Louis Querelle Éditeur (p. 137-180).


QUATRIÈME PARTIE

LA PRISE
DU CHÂTEAU D’ASSIEN


Or, il faut noter que, comme c’est la coutume, principalement des Français plus que de nulle autre nation, de s’advancer toujours sans commandement et à la desbandade…

Œuvres du Seigneur de Brantome,
Tome XII : Discours sur les belles retraites (1740).

I

LES HEAUMETTES


Au jourd’hui entre 10 et 11 heures, ont été amenés maistre Sanceloup et un chevaucheur du pape Benedict, tous deux vestus d’une tunique de toile peinte, jusqu’en la cour du palais, et là, ont été eschafaudés publiquement…

Registres du Parlement.
Conseil. XIII (1408).


Pendant ce temps là, de graves événements secouaient le pays, et bouleversaient les habitants du village des Heaumettes comme ceux de la bourgade d’Assien.

Mme d’Assien, veuve dure et inflexible, avec, au vrai, un côté parfois généreux, et en tout cas un sens rigide des obligations assumées, avait eu, pendant des ans, des procès avec le baron des Heaumettes. Par malheur elle les avait tous gagnés.

C’est que ses amis des parlements détestaient la dynastie du baron, qui, depuis plus d’un siècle, avait conservé, malgré l’adoucissement des mœurs, une coutume belliqueuse et un besoin de recourir aux armes en toutes circonstances, choses fort mal vues devant les gens de justice, comme d’ailleurs en cour.

Le baron des Heaumettes, se croyait encore au douzième siècle, lorsque les querelles entre seigneurs se vidaient uniquement les armes à la main. Et, il avait juré que sa voisine n’aurait pas toujours le dernier avec lui.

Fâcheusement pour lui, cet homme avait en sus, un entourage tout à fait étranger à la vie de son temps, on y aiguisait encore ses rancunes.

Voilà pourquoi, lorsqu’on vint signifier à M. des Heaumettes, un acte qui lui dénonçait l’obligation imposée de renoncer à un petit bois, sis dans un anse de la rivière, il devint furieux. Et ce fut pire, lorsque lui vint l’ordre de faire abattre trois maisons de serfs, qui gênaient les vues d’Assien, sur une colline éloignée de ce dit Assien, d’au moins une demi-lieue.

La colère du baron était déjà formidable le premier jour. Elle empira encore le lendemain, car un huissier nouveau se fit introduire et lut une ordonnance de justice, qui contraignait le baron à verser une redevance annuelle de trente écus d’or, et de soixante boisseaux de farine, de ce chef que la terre, dite de la Vachière, était établie définitivement, sous la mouvance d’Assien. On en avait d’ailleurs disputé depuis soixante ans, mais cela se trouvait jugé sans recours.

— Cordieu ! dit M. le Baron, qu’on me pende cet huissier de mauvais sort.

Le malheureux tremblait un peu, pensant qu’on allait à tout le plus, le mettre à la porte sur cent coups de pieds au derrière, ce qui n’est déjà pas plaisant. Mais on apporta une corde et…

— Grâce, Monseigneur, dit l’homme au maître du château des Heaumettes, en commençant de craindre le pire, et se jetant à ses genoux, grâce, Monseigneur !…

— Es-tu, oui ou non, porteur d’un acte, qui prétend me soumettre à cette garce d’Assien ? Es-tu, oui ou non, responsable de ce misérable parchemin, que je vais pendre avec toi ?…

— Mais, Monseigneur, je ne suis qu’un pauvre personnage docile, qui obéit. On m’a ordonné de venir vous remettre cela… Je le fis…

— Ta ta ta… il fallait voir l’air fier avec lequel tu as déroulé ton grimoire pour me le lire, tu te disais : Encore un de ces maudits chiens de nobles, qui se trouve en mauvaise posture. Eh bien, tu vas payer cette audace. Je ne t’ai pas demandé de te présenter ici en grand seigneur, et de faire rouler les r en me disant ce à quoi tes idiots de juges me condamnent. Me condamner, moi !…

« On verra de quel bois je me chauffe. En attendant, laisse-toi pendre, tu béniras tout le village avec tes pieds. C’est très honorable. Je suis certain qu’on t’a déjà dit que tu occuperais une haute position…

Il se mit à rire.

— Tu vas l’avoir, je te gâte, huissier !

Et, sans entendre ce que disait le malheureux, le baron lui tourna le dos.

Une demi-heure plus tard, au sommet de la tour de Grollon, qui était la plus avancée vers le village des Heaumettes, le corps de l’infortuné oscillait à un gibet démesuré.

— Qu’on ne lui ménage pas la hauteur, avait dit le maître.

Et, dès le lendemain, un héraut d’armes sortit avec une bannière armoriée, suivi de trois hommes en casque à visière baissée.

Il allait porter une déclaration de guerre à Mme d’Assien.

En même temps, on commençait à sortir de la tour des Gardes, les heaumes et les armures, qui attendaient depuis longtemps d’être portés. On les entretenait, d’ailleurs, avec soin. Des mousquets et des épées, furent également descendus de leur arsenal du donjon.

Enfin, on commença de lever dans la ville des Heaumettes, la matière d’un régiment de gens d’armes, pour aller détruire le château d’Assien.

Car le baron tenait encore pour parfaitement légitime un comportement qui n’était plus guère suivi que par des gens du Midi, du fond de l’Auvergne ou du pays basque, là, où l’influence royale avait peine à apaiser les querelles de clocher.

Les Heaumettes comportait dix-sept-cents feux. On put donc y trouver quatre cents hommes valides, solides, et propres à endosser la casaque de cuir avec l’armure. Ensuite, on les dressa aux choses guerrières, sur la terrasse centrale du château et sur les pentes du mont, que le château dominait.

