosaces peintes en vermillon ressortaient çà et là sur un fond d’azur, qui semblait se confondre au loin avec le bleu transparent du ciel.

Sous ces portiques, à l’écart des flots populaires, se promenaient des hommes, seuls ou en groupes, et de nombreuses jeunes femmes.

Les premiers allaient, solennels ou enjoués, selon leur caractère, mais d’une allure toujours rythmique, drapés dans les plis harmonieux de leur tunique flottante, teinte de safran ou de pourpre ; ils portaient, tous, les cheveux longs et frisés. Les plus élégants avaient, selon la mode ionienne, des pendants d’or aux oreilles ; et les efféminés, émules de Ganymède, se reconnaissaient, lorsqu’ils marchaient, à leur mol balancement.

Quant aux femmes, le sourire fleuri sur leurs lèvres rouges et les yeux brillants, les unes blondes comme des épis mûrs, les autres brunes ainsi que l’ébène, sous les fines draperies brodées d’or qui s’enroulaient étroitement autour d’elles, on voyait se dessiner les formes captivantes de leur corps.

Parmi ces promeneurs, un homme, qui paraissait être dans la force de la jeunesse, grand, élancé, le regard lumineux, parlait avec fougue, en s’accompagnant d’amples gestes, à quatre compagnons debout devant lui. C’était le poète Alcée ; les autres, ses deux frères : Kikis et Antiménidas ; puis son ami, Mélanippès ; enfin un bel adolescent, son disciple, le jeune Lycos « aux yeux noirs », qu’il célébrait dans ses vers.

« Par la lance d’Arès, s’écria Alcée, je suis las de cette servitude ; et je brûle de voir ma cité respirer librement avec des chefs dignes d’elle. Depuis dix-huit années, nous nous débattons parmi des alternatives de tyrannie ou d’anarchie : tantôt nous gémissons, écrasés sous le talon d’un maître absolu ; tantôt nous nous déchirons dans des luttes intestines.

« Ah ! combien nous devons regretter le gouvernement paternel de jadis, alors que les citoyens les plus remarquables par leur état social ou par leur valeur personnelle, rivalisaient de zèle à s’occuper des intérêts généraux, dans une pensée commune, pour le bonheur, la richesse et la gloire du pays.

« Après l’autorité despotique de l’odieux Mélanchros, que nous avons pu renverser, pourquoi fallait-il qu’une longue période de troubles rendit possible l’avènement d’un nouveau tyran, plus infâme que le premier, cet ignoble Myrsilès, l’écume des sentines !

— Prudence ! murmura Mélanippès. Si quelque séïde du tyran entendait tes paroles, je ne donnerais pas une obole de ta tête.

— Notre ami a raison, confirmèrent les deux frères d’Alcée. À quoi bon s’exposer en pure perte au danger ? Quoique ton nom soit synonyme de violence, modère, du moins en public, l’énergie de tes discours.

— Le nom de mon maître Alcée indique aussi la force, déclara, souriant, l’aimable Lycos.

— Par Dionysos, voilà qui est bien, s’écria le poëte, en jetant sur son élève un regard affectueux. Aussi, tout à l’heure, jeune homme, t’emmènerai-je vider avec moi une coupe profonde de vin miellé, en l’honneur du printemps fleuri. Je pourrai alors, loin des oreilles indiscrètes et aussi des gens timides, inspirer à ton âme quelques ardeurs de liberté.

— Que dis-tu là ? répliqua Mélanippès, sur un ton ironique. Aurais-tu maintenant la prétention de nous enseigner le courage ?

— Je t’en féliciterais de tout mon cœur : car je me rappelais hier encore la pièce de vers si franche que tu m’as envoyée, le lendemain de cette fameuse bataille livrée contre les Athéniens, lorsque, dans l’ardeur de la mêlée, emporté par ta vaillance, tu jetas ton bouclier pour te sauver plus vite.

« Après cet heureux début dans la carrière d’Arès, tu m’écrivais ces mots :

« Alcée est sauf, mais non ses armes. Les Athéniens ont suspendu son bouclier dans le temple sacré de la déesse aux yeux brillants. » Il est vrai, d’autre part, je le dois reconnaître, le courage civique ne marche pas toujours de pair avec la valeur militaire ; de même, le plus brave guerrier peut se montrer un piètre citoyen. »

À l’évocation de ce souvenir peu glorieux, Alcée avait rougi ; ses yeux perdirent, un instant, leur assurance. Mais il se remit rapidement et répliqua d’un ton furieux :

« Par l’Hadès, si tu n’étais pas un ami d’enfance, je te rentrerais dans la gorge tes propos outrageants.

— Allons ! allons ! firent les deux frères de l’irascible poète. Alcée, Calme-toi, de grâce ! Mélanippès n’a pas eu le dessein de t’offenser.

« Vois sa mine contrite. Il regrette déjà cette mauvaise plaisanterie. Pardonne-lui et scellez la paix.

— Je veux bien, acquiesça Alcée, sur un ton boudeur ; mais à une condition !

— Laquelle ?

— C’est qu’il nous invitera tous les quatre à dîner ce soir, et qu’il me laissera alors parler à mon aise du tyran.

— C’est entendu, dit Mélanippès. Toutefois, pour le moment, mon ami, si tu le permets, nous aurons d’autres sujets de conversation. Voici, d’ailleurs, Myrsilès qui arrive avec ses mercenaires. Il vaut mieux ne pas prononcer son nom. »

Sur l’agora retentissante, un lourd silence était tombé soudain. Tout le monde s’écartait, en courbant la tête, devant une troupe de soldats thraces, armes de longues lances ainsi que de javelots, dont ils frappaient par coups espacés leurs boucliers de bronze.

Au milieu de ces gardes, sur une litière de bois précieux, orné d’ivoire, quatre femmes très belles et nues sous leur robe transparente promenaient l’indolent Myrsilès.

Celui-ci était coiffé d’une mitre resplendissante de pierreries et vêtu d’une tunique faite de cette étoffe précieuse, jaune et luisante comme de l’or tissé, que les caravanes apportaient de l’Orient le plus lointain. Il allongeait paresseusement son corps sur un matelas de pourpre.

À sa droite, un éphèbe soutenait des deux mains un vaste parasol en étoffe blanche, afin de protéger la tête du tyran contre les ardeurs du soleil ; à sa gauche, un autre adolescent balançait avec lenteur un grand éventail en plumes d’autruche.

Myrsilès regardait, d’une façon hautaine, la foule inclinée sur son passage.

« Où va-t-il ? chuchotait-on à voix basse.

— Chez la poétesse Andromède, murmura quelqu’un mieux informé.

— N’a-t-elle point honte d’accorder ses faveurs à ce monstrueux personnage ? répétait-on, de groupe en groupe. C’est une honte pour les Muses. Ah ! ce n’est pas Sappho, sa glorieuse rivale, qui souillerait ainsi l’autel des Charites et d’Éros. »

Lorsque le cortège eut disparu dans l’une des voies qui s’amorçait à l’agora, un soupir de soulagement sortit de toutes les poitrines ; et l’animation reprit avec une ardeur d’autant plus vive que l’on avait dû se contenir un long moment.

Pendant cette scène, Alcée et ses amis s’étaient tenus, muets et immobiles, à l’ombre des portiques.

Le premier reprit la parole en ces termes :

« Avez-vous remarqué le silence menaçant du peuple ? La peur de Myrsilès ferme encore les bouches ; mais la haine gonfle les cœurs : et, à la moindre défaillance du tyran, tout le monde s’élancerait sur lui pour le déchirer ; de même les fauves, que le belluaire croit avoir domptés, se précipitent sur leur maître au premier faux-pas de ce dernier. Mais quels sont ces chants d’allégresse ? » ajouta le poète, en s’avançant dans la place, suivi de ses compagnons.

Du côté de la mer paraissait une théorie de jeunes filles, couvertes de longues robes blanches et couronnées de fleurs ; chacune d’elles portait du bras gauche et appuyait sur sa poitrine une lyre à sept cordes d’airain.

« C’est l’aimable Sappho, s’exclama Mélanippès. Elle conduit l’une de ses élèves vers la demeure de l’époux qui attend sa fiancée. »

La célèbre poétesse marchait avec un air décent, avec une grâce naturelle et vraiment délicieuse, au milieu des jeunes filles dont elle formait l’éducation artistique ; elle conduisait, par la main droite, la vierge rougissante, qui allait quitter son école de chant et de danse pour se consacrer désormais aux devoirs du mariage.

Sappho avait alors environ vingt-cinq ans. Elle était petite et brune, mais bien proportionnée. Les boucles noires de sa chevelure, ornée de myrtes et de roses, ombrageaient ses épaules et son dos.

