Les Altérations de la personnalité (Binet)/3

Félix Alcan (p. 36-66).


CHAPITRE II


LES SOMNAMBULISMES SPONTANÉS (SUITE)

Systématisation de l’activité psychologique. — Observation de M. Mesnet sur le sergent de Bazeilles. — Analyse de cette observation. — La conscience ne disparaît point pendant la crise. — Discussion de l’opinion de M. Huxley sur le rôle de la conscience. — Observations de M. Charcot. — Opinion de M. Charcot sur la nosographie des somnambulismes.

I


Le somnambulisme spontané peut présenter, chez les hystériques, un caractère un peu différent de celui que nous venons de décrire. Dans toutes les observations que nous avons reproduites jusqu’ici, l’état second du sujet a les allures générales de l’état prime, considéré comme l’état normal ; le sujet a l’esprit ouvert à toutes les idées et à toutes les perceptions, il est capable de vivre de la vie commune, en un mot il ne délire pas. On a depuis longtemps remarqué que les sujets de ce genre, pour un observateur non prévenu, paraissent normaux, et rien n’avertit qu’ils se trouvent dans un état second.

Mais il n’en est pas toujours ainsi, tant s’en faut. On a observé que, dans des circonstances un peu différentes de celles que nous avons étudiées, le caractère psychologique du sujet est dans l’état 2 tout à fait différent de l’état 1 ; le sujet ne vit plus de la vie commune ; il est dominé par une idée, ou par un groupe d’idées, qui impriment à toute son existence une orientation particulière. Il n’entend pas ce qu’on lui dit, quand les paroles prononcées n’ont aucun rapport avec son idée fixe et ne peuvent pas s’y incorporer ; les objets qui l’entourent le laissent indifférent, ou ne sont pas perçus d’une manière consciente, quand ils ne se rapportent pas à sa préoccupation habituelle.

Ces phénomènes constituent bien une altération de la personnalité par fractionnement spontané ; aussi rentrent-ils logiquement dans le cadre de ce chapitre.

Nous avons vu que le cas type de la première série d’observations est le cas de Félida. On peut dire que cette nouvelle série possède aussi un cas type, aujourd’hui bien connu ; c’est celui du sergent de Bazeilles, publié par M. Mesnet[1]. Nous reproduisons in extenso cette observation importante.

« F…, âgé de vingt-sept ans, sergent à l’armée d’Afrique, reçut, dans les batailles livrées sous Sedan, une balle qui lui fractura le pariétal gauche. La balle, tirée obliquement, fit une plaie de 8 à 10 centimètres de longueur, parallèle à la suture temporale, et située à 2 centimètres environ au-dessous de cette suture.

« Au moment où il reçut cette blessure, F… eut encore la force de renverser d’un coup de baïonnette le soldat prussien qui venait de le frapper ; mais, presque aussitôt, son bras droit se paralysa, et il dut abandonner son arme pour échapper à l’incendie et aux obus qui pleuvaient sur le village de Bazeilles en feu. Il put marcher environ 200 mètres, puis sa jambe droite se paralysa à son tour, et il perdit complètement connaissance. Ce n’est que trois semaines après que F…, reprenant l’usage de ses sens, se trouva à Mayence, où il avait été transporté par une ambulance prussienne.

« À ce moment, l’hémiplégie du côté droit était complète, la perte du mouvement absolue. Six mois après, transporté en France, il fut placé dans divers hôpitaux militaires de Paris, et resta paralysé pendant environ une année. Néanmoins, il fut assez heureux pour guérir de cette paralysie, qui ne laisse plus aujourd’hui d’autres traces qu’une légère faiblesse du côté droit, à peine sensible pour le malade, appréciable seulement au dynamomètre.

« Dès l’époque où le malade était encore à Mayence, trois à quatre mois environ après sa blessure, il présenta des troubles de l’intelligence, se manifestant par accès périodiques, caractérisés surtout par l’occlusion partielle des organes des sens et par une activité cérébrale différente de l’état de veille. Depuis cette époque, même après la guérison de l’hémiplégie, ces accès n’ont point cessé de se reproduire, toujours semblables à eux-mêmes, à la différence près de la périodicité plus ou moins éloignée (moyenne : quinze à trente jours), et de la durée de l’accès plus ou moins allongée (moyenne : quinze à trente heures).

« Les troubles nerveux que nous nous proposons d’étudier chez F… ont donc un point de départ matériel indéniable : une fracture du pariétal avec destruction de l’os dans une étendue facile à constater encore aujourd’hui, et, à l’occasion de cette fracture, une lésion du cerveau dans son hémisphère gauche, comme en témoigne l’hémiplégie de toute la moitié droite du corps pendant plus d’une année. Quelle a pu être la lésion du cerveau ? Vraisemblablement une encéphalite locale ou un abcès dans la substance nerveuse, puisque la plaie extérieure et la paralysie ont guéri presque au même moment, après une durée d’un an, et ont permis aux fonctions de sensibilité et de mouvement, si longtemps abolies dans le côté droit du corps, de reprendre leur équilibre normal. Que reste-t-il donc aujourd’hui ? Un simple trouble fonctionnel, apparu au moment où le cerveau était matériellement malade, et persistant alors même que toutes les fonctions de la vie de relation sont rétablies[2].

« Depuis quatre années, la vie de F… présente deux phases essentiellement distinctes : l’une, normale ; l’autre, pathologique.

« Dans son état ordinaire, F… est un homme assez intelligent pour pourvoir à ses besoins, pour gagner sa vie ; il a été commis dans différentes maisons, chanteur dans un café des Champs-Élysées ; et ses fonctions de sergent, lorsqu’il était au régiment, révèlent certaines aptitudes qui l’avaient fait remarquer de ses chefs. Depuis qu’il est entré dans mon service d’hôpital, il se montre serviable, bienveillant pour les autres malades, et il n’a donné lieu à aucun reproche grave pour sa conduite. Sa santé ne laisse rien à désirer et toutes ses fonctions sont régulières.

« L’intérêt que présente ce malade est dans la phase pathologique que nous allons étudier, et dans le trouble qui, tout à coup, survient dans l’exercice de ses facultés intellectuelles. La transition de l’état normal à l’état de maladie se fait en un instant, d’une manière insensible. Ses sens se ferment aux excitations du dehors ; le monde extérieur cesse d’exister pour lui ; il ne vit plus que de sa vie exclusivement personnelle ; il n’agit plus qu’avec ses propres excitations, qu’avec le mouvement automatique de son cerveau. Bien qu’il ne reçoive plus rien du dehors et que sa personnalité soit complètement isolée du milieu dans lequel il est placé, on le voit aller, venir, faire, agir, comme s’il avait ses sens et son intelligence en plein exercice ; à tel point qu’une personne, non prévenue de son état, le croiserait dans sa promenade, se rencontrerait sur son passage, sans se douter des singuliers phénomènes que présente ce malade.

« Sa démarche est facile, son attitude calme, sa physionomie paisible ; il a les yeux largement ouverts, la pupille dilatée ; le front et les sourcils contracturés, avec un mouvement incessant de nystagmus accusant un état de malaise, de souffrance vers la tête ; et un mâchonnement continu. S’il marche, s’il se promène dans le milieu qu’il habite et dont il connaît les dispositions locales, il agit avec toute la liberté d’allure qu’il a dans sa vie habituelle ; mais si on le place dans un autre milieu dont il ne connaît point les êtres, si on se plaît à lui créer des obstacles en lui barrant le passage, il heurte légèrement chaque chose, s’arrête au moindre contact, et, promenant les mains sur l’objet, il en cherche les contours et le tourne facilement. Il n’offre aucune résistance aux mouvements qu’on lui imprime ; soit qu’on l’arrête, soit qu’on le fasse changer de direction, soit qu’on précipite sa marche, soit qu’on la ralentisse, il se laisse diriger comme un automate et continue son mouvement dans la direction qu’on a voulu lui donner.

