Les Altérations de la personnalité (Binet)/20

Félix Alcan (p. 295-311).


CHAPITRE VII


LE DÉDOUBLEMENT DE LA PERSONNALITÉ ET LE SPIRITISME

Éliminations préalables. — Mouvements inconscients. — Une observation de M. Myers. — Analyse. — Étendue de la division de conscience. — Les moyens d’expression des personnages subconscients. — Les causes de leur apparition.

I


Les recherches de ces dernières années ont éclairé d’un jour nouveau les phénomènes du spiritisme, en nous montrant que ces phénomènes sont constitués en grande partie par la désagrégation mentale ; il n’y a point de différence essentielle entre les expériences que nous avons vu pratiquer sur les hystériques et les expériences en quelque sorte spontanées que les spiritiques pratiquent sur eux-mêmes. Les principales différences tiennent à des conditions accessoires, on pourrait presque dire à des conditions anecdotiques, au milieu, aux noms employés, aux explications imaginées, etc.

Qu’est-ce que le spiritisme ? Tout le monde le connaît, au moins par ouï-dire, car il a sévi longtemps en France, comme une épidémie. Les manifestations auxquelles il a donné lieu sont si nombreuses et si variées qu’on trouvera peut-être difficile de résumer en quelques mots les traits principaux de cette doctrine.

Mais nous n’avons pas l’intention de traiter la question dans son ensemble ; nous voulons simplement indiquer ses points de contact avec les théories psychologiques que nous exposons.

Nous commencerons par quelques éliminations nécessaires. Il existe, au dire des auteurs, certains phénomènes spirites qui se produisent en dehors de l’action d’une personne ou d’une cause connue ; ce sont les phénomènes dits physiques, comme les coups dans les murs, les tables et autres meubles qui se soulèvent d’eux-mêmes, sans qu’on y touche, l’écriture directe par des crayons marchant tout seuls, ou glissés entre deux ardoises, les apparitions d’esprits qu’on peut photographier ou même mouler ; nous ne nions pas ces phénomènes, parce que de parti pris nous ne voulons rien nier ; mais la démonstration scientifique est encore attendue ; nous n’en parlerons pas.

Après avoir ainsi circonscrit notre sujet d’étude, examinons ce qui reste d’essentiel dans une séance spirite ; c’est un ensemble de faits, toujours à peu près les mêmes, qu’on retrouve dans toutes les descriptions des écrivains spéciaux ; ces faits consistent dans des mouvements inconscients exécutés par une personne appelée médium, qui est censée servir d’instrument aux esprits lorsque ceux-ci veulent exprimer leur pensée à des personnes vivantes.

Les auteurs qui ont décrit cette communication de pensée avec les esprits des morts ont eu le tort de mêler les descriptions avec les hypothèses, et ces dernières sont généralement absurdes ; nous sommes donc obligés, quand nous les reprenons, d’opérer un triage entre le fait observé et son interprétation. Nous trouvons ici déjà un exemple de cette analyse à faire. Qu’est-ce qu’un esprit ? La présence de l’esprit qu’on évoque est-elle réellement prouvée, quand le médium se croit en communication avec lui ? Tout cela, ce n’est que de l’hypothèse gratuite. Le fait d’observation, c’est que le médium, c’est-à-dire une personne reconnue plus apte que d’autres au genre d’expérience que nous allons décrire, peut exprimer sans en avoir la volonté et sans en avoir la conscience une pensée qui n’est pas la sienne.

Examinons en effet les deux expériences fondamentales auxquelles on peut ramener toutes les autres : ce sont l’expérience de la table tournante ou parlante, et l’expérience de l’écriture automatique ; encore les deux phénomènes sont-ils au fond identiquement les mêmes.