On voyait ses seins fermes pointer sous l’étoffe légère de son ample robe violette, dont sa main gauche retenait les plis harmonieux ; dans un geste élégant, la coquette découvrait ainsi sa fine cheville et les courroies bariolées qui cachaient à demi la blancheur de ses petits pieds.

Derrière elle, une vierge, choisie parmi ses préférées, portait avec respect son plectre en ivoire, orné de perles et d’or.

« Elle est charmante, continua Mélanippès ; elle est presque aussi gracieuse qu’illustre : car sa renommée a pénétré déjà dans les régions les plus éloignées.

« Les principales cités de l’Hellade envoient à son école leurs jeunes filles les plus belles et les mieux douées dans l’art de composer des vers, de pincer habilement les cordes de la lyre et de danser avec volupté. Vers elle, on accourt de Milet, de Cyzique et même du rivage de la Pamphylie lointaine. Elle éclipse ses rivales, les autres maîtresses en poésie, connues cependant, telles que Gorgo, telles qu’Andromède, la favorite de Myrsilès. »

Pendant ce discours, le cortège nuptial s’était rapproché des portiques ; maintenant, Alcée et ses amis entendaient distinctement cette strophe que chantaient les vierges, en s’accompagnant sur la cithare :

Où sont les roses au violent parfum ?
Où sont les douces violettes ?
Où sont-ils ces beaux brins d’ache
Dont nous couronnerons la gracieuse Myrtis ?

Alors, de la foule rangée avec sympathie, partaient mille clameurs joyeuses. On criait :

« Gloire à Sappho ! qu’Éros protège Myrtis ! »

Beaucoup de personnes jetaient, sous les pas de la fiancée, les roses qui paraient leurs cheveux et les guirlandes de violettes suspendues à leur cou.

« Quel accueil ! s’exclamait Alcée.

— Quel accueil ! dis-tu, » répéta près de lui une voix pleine et sonore.

Le poète tourna la tête et reconnut l’arrivant.

C’était un homme de haute taille à la physionomie grave, à l’aspect imposant, et qui se drapait dans sa tunique pourpre, avec une dignité souveraine.

« Glorieux Pittacos, salut ! » fit le poète.

Mais le nouveau venu continuait : « Est-ce à toi, fils des Muses, est-ce à toi que je dois rappeler le charme vainqueur de l’esprit et de la beauté ? Ne saurais-tu pas que l’immortelle royauté de l’art séduit tous les cœurs, tandis que l’on souffre péniblement l’autorité brutale du glaive.

― Par les Charites, répliqua Alcée, tes paroles sont pétries de miel. Serais-tu par hasard devenu, toi aussi, comme bien d’autres, amoureux de Sappho ?

— Pas encore, répliqua en souriant l’illustre citoyen, que ses compatriotes vénéraient à l’égal d’un dieu : car il avait vaincu, dans un combat singulier, le redoutable Phrynon, général des Athéniens, et procuré de la sorte une paix honorable à Mytilène.

— Pas encore, disait Pittacos ; mais je ne puis répondre de l’avenir. Dans tous les cas, Sappho mérite notre estime et notre admiration.

— Comme poétesse, c’est possible ; mais, comme femme, elle me laisse indifférent.

— Oui ! nous connaissons tes préférences pour la beauté virile.

— Et je m’en fais gloire, s’écria Alcée. En effet, la femme la plus parfaite est toujours inférieure à un jeune homme qui nourrit, dans un beau corps, la force de l’intelligence et la pratique des vertus.

« D’ailleurs, combien trouve-t-on de femmes, je ne dirai pas sans défaut, mais supportables même à ceux qui les entourent ?

« Celle-ci, entêtée comme un âne cendré, accomplit seulement par contrainte ce qu’on lui ordonne. Celle-là, semblable à la chienne, fait entendre sa voix criarde de l’aurore au crépuscule et parfois encore au milieu de la nuit. Toujours bavardant, toujours criant, on ne la peut obliger à se taire, ni par menace, ni par douceur.

« Telle autre, inerte, sans force, est incapable du moindre effort ; elle ne peut rendre à son mari le plus petit service. Manger et quelquefois engendrer, c’est tout ce qu’elle sait faire.

« Une quatrième est aussi mobile que la mer : tantôt elle présente un visage calme et gai, en répandant la joie autour d’elle ; tantôt sa fureur éclate soudain, comme celle des flots retentissants. Alors elle devient insupportable ; on dirait une chatte à laquelle on veut enlever ses petits.

« Voyez ensuite la femme qui se néglige elle-même aussi bien que sa maison : sa demeure est sale ; tout y traîne à terre, en désordre. Quant à elle, craignant l’eau et couverte d’une robe malpropre, elle provoque le dégoût.

« La coquette, au contraire, évite tout travail qui pourrait nuire à la finesse de ses mains : elle n’aurait garde de toucher à la meule pour moudre le blé ; elle s’éloigne du four, de peur que la fumée ne brunisse son teint. Elle se baigne deux fois et même trois fois par jour. Le reste du temps, elle se parfume, peigne ou arrange sa chevelure, dont elle orne de fleurs les boucles épaisses. Les étrangers l’admirent ; mais son mari se ruine pour elle, à moins qu’il ne soit aussi riche qu’un roi de Lydie.

« Celui qui vit avec une femme ne peut passer en paix un jour entier. S’il reçoit cordialement un hôte qu’il estime, sa femme froissera ce dernier par niaiserie. Enfin, celle qui paraît la plus sage est souvent celle qui trompe le mieux son mari ; tandis que celui-ci se félicite d’avoir un pareil trésor, en vantant à son voisin l’honnêteté de son épouse, ce dernier rit sous cape : car il a surpris maintes fois cette vertueuse Pénélope recevant avec mystère, à sa porte, quelque galant empressé.

« Hésiode n’a-t-il pas dit que se fier à la femme, c’est se fier au voleur. La meilleure ne vaut donc rien, ou, du moins, que peu de chose.

« Combien l’homme supérieur trouve des satisfactions plus pures dans le commerce d’un jeune homme, dont il éclaire l’âme aux plus chauds rayons de la philosophie ! Car, pour moi, la beauté complète n’émane pas seulement du corps ; elle est aussi le rayonnement divin de toutes les perfections morales et intellectuelles ; et l’ensemble de ces perfections ne peut pas se trouver dans la femme.

« Entre deux hommes dont les âmes communient dans la recherche et la connaissance du beau, se produisent des amitiés indissolubles et plus nobles, assurément, que les plus ardentes amours. Faut-il rappeler Oreste et Pylade. Achille et Patrocle, Thésée et Pirithoüs, dont l’affection mutuelle doit nous servir d’exemple ?

— Plus tard, on parlera aussi d’Alcée et de Lycos, interrompit Pittacos. Mais ne vous semble-t-il pas que nous ressemblons à des cigales qui chantent tout le jour, sans boire ni manger. Je vous invite donc à m’accompagner jusqu’à mon logis, où nous pourrons nous rafraîchir et passer au frais les heures de la canicule, en attendant la fête qui doit avoir lieu, cette après-midi, dans le temple d’Héra.

— Quelle fête ? demandèrent Alcée et ses compagnons.

— Ah ! vous ignorez encore cette nouvelle. Eh bien, sachez que Myrsilès, pour distraire le peuple et lui-même aussi, sans doute, vient d’ordonner, pour cette après-midi, un concours de chant, de danse et de beauté. Là se produiront les plus belles femmes de Mytilène ; et je serais bien aise d’entendre Alcée critiquer leurs charmes.

« Mais, d’ici-là, nous avons quelques heures de loisir. Je vous invite à les passer chez moi ; et nous tremperons nos lèvres dans plusieurs coupes de mousse pourprée. »

II

DANS LE TEMPLE DE LA DÉESSE HÉRA

II

DANS LE TEMPLE DE LA DÉESSE HÉRA

Le sanctuaire consacré à l’épouse de Zeus élevait ses hautes colonnes, teintes d’un jaune pâle, et son fronton azuré sur une colline qui dominait Mytilène et la mer étincelante aux feux du soleil.

Autour de l’enceinte sacrée, des platanes et des lauriers, mêlés à des pommiers fleuris, formaient des voûtes verdoyantes, égayées çà et là de corolles en bouquets, d’où la brise détachait, par instants, une neige rose et blanche.

Dans les bosquets, ainsi que sur les marches, peintes en vermillon, conduisant au péristyle, une foule nombreuse et gaie attendait avec impatience l’ouverture des portes.