« Pendant toute la durée de ses crises, les fonctions instinctives et les appétits s’accomplissent comme à l’état de santé ; il mange, il boit, il fume, il s’habille, se promène le jour, se déshabille le soir, se couche aux heures où il a l’habitude de le faire. Sous quelle influence tous ces actes s’accomplissent-ils ? Sont-ils provoqués par des besoins réels, par des sensations organiques, ou bien ne sont-ils pas, eux aussi, automatiques, le simple résultat des habitudes de la veille continuées dans le sommeil ? Je serais disposé à accepter cette dernière interprétation[3], car chaque fois que j’ai vu le malade manger, il mangeait avec gloutonnerie, sans discernement, mâchant à peine les aliments, avalant tout ce qu’il avait sous la main sans arriver jamais à la satiété, témoignage certain de la satisfaction donnée au besoin. Il boit de même tout ce qu’on lui présente, vin ordinaire, vin de quinquina, eau, assa fœtida, sans témoigner d’aucune impression agréable, pénible ou indifférente.

« L’examen de la sensibilité générale, et de la sensibilité spéciale des organes des sens, accuse une perturbation profonde. La sensibilité générale de la peau, des muscles, est absolument éteinte ; on peut impunément piquer la peau des différentes parties du corps, aux mains, aux bras, aux pieds, aux jambes, à la poitrine, à la face. Le malade n’éprouve également aucune sensation si, prenant une épingle ou une broche, on traverse le derme et on l’enfonce dans la profondeur des muscles. Il en est de même des expériences faites avec une forte pile électrique ; le malade est insensible à l’action des plus forts courants portés sur les bras, la poitrine, la face, bien que l’excitation électrique se révèle par la saillie et la contraction la plus énergique des muscles.

« La sensibilité générale est donc réduite à néant.

« La sensibilité musculaire est conservée.

« Ouïe complètement fermée. Il ne reçoit aucune impression des bruits qui se font autour de lui. Le conduit auditif est, dans toute sa profondeur, insensible aux chatouillements et aux piqûres.

« Le goût n’existe plus. Il boit indifféremment : eau, vin, vinaigre, assa fœtida. Les muqueuses de la bouche, de la langue, sont insensibles à la piqûre.

« Odorat. Aucune odeur, bonne ou mauvaise, n’est perçue par le malade ; ni le vinaigre, ni l’assa fœtida. La muqueuse des fosses nasales est insensible dans toute sa profondeur. On peut enfoncer un corps étranger à travers les fosses nasales, jusqu’au voile du palais, sans provoquer ni chatouillement ni éternuement.

« Vue. La vue est, comme les autres sens, fermée aux impressions extérieures, mais peut-être d’une façon moins complète. Le malade nous a semblé, à plusieurs reprises, n’être point insensible aux effets des objets brillants ; mais la sensation qu’ils déterminent en lui ne lui donne que des notions si confuses, qu’il appelle aussitôt le toucher à son aide pour arriver à la connaissance de la forme, du volume, des contours, etc.

« Le toucher. Le toucher est, de tous les sens, le seul qui persiste et met le malade en rapport avec le monde extérieur. La délicatesse avec laquelle il promène ses mains sur les objets, l’usage qu’il a su faire du toucher dans mille occasions auxquelles nous avons assisté, témoignent d’une finesse, d’une subtilité de ce sens, supérieures à la moyenne de son exercice dans les conditions normales de la santé.

« L’isolement dans lequel F… se trouve placé est donc la conséquence d’un trouble considérable apporté dans l’exercice de ses fonctions nerveuses. F… est un malade chez lequel l’innervation cérébrale perd momentanément ses attributs de sensibilité générale et spéciale qui mettent l’homme en échange incessant avec les choses extérieures. Il est atteint d’un trouble fonctionnel qui présente tous les caractères des névroses, et qui, bien que très singulier, très exceptionnel dans ses manifestations, n’est pas pour cela sans exemple et sans précédents dans l’histoire des maladies du système nerveux.

« Le trouble nerveux que présente F… ne se manifeste que par crises ou accès de courte durée, relativement à la période intermédiaire. Le premier de ces accès remonte aux premiers mois de 1871, alors que F… était encore prisonnier en Allemagne et hémiplégique du côté droit. À cette époque, les crises se répétaient à intervalles plus courts, et il en fut ainsi tant que la plaie du crâne resta ouverte, c’est-à-dire un peu plus d’une année ; à dater de cette époque, elles s’éloignèrent, et la période intermédiaire, qui était de cinq à six jours au début, devint, en moyenne, de quinze à trente jours. Depuis deux ans environ, elles ont conservé cette périodicité, à moins que quelques écarts de régime ou quelques excès du malade viennent en précipiter le retour. Quoi qu’il en soit, elles sont toujours semblables à elles-mêmes et marquées au sceau de l’activité inconsciente. Le début de la crise est précédé d’un malaise, d’une pesanteur vers le front, que le malade compare à l’étreinte d’un cercle de fer ; il en est de même de sa terminaison, car, plusieurs heures après, il se plaint encore de pesanteur à la tête et d’engourdissement. La transition de la santé à la maladie se fait rapidement, en quelques minutes, d’une manière insensible, sans convulsions, sans cris ; il saute de l’une à l’autre sans passer par les demi-teintes de jour et de raison, qu’on retrouve à l’heure où le sommeil va venir ; et l’être conscient, responsable, en pleine possession de lui-même, n’est plus, un instant après, qu’un instrument aveugle, un automate obéissant à l’activité inconsciente de son cerveau. Il se meut avec des apparences de liberté qu’il n’a pas ; il semble vouloir, et il n’a qu’une volonté inconsciente et impuissante à le débarrasser des plus minces obstacles opposés à ses mouvements.

« Tous les actes auxquels il se livre, toute l’activité qu’il montre dans sa crise, ne sont que la répétition de ses habitudes de la veille. Il est incapable de concevoir aussi bien que d’imaginer ; et cependant il est un acte, étrange, — que nous étudierons plus tard isolément, — qui s’est montré dès la première crise, alors qu’il était encore soldat, qui chaque fois se reproduit dans les mêmes conditions, et semble le but spécial de son activité maladive : c’est l’entraînement au vol ou plutôt à la soustraction de tous les objets qui lui tombent sous la main et qu’il cache indistinctement là où il se trouve. Le besoin de soustraire et de cacher est un fait tellement dominant chez ce malade qu’apparu dès la première crise, il n’a cessé de se montrer dans les accès ultérieurs. Tout lui est bon à prendre, même les choses les plus insignifiantes ; et s’il ne trouve rien sur la table de son voisin, il cache avec les apparences du mystère, alors qu’une nombreuse assistance l’entoure et le surveille, les différents objets qui lui appartiennent : montre, couteau, porte-monnaie, etc.

« Tout le temps que dure l’accès est une phase de son existence, dont le souvenir n’est pas pour lui au réveil ; l’oubli est tellement complet, qu’il exprime la plus grande surprise lorsqu’on lui relate ce qu’il a fait ; il n’a pas la notion, même la plus obscure, du temps, du lieu, du mouvement, des investigations dont il a été l’objet, ni des différentes personnes qui l’ont assisté.

« La séparation entre les deux phases de sa vie, santé et maladie, est absolue !

« Arrivons à l’étude psychologique de cet homme, par l’interprétation des faits qui se produisent pendant la crise, sans négliger toutefois les détails de l’observation de chaque jour, qui trouvera sa place dans une autre partie de ce mémoire.

« La sensibilité générale est, avons-nous dit, complètement éteinte. — La sensibilité musculaire conservée. — L’ouïe, l’odorat, le goût, sont fermés aux excitations de dehors. — La vue ne donne plus que des impressions obscures, sans connaissance. — Le toucher est conservé, et semble même acquérir une finesse, une sensibilité exagérées.