Quand on se sert de la table, plusieurs personnes s’asseyent autour de ce meuble et posent leurs mains dessus ; à la table on peut substituer un guéridon, une corbeille, mais peu importe. Les personnes posent une question à l’esprit, et bientôt, sous l’influence des contacts multiples, la table tourne, son pied se soulève ou frappe le sol d’après une convention établie d’avance, l’esprit répondra en faisant frapper un coup au pied de la table, pour dire oui, et deux coups pour dire non ; ou bien, procédé plus ingénieux, on suit sur un alphabet le nombre des coups frappés par la table ; la lettre à laquelle on s’arrête est celle désignée par l’esprit, ce qui permet d’obtenir avec un peu de patience la phrase entière.

Le procédé de l’écriture automatique est beaucoup plus direct et plus simple ; la table est supprimée ; on met dans la plume du médium un crayon, qui écrit tout seul la réponse de l’esprit, sans que le médium ait la volonté d’écrire ou la conscience de ce qu’on lui fait écrire.

C’est à ce qui précède que se bornent les manifestations spirites dont nous avons à nous rendre compte.

Or, en quoi consistent ces phénomènes ? En mouvements inconscients et involontaires. Cela est d’évidence pour les mouvements de l’écriture automatique ; et quant aux tables tournantes, il a été démontré depuis longtemps, par les recherches les plus précises, qu’elles tournent seulement sous l’impulsion des mains.

On a cru longtemps qu’il fallait attribuer simplement ces mouvements à la supercherie, et il est de fait que dans bien des cas rien ne serait plus facile à simuler ; en pressant légèrement sur une table, on en soulève le pied, et un médium pourrait fort bien écrire en affirmant qu’il ne sait pas ce qu’il écrit. Mais nous devons abandonner cette explication grossière ; car il y a un nombre considérable de personnes dignes de foi qui affirment avoir été les acteurs du phénomène, avoir posé la main sur des tables qui tournaient, avoir tenu des plumes qui écrivaient, sans la moindre volonté de faire mouvoir la table ou écrire la plume.

Ce sont là des preuves suffisantes, quand une doctrine comme le spiritisme aboutit à bouleverser le monde entier et fait des milliers de croyants. Ceux qui demandent des preuves matérielles pour des phénomènes qui n’en comportent pas courent le risque d’ignorer ce que tout le monde sait, et de soutenir des opinions contraires à la vérité la plus évidente.

Les premiers observateurs qui cherchèrent à se rendre un compte exact des actions spirites ont eu la préoccupation exagérée de leur trouver des analogies dans les phénomènes de la vie normale. On s’est efforcé de montrer que chacun de nous exécute des mouvements inconscients. L’exemple qu’on a cité le plus souvent est celui du pendule explorateur, que nous avons décrit tout au long. En somme, on a pensé que « le pouvoir moteur des images », pour employer le langage actuel de la psychologie, devait suffire à expliquer les phénomènes spirites. Explication franchement insuffisante, il est aisé de le montrer, et on ne doit pas s’étonner que les adeptes de la doctrine ne se soient pas laissés convaincre.

En effet, l’étude soigneuse des phénomènes indique que l’écriture automatique provient d’une pensée autre que la pensée consciente du médium. Il y a en lui, à un certain moment, deux pensées qui s’ignorent et qui ne communiquent entre elles que par les mouvements automatiques de l’écriture ; disons plus exactement : il y a deux personnalités coexistantes ; car la pensée qui dirige l’écriture automatique n’est point une pensée isolée et décousue, elle a un caractère à elle, et même elle porte un nom, le nom de l’Esprit dont on a invoqué la présence.

Nous trouvons donc là un nouvel et curieux exemple de désagrégation mentale et de dédoublement de la personnalité. Un des auteurs qui ont le mieux compris la vraie nature des phénomènes spirites, M. Myers[1], a très exactement résumé la théorie des personnalités multiples à un moment où les études de M. Janet sur le somnambulisme, et les nôtres sur l’insensibilité hystérique, qui devaient aboutir au même résultat, n’étaient pas encore commencées. Cette nouvelle coïncidence, à ajouter à tant d’autres, augmente la sûreté des résultats, et nous prouve que malgré les imperfections et fautes de détail qui doivent exister dans ces recherches, comme dans toutes, le fond en est exact.