On annonce enfin l’arrivée de Myrsilès. Celui-ci s’avance au milieu de sa garde. Devant lui, les battants d’olivier roulent sur leurs gonds de bronze ; et du sanctuaire, aussitôt, s’échappe une odeur suave, émanée des parfums que l’on y brûle sans cesse.

À la suite du tyran, les curieux se précipitent dans le temple et s’entassent bientôt dans les allées latérales, entre les murs enduits d’un stuc rouge vif, rehaussé de filets d’or. Au centre, les soldats maintiennent libre un vaste espace, où tout à l’heure évolueront les chœurs de chant et de danse.

Vers le fond, dans un demi-cercle formé par des colonnes en albâtre, se dresse, majestueuse, la statue d’Héra, couronnée de myrte. À ses pieds, sur une estrade couverte d’un riche tapis milésien, Myrsilès s’assied entre les bras d’un trône en bois doré ; puis il donne un ordre bref.

Alors s’avance Gorgo, l’une des plus fameuses poétesses de Mytilène ; une vingtaine de jeunes filles accompagnent leur maîtresse. Toutes sont vêtues de l’himation et portent des lyres légères. Leurs voix pures disent un chant qu’elles accompagnent de leurs doigts agiles, pinçant les cordes vibrantes, avec des pas gracieux sur le pavé de marbre. C’est un hymne au dieu du pressoir ; il débute ainsi :

Viens, héros Dionysos, accompagné des Charites,

Viens dans le temple pur des Lesbiens qui te chérissent,

Élance-toi d’un pied fourchu sur nos collines verdoyantes…

Pendant ce chœur, Pittacos, Alcée et ses frères, avec Lycos et Mélanippès. au premier rang des spectateurs, échangent entre eux leurs impressions à voix basse. Ce dernier, peu sensible à l’attrait de la danse et de la poésie, trouve ridicule que des citoyens, des guerriers, perdent leur temps à de tels spectacles.

« Mon ami, tu te trompes, réplique Alcée avec fougue. Parce que tu es habitué, dès l’enfance, à mener une existence sévère, il ne faut pas considérer comme puéril tout ce qui ne te paraît point rigide. De même que les fleurs égaient la verdure sombre des bois, de même les plaisirs relèvent l’uniformité de la vie.

« Pour parler seulement de la danse, elle est honnête, agréable, utile même à la fois au spectateur et à la personne qui nous charme par ses évolutions.

« Celle-ci y trouve un exercice favorable à sa santé, au développement de ses forces. Celui-là ne peut que devenir meilleur, en contemplant des modèles de grâce, dans des attitudes réglées par l’harmonie. Son âme s’initie de la sorte aux rapports mystérieux qui lient étroitement la beauté physique à la beauté morale.

« Le spectacle de l’univers ne nous enseigne-t-il pas la grandeur et la noblesse de la danse ? Ne parle-t-on pas souvent du chœur des astres ? Les planètes et les étoiles ne forment-elles pas, dans le ciel, un admirable concert ?

« Sur la terre, n’est-ce pas Rhéa, cette déesse épouse de Saturne, qui apprit aux hommes l’art de danser ? Homère, voulant honorer Mérion, ne l’appelle-t-il pas « le danseur » ? Son habileté à sauter permit souvent à ce dernier d’éviter les javelots lancés contre lui. N’est-ce pas Néoptolème, fils d’Achille, qui fut l’inventeur de la pyrrhique ?

« N’est-ce pas Castor et Pollux qui enseignèrent la caryatique aux Lacédémoniens ? Et ce peuple, le plus valeureux de l’Hellade, va même au combat, d’un pas rythmé, au son de la flûte.

« As-tu donc oublié qu’en employant des chœurs de danse, Dionysos parvint à soumettre les tribus guerrières des Tyrrhéniens et des Lydiens ?

« Il est donc impie, Mélanippès, de critiquer cet art divin. »

Pendant ce discours, les élèves de Gorgo avaient terminé leur chant. C’était, maintenant, le tour d’Andromède et de ses compagnes.

Myrsilès salue cette dernière d’un sourire protecteur, tandis qu’elle commence la Chanson du festin :

Ce soir, dans la maison hospitalière, le sol est pur ;
Pures aussi sont les mains des convives,

Et les coupes autour desquelles on dépose des couronnes.
On apporte des parfums dans des cassolettes de cuivre.

Au milieu de la salle, l’encens dégage des vapeurs suaves.

Entre les tables, couvertes de pains dorés, se dresse un large cratère,

Débordant d’une liqueur pourpre ;
Puis, contre le mur, des amphores
Remplies d’un vin doux comme miel,
Et sentant la fleur des montagnes.
N’oubliez pas, enfants, l’eau fraîche de la source.

Pendant ce chant, Pittacos rappelle à ses compagnons la gloire que leur pays a conquise dans le domaine de la poésie ; et il se félicite de voir persévérer ces traditions artistiques.

« N’est-ce pas un Lesbien, Terpandre, qui a trouvé la combinaison de la lyre à sept cordes ? Nos citharèdes n’ont-ils pas toujours remporté le prix aux fêtes Carnéennes de Sparte ?

« Cette supériorité est, sans doute, une faveur divine : car c’est sur nos rivages, qu’après la mort d’Orphée, lorsque les femmes de Thrace eurent mis en pièces le corps de cet infortuné, c’est sur nos rivages que la tête et la lyre de cet artiste admirable, poussées par les vents, vinrent s’échouer.

« Respectueux, nos ancêtres recueillirent la tête aux longs cheveux souillés d’écume et l’enterrèrent avec honneur à l’endroit où s’élève aujourd’hui, sur la côte, près d’Antissa. le temple de Dionysos. Quant à sa lyre, ils la consacrèrent à Apollon et la suspendirent dans le sanctuaire de ce dieu, où elle est encore. »

Des applaudissements et des clameurs interrompirent Pittacos. Andromède venait de céder la place à Sappho ; et le peuple, qui avait manifesté de la froideur à l’égard de celle-là, accueillait celle-ci avec enthousiasme, au grand déplaisir de Myrsilès.

L’aimable poétesse, tenant sa lyre d’or, dirigeait un chœur de vierges, dont les corps à demi voilés par des gazes lamées d’argent, s’agitaient avec grâce dans une danse joyeuse ; en même temps, elles chantaient, sur le mode éolien, plein de chaleur et de fougue, une invocation qui débutait ainsi :

Allons, Muses à la voix claire
Et à la belle chevelure,
Muses aux accents éternels,
Venez chanter avec nous.
Vous aussi, chastes Charites,
Aux doigts de rose,
Villes de Zeus,
Venez chanter avec nous
Des choses agréables et douces…

Cependant Pittacos reprenait son discours :

« Si les Muses et les Charites ne daignent pas quitter les hauteurs Olympiennes, nous pourrons du moins, tout à l’heure, admirer sans voile leurs prêtresses de Mytilène : car un concours de beauté doit terminer cette fête. Nous verrons alors si notre ami Alcée demeurera insensible aux charmes féminins qu’il pourra librement contempler.

« Vous n’ignorez pas que les femmes de notre île furent toujours renommées pour leurs attraits. Cette réputation n’est pas récente. Vous savez, en effet, que lorsque Agamemnon voulut apaiser le ressentiment d’Achille, ce furent des Lesbiennes que ce roi des rois offrit au vaillant fils de Pélée. »

Un murmure de satisfaction passa parmi les spectateurs ; le concours de beauté allait commencer.

Divisées en trois groupes, les jeunes filles qui venaient de chanter en dansant, se tenaient debout auprès de leur maîtresse. Sur un signal, elles rompirent le cordon léger qui retenait le haut de leur robe à leur cou ; les blanches étoffes glissèrent le long du buste, découvrant des seins fermes et bien plantés, s’arrêtèrent un instant à la cambrure de la taille, puis s’abattirent autour des jambes et couvrirent le sol, comme une brusque tombée de neige.

Malgré les prétentions qu’il avait émises et son mépris voulu de la femme, Alcée ne put s’empêcher d’admirer la perfection séduisante des vierges qui se dressaient devant lui, toutes nues, fraîches et rougissantes, ainsi que des naïades sortant d’un fleuve limpide.

Un peu en avant des jeunes filles, Gorgo, Andromède et Sappho attiraient surtout les regards. Mais la première affectait des airs prétentieux et une morgue déplaisante. La seconde, aux cheveux teints en jaune par le bois de Scythie, était fort grasse, quoique d’une hauteur moyenne ; elle pouvait plaire à ceux qui recherchent les formes plantureuses. Quant à Sappho, malgré la petitesse de sa taille, c’était assurément celle qui charmait le plus les spectateurs.