« Et c’est au milieu de cette perturbation nerveuse, considérable, que nous avons à déterminer la valeur et la signification des actes que nous allons décrire.

« L’activité de F…, pendant sa crise, est presque la même que dans son état normal, à cela près que le mouvement est moins rapide ; il marche l’œil ouvert, le regard fixe ; si on le dirige sur un obstacle, il le heurte légèrement et le tourne ; que ce soit un arbre, une chaise, un banc, un homme, une femme, ce n’est pour lui qu’un obstacle dont il ne connaît pas les différences. L’expression de sa physionomie est le plus ordinairement immobile, impassible, et cependant elle reflète parfois les idées qui se présentent spontanément à son esprit, ou que les impressions du toucher réveillent dans sa mémoire. Ses expressions, son geste, sa mimique, qui ont cessé d’être en rapport avec le monde extérieur, sont exclusivement au service de sa personnalité ou, mieux encore, de sa mémoire. — C’est ainsi que nous assistâmes à la scène suivante :

« Il se promenait dans le jardin, sous un massif d’arbres ; on lui remet à la main sa canne qu’il avait laissé tomber quelques minutes avant. Il la palpe, promène à plusieurs reprises la main sur la poignée coudée de sa canne, — devient attentif, — semble prêter l’oreille, — et, tout à coup, appelle : « Henri ! » Puis : « Les voilà ! ils sont au moins une vingtaine ! À nous deux, nous en viendrons à bout ! » Et alors, portant la main derrière son dos comme pour prendre une cartouche, il fait le mouvement de charger son arme, se couche dans l’herbe à plat ventre, la tête cachée par un arbre, dans la position d’un tirailleur, et suit, l’arme épaulée, tous les mouvements de l’ennemi qu’il croit voir à courte distance. — Cette scène, pleine de péripéties rapportées avec détails dans le cours de l’observation, a été pour chacun de nous l’expression la plus complète d’une hallucination provoquée par une illusion du tact, qui, donnant à une canne les attributs d’un fusil, a réveillé chez cet homme les souvenirs de sa dernière campagne, et reproduit la lutte dans laquelle il a été si grièvement blessé. J’ai voulu, dans la crise survenue quinze jours plus tard, chercher la confirmation de cette idée, et je ne crois pas possible de mettre en doute l’interprétation, puisque le malade, ayant de nouveau été placé dans les mêmes conditions, j’ai vu la même scène se reproduire à l’occasion du même objet. Il m’a donc été possible de diriger l’activité de mon malade dans un ordre d’idées que je voulais faire naître, en mettant en jeu les impressions du tact, alors que tous les autres sens ne me permettaient aucune communication avec lui.

« Tous les actes, toutes les expressions de F… sont ou la répétition de tout ce qu’il fait chaque jour, ou sont provoqués par les impressions que les objets produisent sur le tact. Il suffit d’observer ce malade pendant quelques heures pour se faire, à ce sujet, une conviction bien assise. C’est en le suivant dans ses pérégrinations à travers l’hôpital Saint-Antoine que nous avons été témoins, M. Maury et moi, de mille faits nés du hasard, mais tous intéressants au point de vue psychologique.

« Nous étions au fond d’un corridor, devant une porte fermée. F… promène les mains sur cette porte, trouve le bouton, le saisit, et veut ouvrir ; la porte résiste ; il cherche la serrure, puis la clef qu’il ne trouve point. Il promène alors ses doigts sur les vis qui fixent la serrure, essaye de les saisir et de les faire tourner, dans le but de détacher la serrure. — Toute cette série d’actes témoigne d’un mouvement de l’esprit en rapport avec l’objet qui l’occupe. Il allait quitter cette porte et se diriger vers un autre lieu, quand je présente à ses yeux un trousseau de sept à huit clefs ; — il ne les voit pas ; — je les agite avec bruit à son oreille, — il n’entend pas ; — je les lui mets dans la main : il les saisit aussitôt, et les présente tour à tour au trou de la serrure, sans en trouver une seule qui puisse entrer. Il quitte alors la place, et s’en va dans une salle de malades, prenant sur son passage divers objets dont il remplit ses poches, et arrive devant une petite table servant aux écritures de la salle.

« Il promène les mains sur cette table ; elle était vide ; il rencontre, en la palpant, le bouton d’un tiroir ; il l’ouvre ; il prend une plume, et, tout aussitôt, cette plume éveille en lui l’idée d’écrire ; car, à l’instant même, il fouille le tiroir, en retire plusieurs feuilles de papier, puis un encrier, qu’il place sur la table. Il prend une chaise, et commence une lettre dans laquelle il se recommande à son général pour sa bonne conduite et sa bravoure, en lui demandant de s’occuper de lui pour la médaille militaire.

« Cette lettre est écrite en termes fort incorrects, mais équivalents, comme expression et orthographe, à tout ce que nous lui avons vu faire dans son état de santé. L’expérience à laquelle nous faisait assister le malade, en écrivant cette lettre, nous a conduit, séance tenante, à rechercher dans quelle mesure le sens de la vue concourait à l’accomplissement de cet acte. La facilité avec laquelle il traçait ses caractères et suivait ses lignes sur le papier, ne nous laissait aucun doute sur l’exercice de la vision appliquée à l’écriture ; mais, pour faire la preuve irrévocable, nous avons à diverses reprises placé une épaisse plaque de tôle entre ses yeux et sa main qui écrivait ; bien que tous les rayons visuels fussent interceptés, il n’interrompit point immédiatement la ligne commencée ; il continua à tracer quelques mots encore, écrits d’une manière presque illisible, avec des jambages enchevêtrés les uns dans les autres ; puis il s’arrêta sans manifester de mécontentement ni d’impatience. L’obstacle levé, il reprit la ligne inachevée, et en recommença une autre.

« Le sens de la vue était donc bien en pleine activité, et nécessaire à l’expression écrite de la pensée du malade.

« Il nous a été facile d’appeler en témoignage une seconde épreuve non moins démonstrative : pendant que le malade écrivait nous substituons de l’eau à l’encre dont il se servait ; la première fois qu’il y trempe sa plume, il obtient encore des demi-teintes suffisantes pour que l’écriture reste visible ; mais à la seconde reprise, la plume, qui n’avait plus que de l’eau, traça des caractères frustes dont il s’aperçut aussitôt. Il s’arrêta, essuya le bout de sa plume, la frotta sur la manche de son habit et voulut recommencer à écrire ; — mêmes effets ; — nouvel examen de sa plume, qu’il regarde plus attentivement encore que la première fois ; — nouvel essai infructueux ; — et ce malade, enrayé dans son action par notre volonté, n’eut pas un instant l’idée de chercher l’obstacle dans l’encrier. Sa pensée était incapable de spontanéité ; et sa vue, ouverte sur le papier et la plume qu’il tenait à la main, restait fort incomplète à l’endroit de l’encrier, avec lequel il n’avait aucun point de contact. Cette seconde expérience confirme la première ; l’une comme l’autre nous démontre que la vue existe réellement ; mais il nous a semblé résulter de ce fait, que le champ de la vision était exclusif et restreint à un cercle absolument personnel au malade ; que le sens de la vue ne s’éveillait qu’à l’occasion du toucher, et que son exercice restait limité aux objets seulement avec lesquels il était actuellement en rapport par le toucher. D’autres observations viendront plus tard à l’appui de cette idée ; mais, avant de passer à un nouvel ordre de faits, je veux signaler une hallucination fort curieuse que nous fîmes naître fortuitement au moment où F… était occupé à écrire.