De même que les expériences de suggestion, celles du spiritisme réussissent bien sur une certaine catégorie de sujets, parmi lesquels les hystériques tiennent une place importante. Les hystériques, et d’une façon générale les somnambules, forment la majeure partie des bons médiums ; on peut s’en assurer en parcourant les ouvrages de spiritisme ; de temps en temps l’auteur le plus discret ne peut pas éviter de dire que tel excellent médium a eu une crise ne nerfs, ou se fatigue vite par suite d’une santé trop délicate ; il est du reste reconnu généralement que les opérations du spiritisme prédisposent aux accidents nerveux, ainsi que M. Charcot en a rapporté un exemple frappant[2].


II


Entrons maintenant dans quelques détails. Nous empruntons à M. Myers, et nous publions intégralement, une des observations les plus intéressantes qu’il ait recueillies. Celle-ci lui a été communiquée par M. A., un ami dont il garantit la bonne foi.

« L’expérience fut faite une première fois à Pâques, en 1883 ; après un intervalle d’une semaine elle fut reprise et continuée pendant trois jours ; le premier jour, dit l’observateur, je fus sérieusement intéressé ; le second jour, je devins perplexe ; le troisième, il me sembla que j’abordais des expériences entièrement nouvelles, d’un caractère à la fois terrible et romantique ; le quatrième, le sublime tomba tristement dans le ridicule.


PREMIER JOUR

« L’auteur prend une plume, et pose la question. C’est la plume qui écrit la réponse.

« Demande. Sous quelles conditions puis-je entrer en communication avec l’Invisible ?

« Réponse. ─── La main remua aussitôt, pour tracer cette ligne ; le résultat n’était guère favorable ; mais comme l’auteur avait dans la pensée que la condition requise pour communiquer avec l’Invisible était une parfaite rectitude, il pensa que la réponse s’appliquait exactement à la demande.

« Demande. Quelle est la cause qui en ce moment fait mouvoir ma plume ?

« Réponse. La religion.

« Demande. Quelle est la cause qui fait écrire cette réponse à ma plume ?

« Réponse. La conscience.

« Demande. Qu’est-ce que la religion ?

« Réponse. Adoration.

« Ici s’éleva une difficulté. Quoique l’auteur n’expectât aucune de ces trois réponses, cependant quand les premières lettres furent écrites, il prévit le reste du mot. Ceci pouvait vicier le résultat. Cons…, par exemple, aurait pu finir comme « consciousness », si l’auteur avait pensé à ce mot au lieu de penser à conscience. Alors, il se produisit un fait singulier, comme si une intelligence avait voulu prouver par la forme de la réponse qu’elle était la seule cause de la réponse, et que celle-ci n’était point le résultat de l’expectation ; en effet, les questions suivantes provoquèrent des réponses singulières.

« Demande. Adoration de quoi ?

« Réponse. Wbwbwbwbwb.

« Demande. Quelle est la signification de wb ?

« Réponse. Win (gagner). Buy (acheter).

« Demande. Quoi ?

« Réponse. Connaissance.

« Ici, l’auteur eut la perception anticipée des mots qui allaient être écrits, et la plume eut une brusque secousse, comme pour dire qu’il était inutile de continuer.

« Demande. Comment ?


« Réponse. ─── Ici, c’était la première réponse qui revenait. Quoique fortement impressionné par les premières réponses, qui, à première vue, semblaient prouver une intelligence et une volonté indépendantes, l’auteur remarqua qu’en somme il n’avait rien appris de nouveau, et pensa que le tout était dû à la cérébration inconsciente et à l’attention expectante. Ayant posé quelques demandes sur des questions de fait qu’il ne connaissait pas, mais pouvait contrôler, et ayant obtenu des réponses inintelligibles ou fausses, il abandonna l’expérience.