Sur ses joues d’une teinte chaude, un sang pur répandait un léger coloris rose ; et, sous des paupières, ayant la couleur des pâles violettes, glissait la grâce humide des yeux brillants. Un front large surmontait un nez étroit, aux narines délicates ; et celles-ci dominaient des lèvres rouges comme la fleur du grenadier. Entre ces dernières brillait la blancheur des dents mignonnes, dans un sourire que voilait un sentiment de pudeur exquise.

Le buste, parfaitement modelé, semblait offrir aux baisers deux petits seins semblables à des pommes cydonienne[2]. Les bras étaient très blancs et les doigts effilés. Les flancs s’arrondissaient avec une grâce voluptueuse ; et la jambe se prolongeait en ligne droite jusqu’au talon.

Tandis que de lourds bijoux en or massif cachaient presque le cou d’Andromède et de Gorgo, couvraient leurs doigts ex leurs poignets, Sappho s’était parée seulement d’un collier de perles et d’un étroit bracelet ; à ses oreilles nacrées pendaient des rubis, semblables à deux larges gouttes de sang.

Les premières semblaient vouloir racheter, par la richesse de leurs ornements, les imperfections de leur corps ; mais Sappho n’avait pas besoin de relever sa naturelle beauté.

La foule, admirative, murmurait son éloge ; et il semblait qu’elle dût remporter le prix de la fête : une couronne de myrtes relevée de roses. Toutefois, le choix appartenait à Myrsilès ; et celui-ci n’avait d’yeux que pour son amante. Aussi craignait-on que Sappho ne fût la victime d’une criante injustice.

« Vous verrez, disait Alcée, vous verrez que le tyran va favoriser sa maîtresse, cette courtisane éhontée, que tous les débauchés de Mytilène ont tenue dans leurs bras, et sur le sein de laquelle de nombreux matelots débarqués en nos ports ont souvent répandu, dans une nuit d’ivresse, les oboles amassées avec peine pendant de longues traversées. Car, jusqu’à ces derniers temps, cette femme se livrait au premier venu, à la condition qu’on la payât bien.

« Aussitôt qu’on la fixait, elle acquiesçait par un signe de tête. Avec cela, fort habile dans l’art des caresses, elle savait subjuguer les hommes que l’on croyait les plus indifférents.

— Compterais-tu parmi ses victimes ? interrompit Mélanippès.

— Non, par l’Hadès, non ! répliqua Alcée. Ce sont les hétaïres de cette sorte qui m’ont fait dédaigner en général les femmes. Ah ! s’il y avait de nombreuses Sappho… »

Mais la voix retentissante d’un héraut s’élevait dans le temple et réclamait le silence. Puis Myrsilès prit la parole et prononça, sur un ton emphatique, les phrases suivantes :

« Habitants de Mytilène, accourus à ce concours, écoutez mon jugement. J’octroie la triple couronne du chant, de la danse et de la beauté à la poétesse Andromède. »

À ces mots, des clameurs de protestation emplissent l’enceinte sacrée. De toutes parts on crie :

« C’est une injustice !

— C’est une honte pour Lesbos !

— C’est un outrage aux Muses !

— Gloire quand même à Sappho ! »

Alcée, furieux, apostrophe le tyran. Celui-ci, la lèvre crispée, hautain au milieu de ses gardes, donne l’ordre d’expulser les manifestants. Presque tous les spectateurs gagnent la sortie, tantôt acclamant Sappho, tantôt proférant des injures contre Andromède et Myrsilès.

Dans les jardins du temple, on coupe des branches de laurier ; on en forme une litière, sur laquelle on entasse des fleurs ; puis on y assied de force Sappho, que l’on descend ainsi, en triomphe, vers la ville.

Au milieu des feuilles vertes, la fille aimable des Charites dresse à moitié son buste rougi par les feux du soleil couchant. Elle salue de la main ses admirateurs enthousiastes ; et, tandis que la foule répète des strophes en son honneur, elle sourit : mais, dans ses yeux fixés au loin sur la mer empourprée, brille, par moments, un éclair de haine ; et ses lèvres murmurent alors le nom de Myrsilès.


III

ALCÉE ET SAPPHO

III

ALCÉE ET SAPPHO

Dans la nuit transparente, sous le scintillement des étoiles, Sappho était assise sur la terrasse de sa maison. D’un verger voisin, une douce brise, murmurant à travers les branches des pommiers, apportait des parfums et semblait inviter au sommeil. Toutefois, la jeune femme ne pensait pas à chercher le repos. D’une oreille attentive, elle écoutait des bruits lointains, qui s’élevaient parfois. puis mouraient par la ville.

C’était là peut-être, pensait-elle, les dernières clameurs des amis qui avaient célébré avec elle les noces de Myrtis. Elle venait de les quitter joyeux ; mais elle était triste, lorsque ses élèves l’avaient accompagnée naguère jusqu’au seuil de sa demeure. Elle regrettait sa compagne préférée qu’un époux brutal tenait dans ses bras à cette heure.

Elle revoyait Myrtis conduite vers son nouveau foyer, debout, souriante, sur un char orné de fleurs et de verdure. En avant du cortège, des esclaves agitaient des torches fumantes. Des jeunes filles qui cultivaient avec la fiancée, à l’école de Sappho, l’art des Muses et des Charites, chantaient une hymnée. À leur suite, des chœurs d’adolescents entouraient le chariot : les uns dansaient avec légèreté, aux sons aigus des syringes ; d’autres marchaient, couronnés de roses, en réglant leurs pas sur les airs gracieux des phorminx.

On arrivait enfin à la maison de l’époux. Sappho pénétrait dans le thalamos, dressait la couche nuptiale, puis amenait Myrtis dans le nymphéon, où elle lui prodiguait ses caresses avec ses adieux.

Mais le fiancé, plein d’amour, attendait à la porte ; et la maîtresse toute en pleurs devait abandonner la vierge craintive à des embrassements redoutés…

Les trilles sonores d’un rossignol interrompirent la rêverie de la jeune femme.

« Annonciateur du printemps, dit-elle, que me veux-tu ? Pourquoi, près de moi, viens-tu célébrer l’amour, tandis que mon cœur souffre ? Ne sais-tu pas que mon amie la plus chère s’est enfuie loin de ma demeure ?

« Depuis quelque temps, cette vierge aux doux yeux n’écoutait plus mes leçons qu’avec indifférence. Elle était rêveuse en tissant la toile. Souvent, je la réprimandais. Alors elle se jetait dans mes bras ; et ses larmes innocentes se répandaient sur mon sein.

Un jour, elle m’avoua qu’un éphèbe avait troublé son âme. Désormais, pour toujours, elle vivra loin de moi.

« De même que, sur les monts arides, les bergers foulent brutalement sous leurs pieds la délicate hyacinthe et teignent la terre de ses corolles pourprées, de même cette nuit un époux barbare s’occupe à cueillir la fleur de ses seize ans.

« Et c’est toi, Hespéros, toi qui, cependant, chaque soir, ramènes au logis les brebis poussiéreuses et la chèvre bêlante, fatiguées de courir depuis la fraîche aurore, c’est toi, Hespéros, astre cruel, c’est toi qui m’as ravi Myrtis.

« Maintenant la lune vient de disparaître, ainsi que les Pléïades. Il me reste encore à passer, solitaire, la moitié de la nuit.

« Mais je supplierai la déesse au trône bariolé, l’immortelle Aphrodite, fertile en ruses charmantes, d’accourir à mon aide et de calmer mes tourments.

« La fille de Zeus entendra ma voix et voudra bien exaucer mes vœux.

« Elle laissera la demeure de son père et descendra vers la terre noire, sur son char d’or, que conduisent de beaux passereaux rapides, agitant leurs ailes dans l’éther bleu.

« Il me semble te voir, céleste bienheureuse, avec un sourire gracieux sur ton visage immortel. Tu me demandes si je souffre et pourquoi je t’appelle.

« Tu me dis : « Qui donc veux-tu que je pousse à t’aimer ? » Non ! déesse, je ne veux plus aimer. Je désire oublier l’ingrate qui m’a fuie… »

À ce moment, près de Sappho, un grillon fit entendre sa chanson grêle.

« Sauterelle nocturne, murmura la fille des Muses, sois la bienvenue : car tu viens distraire mon ennui. Musicienne à l’aile vibrante, d’un rythme endormeur, frappe mon oreille, en frottant tes ailes jaseuses avec tes petits pieds.

« Comme prix de tes peines, jolie sauterelle, à l’aurore je te donnerai quelques brins d’herbe et j’humecterai ta mignonne bouche avec de la rosée.

« Mais quel est ce chant ? ajouta-t-elle, en prêtant une oreille attentive.