« Il avait pris pour écrire plusieurs feuilles de papier, il y en avait une dizaine superposées ; il écrivait sur la première page, lorsque nous vint l’idée de la retirer brusquement ; sa plume continue à écrire sur la deuxième feuille, comme s’il ne s’était point aperçu de la soustraction que nous venions de faire, et il achève sa phrase sans même s’arrêter, sans autre expression qu’un léger mouvement de surprise. Il avait écrit dix mots sur le deuxième feuillet, lorsque nous l’enlevâmes rapidement comme le premier ; et il termina sur le troisième feuillet la ligne commencée sur le précédent, exactement au point où sa plume était restée placée. Nous enlevons de même et successivement le troisième feuillet, puis le quatrième, et, arrivé au cinquième, il signe son nom au bas de la page, alors que tout ce qu’il venait d’écrire avait disparu avec les feuillets précédents. Nous le voyons alors diriger ses yeux vers le haut de cette page blanche ; relire tout ce qu’il venait d’écrire, avec un mouvement de lèvres accusant chaque mot ; puis, à diverses reprises, tracer avec sa plume, sur différents points de cette page blanche, là une virgule, là un e, là un t, en suivant attentivement l’orthographe de chaque mot, qu’il s’applique à corriger de son mieux ; et chacune de ces corrections répond à un mot incomplet que nous retrouvons à la même hauteur, à la même distance sur les feuillets que nous avons entre les mains.

« Quelle signification donner à cet acte d’apparence si singulière ? Il nous semble avoir sa solution dans l’état hallucinatoire qui crée l’idée-image, et donne à la pensée ou à la mémoire une telle puissance de réflexion vers les sens, que ceux-ci, entrant en exercice, donnent soit à la pensée, soit au souvenir, une réalité extérieure. C’est l’hallucination telle que nous la rencontrons dans le sommeil, dans les rêves, dans les névropathies cérébrales. F… relit dans sa mémoire la lettre qu’il vient d’écrire, alors que ses yeux fixés sur cette feuille blanche lui donnent la sensation fausse de lignes qui n’existent pas ; de même que, dans une des précédentes expériences, il avait, présents devant ses yeux, les soldats prussiens dont il surveillait les mouvements, afin de les surprendre à l’heure convenable.

« Sa lettre terminée, F… quitte la table, se remet en mouvement, parcourt de nouveau une longue salle de malades, prenant indistinctement tous les objets qu’il rencontre sous sa main, les mettant dans sa poche, et les cachant ensuite sous une couverture, sous un matelas, sous une housse de fauteuil, sous une pile de draps. Arrivé au jardin, il prend dans sa poche un cahier de papier à cigarettes, l’ouvre, en détache une feuille, prend son sac de tabac, et roule une cigarette avec la dextérité d’un homme habitué à cet exercice. Il cherche sa boîte d’allumettes, frotte l’une d’elles, allume sa cigarette, jette à terre son allumette encore enflammée, met le pied dessus pour l’éteindre, et fume sa cigarette en se promenant de long en large dans toute l’étendue du jardin, sans qu’aucun de ces actes présente la plus légère déviation de leur manière d’être à l’état normal. Tout ce qu’il venait de faire était la reproduction fidèle de sa vie ordinaire.

« Cette première cigarette terminée il se prépare à en fumer une autre ; nous intervenons alors et lui créons des obstacles. Il a à la main une nouvelle feuille de papier prête à recevoir du tabac ; il cherche dans sa poche son sac qu’il ne trouve pas ; je le lui avais volé. Il le cherche dans une autre poche, parcourt tous ses vêtements, revient à la première poche pour le chercher encore, et sa physionomie exprime la surprise. Je lui présente le sac, il ne le voit pas ; je l’approche de ses yeux, il ne le voit pas plus ; je l’agite à la hauteur de son nez, il ne voit rien. Je le mets au contact de sa main, il le saisit aussitôt et achève sa cigarette. Au moment où il porte à sa cigarette une de ses allumettes qu’il vient d’allumer lui-même, je la souffle et lui présente à la place une allumette en feu que je tiens à la main ; il ne la voit pas ; je l’approche de ses yeux, si près, que j’ai pu lui brûler quelques cils, il ne la voit pas davantage, il n’a pas même le plus léger mouvement de clignement. Il allume de nouveau une autre allumette à lui, je la souffle encore et lui substitue la mienne, même indifférence de sa part. Je la mets au contact de la cigarette qu’il tient à la bouche, je brûle le tabac de sa cigarette, il ne s’aperçoit de rien, ne fait aucun mouvement d’aspiration. Cette expérience, si remarquable par sa simplicité et par ses résultats, vient à l’appui de la précédente : toutes deux nous prouvent que le malade voit certains objets et ne voit pas certains autres ; que le sens de la vue est ouvert sur tous les objets personnels en rapport avec lui par les impressions du toucher, et fermé, au contraire, sur les choses extérieures à lui ; il voit son allumette et ne voit pas la mienne. J’ai, à différentes reprises, dans les accès ultérieurs, répété la même expérience et obtenu les mêmes résultats ; le malade restait indifférent à tout ; son œil, terne et fixe, n’offrait ni clignement ni contraction pupillaire.

« Depuis plus de deux heures, M. Maury et moi nous suivions ce malade, observant ses mouvements, son allure, épiant sa pensée ; nous avions parcouru avec lui la plus grande partie de l’hôpital, et nous nous trouvions alors dans le département de la cuisine. Je le dirige vers le cabinet de la religieuse, où il n’était jamais entré ; il se guide avec les mains, fait le tour de la pièce, touche chaque chose ; sent un placard, l’ouvre ; palpe quelques fioles, les prend, les regarde ; voit du vin, le boit.

« Arrivé à un petit bureau, sa vue est impressionnée par quelques objets brillants placés sur une étagère, il les prend, les examine, les met tous successivement dans sa poche. Je jette, sur le bureau où il promène ses mains, quelques plumes que ses doigts rencontreront et qui lui donneront, j’espère, l’idée d’écrire de nouveau.

« À peine les a-t-il touchées qu’il prend une chaise et commence une lettre adressée à une de ses amies. Il lui dit : « Qu’il faut changer l’heure du rendez-vous, qu’il chante ce soir au café des Champs-Élysées, et qu’il ne sera pas rentré chez lui avant onze heures. » Nous le laissons achever sa lettre sans lui créer aucun embarras. Il la met sous enveloppe, l’adresse à Mlle X… et ajoute : À envoyer par un commissionnaire. Cette indication spéciale signifiait évidemment que cette lettre avait pour lui une certaine importance et qu’il tenait à la faire parvenir sans retard. Il la met dans sa poche, se lève, et au même instant je prends sans précautions, sans aucune subtilité de main, cette lettre à laquelle il attache tant d’importance. Il ne s’aperçoit même pas de la soustraction que je lui fais, bien que ma main vienne intentionnellement heurter sa poitrine et son bras pour arriver jusqu’à sa poche. Les termes de la lettre me firent penser que notre malade était dans un ordre d’idées que nous désirions beaucoup lui voir prendre, mais qu’il nous était impossible de lui suggérer. Il avait, dans sa crise précédente, chanté plusieurs romances de son répertoire, à un moment où le souvenir de son ancienne profession de chanteur lui avait spontanément traversé l’esprit ; nous attendions donc de quelque hasard heureux qu’il voulût bien chanter encore, car nous n’avions nul moyen de l’engager dans cette voie. À peine avait-il fait quelques pas dans la cour qu’il commença à fredonner des airs qui, du reste, lui semblaient familiers ; après quoi il se dirigea vers la salle qu’il habite depuis son entrée à l’hôpital. Arrivé à son lit, il prend sur sa tablette son peigne, sa glace ; il se roule les cheveux, se brosse la barbe, ajuste son col, ouvre son gilet, procédant avec soin à tous les détails de sa toilette.