DEUXIÈME JOUR

« Demande. Qu’est-ce que l’homme ?

« Réponse. Flise.

« La plume, en traçant cette réponse, entra dans une violente agitation.

« Demande. Que veut dire F ?

« Réponse. Fesi.

« Demande. L ?

« Réponse. Le.

« Demande. J ?

« Réponse. Ivy.

« Demande. S ?

« Réponse. Sir (en français, Monsieur).

« Demande. E ?

« Réponse. Eye (en français, Œil). Fesi le ivy sir eye.

« Demande. Est-ce un anagramme ?

« Réponse. Oui.

« Demande. Combien de mots dans la réponse ?

« Réponse. 4.

« L’auteur essaye de deviner, n’y réussit pas, et renonce.


TROISIÈME JOUR

« Demande. Qu’est-ce que l’homme ?

« Réponse. Tefi hasl esble lies.

« Demande. Est-ce un anagramme ?

« Réponse. Oui.

« Demande. Combien contient-il de mots ?

« Réponse. V (c’est-à-dire cinq).

« Demande. Quel est le premier mot ?

« Réponse. See (en français, vois).

« Demande. Quel est le second mot ?

« Réponse. Eeeeee.

« Demande. See ? (vois ?) Dois-je interpréter moi-même ?

« Réponse. Essaye.

« M. A. trouva d’abord, comme solution : « Life is less able » (c’est-à-dire : la vie est le moins capable). Il reprit l’anagramme du jour précédent, et trouva : « Every life is yes » (c’est-à-dire : toute vie est oui). Mais sa plume sembla indiquer une préférence pour un autre ordre des mots : « Every life yes, is » (c’est-à-dire : toute vie oui est).

« Étonné par la production de ces anagrammes, qui lui semblaient prouver une intelligence indépendante de la sienne, l’auteur devint à ce moment un spirite convaincu, et ce fut avec une frayeur respectueuse qu’il reprit ses interrogations.

« Demande. Qui es-tu ?

« Réponse. Clélia !!

« Demande. Tu es une femme ?

« Réponse. Oui.

« Demande. As-tu jamais vécu sur la terre ?

« Réponse. Non.

« Demande. Vivras-tu ?

« Réponse. Oui.

« Demande. Quand ?

« Réponse. Dans six ans.

« Demande. Pourquoi t’entretiens-tu avec moi ?

« Réponse. E if Clelia e l.

« L’auteur interprète ainsi : « I Clelia feel ». Moi, Clélia, je sens. Sur la demande si c’est là la solution :

« Réponse. E if Clelia e l 20.

« Demande. Est-ce vingt votre âge ?

« Réponse. (Elle était éternelle.)

« Demande. Alors 20 quoi ?

« Réponse. Mots.

« L’interrogatoire s’arrête ici et est remis au lendemain. L’auteur croit à ce moment qu’il est en relation avec un esprit au nom romantique qui s’incarnera dans six ans. Il est très agité, dort mal.


QUATRIÈME JOUR

« L’interrogation est reprise, avec la même forme emphatique.

« Demande. Pourquoi me parles-tu ?

« Réponse. (Ligne ondulée.) L’écriture répète : Pourquoi me parles-tu ?

« M. A., sans se laisser déconcerter par cette répétition, la considère comme une réponse solennelle et d’un esprit pénétrant ; il examine les motifs de sa conduite, purifie sa pensée de tout alliage terrestre, et reprend :

« Demande. Pourquoi me réponds-tu ?

« Réponse (ligne ondulée). Pourquoi me réponds-tu ?

« Demande. Est-ce moi-même qui fais la réponse ?

« Réponse. Oui.

« Demande. Clélia est-elle présente ?

« Réponse. Non.

« Demande. Qui est donc ici ?

« Réponse. Personne.

« Demande. Clélia existe-t-elle ?

« Réponse. Non.

« Demande. Avec qui ai-je parlé hier ?