« On croirait entendre les plaintes d’un amoureux qui soupire. »

En effet, depuis un instant, s’élevait une voix sonore qu’accompagnait un murmure de cithare ; et la voix disait :

« Hier ont fleuri les pommiers cydoniens, qu’abreuvent les sources claires, et les vignes qui étendent leurs pampres sur les coteaux.

« L’herbe verte, frissonnante aux doux souffles de la brise, couvre la terre gonflée de sèves nourricières.

« Les échos répètent à l’envi les accents des flûtes champêtres ; c’est le bouvier, c’est le chevrier qui se réjouit sur la montagne.

« Les abeilles butineuses façonnent leurs blancs rayons ; et, sur les vagues calmées, se balancent les voiles jaunes, gonflées au souffle du zéphire.

« Bientôt le fruit de l’olivier sera lourd aux rameaux inclinés vers la terre.

« Mais, semblable à une tempête accourant de Thrace, gonflée d’éclairs et de tonnerre, et qui se précipite sur les vergers à travers les vallées paisibles, Éros agite mon cœur et soulève ma poitrine.

« Depuis que j’ai vu la beauté de Sappho je suis comme frappé de stupeur. Un feu léger court dans mes veines ; mes yeux se sont troublés ; et il me semble que, sans cesse, une abeille bourdonne à mon oreille.

« La sueur humecte ma peau ; et un tremblement agite mon corps. Seraient-ce donc là les effets terribles de l’amour ? Réponds de grâce, réponds-moi, Sappho ?

— Quel est l’audacieux qui vient troubler ma nuit ? » demanda la poétesse.

Et le son de sa voix, d’une douceur parfaite, frappa si agréablement l’oreille d’Alcée, que, lorsque le silence retomba, parmi les ombres de la nuit, le jeune homme crut entendre encore les paroles harmonieuses.

Il rompit enfin le charme dans lequel il se complaisait.

« Divine Muse, s’écria-t-il, daigne pardonner à un serviteur d’Apollon d’oser lever vers toi son regard suppliant.

« Accorde-moi, Sappho, quelques instants d’entretien.

— Retire-toi. Je n’ai que faire de tes hommages.

— Eh bien ! je chanterai sous ta terrasse jusqu’à ce que luise le jour.

— Par les Charites, Alcée, n’en fais rien : car déjà les voisins nous écoutent ; et bientôt ils nous accuseraient de troubler leur sommeil.

— Que m’importe. Je veux te parler.

— Je descends donc vers toi. Mais c’est pour te prier d’aller retrouver Lycos. »

Quelques instants après, Sappho ouvrait doucement sa porte et se dressait en face de l’importun, en lui disant avec colère :

« Me voici. Que désires-tu ?

— Pure Sappho, dont le sourire est de rose et de miel, je voudrais bien t’exprimer ce que mon cœur murmure.

« Mais la honte me retient.

— Si tu désirais des choses honnêtes et belles, et si ta langue ne brûlait pas de me tenir quelque mauvais propos, tu me parlerais tout de suite avec assurance.

— Serait-ce donc un crime que de t’aimer ?

— Va-t’en, va-t’en retrouver Lycos !

— Ce jeune homme ne fut jamais pour moi qu’un disciple vertueux.

— Il y a donc de bien méchants calomniateurs dans Mytilène ?

— Ce sont mes ennemis qui ont mal interprété le sens de quelques paroles.

« Si j’ai chanté une fois les yeux et la grâce du jeune Lycos, c’est avec des intentions chastes, et parce que j’admire la beauté dans toutes ses manifestations.

« Pour cet éphèbe, il est vrai, j’éprouve une amitié profonde ; mais c’est un sentiment qui n’a rien de commun avec l’amour que tu m’inspires.

— Et Nicostratès, ce vigoureux lutteur, le plus affreux des hommes, avec lequel on te voyait toujours à la palestre comme au bain, le prisais-tu aussi pour sa beauté ?

— Sappho, je t’en prie, cesse de me torturer : car la flèche de ton ironie me blesse profondément au cœur. Si j’ai eu l’imprudence de médire parfois des femmes, j’en suis à cette heure cruellement puni. Vois, je me jette à tes pieds ; j’embrasse tes genoux. Sappho, Muse cruelle, ne repousse pas ma prière !

— Serait-il vrai ? La gracieuse Aphrodite aurait-elle inspiré ton âme ?

— Oui ! Sappho, j’admirais déjà tes poésies qui seront immortelles et que dans les festins et les réjouissances on chantera longtemps encore, en s’accompagnant de petites flûtes à la voix claire. Mais aujourd’hui je t’adore tout entière, parce que depuis hier je sais que la perfection de ton corps répond à la splendeur de ton esprit.

— Ah ! tu te trouvais hier dans le temple d’Héra !

— Et j’ai frémi d’indignation contre le tyran, lorsque, au mépris de toute justice, il a proclamé Andromède comme la reine du chant, de la danse et de la beauté.

— Eh bien, venge-moi ! s’écria Sappho, dont ce souvenir avait réveillé la haine.

— Mais, comment ? répliqua le poète.

— Comment ? dis-tu. Et tu prétends m’aimer ! Non ! c’est un mensonge. Va-t’en !

— Sappho, je t’en conjure,… explique tes paroles.

— Écoute donc ces mots : je serai à toi le soir même du jour qui aura vu expirer Myrsilès. Adieu ! »

Et la jeune femme rentra dans sa demeure, dont elle ferma vivement la porte.

Sous l’atmosphère violette, la nature s’éveillait peu à peu ; déjà, sur les collines paraissaient les lueurs blanchissantes de l’aube. Les oiseaux commençaient leurs chants. Alcée jeta un dernier regard sur la terrasse déserte de Sappho ; puis il s’en fut étourdi, comme ivre, vers la mer dont on apercevait, au bout de la rue silencieuse, les petits flots à la crête brillante sous les premiers feux du jour.


IV

LES CONJURÉS

IV

LES CONJURÉS

Depuis déjà trois heures, une nuit sans lune couvrait Mytilène d’une ombre diaphane. Sur divers points de la ville, le long des rues silencieuses, des hommes, enveloppés dans de grands manteaux et rasant les murailles, se dirigeaient, isolés, ou par groupes de deux ou trois au plus, vers le temple d’Arès.

Au bord des vagues murmurantes, ce monument dressait, sur l’azur foncé du ciel, ses hautes colonnes en masses sombres.

Arrivés en face d’elles, les promeneurs nocturnes jetaient autour d’eux, un regard d’investigation, comme s’ils eussent craint le passage de quelque importun ; ensuite, d’un pas rapide, ils montaient les degrés conduisant au péristyle.

Là, ils frappaient deux coups espacés à une petite porte latérale. Celle-ci s’entr’ouvrait pour leur livrer passage. Les arrivants pénétraient alors, l’un après l’autre, dans un vestibule où des gardiens, après les avoir reconnus, leur laissaient franchir le seuil du sanctuaire consacré au dieu des combats.

C’était une vaste salle, autour de laquelle l’airain brillait de toutes parts. À la lueur des flammes, qui tremblaient dans de larges coupes remplies d’huile d’olive et supportées par des lampadaires, les casques de bronze suspendus à la voûte lançaient des reflets, parmi les blancheurs de longues aigrettes qui retombaient, ondoyantes.

Les murs disparaissaient presque sous les cnémides, les boucliers bombés, les cuirasses de lin et les épées de Chalcis, glorieux trophées rapportés des champs de bataille.

Entre ces murailles couvertes d’armes et de parures guerrières bruissait une foule qui grossissait peu à peu.

Vers le fond de la salle, devant la statue d’Arès, se tenait Pittacos, Alcée avec ses deux frères et son ami Mélanippès ainsi que les plus acharnés ennemis du tyran.

Alcée, s’élançant sur l’autel du dieu, prit le premier la parole en ces termes :

« Citoyens de Mytilène, que la haine de l’oppression et l’amour pour la liberté ont réunis dans cette enceinte, ne pensez-vous pas qu’il est temps enfin de secouer un joug odieux ? La tyrannie dont nous souffrons est méprisable par elle-même : car une cité doit choisir librement ses chefs et non point subir l’usurpation d’une minorité. Un peuple qui ne participe pas au gouvernement peut se dire opprimé et prétendre, en toute justice, à reconquérir ses droits.