« M. Maury retourne sa glace ; il n’en continue pas moins ses mêmes soins de toilette, en se regardant, comme devant, dans sa glace qui ne reflète plus aucune image. Plus de doutes pour nous, il se prépare à une représentation théâtrale. Il prend sur son lit le vêtement qu’il avait quitté, et le rejette aussitôt, — c’était sa capote d’hôpital, — il promène rapidement les mains sur sa chaise, sur l’appui de la croisée, en témoignant de quelque impatience.

« L’expression de mécontentement du malade était trop claire pour que chacun de nous ne vît pas qu’il lui manquait un vêtement en rapport avec l’idée qu’il poursuivait ; sa redingote, qui d’habitude était sur un des meubles du voisinage, ne se trouvait pas à sa disposition. L’un de nous quitte la sienne, la lui met entre les mains ; aussitôt il la revêt. Son œil est attiré par l’éclat d’un ruban rouge, il le touche, le regarde, l’enlève. Il rencontre sur son lit plusieurs livraisons d’un roman périodique qu’il feuillette rapidement sans trouver ce qu’il cherche. Que peut-il chercher ainsi ? Quelques pages de musique. Je prends une de ces livraisons, je la roule sur elle-même et, en la lui mettant ainsi toute roulée dans la main, je satisfais à son désir en lui donnant l’illusion d’un rouleau de musique ; car aussitôt il prend sa canne et traverse la salle d’un pas lent, dégagé. — Chemin faisant, on l’arrête pour lui enlever le vêtement qu’il avait sur lui, il se laisse faire sans aucune résistance ; l’infirmier lui met entre les mains sa propre redingote, il s’en revêt, cherche sa boutonnière, voit son ruban de la médaille militaire, et paraît satisfait. Il descend agilement l’escalier qu’il fréquentait chaque jour, traverse la cour de l’hôpital avec l’allure d’un homme affairé, et se dirige vers la porte de sortie. Arrivé là, je lui barre le passage et le tourne le dos contre la porte ; il se laisse faire sans aucune résistance, puis reprend sa marche dans la nouvelle direction que je viens de lui donner, et entre en tâtonnant dans la loge du concierge, ouverte sur le passage où nous étions.

« À ce moment, le soleil éclairait d’une vive lumière un vitrage de verre qui ferme la loge du côté de la cour. Il parut n’être point insensible à l’éclat de cette lumière, qui vraisemblablement lui créa une illusion de la vue, en éveillant une sensation adéquate à l’idée qui le faisait agir. Cette lumière dut lui donner l’illusion d’une rampe, car il se plaça aussitôt vis-à-vis d’elle, rajusta sa toilette, ouvrit le rouleau de papier qu’il avait à la main, fredonna doucement un air, parcourant des yeux les pages qu’il feuilletait lentement, et marquant avec la main une mesure parfaitement rythmée. Puis il chanta à pleine voix, d’une manière fort agréable, en nuançant habilement son chant, une romance patriotique que nous écoutâmes tous avec plaisir. Ce premier morceau terminé, il en chanta un second, puis un troisième. Nous le vîmes alors prendre son mouchoir, s’essuyer la figure ; je lui présentai un demi-verre d’eau fortement vinaigrée, qu’il ne vit pas ; je plaçai le verre sous son nez sans que l’odeur du vinaigre fût perçue par lui ; je le lui mis dans la main, et il but sans accuser aucune sensation.

« Quel rôle le sens de l’ouïe, absolument fermé aux impressions du dehors, a-t-il joué dans l’exécution si parfaite des trois romances que nous venons de lui entendre chanter ? S’entendait-il chanter ? Avait-il la perception réelle de sa voix, alors qu’il n’entendait ni la mienne lorsque je lui parlais, ni les bruits éclatants et variés que nous faisions retentir à ses oreilles ? De même que, dans une précédente expérience sur le sens de la vue, nous avions constaté qu’il voyait l’allumette qu’il tenait à la main, et restait absolument étranger à l’allumette que je lui présentais.

« La scène à laquelle nous venions d’assister ne nous permettait point de trancher la question, car la mise en œuvre de ses romances pouvait être un simple mouvement automatique, tout aussi bien que la lutte vigoureuse engagée entre lui et le soldat prussien, au moment où il s’était cru armé d’un fusil, n’avait été qu’un souvenir en action. — Ses gestes, sa tenue, ses inflexions de voix, les nuances de sentiment et de chaleur qu’il exprimait dans son chant, étant choses apprises depuis longtemps, et répétées par lui un grand nombre de fois, pouvaient donc n’être qu’un épisode de sa vie habituelle, une simple réminiscence, une expression vocale inconsciente, automatique comme tant d’autres faits qui venaient de se passer sous nos yeux. Nous avions le plus vif désir de résoudre ce nouveau problème par une expérience décisive ; et c’est encore par la voie des impressions du toucher que nous avions songé à interroger le sens de l’ouïe.

« Nous savions que le contact d’une plume éveillait chez F… l’idée d’écrire ; nous savions que du tabac mis dans sa main lui faisait naître l’idée de fumer, nous pouvions donc penser que, en lui faisant rencontrer un archet, nous lui suggérerions l’idée de musique, car il avait l’habitude de se servir d’un violon pour étudier ses romances. Nous avions, à cet effet, préparé un violon complètement désaccordé que nous voulions lui mettre entre les mains ; et nous allions trouver, dans cette expérience, une démonstration complète de l’exercice ou du non-exercice du sens de l’ouïe, si F… avait pu rétablir l’accord et se servir de son violon comme il le faisait d’habitude. — Mais la crise s’est terminée avant que nous ayons pu faire cette expérience si simple.

« Cette scène, que je me suis attaché à reproduire fidèlement, est intéressante par l’enchaînement des faits qui se sont succédé depuis la lettre écrite sous nos yeux à son amie ; elle marque le moment où l’idée de concert se présente à son esprit. Depuis lors, jusqu’au moment où il la réalise, tout s’harmonise et concourt au même but ; il poursuit la même idée pendant au moins trois quarts d’heure sans que rien ne l’en puisse distraire un instant.

« C’est là un des points de vue tout particulièrement intéressants dans cette observation, car il accuse clairement la différence essentielle qui existe entre l’état psychologique du sommeil et du rêve et les conditions spéciales que la maladie de F… a créées à son innervation cérébrale. »

L’histoire du sergent de Bazeilles présente des analogies frappantes avec celle des somnambules hystériques qui ont été cités plus haut, et en même temps on peut relever des différences notables qui ne permettent pas de réunir cette observation aux précédentes.

L’analogie, c’est l’existence de plusieurs vies psychologiques séparées. F…, à la suite d’une blessure à la tête, présente, par accès, une activité psychique spéciale qui se distingue de sa vie normale et constitue, si l’on veut user de ce terme, un état de condition seconde ; la séparation des deux existences est faite ici, comme dans le cas de Félida, surtout par la mémoire ; le malade rentré dans sa vie normale ne se souvient plus de ce qu’il a fait, de ce qu’il a dit pendant sa crise, des assistants qui l’ont entouré et des épreuves auxquelles on l’a soumis. L’état de crise diffère aussi, semble-t-il, de l’autre état par un changement de caractère, et notamment par cette impulsion au vol persistante, qui fait que le malade saisit et cache tous les objets qu’il rencontre. Voilà donc deux éléments, la mémoire et le caractère, qui différencient nettement la condition seconde et la condition première ; et dans tout ce qui précède, les analogies entre F… et les autres malades que nous avons décrits sont remarquables.