Mais il y eut une sorte de révolte, pour la question de nourriture. Les croquants des Heaumettes, peu sensibles à l’honneur de se voir transformés en gens de guerre, voulaient, surtout, être bien nourris.

Or, la pitance à eux donnée était fort médiocre, et ils ne voulaient point aller piller et marauder leurs propres biens.

Alors, le baron en fit pendre douze, et l’ordre revint.

Mais un jour que l’on prétendit apprendre à ceux qui restaient, la manière de s’approcher d’un château défendu ; comme on opérait en ordre dispersé et que les bas-officiers ne pouvaient avoir l’œil partout, il y eut d’un coup, quatre-vingts désertions, plus trois mises à mort de malheureux qui s’y prirent mal, et eurent la tête cassée avant d’avoir pu prendre le large…

Apprenant cela, le baron des Heaumettes entra dans une fureur prodigieuse, et faillit avoir un coup de sang. Il donna ordre à ses gardes, encadrant impitoyablement les meilleures recrues, de faire une battue dans les bois et de pendre sans plus de façons tous les déserteurs qu’on trouverait. Si toutefois, on avait la chance de rencontrer des gaillards propres à porter le harnois, on leur donnerait à choisir entre l’épée au côté ou en travers du corps.

Leur choix serait certainement excellent.

La petite armée se répandit dans les environs. On cerna la forêt et on y traqua tout. Deux déserteurs fuyards cachés y connurent la hart la plus rapide. Mais on découvrit Jean Hocquin et sa femme qui justement, sans se méfier, étaient en train de pêcher des écrevisses dans un frais ruisseau. Ils ne purent, malgré leur finesse, s’enfuir à temps.

— Voilà ce qu’il nous faut, sourit La Coupe, le sous-officier, en voyant le gibier inattendu qu’on lui amenait.

— Qui es-tu ? fit-il à la femme d’abord.

— Sa femme ! dit Babet en désignant son mari.

— Mariés ?

— Oui !

— Et lui ?

— Nous vivons dans le bois et fournissons des simples à l’apothicaire, des tisanes, ou des champignons, continua Babet.

— Du gibier itou ? fit le soldat en s’esclaffant.

Ce n’était pas un mauvais diable d’ailleurs, ce bas-officier, car il avoua :

— Je ne puis vous relâcher, mes tourtereaux. J’ai des ordres. Toi homme, tu veux bien t’enrôler, je pense, parmi nous ?

— Non ! grogna Hocquin.

— Alors, écoute bien ce que je dois te dire. Si tu refuses, on te perce tout de suite le moule du pourpoint, sans plus de façons. Choisis !

L’homme regarda autour de lui. Il était piégé. Il soupira :

— Je veux bien être soldat.

— Tu es un brave. Allons, en avant !

Et à la femme horrifiée :

— Ma belle, tu as le droit de suivre ton homme. Il y a des charrettes pour ça, et si on a besoin d’un petit service hors-service, il te suffira de l’accepter ou de le prendre pour avoir bon renom.

— Je le suis ! dit sombrement Babet, qui savait bien qu’elle s’en tirerait.

Et la troupe rentra en triomphe.

Le baron, devant la nouvelle recrue, s’exclama :

— Bougre, un diable d’homme qui supporte la torture comme toi, sera un soldat admirable. On te fera sous peu un chef.

Et Babet fut enfermée dans la salle basse du donjon, avec les six prostituées et les vieilles marchandes d’eau-de-vie, qui devaient accompagner la troupe durant la campagne contre Assien.


II

LE SIÈGE

Aucuns eurent envie de nous assaillir, et mon adviz est qu’ils en eussent eu de meilleur.

                         Philippe de Commines.
                                          Mémoires.

Huit jours passèrent sans que Babet et Hocquin pussent voir le moindre moyen de fuite. Ils étaient soigneusement enfermés dans le castel, et un système ingénieux de responsabilités collectives interdisait les désertions autrement qu’en troupes.

Babet dut supporter bien des avanies et même abandonner d’elle un peu plus que la main, parce qu’il ne fait pas bon, dans un château en armes, refuser rien à ceux qui disposent de l’autorité.

Pourtant, elle trouva dans cette nouvelle existence, bien des motifs à rires amusés, et elle apprit des choses que sa vie au fond des bois n’aurait pu lui révéler.

C’est ainsi qu’une des prostituées enfermées en sa compagnie, lui enseignait certaines formes de coquetterie et même les politesses de cour. Dans le désœuvrement, il n’est rien qui ne soit propre à distraire, Babet ne voyait pas bien à quoi tout cela pourrait jamais la servir, mais elle s’en divertissait et sut bientôt faire la révérence comme une marquise.

Et c’était l’amusement de cette chambrée de femmes, que de voir Babet recevoir le moindre homme d’armes, avec des grâces qu’elle ignorait auparavant, mais qui lui semblaient désormais obligatoires… Comme si elle se préparait à devenir maîtresse de Roi.

Enfin, on partit pour Assien.