« Dans notre ville, qui dirige à cette heure nos destinées ? Est-ce l’aristocratie de l’intelligence ou celle des richesses ? Le meurtre, l’emprisonnement, l’exil se sont abattus sur nos meilleures familles. Les plus illustres parmi nos compatriotes subissent, chaque jour, les insultes du tyran ou de ses honteux séïdes. Le grand Pittacos lui-même, le sauveur de la patrie, que je suis fier de serrer en ce moment dans mes bras, le glorieux Pittacos est contraint d’éviter le passage de Myrsilès, de peur que ce dernier ne l’oblige à lui rendre hommage, sous peine de mort.

« Le tyran s’appuierait-il donc sur le peuple ? Peut-on donner ce nom sacré à une infime tourbe d’ambitieux sans scrupules et sans cœur, recrutés du reste dans toutes les classes sociales, et qui exploitent le pays pour le compte de Myrsilès ? Non ! citoyens, ce n’est pas là le peuple, le vrai peuple ardent et généreux ; ces gens-là en représentent seulement l’ignoble caricature. Ils ne s’appuient que sur l’iniquité et ne vivent que de crimes.

« Leur chef est bien digne de commander à de tels bandits. Vous l’avez tous connu, lorsqu’il errait par les ruelles, comme un chien affamé, avec un mouchoir sale en guise de coiffure, des morceaux de bois dans les oreilles, et portant autour des reins un cuir de bœuf arraché à quelque mauvais bouclier. Il courbait alors son dos qu’avaient zébré les lanières, en implorant la charité des marchands de pain. Les femmes les plus viles elles-mêmes le repoussaient avec mépris.

« Comment, un matin, parut-il sur un char magnifique, à la gauche d’un riche Samien, marchand de femmes ? Aux lobes alourdis de ses grosses oreilles, des pendants d’or remplaçaient les bois ignominieux ; et il tenait ouvert sur sa tête un parasol à manche d’ivoire. On prétendit que sa langue, pleine de souplesse, avait su captiver son opulent protecteur.

« Dès ce jour, la fortune, maîtresse capricieuse et qui se plaît trop souvent dans la société du vice, la fortune sembla s’attacher à ses pas.

« Dès lors, chaque soir, nous l’avons vu chanceler sous l’ivresse, et son manteau traînant jusque sur ses talons. Maintes fois il boitait d’un pied nu : car il avait perdu en chemin une de ses sandales.

« C’est avec de pareilles mœurs qu’il se lança dans la politique, et qu’il parvint à grouper autour de lui les plus ignobles débauchés de Mytilène.

« Vous savez comment, par un coup d’audace, avec le concours d’esclaves thraces dont il a formé sa garde, Myrsilès parvint à saisir le pouvoir.

« Aussitôt, ce fut par toute la ville une rage de spoliations. Ôter aux citoyens la vie sans aucune forme de justice, en les livrant à ses bourreaux ; imposer sur tout le monde des taxes énormes, d’après son seul plaisir ; outrager l’honneur des épouses et violer les vierges : tels furent et tels sont encore ses amusements préférés.

« En quelques mots, on peut dire qu’il s’est rué, ainsi qu’un homme pris de folie furieuse, sur les malheureux assez lâches pour accepter sa domination.

« Cette liberté du peuple qu’il prétendait défendre et qu’il avait prise comme prétexte de son attentat, cette liberté sainte n’a plus, à cette heure, d’asile que dans nos cœurs. Toute indépendance est proscrite ; et l’on impute à crime la manifestation d’une pensée généreuse.

« Les âmes de boue seules triomphent sous le masque de l’hypocrisie. La fraude, la calomnie, les plus viles manœuvres sont employées contre tout citoyen dont l’esprit libre s’élève au-dessus de la masse apeurée. La corruption complète l’œuvre ténébreuse du tyran.

« Son pouvoir repose principalement sur ses espions et ses délateurs. Ces infâmes pénètrent dans les milieux les plus hostiles à Myrsilès ; ils crient avec les mécontents ; ils poussent même les exaltés à former des complots, qui deviennent funestes aux hommes assez naïfs pour s’y aventurer.

« Mais, pour se défaire des gens qui leur paraissent redoutables, leur arme favorite c’est le poison. Combien de personnages, dont Myrsilès craignait l’influence, combien ont succombé, depuis peu surtout, aux attaques d’un mal inexplicable et soudain !

« Aussi, par toute la ville, une terreur mystérieuse plane-t-elle, abaissant les fronts. Aussi l’orgueil insensé du tyran prend-il chaque jour une forme plus insupportable. Aucune image ne saurait exprimer son mépris pour les citoyens qui rampent devant lui.

« Et, sans doute, il a raison de les traiter ainsi. »

À ces mots, sous la voûte sonore, parmi la foule irritée soudain, houleuse comme les flots soulevés par un coup de vent, de partout, dans le temple, s’élèvent des injures et des protestations.

« Et toi aussi, tu deviens l’orateur du tyran !

— Combien t’a-t-il payé ?

— Et maintenant il nous insulte !

— Tu nous rendras raison de cet outrage ! »

Pittacos et les amis d’Alcée s’efforcent de calmer la foule : mais, déjà, vers lui les poings se dressent ; et des poignards luisent au-dessus des têtes.

Le poète, insensible à la tempête qu’il vient de déchaîner, attend une accalmie.

Puis, d’une voix tonnante, il s’écrie :

« Oui ! citoyens, je le répète, Myrsilès a eu raison de vous traiter ainsi, puisque vous étiez assez lâches pour le souffrir. Mais, écoutez, il est temps encore de relever les autels de la patrie. Dès ce soir, jurez avec moi la mort du tyran ; et bientôt la belle Mytilène, heureuse comme une captive dont on vient de briser les fers, bientôt notre ville respirera le souffle pur de la liberté.

— Il a raison ! Honneur pour Alcée ! » crient maintenant les auditeurs.

Et d’autres clameurs retentissent :

— Mort à Myrsilès ! Mort au tyran ! »

Mais Pittacos a pris, sur l’autel d’Arès, la place du poète. Il fait signe qu’il veut parler ; alors le silence tombe lentement sur l’assemblée qui se calme.

« Mes amis, dit-il d’une voix grave, si mon amour pour notre cher pays peut excuser à vos yeux mon audace, pardonnez mon intervention dans ce débat tumultueux : car je ne viens pas ici vous faire entendre des paroles irritées ; je veux au contraire vous recommander de patienter encore jusqu’au jour où le peuple se révoltera contre le tyran et lui arrachera le pouvoir.

— Non ! Non ! Assez de honte ! crient certains assistants.

— Silence ! écoutez, » disent quelques autres.

Pittacos continue :

« Votre impatience est légitime ; et je sens, moi aussi, bouillir dans mon cœur le sang de la colère contre le gouvernement que nous subissons.

« Toutefois, devons-nous recourir au meurtre pour nous délivrer du tyran ? En effet, si vous prononcez cette nuit l’arrêt de Myrsilès, il faudra, sans nul doute, recourir au poignard pour l’exécuter. Et je me demande si le crime peut excuser le crime.

— Dans ce cas, le meurtre n’est pas un crime », s’écrie, derrière Pittacos, une voix claire, agréable, mais vibrante comme un clairon.

C’est Sappho, qui a bondi sur l’autel d’Arès, dont elle embrasse la statue, en clamant sa colère :

« Pittacos, tu es un brave ; les lauriers de la victoire couronnèrent ton front. Mais tu nous ferais presque regretter aujourd’hui de te les avoir décernés ; car si tu possèdes, il est vrai, la valeur militaire, tu montres bien peu, ce soir, de courage civique.

« Non ! je me trompe, glorieux soldat, tu es aussi vaillant sur l’agora que sur le champ de bataille. C’est ta conscience seule qui te dicte les paroles d’hésitation dont l’écho nous parvenait tout à l’heure. Tu te demandes si tu peux tuer Myrsilès. Eh bien ! moi, Sappho, la fille des Muses, par cette couronne de myrtes qui parait ma chevelure noire et que je mets sur tes cheveux blancs, par cette guirlande de roses qui entourait mon cou et que je place autour du tien, par mes seins qui palpitent sous le souffle de la haine, par ce corps où l’immortel Arès jette des frissons voluptueux, au nom de ce dieu qui m’inspire, Pittacos, Alcée et vous tous qui m’écoutez, je vous ordonne de tuer l’infâme. »

Ces paroles avaient retenti comme des chocs d’épées dans la vaste enceinte ; et, sur les murs, les glaives semblaient s’entre-choquer, tandis que les armures d’airain lançaient des feux étincelants.

Sur l’autel, Sappho se dressait, seule, auprès du dieu tout armé. Dans le feu de son discours, elle avait brisé les nœuds de sa tunique légère ; et l’étoffe blanche avait glissé jusqu’à ses pieds.