Les différences consistent dans la forme de l’activité mentale que F… manifeste pendant sa crise. Tandis que Félida, Louis V… et les autres montrent, pendant leur condition seconde, une intelligence ouverte à toutes les excitations extérieures, l’intelligence de F… est au contraire fermée à toutes les excitations qui n’ont point de rapport avec l’idée dominante du moment. On vient de le voir parcourir pendant deux heures un hôpital entier, traverser les corridors, les salles de malades, se promener dans le jardin sans se douter des nombreuses personnes qui le suivent et qui l’épient ; il ne voit pas ces personnes, parce que leur présence n’entre pas dans son cercle d’idées ; il ne voit de même aucun des objets qui n’ont point de rapport avec le roman intérieur qu’il rumine tout en marchant ; quand il sent le besoin de fumer, et que M. Mesnet, après avoir éteint son allumette, lui en présente une tout enflammée, il ne la voit pas, et se laisse brûler les sourcils par la flamme ; mais il a perçu la plume dont il se sert pour écrire, et le papier à lettre sur lequel il écrit, et le corridor qu’il traverse et la porte qu’il ouvre : tous ces objets sont en relation avec ses idées dominantes. C’est ce que M. Mesnet a très bien compris et très bien décrit, et il a aussi noté avec soin le rôle directeur exercé par le toucher sur l’intelligence de son malade.

Ainsi l’activité mentale de F…, pendant ses crises, présente surtout un développement systématique. M. Mesnet admet en outre, et même il affirme à plusieurs reprises, que c’est une activité inconsciente, purement réflexe et machinale. Il n’y aurait donc, pendant la crise, aucune trace de pensée consciente, de jugement, d’imagination. Cette interprétation, émanant de l’auteur qui avait lui-même observé les faits, s’est présentée avec une telle garantie de rectitude que plusieurs psychologues n’ont eu aucune difficulté à l’accepter. Il a donc été, pendant un temps, admis couramment que chez certains malades, une activité mentale inconsciente et aveugle peut, à certains moments, se substituer à la conscience, prendre en main les rênes du gouvernement de l’organisme et produire toute une série d’actes compliqués. Cette hypothèse — car c’en est une — a été reprise par un naturaliste anglais bien connu, M. Huxley, et lui a servi à édifier sa théorie de la conscience épiphénomène. À quoi sert la conscience, s’est-il demandé, puisqu’on peut si bien se passer d’elle, puisque le cerveau, pendant son absence, peut accomplir des actes ayant un caractère intelligent ? La conscience est un luxe de l’esprit, c’est une chose inutile, un phénomène surajouté, qui éclaire le processus physiologique, qui le révèle, mais ne le constitue pas. On a donc comparé la conscience à l’ombre qui suit le pas du voyageur, à la lumière qui sort du foyer d’une machine, au timbre qui, en sonnant, nous apprend l’heure marquée au cadran de la pendule ; supprimez l’ombre, la lumière, le timbre, tous ces signes extérieurs, le mécanisme interne qu’ils révèlent n’en fonctionnera pas moins ; et de même, si la conscience, par hypothèse, était supprimée, le cerveau continuerait à fonctionner, les idées se suivraient, et les jugements se coordonneraient en raisonnements comme ils le faisaient auparavant.

On commence à reconnaître aujourd’hui que ces hypothèses sont bien hasardées, et qu’en tout cas les faits qui leur servent de point de départ principal peuvent recevoir une tout autre interprétation. Il n’est nullement démontré que l’activité mentale du sergent de Bazeilles pendant ses crises soit celle d’un pur automate ; loin de là, si on relit avec soin son observation, on rencontre à chaque instant des signes de conscience ; il est même étonnant qu’on ne s’en soit pas rendu compte. Regardons-le, au moment où dominé par le souvenir de son métier de chanteur, il fait sa toilette pour monter en scène, et cherche une redingote ; sa main errant autour de lui, il ne trouve pas le vêtement cherché, et donne des signes de mécontentement ; à un autre moment, pendant qu’il est occupé à écrire une lettre à son général, on enlève rapidement la feuille de papier sur laquelle il écrit, et il donne un signe de surprise ; surprise, mécontentement, qu’est-ce que tout cela, sinon des signes de conscience ? Et ne suffit-il pas de ces quelques faits pour jeter les doutes les plus sérieux sur l’hypothèse de l’homme-machine ?

À mesure que nous avancerons dans notre sujet, nous aurons plus d’une fois l’occasion de montrer que la conscience n’abdique pas si facilement ses droits qu’on l’a admis jusqu’ici, et qu’elle peut subsister au sein d’une activité psychologique rudimentaire.


II


Depuis la publication du mémoire de M. Mesnet, il a paru un certain nombre d’observations du même genre, qui en ont confirmé l’exactitude.

Les plus importantes de ces observations nouvelles sont, sans contredit, celles qui ont été recueillies et publiées récemment par M. Charcot et ses élèves. M. Charcot a eu l’obligeance de me montrer ses malades et j’ai trouvé une ressemblance psychologique complète avec le cas de M. Mesnet. Ces malades présentent tous cette systématisation exagérée de l’activité intellectuelle, qui leur fait percevoir certains objets avec une très grande finesse, tandis que d’autres passent complètement inaperçus. Voici une de ces observations, je l’emprunte à une publication très intéressante de M. Guinon[4] :

« Il s’agit d’un nommé de B…, âgé de vingt-neuf ans, journaliste. C’est un homme qui ne fait pas partie de la clientèle hospitalière habituelle. Il a été bien élevé, il a reçu une bonne instruction, il est bachelier ès lettres. Ses parents étaient rentiers et lui ont laissé une certaine fortune qu’il a dissipée de dix-huit à vingt ans.

« À vingt ans il part pour le service militaire comme volontaire d’un an, dans les hussards. Là il eut une fièvre typhoïde grave pour laquelle il fut soigné à l’hôpital militaire. Pendant sa convalescence, il était un peu sourd, avait les jambes enflées et présentait des troubles assez accentués de la mémoire. Au bout de deux mois de convalescence il fut enfin guéri, mais deux mois plus tard éclatèrent les premiers accidents nerveux.

« Le début de ces troubles eut lieu sans cause connue. Un soir, chez lui, après dîner, il sentit une boule qui lui remontait à la gorge et l’étouffait, puis perdit connaissance. Pendant deux ou trois heures, il se débattit, se roulant sur le plancher et ces convulsions étaient entrecoupées de périodes d’assoupissement. Dans la suite il n’eut pas d’autres crises pendant huit ans.

« À l’âge de vingt-quatre ans, complètement ruiné, n’ayant appris aucun métier et obligé de travailler pour vivre, il se mit à faire du journalisme. Il était reporter (faits divers, compte rendu des tribunaux, théâtres, etc.).

« En mai 1890, il est envoyé à Marseille par un journal parisien pour faire du reportage à l’occasion du voyage du président de la République en Corse. Il avait déjà depuis quelque temps une sorte de tremblement de la main droite qui le gênait beaucoup pour écrire et se faisait accompagner, en guise de secrétaire, par un jeune garçon, à qui il dictait ses dépêches, ses articles.

« Pendant son séjour à Marseille, il se surmena beaucoup et faillit avoir une attaque de nerfs, dont il ressentit tous les prodromes. À ce moment le tremblement de la main était à son maximum. C’est dans cette ville qu’il s’aperçut qu’il était porteur d’une hémianesthésie droite.

« Après avoir repris son travail pendant un mois, il se présenta à la consultation du mardi, à la Salpêtrière, le 21 octobre 1890, parce qu’il ressentait de nouveau les prodromes d’une crise nerveuse.

« Ces prodromes sont toujours les mêmes. Ils consistent en maux de tête, inappétence, nausées suivies quelquefois de vomissements par régurgitation, frissons, sensations de chaud et de froid. À cela s’ajoute une sorte de trouble de la mémoire, il ne se rappelle plus rien, oublie ce qu’il a fait la veille et ce qu’il doit faire le lendemain. Cette espèce de malaise général a précédé presque toutes les crises ou les séries de crises qui se sont produites depuis quelque temps.

« Lorsqu’il se présente à nous, c’est un homme de force moyenne, d’aspect pas très robuste, un peu pâle, l’air abattu et triste. Tous ses organes fonctionnent normalement. Il n’a rien au cœur ni dans les poumons.