« Réponse. Avec personne.

« Demande. Pourquoi avez-vous menti ?

« Réponse (ligne ondulée). Pourquoi avez-vous menti ?

« Demande. Les âmes existent-elles dans un autre monde ?

« Réponse. M B.

« Demande. Qu’est-ce que MB veut dire ?

« Réponse. May be (c’est-à-dire : cela peut être). À partir de ce moment la plume tantôt affirme l’existence de Clélia, tantôt la nie. »

Cette observation, si intéressante à tous les points de vue, peut nous servir de base pour la discussion des phénomènes très complexes, très délicats et très variés par lesquels la division de conscience se manifeste chez le médium écrivant.

Nous ne nous attarderons pas à prouver en détail, au moyen d’une démonstration en règle, que l’esprit évoqué par le médium n’est pas autre chose que le personnage subconscient des hystériques qui lui aussi s’évoque si facilement pendant l’état de veille. L’analogie des deux situations psychologiques est si claire et si évidente que je juge tout à fait inutile d’insister.

Nous ferons mieux de rechercher ce qu’il y a d’original dans l’expérience spirite, et nous étudierons successivement : 1o l’étendue de la division de conscience ; 2o ses moyens d’expression et de manifestation ; 3o ses causes.

Le premier point est certainement le plus connu et aujourd’hui le mieux étudié. La forme même du récit par demandes et réponses, le dialogue, indique bien la dualité des personnalités, et, à plusieurs reprises, l’auteur de l’observation remarque qu’il a eu le sentiment de converser avec une intelligence et une volonté autres que la sienne.

Bien plus, cette intelligence s’affirme si bien comme personnage distinct du moi normal qu’elle se baptise elle-même et prend le nom romanesque de Clélia, nom que l’auteur prétend n’avoir jamais connu ; en tout cas, s’il l’a connu, il n’en a pas conservé le souvenir conscient. Ce nom inconnu de Clélia, écrit subitement par la main du médium, semble avoir vivement impressionné l’observateur, et il dit que pendant un certain temps il a cru avoir affaire à un personnage réel. Chacun de nous peut s’imaginer par quelles émotions il a dû passer à ce moment-là, et je gage que plus d’un lecteur sera tenté de renouveler l’expérience, contre laquelle je crois cependant qu’il est bon de se tenir en garde, car on y perd toujours un peu de l’unité de sa pensée et de la clarté de son intelligence.

Quant au contenu des réponses, M. A. remarque qu’il n’y a jamais trouvé la révélation de faits à lui inconnus ; sur ce point, plusieurs observations sont à présenter. D’une façon générale, il est exact de dire que le personnage inconscient qui joue le rôle d’esprit, n’étant qu’une portion détachée de l’intelligence du médium, ne peut pas avoir d’autres facultés et d’autres connaissances que lui. La lecture des nombreuses évocations spirites qu’on a publiées et où l’on a fait parler des personnages célèbres, tels qu’Archimède, Socrate, Aristote, montre qu’on n’a pu tirer de ces grands génies aucune pensée profonde et digne d’eux ; ce sont en général des réflexions banales, qui ne dépassent point la portée d’une intelligence ordinaire. Mais il faut tenir compte des conditions où l’expérience est faite pour en apprécier les résultats ; la solennité de l’évocation, la grandeur du but poursuivi, le recueillement de l’assistance doivent souvent exalter pour un moment les facultés du personnage subconscient, et lui faire trouver des pensées dont il eût été incapable pendant un instant d’atonie. Ajoutons que le personnage subconscient peut avoir une étendue de mémoire et une finesse de perception inconnues du personnage normal : nous en avons vu la preuve chez les hystériques[3] ; tout ceci peut contribuer à donner aux réponses écrites une forme mystérieuse, dont l’explication naturelle est cependant facile à trouver.