Maintenant, elle dominait, toute nue, la chair rose et frissonnante, les trois cents conjurés, suspendus à ses lèvres, et dont les yeux brûlaient en contemplant cette apparition presque surhumaine.

Pour tous ces hommes ardents, elle était, à cette heure, plus que la déesse Héra et plus que les Charites ; elle était la femme triomphante dans la passion, par l’âme et par la beauté.

Elle était aussi la haine qui livrait à tous sa divine poitrine, où ils pouvaient boire à longs traits l’ivresse de la vengeance.

Elle était surtout la liberté aux flancs sacrés, la génératrice immortelle, que les citoyens doivent serrer dans leurs bras d’une étreinte virile pour les créations à venir.

Aussi, devant ce corps parfait où vibrait une âme si noble, les conjurés demeuraient-ils admiratifs, silencieux.

Alors Sappho reprit la parole.

« Que craignez-vous ?… dit-elle. Ignorez-vous que le tyran n’a que des flatteurs et pas un ami sincère ? Frappez-le hardiment !… Frappez-le sans crainte ! cet homme souillé de crimes !… Autant un souverain qui aime son peuple est digne de respect, autant Myrsilès mérite notre mépris.

« Un chef de gouvernement doit être le père de ceux qu’il dirige ; il doit encourager l’honneur, le savoir, la vertu ; il doit mépriser l’intrigant, toujours médiocre, et rechercher le vrai mérite, qui est souvent trop modeste ; il doit être sur la terre comme un demi-dieu, perspicace, indulgent aux faiblesses et profondément bon.

« Mais pour le tyran qui ne rêve que supplices, dont l’âme noire se complaît seulement dans d’affreuses visions et de méchants désirs, pour ce génie du mal, point de pitié : la mort !

« La mort ! et c’est encore un châtiment trop doux ; car il mériterait de souffrir toutes les tortures qu’il infligea à ses victimes.

« Si nous devons être magnanimes avec les lions, soyons aussi comme des tigres vis-à-vis des tigres altérés de sang ; et que la vengeance soit douce à nos lèvres, ainsi qu’une coupe de vin miellé.

« Allons, amis ! Que le courage gonfle vos poitrines ; et jurez avec moi la mort de Myrsilès ! »

Tous les conjurés levèrent leur main droite qui tenait un poignard et s’écrièrent :

« Nous jurons tous la mort de Myrsilès !

— Et, maintenant, qui se dévouera pour accomplir cette action héroïque ? demanda Sappho. »

Personne ne répondit.

« Puisqu’il en est ainsi, le sort en décidera, reprit la poétesse. Voici le casque d’Arès, ajouta-t-elle, en enlevant à la statue sa coiffure d’airain. Que le grand prêtre de la divinité y verse trois cents oboles d’argent, frappées à la tête véline, selon l’usage de notre cité, et prises dans le Trésor du temple ; que, parmi ces pièces, il jette une obole phocéenne, représentant un casque à nasal et orné de volutes. Chacun des citoyens réunis dans cette enceinte puisera tour à tour dans le casque et y prendra une obole. Celui qui amènera la monnaie de Phocée sera le bienheureux choisi par le destin pour délivrer Mytilène du tyran exécré.

— C’est inutile ! s’écrie Alcée, qui, d’un bond, s’est placé sur l’autel près de la jeune femme, dont il entoure le buste de son bras gauche, tandis que sa main droite brandit un glaive.

« C’est moi, c’est moi seul qui frapperai Myrsilès ! »

En disant ces mots, il arrache à Sappho le casque d’Arès et se le place, d’un geste énergique, sur la tête.

Les conjurés l’acclament ; et Sappho lui sourit.

À ce moment, soudain, les gardiens de la porte secrète se précipitent dans la salle, en criant : « Trahison ! »

Derrière eux s’élancent des mercenaires thraces. Ils profitent du désordre pour courir aux battants de l’entrée principale, qu’ils poussent sur leurs gonds. Par cette large ouverture, s’engouffrent à flots les gardes de Myrsilès.

Les conjurés se défendent avec le poignard ou l’épée ; ils luttent courageusement. Mais que peuvent-ils contre des adversaires que protègent le casque et la cuirasse et, d’ailleurs, plus nombreux ? La plupart succombent, frappés à mort.

Entourant l’autel d’Arès, et face aux ennemis, Pittacos, Alcée, ses frères Kikis et Antiménidès, ainsi que Mélanippès, son ami, se défendent avec succès. Autour d’eux s’entassent les corps sanglants des mercenaires.

Mais le nombre de leurs agresseurs augmente à chaque instant ; et la fatigue commence à raidir le bras des vaillants citoyens.

Sappho qui, d’abord, encouragea leur défense, craint de les voir succomber dans cette lutte inégale. S’ils meurent dans le temple d’Arès, le tyran, sans ennemis vraiment redoutables, triomphera pour de longues années.

C’en serait fait alors pour elle de la vengeance, et pour Mytilène de la liberté.

Ses amis peuvent au contraire, en rendant leurs armes, être épargnés par les soldats et gagner quelques heures. Pendant celles-ci, le peuple aurait le temps de les délivrer.

« Soldats, arrêtez ! crie-t-elle aux gardes du tyran. Épargnez du moins la vie de Pittacos et de ses compagnons. »

À ce nom, aux accents de la voix qui implore, les mercenaires se sont arrêtés ; ils restent là, immobiles, indécis, le glaive levé.

Alcée a compris la pensée de Sappho.

« Nous nous rendons ! dit-il. Voici nos armes ; et conduisez-nous devant votre maître. Nous désirons lui révéler un secret capital pour sa vie ! »

Les séïdes de Myrsilès, heureux de cesser un combat redoutable, acceptent la capitulation qu’on leur offre. Ils se saisissent des cinq hommes couverts de sang et de blessures ; puis leur chef s’adresse à Sappho.

« Que faisais-tu, dit-il, toi, la fille des Muses, dans le temple d’Arès ?

— J’étais venue, répond-elle, afin d’adoucir par mes chants la colère des conjurés. Les Charites sont bonnes ; elles redoutent la guerre.

— C’est bien, réplique le capitaine. Tes paroles me semblent d’autant plus sincères que, grâce à ton intervention, la lutte vient de prendre fin.

« D’ailleurs, une amie d’Aphrodite ne me semble pas à craindre. En fait d’armes, ajoute-t-il en riant, très satisfait de son esprit, en fait d’armes Sappho ne connaît guère que la lyre à sept cordes. En l’honneur des Charites aimables, qu’elle s’en aille donc en paix ! »


V

LA MORT DU TYRAN

V

LA MORT DU TYRAN

C’est le soir. En face de la mer où dansent mille étoiles sur les flots, l’agora regorge d’une foule pressée entre les colonnades qui l’enferment sur trois côtés. La plupart des citoyens et de nombreuses femmes, épouses et hétaïres confondues, sont accourus à la place publique. Les faces s’animent ; les yeux brillent ; et, sous les poitrines oppressées, les cœurs battent violemment.

Dans la pénombre, des gestes s’indiquent ; des mains se pressent ; l’on murmure des mots ardents.

Tous les regards se dirigent, avec une expression de haine, vers Myrsilès, assis sur un trône élevé, au centre de l’agora. Autour de lui, ses gardes thraces maintiennent la foule presque silencieuse, mais d’autant plus hostile. Aussi a-t-il donné des ordres sévères pour que personne, en dehors de ses intimes, ne puisse l’approcher.

Il a revêtu son costume le plus somptueux, une robe de fine laine pourpre brochée d’or. Une couronne de laurier, faite également d’or, repose sur les boucles de son épaisse chevelure ; et les baies de l’arbuste glorieux sont formées par des rubis.

Sa main droite, en guise de sceptre, tient un glaive à lame brillante ; et ses pieds nus, aux doigts couverts de bagues, reposent sur un coussin blanc.

À la droite et à la gauche du tyran, se tiennent une dizaine de cinœdes, les plus infâmes de Lesbos. Ils ont les cheveux tressés, le visage peint avec de la céruse et du rouge ; leurs corps exhalent de violents parfums.

Les hanches, les genoux et les mains agités sans cesse, des contractions nerveuses plissant le front et les joues, le cou penché en avant, ces androgynes fixent sur le peuple leurs yeux languissants et hagards. Ouvrent-ils la bouche, leur voix flûtée, criarde, provoque parmi la foule un sourire de mépris.

Ce sont là les meilleurs amis, les compagnons de Myrsilès.

On raconte, par l’agora, les événements survenus la nuit précédente : la réunion des conjurés dans le temple d’Arès ; comment l’un d’eux avait dénoncé leur assemblée et trahi les projets hostiles au tyran, que l’on y devait agiter ; puis leur surprise, l’attaque des gardes thraces, la défense des citoyens et les cadavres entassés dans le sanctuaire profané.