« La moitié droite du corps est le siège d’une anesthésie absolue au contact, à la douleur et à la température. La perte du sens musculaire de ce côté n’est point absolue ; il sent qu’on remue un doigt, mais sans indiquer toujours sûrement lequel. La sensibilité profonde, musculaire et articulaire est abolie complètement.

« Il existe dans la fosse iliaque droite un point douloureux. La pression sur ce point, seulement la pression profonde, donne lieu aux phénomènes de l’aura (boule, battements dans les tempes, sifflements dans les oreilles). De plus, ainsi qu’on le verra plus loin, elle arrête aussi l’attaque. Il en existe un autre au niveau du condyle interne du fémur du côté droit également.

« Le goût est aboli sur la moitié droite de la langue, l’odorat complètement perdu pour le côté droit. L’ouïe est diminuée du même côté. En ce qui concerne la vue, on constate du côté droit un rétrécissement du champ visuel à 30°. À gauche le champ visuel est normal. De plus, achromatopsie et polyopie monoculaire.

« Le malade nous dit qu’il est hypnotisable et que dans les services hospitaliers où il a servi de sujet à diverses expériences, on l’hypnotisait à l’aide de la pression sur les globes oculaires. On verra plus loin quel est l’état dans lequel on met en réalité le malade à l’aide de ce procédé.

« Deux jours après son entrée, le malade nous prie de vouloir bien l’hypnotiser, comme on avait déjà fait à Montpellier et ailleurs, parce qu’il ressent une certaine amélioration à la suite de ces sommeils provoqués. Nous déférons volontiers à son désir et, après l’avoir fait asseoir sur une chaise, nous répétons la manœuvre qu’il dit avoir été déjà employée dans ce but : l’occlusion des yeux avec une légère pression sur les globes oculaires.

« Au bout de quelques secondes, le malade présente des mouvements de déglutition et de régurgitation assez prononcés : on dirait qu’il va vomir, mais les vomissements ne se produisent pas. Bientôt les membres se raidissent légèrement ; ils sont étendus suivant l’axe du corps qui s’incurve un peu en arrière ; les membres inférieurs rapprochés l’un contre l’autre, le pied en extension forcée. Les membres supérieurs sont rapprochés du corps ; les avant-bras en pronation forcée ; la paume de la main en arrière et en dehors, les doigts fléchis. Le bras soulevé reste dans la position qu’on lui donne. Puis le malade est agité de quelques frissonnements et bientôt les membres redeviennent souples et le malade reste assis, calme, la tête un peu inclinée sur la poitrine, les yeux fermés, dans l’attitude de quelqu’un qui sommeille.

« Quelques instants après, le malade, les yeux toujours fermés, commence à réciter à voix basse des vers d’Horace ; à ce moment, nous lui crions dans l’oreille droite : « Des soldats ! » Le malade cesse sa citation d’Horace, et au bout de quelques secondes, après avoir prononcé entre les dents des paroles inintelligibles, il crie à haute voix, avec l’intonation du commandement : « En avant ! marche !… Par le flanc droit !… droite !… » Puis, il ouvre les yeux, et le regard fixe, comme porté au loin, les paupières largement ouvertes, le corps incliné en avant, le cou tendu, il paraît suivre avec une attention très vive quelque chose qui se passe à quelque distance.

« On frappe alors quelques coups de gong, légers et rythmés : le malade prend une attitude plus calme, qui semble exprimer le recueillement, il dit : « Marguerite entre dans la chapelle… Méphistophélès… »

« À ce moment, on pique avec une épingle le côté droit de la face, qui était anesthésique à l’état de veille ; aussitôt le malade manifeste que la sensation est perçue, en faisant une grimace, et en portant la main de ce côté. Du côté gauche, au contraire, il y a une anesthésie, qui n’existait pas à l’état de veille. En même temps, il s’écrie : « Oh ! les mouches !… »

« On lui ouvre les yeux et on lui présente un verre coloré en rouge. Au bout de quelques secondes, le malade, avec anxiété, s’écrie : « Oh ! l’incendie… », et en parlant à lui-même, changeant de ton : « En voilà au moins pour 500 lignes de copie !… »

« On frappe trois coups sur une table. Le malade, avec autorité : « En scène, mesdemoiselles !… » Changeant de ton : « Tiens, la petite Élise…, où a-t-elle pris cette poitrine-là ? Je ne la lui connaissais pas…, c’est son habilleuse qui lui aura arrangé cela… » Avec raillerie : « X… (un nom d’artiste), qui fait le Delaunay au petit pied ! »

« On présente au malade un verre coloré en bleu ; avec admiration : « Oh ! que c’est beau !… Superbe, ce dernier tableau…, il a des tons d’émail… ; c’est l’Exposition du Blanc et Noir… »

« On lui présente un verre rouge ; toujours avec admiration : « La belle sanguine !… » Puis, changeant de ton, avec anxiété : « Au feu !… »

« On lui présente un verre bleu. Le malade, avec ironie, sur un ton emphatique : « Tiens, je suis dans Théophile Gautier !… Je regarde ma princesse derrière un vitrail… Nous irons chanter tous les deux la chanson de nos vingt ans ! »

« On frappe trois coups sur la table. Le malade, changeant de ton, et comme s’il se parlait à lui-même, écoutant : « Voici l’ouverture… ; trémolo à l’orchestre… » Interrogeant : « Qu’est-ce ? un vaudeville ?… » Puis comme s’il critiquait la pièce : « Voilà la scène à faire, comme dit Sarcey… ; le dialogue est mou… »

« En frappant sur un aimant, on produit comme le son d’une cloche. Le malade imitant le ton des employés : « Château-Chillon !… Vevey !… Embarquez ! » Puis changeant de ton, comme s’il s’adressait à un des employés qui le presse : « On y va…, on embarque… ; nous n’allons pas faire de plongeon, au moins ?… »

« En frappant sur une table avec les doigts, on imite le bruit du tambour. Le malade, se parlant à lui-même avec tristesse : « C’est une parade d’exécution…, on va le dégrader, le pauvre malheureux…, il ira aux compagnies de discipline…, tandis que l’espion de Nancy s’en tirera avec cinq ans de prison… Cet homme, qui représente le commissaire du gouvernement, manque de majesté… »

« Comme on le voit, les conceptions délirantes portent au suprême degré le cachet de la personnalité du malade. C’est un journaliste, un « gendelettres », sans fortune, vivant tant bien que mal de sa plume. Il ne parle que de reportage, de théâtre, de misère d’écrivain à la tâche. Voilà pour le côté professionnel. Pour ce qui est du caractère, il ne se dément pas non plus : il est sceptique, désillusionné, et toutes ses idées délirantes sont marquées à ce sceau-là. Dans la suite, de nouvelles scènes s’ajoutèrent. Au bout de quelque temps de séjour à la Salpêtrière, après avoir observé choses et gens autour de lui, il parlait souvent, dans son délire, de l’hôpital, des malades, des médecins, toujours avec cette note sceptique et désillusionnée.

« Quelques jours après son entrée à l’hospice, le malade, qui observait avec intérêt tout ce qui se passait autour de lui dans la maison, avait manifesté à plusieurs reprises l’intention d’écrire quelque chose, une nouvelle, un petit roman sur la Salpêtrière. Profitant d’un moment où il était dans sa crise délirante, nous attirons son attention sur ce sujet en lui criant aux oreilles à diverses reprises : « La Salpêtrière ! » et en plaçant devant lui une plume, de l’encre et du papier. Au bout de quelques instants il se met à écrire et remplit ainsi, sans s’interrompre autrement que pour allumer quelques cigarettes que nous lui offrons, douze feuillets de papier, composant une sorte de prologue à son roman. Il décrit la consultation externe de l’hospice un mardi matin, les allures et la physionomie des nombreux malades et des personnes de service. Il s’étend peu sur la description des membres du personnel médical, raconte ses émotions, son passage au bureau des entrées, etc. De temps en temps, comme s’il se trouvait avec un camarade dans un bureau de rédaction de quelque journal, il parle à cet ami imaginaire, se plaignant de l’exigence du prote qui n’a jamais assez de copie, demandant quelques conseils, raturant des mots impropres, faisant des additions et des renvois régulièrement numérotés. Ces douze pages sont écrites dans l’espace d’une heure environ.