Le plan de la bataille à livrer fut dressé par le sieur Galant, intendant du baron, qui savait un peu de tout. Il avait, en effet, été un peu curé et un peu officier, un peu usurier et aussi légiste. Il passait même pour avoir mérité d’être pendu, dans tous les métiers qu’il avait exercés. D’où la nécessité pour lui de se réfugier dans un château féodal, que les ordres de prises au corps n’avaient guère chance de soumettre à la loi…

Il possédait le plan d’Assien, terre ayant jadis appartenu à la maison des Heaumettes. C’est bien pour cela d’ailleurs, que le baron ne pouvait supporter l’idée qu’Assien lui fut suzerain. On décida donc d’investir d’abord, puis de fermer toute issue aux gens du village, afin qu’ils ne pussent aller dire partout ce qui advenait. Alors on attaquerait la tour écroulée voici deux ans, et qui n’avait été qu’à demi-réparée. Ensuite on donnerait l’assaut…

Une fois la comtesse prisonnière, on déciderait d’agir selon les circonstances…

La troupe fut bientôt devant Assien. Le château occupait une colline en demi-cercle, qui fermait précisément la boucle de rivière dans laquelle vivait le village. On s’approcha par des couverts, et, un matin, avant l’angélus, Mme la comtesse d’Assien put voir que sa demeure était assiégée ou à peu près.

Dans les relations entre dynasties féodales, il y eut toujours un personnel considérable consacré à l’espionnage, et qui rapportait rigoureusement à son employeur ce qui se passait dans les environs ou dans les châteaux les plus voisins.

Mme d’Assien, qui avait de la tradition, savait donc très bien que son redoutable voisin faisait des préparatifs guerriers, et qu’il venait de pendre un huissier chargé de lui porter un acte de suzeraineté à accepter. Elle pensait cependant que tout cela fut simple divertissement de méchant homme et moyen de faire pression sur la partie adverse, en vue d’une proposition transactionnelle. Elle sourit et ne s’occupa de rien.

Il est vrai que son château comportait auparavant cent gardes solides et bien payés, capables de le bien défendre. Mais l’oisiveté, et le favoritisme avaient beaucoup désarmé cette petite troupe, où figuraient aujourd’hui des vieillards presque centenaires, des infirmes et des enfants.

D’ailleurs même en voyant les belliqueuses troupes du baron des Heaumettes, Mme d’Assien ne se démonta pas. Elle continua de croire que ce déploiement de forces, fut le prologue d’une visite de son ennemi, et elle attendit en paix.

Elle était justement aussi têtue qu’il était cruel, et se promit de ne point changer un iota aux attendus de l’acte qui lui soumettait son rude voisin.

Les troupes, habilement et intelligemment, car le sieur Galant n’était pas un sot, se répandirent partout et fermèrent la boucle de la rivière, pendant que sur la rive en face, deux petits postes s’installaient pour interdire la traversée des messagers.

Une proclamation rédigée impérieusement, vint ensuite avertir les gens du village qu’ils eussent à nourrir les soldats des Heaumettes, et à s’interdire tout ce qui pouvait les gêner. Le siège ne durerait, disait-on pas plus de trois jours.

Et, là-dessus, un homme ayant été découvert, qui tentait de passer à travers les troupes, pour porter probablement des avertissements aux seigneurs du voisinage : le chevalier de Persepin et le marquis de Trasapon-la-Tour, on commença, suivant la coutume, par passer une corde au cou de l’individu, et on le hissa à la maîtresse branche d’un gros noyer.

Le calme, avec des procédés pareils, fut immédiat partout. C’est à peine si désormais, quelques paysannes violées firent résistance, et encore était-ce sans doute pour éviter plus tard, les reproches de leurs maris…

Le sieur Galant, pendant ce temps, faisait le tour d’Assien et repérait les lieux faciles à attaquer. Il en découvrit un, qui était de tout repos, et le dit familièrement à Jean Hocquin. Le braconnier, n’ayant pu s’enfuir, avait accepté, en effet, d’accompagner le « général » en chef, en qualité de serviteur.

Le soir tomba sur l’animation inaccoutumée de cet Assien, qui passait naguère, pour la ville la plus morte de la région…

Les auberges ne désemplissaient point et l’humeur la plus joyeuse ne laissait pas de régner en tous lieux.

Le baron des Heaumettes avait requis à son usage la plus belle maison, laquelle appartenait justement à un seigneur absent, cousin de Mme d’Assien. Il trouva là un gîte à sa convenance, plein d’armures et de souvenirs guerriers. C’est que le propriétaire se trouvait avoir servi vingt ans avec le Polonais, le Turc, l’Autrichien et même un Colonna d’Italie.

Il en était, au surplus, revenu avec des infirmités certaines et prouvait péremptoirement, ainsi que la guerre est un métier plus dangereux que la banque…

Durant cette nuit-là, Babet et Jean Hocquin se réunirent pour deviser et s’entendre. Il leur aurait peut-être été possible de s’enfuir, mais tous deux commençaient de trouver quelque divertissement dans cette aventure. En somme le baron des Heaumettes, lorsqu’il ne vous avait pas fait brancher, vous gardait une amitié assez plaisante. Il ne pouvait plus voir Hocquin sans lui donner quelques écus, lui taper sur l’épaule, et lui conseiller, à lui qui devait certes détester les nobles, d’entrer le premier dans le château et de couper proprement la gorge à cette damnée comtesse d’Assien.

Il pensait, en effet, que si un homme se conduisait ainsi, et s’avisait, le coup accompli, de disparaître, tout serait admirable.

Mais il ne pouvait confier un tel vœu qu’à un soldat dont il connaissait le caractère secret et dur, à un gaillard surtout dont la vie se tenait à l’accoutumée hors des villes et des lois.

Quant à Babet, elle pensait que sa personne en cas de malheur pourrait efficacement protéger son mari. Elle ne se trompait pas au surplus. C’est grâce à elle, de fait, que le sieur Galant avait pris Hocquin comme secrétaire, serviteur, porte oriflamme et même compère…

Les époux conversèrent donc cette nuit là dans la cour d’une maison abandonnée. Ils étaient amusés et rieurs. Babet trouvait que la protection diabolique agissante, commençait en vérité de la servir mieux. On ne voyait pas d’effets trop directs encore, sauf, toutefois pour l’or enterré soigneusement dans la forêt. Mais on devinait un sourd travail favorable, qui, bientôt…

— Dis-moi, demandait Jean Hocquin, crois-tu que j’aie intérêt à fuir, à cette heure ?