Cinq hommes seulement avaient échappé au massacre : c’étaient, il est vrai, les plus illustres de Mytilène. Myrsilès allait tout à l’heure les faire comparaître devant lui, et, sans égard pour leur rang social, pour les services qu’ils avaient rendus à leur cité, le tyran, juge et partie, n’écoutant que son désir de vengeance, sans doute les condamnerait. Avec eux mourrait pour longtemps tout espoir de délivrance.

Cette pensée, latente chez tous les spectateurs, les remplissait à la fois de honte et de colère. Beaucoup serraient par moments, d’une main nerveuse, à leur ceinture, le manche d’une arme qu’ils tiraient à moitié du fourreau. Mais à quoi bon se faire tuer seul ou bien provoquer un nouveau désastre ? Chacun craignait la lâcheté de son voisin et redoutait de s’avancer, en pure perte, le premier.

De même, lorsque les nuages noirs s’amoncellent à l’horizon, la terre semble fumer sous l’ardeur d’une flamme intérieure ; l’atmosphère est lourde, surchauffée ; les feuilles des arbres restent immobiles. Dans le feuillage, l’oiseau se tait. Un sentiment d’angoisse oppresse tous les êtres. Les forces de la nature s’accumulent, prêtes à se déchaîner.

Ainsi le peuple de Mytilène sentait grandir sa fureur ; mais il se taisait, dans l’attente du premier coup de foudre qui soulèverait la tempête.

Tout à coup, sur la mer, en face de l’agora, retentissent des sons éclatants de trompette, auxquels répondent d’autres fanfares dans l’entourage du tyran. Un navire s’avance ; il est plein de soldats. Ceux-ci amènent du fort construit au milieu des flots, en face de Mytilène, les ennemis de Myrsilès ; on les y a conduits pour les soustraire à toute tentative d’enlèvement qu’auraient pu tenter leurs amis.

Sous l’impulsion de cinquante rameurs, le bateau semble glisser rapidement vers le rivage.

Le voici près de la terre.

Les marins sautent dans l’eau peu profonde et l’attirent sur la grève ; puis les gardes aident les prisonniers à débarquer.

À la lueur rougeâtre des torches, le peuple voit s’avancer, entre deux rangs de soldats armés, ces hommes qu’il connaît et qu’il aime parce qu’ils ont toujours pris la défense de ses droits : Pittacos, Alcée, Kikis. Antiménidès et Mélanippès. Ces citoyens marchent d’un pas ferme, fiers et dignes, malgré les cordes qui leur lient étroitement les bras derrière le dos.

Un murmure de pitié s’élève parmi la foule ; et l’on se demande, à voix basse, si le tyran aura l’audace de les sacrifier.

Parmi eux, Alcée promène anxieusement son regard sur les rangs des spectateurs pressés sur leur passage. Son œil lance un éclair ; il vient d’apercevoir, à quelques pas devant lui, Sappho.

La poétesse a dissimulé sa blanche tunique et l’élégance de sa taille sous une ample draperie grise. Ses yeux, qui semblent brûler, disent à son ami qu’elle est là pour le sauver. Leurs regards se pénètrent, tandis qu’Alcée continue lentement sa marche.

Il arrive en face de son amante.

Tourner la tête pour contempler encore ses traits adorés serait imprudent ; il la désignerait ainsi à l’attention des gardes et causerait peut-être sa perte. Une angoisse serre son cœur.

À ce moment les murailles humaines entre lesquelles passe le cortège, d’une impulsion brusque, semblent vouloir se rejoindre, en rompant les cordons de soldats. Un flot de peuple les entoure ainsi que leurs prisonniers. Alcée sent deux lèvres fraîches murmurer à son oreille ces mots :

« Frappe ! »

Et, sous son manteau, entre ses mains liées, une petite main preste a glissé une courte lame acérée.

Mais les mercenaires thraces, furieux, se sont précipités sur la foule ; avec leurs lances et leurs glaives, ils écartent les audacieux. De ceux-ci plusieurs tombent, sanglants, au milieu des clameurs furieuses. Maintenant les gardes forment une barrière hérissée de pointes, autour des personnages que Myrsilès leur a confiés. L’échauffourée se calme vite ; et les esclaves du tyran peuvent enfin amener devant son trône les victimes qu’il attend.

Le maître de Mytilène les considère d’un œil où la colère allume un regard de fauve.

« Ah ! s’écrie-t-il, vous espériez échapper à ma justice ! Eh bien ! vos amis, qui sont venus dans le dessein de vous délivrer, apprendront par votre mort, à craindre mon ressentiment. Une attitude soumise aurait pu vous ménager quelque chance d’échapper au supplice. Mais après avoir conçu le projet d’allumer, parmi le peuple, une insurrection criminelle, vous avez l’audace de braver ma puissance, alors que votre tête est sous le tranchant du glaive !

« Je ne puis pardonner une telle impudence.

« Vous vous étiez figurés, sans doute, que votre haine suffirait à soulever contre moi mes fidèles sujets. Vous allez apprendre tout à l’heure combien le peuple se soucie peu de vos mérites personnels.

« Toi, Pittacos, tu as vaincu le plus illustre général des Athéniens ; mais ne sais-tu pas que tes lauriers ont porté ombrage à d’autres capitaines de l’armée ? Et ceux-ci ne peuvent te pardonner un triomphe qu’ils étaient, d’ailleurs, incapables de remporter. Les vers rongeurs de l’envie ont eu raison de ta couronne militaire : ses débris gisent dans la boue.

« Et toi, présomptueux Alcée, tu croyais émouvoir la masse populaire par tes chants de liberté. Pauvre fou, tu as vu le monde à travers le mirage de tes rêves. Invoque donc, maintenant, Apollon, les Muses et les Charites ! La grande Héra, le puissant Zeus lui-même ne pourraient pas t’arracher d’ici.

« Tu sauras bientôt que ces termes d’honneur, de gloire, de vertu, de désintéressement ne sont que des mots vides de sens. Tu t’es trompé de siècle. Aujourd’hui la flatterie, la corruption, le vice, la duplicité conduisent sûrement un homme à la fortune.

« Peut-être en est-il autrement dans l’Hadès funèbre ? J’en doute. Dans tous les cas, bientôt, tu le pourras constater.

« Quant à vous trois, compagnons imprudents de ces deux héros infortunés, je vous ferai grâce si vous me dévoilez les noms de tous ceux qui participèrent au complot.

« Toutefois, je veux d’abord savoir quel en est l’instigateur ? »

Les deux frères d’Alcée et son ami gardent le silence ; mais le poète dit d’un voix éclatante :

« C’est moi !

— Eh bien, tu auras l’honneur de périr le premier, s’écrie Myrsilès. Gardes, amenez-le au pied de mon trône, où vous lui trancherez la tête : car je veux que son sang fumant ruisselle sur mes pieds. »

Vers le tyran on pousse aussitôt brutalement Alcée. Tandis qu’un soldat l’oblige à courber la tête sur le marchepied du trône, un hercule, bourreau attitré de Myrsilès et qui ne le quittait jamais, un colosse au teint noir brandit dans l’air une large épée. Un silence de mort plane sur l’agora.

Mais, soudain, le vigoureux jeune homme se redresse ; et il bondit sur Myrsilès. À ses bras libres pendent les tronçons d’une corde coupée. Sa main droite tient une lame qui s’enfonce dans la poitrine du tyran. Celui-ci s’affaisse sans un cri : une écume rouge paraît aux lèvres ; ses yeux ouverts semblent regarder ; mais le regard est vitreux.

Le corps glisse sur le fauteuil et lourdement tombe. Alcée le repousse du pied. Puis il se dresse sur le trône, élevant vers le ciel sombre, son poignard sanglant et s’écrie :

« Le tyran est mort ! Vive la liberté ! »

Pendant ce temps, la foule hostile a rompu les rangs des soldats qui s’enfuient. On coupe les liens de Pittacos et de ses compagnons. Tout le monde acclame Alcée.

Sappho parvient près de lui. Elle se dresse à son côté, au-dessus de la foule heureuse, en délire. Elle rejette son manteau.

La voici maintenant, rayonnante de grâce et de beauté souveraine, dans les plis harmonieux de sa robe qui paraît azurée sous le rayonnement des étoiles.

Elle se suspend au cou robuste d’Alcée et lui dit :

« Tu es grand ; tu es beau ; je t’aime. »


  1. L’an 602 avant l’ère chrétienne.
  2. On appelait ainsi les coings dans l’antiquité.