Le caractère inattendu des réponses est encore un bon signe de division de conscience. Le médium, avons-nous vu, s’est borné à poser une question ; pour qu’il connaisse la réponse, il faut qu’il se relise. Souvent il ne peut pas se relire sans l’assistance d’une autre personne, tant l’écriture est indistincte. Il peut aussi commettre dans sa lecture des erreurs qui seront rectifiées un peu plus tard, par une nouvelle intervention de l’Esprit. La réponse peut être d’une nature bizarre, inattendue ; parfois, c’est une plaisanterie, une espièglerie ou même une grossièreté, qui étonnent d’autant plus le médium qu’il avait fait une demande sérieuse ; enfin la réponse peut prendre la forme d’un anagramme ou d’un rébus ; elle contient parfois des faits que le médium avait oubliés, etc.

Telle qu’elle résulte des faits précédents, la division de conscience ne sépare que des pensées ; elle reste dans le domaine de l’idéation ; nous n’avons point encore vu la sensibilité des organes périphériques subir des modifications parallèles, comme chez nos hystériques. Il est rare que les écrivains spirites fassent mention de ce point. Ce sont en général des enthousiastes et des mystiques, bien mal préparés aux explorations méthodiques ; du reste il est probable que la question de savoir si le bras du médium écrivant devient à un moment insensible leur paraîtrait une question tout à fait insignifiante et dénuée d’intérêt. Lorsqu’on cherche à causer avec les âmes des morts, on ne s’abaisse pas à chercher la sensibilité aux piqûres. Il est cependant digne de remarque que dans bien des cas le médium, en racontant ce qui s’est passé en lui, affirme ne pas avoir senti le mouvement de sa main au moment où elle écrivait ; d’autres perçoivent bien une agitation de la main, mais ne peuvent pas savoir ce qu’elle écrit, avant d’avoir jeté les yeux sur le papier. Ces observations ne sont pas constantes, car dans d’autres cas le médium paraît être resté conscient de toute l’expérience ; il est cependant vraisemblable que chez certains sujets l’écriture du médium entraîne un certain degré d’anesthésie.

Une expérience, malheureusement unique, mais bien significative, vient le démontrer. M. William James surveillait un jour un jeune homme qui présentait à un haut degré le phénomène de l’écriture automatique. Son bras et sa main droite, avant l’expérience, étaient sensibles. Pendant que la main traçait des caractères, M. W. James vint à piquer fortement cette main, à plusieurs reprises, de manière à provoquer une vive sensation de douleur. Le jeune homme ne sentit rien, ni douleur ni contact. Il était donc devenu temporairement anesthésique du bras droit, absolument comme nos hystériques mises en état de distraction. Cette anesthésie transitoire était bien le résultat du dédoublement de conscience, et en voici la preuve : le personnage subconscient, qui se manifestait par l’écriture, sentit la douleur, et il écrivit ces mots : « Ne me faites pas de mal. »


III


Voilà donc la division de conscience nettement établie, au moins chez un grand nombre de médiums ; on ne peut conserver aucun doute sur ce point. Un trait particulier de ces expériences, c’est l’illusion qui paraît dominer le personnage subconscient. Pour bien comprendre cette illusion, il faut se rappeler comment les faits se présentent dans nos paisibles expériences de laboratoire, qui manquent à peu près de tout caractère dramatique. Lorsqu’on est parvenu à découvrir l’inconscient que recouvre l’anesthésie d’une hystérique, on est en présence d’un petit groupe de phénomènes élémentaires qui ne forment guère qu’une sous-conscience, et non une personnalité. Dans l’état de distraction provoqué, cette conscience secondaire, nous l’avons dit souvent, est bien mieux développée ; elle se distingue elle-même de la conscience principale que, bien souvent, chose curieuse, elle appelle l’autre ; facilement, on arrive à lui faire accepter un nom différent : ce nom, il faut bien le remarquer, ne s’applique point à une personnalité fictive ; il groupe des phénomènes bien réels, une vie psychologique qui a été réellement vécue. Sous le nom d’Adrienne, par exemple, le sujet de M. Pierre Janet désigne une partie de son existence présente et passée découpée dans son existence totale. C’est ici que la différence se manifeste bien entre nos expériences et celles des spirites. Le personnage subconscient du spirite porte un nom fictif ; c’est Socrate ou Napoléon, c’est n’importe quel esprit évoqué ; en tout cas, ce personnage ne se considère pas comme une partie du médium lui-même, il ne s’applique pas certains souvenirs spéciaux au médium. Cette différence est caractéristique, et contribue beaucoup à donner une physionomie particulière et bien originale aux manifestations spiritiques.