Elle répondait :

— Sans doute, non. Car ce siège sera terminé après-demain et on te laissera regagner ta forêt.

— Est-ce sûr ?

— Tu le feras, en tout cas, et on ne songera plus à te poursuivre.

Il hésitait, ne sachant dans quelle direction il semblait préférable d’agir.

Et tous deux examinaient les événements avec gaîté, tout étonnés de se trouver en tels lieux et sous telle autorité, car leur vie présente n’avait aucun rapport vraiment avec ce que le sort paraissait jusque-là leur réserver.

Mais le jour se leva enfin et les dispositifs guerriers se resserrèrent, sur des ordres convergents, autour du château d’Assien.

Toutefois, comme le sieur Galant s’approchait trop près des courtines, une arquebusade, tirée de haut, le fit reculer. Cela, c’était le vrai signal des hostilités.

Aussitôt des injures et des appels retentirent dans les fossés où se tenaient les soldats du baron, ce fut un combat verbal homérique. La comtesse reçut pour sa part une série de qualificatifs qui firent rire même les gardes postés sur les tours.

— Comment attaquons-nous ? demanda le baron au sieur Galant.

— Nous feignons de nous ruer ici et y posons même un baril de poudre qui va ébranler le mur et sans doute en faire crouler une partie. Mais c’est de l’autre côté que tout se passera.

— Y a-t-il assez d’hommes.

J’en place quarante, et tout le reste ici. Ces quarante peuvent prendre le château. Il n’y a là dedans que des macrobites et des goutteux, en fait de soldats.

— Bien, Galant ! Vous savez que si ce soir Assien est pris, je vous délègue ma terre de Maltrait, qui est seigneurie et vous permettra de vous nommer Galant de Maltrait.

— Monseigneur, le plaisir de vous être utile et de vous contenter suffit à me rendre heureux.

— Le reste n’est point méprisable, Galant. Allez !

Pendant ce dialogue, les troupes se massaient. Les gens d’Assien, n’ayant pas compté les agresseurs, ne pouvaient croire qu’une petite troupe dissimulée, mais vigoureuse et décidée, allait décider du sort de ce combat.

III

LE SAC


Maint compatriote de Lot
souffre la pis que le fagot.
On lui lave de feux liquides,
ses infâmes hémorroïdes…

Scarron, Le Virgile Travesty
(Livre IV).


Ce fut toujours une chose charmante et cocasse à la fois, que l’attaque et la prise d’un château fort. Il est vrai que la drôlerie n’en apparut point sans doute au temps où l’aventure se trouvait quotidienne. Alors, la coutume suivie pour réaliser cet exploit lui donnait figure de rite dangereux.

Mais ce déploiement d’armes et d’échelles, ces injures que les gens se jetaient du haut des murs et du bas des fossés, ce tumulte déraisonnable qui caractérisa tous les combats du moyen-âge, où l’on avait si bien oublié les leçons de l’histoire romaine, avaient le caractère d’un joli spectacle. Beaucoup le tinrent, même alors, pour tel.

Il faut admirer en effet les estampes naïves où les artistes du temps ont représenté les travaux du siège. Là, s’époumonent obstinément au second plan des gaillards bien embouchés, qui mettent en riant les poings sur les hanches… C’est symbolique…

Ainsi en fut-il du siège et de la prise de ce château d’Assien, en une époque où il semblait bien que de tels guerroiements commençaient à devenir de pure archéologie.

D’abord, on s’insulta copieusement. Les soldats du baron étaient forts en gueule, et furieux d’avoir été enlevés à des labeurs pacifiques. Ils s’en vengeaient sans gêne, à coups d’outrages et des plus corsés. La mère, la fille, et la femme de chacun des défenseurs du château furent d’abord certifiées propres à toutes les besognes libertines, et disposées aux vices les plus abjects…

On ne s’en tint pas là. Les défenseurs à leur tour se trouvèrent chargés de tous les maux qui rongent la chair et pourrissent le sang. Puis la comtesse d’Assien elle-même fut sans plus de façons nantie de mille tares abominables ou divertissantes, les deux à la fois même, car à l’énoncé de chacune, tout le monde au bas des murs éclatait d’un rire joyeux.

Après cela, on se lança des flèches ou des carreaux. Les cranequins firent des leurs. Un brave vieillard, qui se tournait à gauche sur une tour pour répondre vertement à quelque insulte, reçut de droite, et raide comme la foudre, un dard qui lui fendit la tête.

Et chacun de se rigoler parmi les troupes du baron des Heaumettes, devant ce délicieux exploit.

Il y avait des arquebuses et des mousquets dans les deux camps. On s’en servit. Entre deux insultes on tirait, dans un nuage de fumée, des projectiles massifs qui ronflaient dans l’air et blessaient peu.

Pourtant un bas officier du camp des Heaumettes reçut par accident une balle en pleine poitrine, et roula à terre, dans un cri d’émoi, en vomissant le sang comme un ivrogne rend son vin.

C’est ce petit triomphe qui perdit les gens d’Assien, puisque, dans les choses humaines tous les événements ont deux faces. Il faut donc attendre la face mauvaise, pour ne pas risquer d’être trompé par l’autre, laquelle donne trop fréquemment de chimériques espoirs.