« On le réveille alors en lui soufflant sur la face et en pressant sur un point hystérogène qu’il porte dans le flanc gauche. Il revient à lui après quelques mouvements convulsifs et on lui met sous les yeux le manuscrit qu’il vient de composer. Il reconnaît bien son écriture et paraît fort étonné d’avoir écrit tout cela en une heure. Il pense qu’on a dû le faire écrire pendant qu’il « dormait », car il n’avait encore rien composé là-dessus à l’état de veille, et, d’autre part, dans cet état de veille, il lui eût fallu deux bonnes heures pour écrire ainsi douze pages presque sans retouches.

« Trois jours après on recommence l’expérience. Le malade prend la plume et, délibérément, sans hésitation, numérote sa première feuille : 13 et au haut de la page il écrit le dernier mot de son précédent manuscrit[5]. Ce jour-là il écrit sept pages consécutivement, dont la dernière (feuillet 19) n’est remplie qu’à moitié.

« Le lendemain nouvelle expérience. Il commence à numéroter son feuillet : 19 bis en traçant en haut le dernier mot de la feuille précédente, et écrit une demi-page. Le surlendemain il recommence et continuant la page 19 bis inachevée il numérote 19 ter, puis s’arrête à la page 20.

« Nous le laissons alors vingt jours sans lui reparler de son roman, et, au bout de ce temps, nous attirons de nouveau son attention sur ce sujet. Il prend la plume, numérote sans hésitation son premier feuillet : 21 en traçant comme toujours en haut les deux derniers mots de la dernière feuille, écrite vingt jours auparavant. »

Le malade observé par MM. Charcot et Guinon diffère principalement de celui de M. Mesnet par l’éveil d’une plus grande activité sensorielle ; le toucher acquiert une importance moindre, car la vue et l’ouïe sont plus éveillées ; en outre, le malade a l’usage de la parole, et il laisse échapper des réflexions souvent raisonnables, et parfois piquantes, qui indiquent de la façon la plus nette qu’il n’est point un automate dépourvu de conscience. Les observations de M. Charcot lèvent donc tous les doutes qui pouvaient encore subsister sur ce point important. Nous croyons inutile d’insister, tant la démonstration nous paraît complète. La conscience est aussi bien présente chez ces malades pendant leurs crises, que chez les somnambules étudiés au chapitre précédent.

Le journaliste B. présente aussi d’autres différences psychologiques ; il est moins concentré dans son délire que le sergent de Bazeilles ; celui-ci non seulement ne parle pas, mais il ne comprend pas ce qu’on lui dit, et par conséquent il est inaccessible aux suggestions verbales ; le journaliste a un délire avec lequel on peut entrer en relation directe, puisqu’il entend et comprend ce qu’on lui dit ; mais son état intellectuel reste cependant bien différent de celui des somnambules hypnotiques, car les hallucinations et conceptions délirantes qu’on lui communique se développent sans se laisser conduire au gré de l’expérimentateur.

En résumé, le somnambulisme des sujets précédents a pour caractère psychologique fondamental le délire ; ces sujets ont bien deux personnalités, celle de l’état normal et celle de la condition seconde ; mais cette seconde personne est délirante.

Nous avons vu que chez les somnambules de notre premier type les diverses manifestations de l’état second sont reliées entre elles et unifiées par le souvenir ; le malade, quand il se trouve dans un de ces états, se rappelle ce qui s’est passé dans les autres états ; la personnalité seconde peut donc conserver son unité et persister toujours la même, avec le même caractère, dans les crises successives de somnambulisme. En est-il de même dans le somnambulisme du second type ? La seconde personnalité, qui est délirante, conserve-t-elle le souvenir de ce qui s’est passé dans les crises antérieures ? Dans bien des cas, il est difficile de le savoir ; car le malade, pendant son délire, ne peut pas être soumis à un interrogatoire régulier ; il ne lie pas conversation avec l’expérimentateur, et il est bien incapable de donner les renseignements qu’on lui demande. Mais parfois la forme même de son délire, ou les actes qu’il accomplit, peuvent nous éclairer. Ainsi que nous l’avons déjà remarqué plus haut, il y a deux preuves principales de la continuité de la mémoire : la première, c’est le témoignage conscient du sujet ; la seconde, c’est la répétition ou la continuation d’un acte commencé dans la crise précédente. Le journaliste B… fournit cette seconde preuve, et à ce point de vue, son observation est bien plus instructive que celle du sergent de Bazeilles. On se rappelle que B… a commencé à écrire pendant un de ses somnambulismes une nouvelle sur la Salpêtrière. Dans ses crises successives, il reprend son travail exactement au point où il l’a laissé, bien qu’on ne lui laisse pas voir les feuillets déjà écrits ; et suivant l’usage des personnes qui font de la copie, il répète au haut de la première page le dernier mot de la page précédente ; un jour il s’est souvenu aussi du dernier mot qu’il avait écrit, trois semaines auparavant : c’est donc bien la même personnalité qui se manifeste dans les crises successives.

Nous avons employé jusqu’ici le mot de crise, sans y attacher un sens bien défini. Il serait intéressant de savoir dans quelles conditions précises l’activité mentale des malades tels que F…, se manifeste. On est longtemps resté dans l’incertitude à ce sujet, et l’observation de M. Mesnet, quoique très détaillée, ne nous apprend rien ; il paraît seulement que le sergent de Bazeilles éprouve une sensation d’éblouissement et quelques autres sensations subjectives avant d’entrer dans sa crise. Les études de M. Charcot ont été entreprises principalement avec l’intention de répartir chacun de ces faits dans leurs cadres nosographiques ; l’éminent professeur s’est donc attaché à préciser les événements physiologiques dont les altérations de conscience dépendent. Nous dirons un mot très bref des conclusions auxquelles il est arrivé, car la nature exclusivement psychologique de notre étude nous oblige à passer rapidement sur les détails médicaux.

M. Charcot admet que les phénomènes, somnambuliques ou pseudo-somnambuliques de l’ordre de ceux que nous venons d’étudier font partie de la grande attaque hystérique ; ils représentent la phase intellectuelle de la grande attaque, celle qui se manifeste seulement à la suite des convulsions des membres ; c’est la période des attitudes passionnelles et la période de délire, qui, dans une attaque vulgaire, sont généralement peu développés, et qui présentent ici une exagération si considérable qu’à eux seuls ils constituent presque toute l’attaque ; on peut toutefois, en y regardant de près, constater dans les cas relativement complets, l’existence de quelques convulsions des membres ; et cet élément convulsif, si réduit, représente les phases de mouvements toniques et cloniques qui sont si importants dans les autres attaques d’hystérie.


  1. De l’automatisme de la mémoire et du souvenir dans le somnambulisme pathologique. (Union médicale, 21 et 23 juillet 1874.)
  2. On considère aujourd’hui l’état de F… comme un cas d’hystérie traumatique. (Voir G. Guinon, Progrès médical, 1891, no 20.)
  3. Nous montrerons plus loin que cette interprétation n’est probablement pas exacte, et que F… n’est point un inconscient pendant sa crise.
  4. Progrès médical, 1891, nos 20 et sq.
  5. « On sait que c’est une coutume chez les personnes qui écrivent pour l’impression de répéter au haut de chaque page le dernier mot de la page précédente. Le malade ne manque jamais d’agir ainsi à chaque page blanche qu’il commence. »