À quoi tient-elle ? À ces conditions de milieu mental, qui sont si importantes dans toutes les expériences de ce genre. Le médium qui prend la plume ne reste point, comme nos hystériques, indifférent et ignorant du but poursuivi ; il a son système, ses croyances. Il croit aux esprits et à la possibilité de les évoquer ; il est dominé par une préoccupation puissante ; c’est même lui, ou l’assistance, qui en général choisit l’Esprit avec lequel on va entrer en communication ; quand même ce choix ne serait pas fait, comme dans l’observation de Clélia, le médium s’attend à converser avec une intelligence distincte de la sienne ; il se trouve en un mot dans les meilleures conditions pour faire de l’auto-suggestion.

Seulement, chose curieuse, le moi qui subit l’effet de la suggestion, ce n’est pas le moi normal, c’est le moi secondaire. C’est ce dernier qui reçoit la suggestion qu’il est tel ou tel personnage, et qui subissant cette illusion ou s’y prêtant avec complaisance — on ne sait trop au juste comment les choses se passent — va écrire des messages dans le style du personnage évoqué, et les signera du nom de ce personnage. Nous avons vu plus haut les curieuses expériences de M. Richet ; dans ces expériences, aujourd’hui devenues classiques, on transforme par suggestion une personne, on la force à jouer une personnalité fictive. À quelques nuances près, c’est bien ce qui se passe ici. Les choses ont lieu comme si dans un instant de distraction on avait pu communiquer avec le personnage subconscient et lui imposer une personnalité nouvelle.

Cette personnalité suggérée, le subconscient peut l’exprimer de différentes façons : d’abord par l’écriture, c’est le cas le plus habituel ; et c’est à ce moyen de communication que nous devons les fastidieux messages dont les journaux spirites sont remplis. Les médiums ont remarqué souvent que cette écriture ne ressemble pas à la leur ; chose assez naturelle, car, comme l’ont montré les expériences de MM. Richet, Ferrari et Héricourt, les suggestions qui transforment la personnalité modifient dans le même sens l’écriture. Si le personnage subconscient se développe beaucoup, il ne se contentera pas de diriger les mouvements de la main ; il aura une tendance à s’emparer d’autres moyens d’expression, il remuera la tête du sujet, lui fera faire des grimaces, il pourra même se mettre à parler. Dans ce cas, qui a été quelquefois observé, le médium prononce des paroles dont son moi normal n’a pas conscience. Bien plus, on a vu parfois au milieu de l’expérience le médium se lever, gesticuler, prendre une attitude théâtrale et réaliser le personnage évoqué, le représenter ; le médium, bien entendu, n’a point conscience du rôle qu’il joue ; quand tout cela sera terminé, sa conscience normale pourra n’en garder aucun souvenir ; car ce n’est pas lui, à proprement parler, qui a agi, c’est le personnage subconscient. Nous avons déjà vu tant de situations analogues qu’il n’est nul besoin d’expliquer celle-là ; il suffit de rappeler que chez beaucoup de sujets, au moment où une suggestion post-hypnotique est exécutée, le moi somnambulique entre en scène, et s’avance vers la rampe, tandis que le moi normal remonte vers le second plan ou disparaît dans la coulisse[4].