Car le brave vieillard qui avait décoché en plein la balle dont mourut un sous-officier du baron des Heaumettes, cria naïvement que cela assurait la victoire à son camp. Il dépêcha aussitôt des gardes dans tout le château afin de dire, et son triomphe, et l’assurance qu’il acquérait de voir bientôt les assiégeants défaits se retirer la queue basse dans leurs repaires…

Ainsi vont les réalités de ce monde qu’on exagère généralement au-delà de la raison raisonnante, tout ce qu’on accomplit de bien. On agit ainsi sans se rendre compte des embûches du destin et du peu que chacun de nous est entre les mains de Dieu ou du Maudit.

Tous les combattants d’Assien arrivèrent donc au trot pour admirer la défaite de l’ennemi. Ils se rangèrent sur les murailles et les tours. De derrière les merlons, ils jetèrent des quolibets galants qui rendirent furieux l’assiégeant.

Et le côté où veillaient quarante bougres audacieux et solides se trouva privé d’opposants, même de surveillants…

Un homme fut choisi aussitôt par le sieur Galant, qui voyait tout, pour aller dire à sa troupe d’assaut d’y aller en masse et de toute son énergie. Or cet ambassadeur n’était rien moins que Jean Hocquin.

Il se glissa derrière les arbres et les buissons, les maisons sans faste dont on avait chassé les habitants pour en faire des arsenaux et des fabriques de fascines ou d’échelles. Il ne fut point vu. Enfin il passa sur l’autre face du castel et parvint jusqu’au lieu, bien dissimulé par un repli de terrain et deux fermes aux vastes hangars, où attendaient impatiemment les vieilles gardes du baron.

— C’est le moment ! dit-il sans ambages.

Celui qui commandait là avait guerroyé sous tous les drapeaux en Europe, et rapporté plus d’estafilades et de blessures que l’année ne compte de jours. Il alla en rampant mettre le feu à la mèche qui devait enflammer un petit boucau de poudre, au lieu le plus désagrégé et le plus accessible de la courtine. C’est un petit crépitement et une sorte de serpent flambant, qui rampe dans l’herbe rase, et puis…

Une magnifique explosion sonne, et répand comme fière de son œuvre, un nuage dense où se mélangent la fumée noire et les pierrailles.

Le temps de compter jusqu’à vingt, puis le chef lance sa troupe, qui bondit…

Sans y voir et sans chercher si l’ennemi attend, ces hommes violents gravissent parmi les éboulements. Ils sont en petit nombre et ne se gênent point entre eux. Le sieur Galant l’avait prévu. À mesure que la quantité d’assaillants augmente, leur vitesse se ralentit. C’est un malin que Galant, et il veut posséder la terre noble que le baron lui a promise.

Les premiers de ses hommes roulent, sur ces terres remuées et instables. Ils ne s’arrêtent d’ailleurs pas à ces échecs, et reviennent en blasphémant.

Il en est un qui, voulant aller trop vite, déracine un bloc suspendu, qui doit peser autant qu’un muid et qui l’écrase. Tant pis !

Personne ne recueille ses dernières paroles. Les autres ont mieux à faire.

Ils s’enfoncent donc dans la brèche. Il y a des heurts et des chutes, mais on passe, on s’élève, se cramponnant partout où il y a prise, les hommes du baron se hissent peu à peu jusqu’au sommet du mur.

Le premier qui y parvient se rétablit furieusement, tire sa dague et crie :

— Tue… tue…

Il n’a personne devant lui. Alors, il se met à courir au hasard, pour égorger le premier qui lui tombera sous la main.

Un second l’imite et hurle :

— À nous, Assien est pris. Vive le baron des Heaumettes !

Car il faut bien, que l’orgueil d’appartenir à la troupe victorieuse se manifeste en ce lieu.

Le troisième est le chef lui-même de la petite troupe. Il ne dit rien, n’étant point homme à gaspiller le souffle qu’il a court.

Mieux, comme il est dévoué à son service de soudoyer, il se met tout bonnement sur le côté du mur, et regarde monter un par un ses hommes, aux faces poussiéreuses et suantes.

— Allez les gars, crie-t-il, nous y sommes. Vivat !

Tous se hâtent sur cette pente roide et qui se dérobe. Ils n’ignorent point, au surplus, que l’effet de la surprise est condition de la réussite, et fonction de la rapidité.

Bientôt, il y en a vingt-cinq dans le château. Mais nul ne trouve devant soi la moindre ombre de combattant.

Avec l’enthousiasme qui caractérise leur vanité belliqueuse, ils s’imaginent donc que l’ennemi s’est débandé et enfui, et il leur en vient un grand orgueil.

Pourtant voici un pauvre homme qui passe, en boitillant.

C’est un des valets de Mme d’Assien. Il est on ne saurait moins guerrier. Il regarde avec stupeur cette harde de diables, qui se lance follement sur les chemins de ronde, sur les routes intérieures et par les bâtiments du château.

Alors, d’un coup de dague bien porté, un des soldats lui ouvre le ventre en criant, parce qu’il faut à tous les hommes la réconfortante conviction d’accomplir, même dans le crime, un acte de haute justice :

— À bas les traîtres.

Et trente-sept hommes sont bientôt disparus, absorbés comme une onde sur du sable, par les détours et les innombrables voies d’accès en chicane du château d’Assien.

Seul, le chef ferme la route, il regarde partout, sachant que dans de telles contingences, la hâte est mauvaise conseillère, encore qu’elle aboutisse souvent au succès.

Et les constructions compliquées qui l’entourent, s’emplissent bientôt de vociférations, de cris d’appels, de plaintes et de hurlements.

On prend Assien selon les règles de la poliorcétique, qui ne se réalisent jamais sans bruit.


IV

LA COMTESSE


La Pucelle lui révéla que « on l’avait tourmentée violentement en la prison, molestée, battue et déchoullée, et qu’un millourt d’Angleterre l’avait forcée ».