Ainsi, réunissons ces deux expériences : 1o suggestion en période somnambulique de transformation de personnalité ; 2o suggestion dont l’exécution est remise après le réveil, et nous arriverons au même résultat que les expériences de spiritisme.

Mais si le résultat est semblable, les causes qui le produisent sont quelque peu différentes. Dans nos précédentes études nous avons vu la division de conscience résulter de deux causes principales, l’anesthésie hystérique et la distraction. Dans le phénomène spontané de l’évocation de l’esprit par un médium, nous ne trouvons en jeu aucune de ces deux causes ; il se produit sans doute des modifications mentales moins simples et moins faciles à décrire. Le recueillement du médium, sa conviction qu’une seconde intelligence va s’emparer de sa main, en un mot l’auto-suggestion est ce qui produit la scission dans sa conscience ; et on pourrait, en communiquant à une hystérique la même disposition d’esprit, en reproduire tous les effets.

Nous avons enfin à noter l’importance comparative des deux personnalités en présence, et à comprendre ces communications, qui sont ici particulièrement complexes. Chez l’hystérique en expérience nous avons vu des groupes d’idées appartenant à une conscience suggérer, par association, d’autres groupes d’idées dans la seconde conscience ; la suggestion s’est faite en général entre une sensation et une image, ou entre une image et un mouvement ; elle était donc d’un ordre tout à fait élémentaire ; et pour prendre un exemple, qui précisera les idées, nous rappellerons que cinq piqûres faites sur la main anesthésique donnent à la conscience principale l’idée du nombre cinq. Parfois les relations de conscience se compliquent un peu, et constituent une collaboration plutôt qu’une association d’idées. Dans l’intelligence du médium, ces communications simples entre personnalités se rencontrent fréquemment ; ainsi il y a des médiums qui ont tout à coup, brusquement, une vision mentale d’une idée qu’ils rapportent à l’esprit ; parfois aussi ils entendent retentir, comme prononcé par une voix intérieure, la pensée de l’Esprit. Tout ceci peut s’expliquer par des associations entre des états dont les uns sont conscients et les autres subconscients ; mais ce qu’il est difficile d’expliquer de cette manière, ce sont des communications plus complexes et plus subtiles qui ont lieu dans presque toutes les expériences.

Rappelons-nous en effet ce qui se passe dans l’observation de Clélia : un dialogue se poursuit entre le conscient et le subconscient ; chaque interrogation est suivie d’une réponse qui n’est pas quelconque, mais qui prouve que la demande a été entendue et comprise. Or, la conscience normale ne connaît pas directement la conscience secondaire ; pour que le médium connaisse la réponse de l’esprit, il faut qu’il relise son écriture ; c’est de cette façon que le dialogue peut se poursuivre. Le subconscient au contraire n’a pas besoin de signes extérieurs pour saisir la pensée de la conscience normale ; cette pensée, qui peut ne pas être énoncée à haute voix, qui souvent n’est formulée que mentalement, le subconscient la saisit, la comprend, et y répond. C’est à lui qu’appartient en somme le premier rôle dans les expériences du spiritisme ; nous sommes du reste habitué à l’importance de sa part de collaboration ; nous avons dit que dans les suggestions compliquées, c’est lui qui se charge de toutes les opérations délicates ; il sait tout, tandis que le moi normal ne sait rien. De même, dans les alternances de personnalités, le moi de la condition seconde connaît souvent le moi de la condition prime, et celui-ci croit exister seul.

Toutes ces analogies doivent nous servir de guide et assurent notre marche au milieu de questions difficiles. C’est cette méthode de comparaison qui, à notre avis, s’impose pour les recherches futures[5].


  1. Automatic writing, Proceed. S. P. R., 1885.
  2. Maladies du système nerveux, t. III, p. 228.
  3. Voir, notamment, p. 192.
  4. Voir p. 250.
  5. On pourrait encore étudier les personnalités multiples dans les phénomènes de possession du moyen âge : le sujet a été si fréquemment traité que nous pensons inutile d’y revenir.