Dépositions. Ms. Soubise (Michelet).
Procès de Jeanne d’Arc.


Jean Hocquin était parvenu au sommet de la brèche, le dixième ou onzième du lot. C’était fort honorable. D’ailleurs il n’avait fait aucun effort surhumain et se laissait porter, en quelque sorte, par l’enthousiasme ambiant.

Lorsqu’il fut là-haut, sur un terre-plein qui conduisait, à droite et à gauche aux chemins de ronde suivant les murs, il arrêta son élan. En face il voyait un carrefour, dont les routes pavées de dalles menaient d’une part à une sorte de jardin, de l’autre à deux bâtisses austères, puis on ne savait où, par des escaliers en vis. Il hésita, et décida seulement, devant ce mystère, de se promener un peu dans le jardin. Faute d’avoir un juste ressentiment contre Assien, il prenait cet assaut à la fantaisie et d’ailleurs le hasard est bien grand. Il sert le plus souvent ceux qui sembleraient, à première vue agir déraisonnablement…

Le jardin était petit et maigre. Des murs de bâtiments sans fenêtres le bordaient sur trois côtés.

Il vit enfin une porte close. Cela menait certes, quelque part, sinon au paradis ou en enfer… De sa dague il fit sauter la serrure. Il se trouvait devant un escalier roide et étroit, qui grimpait. Il se dit alors que pour voir comme il convient, un beau paysage, il faut le regarder d’un peu haut.

Et le sac des biens de la comtesse d’Assien, pouvait passer pour un noble sujet d’estampe…

Il gravit les marches, d’ailleurs attentif à tout et prêt à égorger, non seulement l’ennemi avoué, mais le simple témoin qui aurait eu la malencontre de se trouver sur sa voie.

Par chance, pour l’infortunée et hypothétique victime, Hocquin ne vit personne.

Il se trouva bientôt, devant une autre porte ouverte, et entra dans une vaste salle garnie de tapisseries et de sièges antiques.

« Fort bien, pensa l’homme. Je ne crains plus ici, que de me faire occire par des fuyards d’Assien, qui vont remonter d’en bas. »

Il ajouta mentalement :

« Je ferais mieux pourtant, de descendre retrouver les autres. »

Au bout de la vaste salle était une autre porte. Il la gagna. Elle redescendait. Il redescendit alors un nouvel escalier droit.

Toujours le silence et la sérénité. On n’aurait pas dit qu’à cette heure, une bande de pillards était en train de mettre à mal la demeure seigneuriale. Elle avait au surplus résisté auparavant à bien des assauts, tentés avec des moyens plus puissants que celui du baron des Heaumettes.

Hocquin redescend se demandant où il va, et ce que fait en ce moment Babet, sa femme. Comme il est long, cet escalier !

Il affermit sa dague en main pour entrer dans un couloir, puis, au bout, dans une somptueuse pièce remplie de velours et de soieries éparses. Un métier à broder est au milieu, devant un fauteuil à la vieille mode. Il y a enfin deux prie-Dieu sous un Christ d’ivoire, et une table avec un en-cas tout prêt, dans un angle à demi-caché par un paravent.

— Ho ho ! fait le braconnier, nous sommes dans la bauge du marcassin.

Il n’a pas dit ces mots, que devant lui une porte secrète baille sec dans le mur, et une femme laide, mais vigoureuse et hautaine, entre d’un trait.

Elle ne voit Hocquin qu’après la porte refermée, et sa face devient couleur de cire.

Le manant et la grande dame se regardent un instant.

Dans l’âme de Hocquin il n’y a pas une ombre d’estime ou de pitié. Il ne sait pas ce que c’est que la bonté, et n’a d’ailleurs jamais vu faire grâce qu’à lui seul. Encore était-ce à condition qu’il supporterait la torture…

Il n’a non plus aucune haine, contre la comtesse d’Assien, qu’il devine devant lui.

Mais elle s’imagine qu’il vient pour voler, et ouvre une cachette dans un meuble bas.

— Tiens ! fait-elle.

Sa main tend une poignée d’or.

Elle pense que ces rustres sont des brutes, certes capables de tuer, mais surtout des affamés de ce qui figure la fortune aux yeux du peuple : l’or.

Si un de ses fidèles entrait à cette minute, elle ferait tuer Hocquin comme un chien. Elle croirait de ce chef, agir avec justice, c’est à peine si elle imagine quelle chose abominable ce serait, que de le voir porter la main sur elle…

Mais le braconnier ne prend pas l’or qu’on lui offre.

Elle en offre un peu plus, très à l’aise, et prête à mourir s’il faut. Car elle sait n’avoir rien à craindre de l’autre vie. C’est le paradis qui l’attend. Dieu, qui est aussi gentilhomme, n’oserait pas envoyer une femme à trente-deux quartiers dans son Enfer…

Et puis, pour quelle raison irait-elle chez les damnés. La comtesse d’Assien est une femme juste…

Et l’idée, qu’elle ait pu être coupable et reprochable de faire pendre une centaine de vilains dans sa vie, ne l’effleure même pas.

Hocquin la tuerait bien, car il n’est pas tenté par l’idée que cette femme noble soit plaisante à prendre. Il lui préfère Babet.

Elle devient plus pâle encore devant l’impassibilité du soldat, et pense que sa dernière heure sonne, puisque ce manant ne veut même pas s’enrichir, le sot !

Elle dit d’une voix émue, car en somme on lui a appris à être digne devant le malheur, mais non point à lui trouver bonne figure :

— Allez-vous en !

Hocquin hausse les épaules avec mépris. Mais il n’a pas le temps de faire un geste ni de dire un mot, la porte par laquelle la femme est entrée saute sous un effort violent, et un gaillard ensanglanté entre, une énorme lame au bout du poing.

— Garce ! crie-t-il à la comtesse, je savais bien que…

Il saute sur la femme pour la tuer.

Hocquin l’arrête et dit calmement :

— Laisse-la !

Mais la fureur de l’autre doit se manifester par une issue quelconque, et c’est au chasseur que le coup vient. Hocquin pare. Cette fois il lui faut défendre sa vie, car l’homme est entraîné et robuste.

Alors, d’une détente du poignet en tournant et esquivant, il ouvre la gorge, et, malgré le col de buffle, l’artère carotide du survenant. C’est qu’il a appris avec les fauves à manier le couteau. L’agresseur s’effondre, les yeux fous et la face soudain creusée…

Hocquin sent confusément dans son orgueil d’homme, qu’il n’est point d’âme inférieure aux porteurs de titres. Il sera fort digne puisqu’il n’a rien contre elle, de faire grâce à cette femme, mieux même, de lui rendre sa liberté. Il se met à rire durement.

— Déshabillez-vous et prenez le costume de cet homme ! ordonne-t-il.

Comme elle ne parait point comprendre, il reprend :

— Choisissez, je puis vous sortir d’ici ou bien vous allez mourir. Il va en venir d’autres que lui — il désigne le cadavre — et nul ne vous fera grâce.

Il rit encore :

— Vous ne faisiez pas grâce plus souvent…

Furieuse et dominée, mais sentant, au moment qu’elle faillit la perdre, à quel point la vie est douce chose, la femme quitte sans un geste vain sa lourde robe de panne rose bordée d’hermine.

Elle hésite encore, mais le temps presse. Elle est aux mains de ce paysan qui ne veut pas d’or, c’est-à-dire qu’elle appartient à ce qu’elle peut redouter le plus au monde.

Elle dévêt mal, mais intelligemment, le soldat tué. Le sang ne l’arrête point. Elle s’en huile les doigts. Ah ! une comtesse d’Assien, devant le tombeau, se plie à des servitudes incroyables…

Elle voudrait que le dur individu qui regarde put l’aider, mais il la toise insolemment. Enfin elle découvre en ses hérédités lointaines l’art de quitter à ce cadavre son harnois guerrier, pourtant bien lacé et serré…

Elle a honte et espoir. Elle est pleine de haine et de désir de vivre. Ainsi sont tous les humains.

En gestes précis, qui sont sans doute inattendus chez cette grande dame, elle se passe la camisole de bure, puis le pourpoint de cuir sur son dos. Elle flotte un peu là-dedans, mais ça va. Elle est plus gênée devant les chausses et les brodequins, car il lui faut montrer d’elle-même ce que la modestie interdit.

Mais elle aboutit. De blême elle est devenue rouge.

— Vite ! dit Hocquin.

Et il lui met sur la tête le casque du mort.

— Venez et obéissez, grogne le braconnier. Il se sent furieux, n’étant pas sûr de bien agir en sauvant cette femme, qui hier l’aurait fait pendre sans hésiter.


V

LA LIBERTÉ


Le chaud, le froid, la faim, la lassitude,
M’ont souvent mis à deux doigts du Tombeau.

La Nouvelle Ève, comédie mêlée d’ariettes et en trois actes (auteur inconnu). An II de la République Française.


Accompagné de la comtesse d’Assien, déguisée en soldat du baron des Heaumettes, Jean Hocquin reprit le chemin par lequel il était venu. Personne ne se rencontra sur leur parcours.

Il trouva la brèche et la descendit, sans aider en rien la femme qui le suivait fidèlement. Elle était domptée et pleine de fureur.

On entendait des cris multiples et féroces partout dans les autres recoins, cachettes, tours et bâtiments du château. Les troupes des Heaumettes, victorieuses, pillaient avec délices, violaient les femmes, égorgeaient les hommes et mettaient le feu à tout ce qu’ils désespéraient de pouvoir emporter.

Et des cours une fumée dense montait vers le ciel.

Les fugitifs se hâtaient avec souci. En bas de la brèche Hocquin dit seulement :

— Suivez-moi très vite !

Sa femme, il le savait, se trouvait à guetter dans le coin ou ils avaient dormi la nuit précédente. Il trouva l’endroit.

Babet le regardait venir avec curiosité. Femme et fort intelligente, elle avait deviné, rien qu’à la démarche, le sexe du guerrier accompagnant son mari.

Un soldat fuyant Assien passa comme un dément et Babet se mit à rire.

— Madame fit-elle avec ironie, à la comtesse devinée, je crois que demain votre château ne sera plus rien que des cendres.

— Les pierres ne brûlent pas, repartit la comtesse.

Hocquin coupa la parole aux mots aigres que les deux femmes, soudain égalisées par les circonstances, allaient se dire. Il questionna sa prisonnière :

— Madame, où voulez-vous aller ?

— Dans une ferme voisine. Là, on me donnera un cheval, et je m’en irai à Paris me plaindre au Roi.

— Soit, fit l’homme. Où est-ce ?

— Là-bas !

Elle désigna un chemin encaissé, qui s’éloignait vers le nord.

— Bien ! Babet, allons-nous en aussi.

Babet se mit à rire. La présence de cette dame orgueilleuse en déguisement guerrier, ridicule et humiliant, lui apportait mille idées de contentement…

Et elle voyait là une des volontés mystérieusement drôles, qui signent tous les actes de Maître Satan.

Ils se mirent en marche.

Une heure après, ayant par deux fois, failli être découverts par un petit poste des Heaumettes, lequel, par le plus grand des hasards, n’avait pas quitté la ferme où on l’avait placé, ils se trouvèrent devant une maison enclose de hauts murs. Elle se trouvait en contre-bas, près de marécages verts où serpentait une chaussée étroite.

— C’est ici que je vais trouver un cheval, dit Mme d’Assien.

— Adieu madame ! fit Hocquin sans plus.

La comtesse eut une crispation du visage.

— Que puis-je faire pour vous ?

— Rien, Madame.

— Vous m’avez sauvée.

— J’en suis ravi, madame, et compte que votre voyage pour Paris se passera bien.

— Voulez-vous que je parle de vous au Roi ?

— Je n’en vois pas la nécessité. Le Roi n’a pas besoin de moi, et moi je me suis passé jusqu’ici de lui…

Blessée, elle reprit :

— Dites-moi, où je pourrai vous faire remettre cinq cents livres, pour vous récompenser de ce que vous avez fait.

Babet aurait bien accepté le don. Encore un cadeau de Satan, sans nul doute, mais Hocquin se sentait confusément aussi noble que la dame d’Assien, et il voulait, avec un rien d’orgueilleuse dignité, garder son désintéressement intact.

Il dit :

— Merci madame. Adieu !

Elle se sentit vaincue en ce combat et dit aigrement :

— Adieu donc !

Il fit signe de la tête et s’éloigna.

Babet suivait, heureuse, malgré la perte de l’argent, que son mari n’avait voulu accepter, de voir que tout se passait bien. Et puis, qui sait si cette chipie aurait versé ce qu’elle allait promettre…

Et qui sait encore, si elle ne voulait pas avoir sur son sauveur, des renseignements pour le faire pendre un jour.

Ce ne serait pas la première fois, que la reconnaissance se paierait ainsi.

Babet et Hocquin suivirent la chaussée au milieu des marécages. Une hauteur les dissimulait à Assien. Ils allaient tranquillement revenir dans leur forêt.

Mais, cette fois, ils s’arrangeraient pour ne plus risquer d’être enrôlés de force par le baron.

Au demeurant, celui-ci, informé certainement de la fuite d’Hocquin, ne faillirait pas de l’envoyer en enfer au premier jour où il le retrouverait.

Il est vrai, que peut-être le croirait-on tué dans Assien, et victime des incendies, de sa témérité, d’on ne savait quoi. Cela n’en nécessiterait pas moins une soigneuse mise à l’abri.

Le soir tomba, tandis que les deux fuyards se trouvaient encore sur les terres d’Assien. Ils se méfiaient et se dissimulèrent dans une grange abandonnée.

Au matin ils reprirent le chemin de la forêt natale, et bientôt se trouvèrent chez le baron des Heaumettes.

Au loin, sur les pentes sombres d’une série d’ondulations, on voyait commencer les bois où le couple aventureux allait retrouver, sans doute, sa paix.

C’est alors que d’une petite futaie, laissée libre au milieu des champs cultivés et des prés qui bordaient la route, les deux errants virent apparaître un petit parti de soldats, qui leur faisait signe de s’arrêter et accourait au galop.

Ils portaient les couleurs d’Assien. C’étaient certainement des gens envoyés en manière de représailles, pour brûler et piller chez le baron.

Mais ni Babet, ni le braconnier ne s’y trompèrent. Ils prirent la fuite en hâte.

— Arrêtez ! hurlait, en tête des cinq poursuivants, le bas-officier bien vêtu dont le harnois polychrome dénonçait le parti, arrêtez !…

— Oui, attends, mon vieux ! disait Hocquin.

Un des soldats avait un lourd mousquet. Cet outil encombrant ne lui permit pas de suivre ses camarades, mais il s’appuya à un arbre et ajusta Babet.

— Oh ! dit-il, ma belle, je te vais apprendre à bien tomber sur le dos !

Il tira. Toutefois, si adroit qu’il fut, il ne pouvait être sûr de son coup à plus de cent cinquante pas, et Babet sentit seulement passer à sa gauche la balle sifflante.

Elle fit un écart.

— Courage, disait son mari, ils se lasseront avant nous.

De fait, la distance s’accrut entre le gibier et ses chasseurs.

Deux autres arquebusades n’eurent pas plus de succès que la première.

Enfin, ce fut la corne du bois, qui faisait l’avant-garde de la forêt, et, sous son couvert les fuyards se trouvèrent hors d’atteinte.

Il était temps.

Babet épuisée se laissa choir sur l’herbe. Ses lèvres blêmes s’ouvraient spasmodiquement.

— J’ai bien cru qu’ils nous tueraient.

— Ils n’y auraient pas manqué, s’ils nous avaient pris.

Les autres s’en retournaient, ne se souciant pas au soir tombant, de se risquer dans la forêt aux mystérieuses défenses. C’étaient en effet, des pêcheurs et des hommes de plaines, que ces soldats d’Assien.

Une maison se voyait au loin, ils la gagnèrent, car Hocquin en connaissait les habitants, des braconniers, qui chassaient toutefois dans un autre secteur de la forêt des Heaumettes.

Ils furent accueillis chez ces braves gens, avec un plaisir sans inquiétude. Ils mangèrent, burent sec et contèrent après cela, l’histoire du siège d’Assien.

Bien entendu, l’évasion de la comtesse fut passée sous silence.

Les braconniers de ce coin de sol, n’avaient point été enrôlés, parce que l’un boitait de la jambe droite — par un coup de défense de sanglier — et l’autre restait infirme à la suite d’une chute. Ils se gaussaient des croquants, qui avaient si facilement pris le buffle guerrier.

Le lendemain soir, Babet retrouvait sa tour antique et la statue de cire vierge, à laquelle, tandis que son mari épuisé dormait, elle fit une chaleureuse invocation. Ensuite, elle la perça par trois fois.