Les Altérations de la personnalité (Binet)/18

Félix Alcan (p. 259-264).


CHAPITRE V


LES SUGGESTIONS À POINT DE REPÈRE INCONSCIENT (SUITE)
LA MESURE DU TEMPS

Suggestions à longue échéance. — Nécessité d’une mesure du temps. — Inconscience du sujet. — Discussions. — Explication proposée par M. Bernheim. — Expériences de M. Pierre Janet : c’est le personnage subconscient qui calcule le temps.

Nous avons à décrire maintenant les suggestions d’acte à longue échéance, opérations dans lesquelles on trouve un nouvel exemple de dédoublement mental. L’étude que nous venons de faire sur les hallucinations visuelles nous permettra, malgré sa brièveté, d’être encore plus bref sur cette seconde question ; car en réalité les deux phénomènes sont calqués l’un sur l’autre. Ce sont tous deux des suggestions à point de repère inconscient.

Les suggestions à échéance fixe sont de deux genres. On peut d’abord donner à la personne hypnotisée l’ordre d’exécuter une suggestion après son réveil, et à une échéance marquée par un signal, comme lorsqu’on lui commande de dire telle parole à M. X…, quand elle le rencontrera ; nous n’avons pas à nous occuper ici de ce genre de suggestion. Dans un second genre de suggestions, l’échéance n’est point marquée par un événement extérieur, mais par un certain laps de temps ; le sujet doit commettre tel acte, éprouver telle hallucination dans cinq minutes, dans treize jours, dans un mois. Ainsi, on commande à une personne en somnambulisme de revenir au bout de quinze jours : le jour dit, à l’heure dite, elle revient. On s’est plu, pour augmenter le caractère merveilleux de l’expérience, à allonger indéfiniment le délai ; on l’a étendu même à une année ; mais cette variante, qui prouve simplement la ténacité de la mémoire du sujet, ne complique pas beaucoup la suggestion, et il est aussi difficile de comprendre comment le sujet se rappelle l’échéance de quinze jours que celle d’une année entière.

Précisons bien la difficulté. En quoi consiste-t-elle ? En ceci : d’une part, on impose au sujet un acte qu’il ne peut accomplir correctement que s’il mesure le temps ; et d’autre part, si on cherche à pénétrer dans sa conscience, quand il est sous l’empire de la suggestion, on constate que non seulement il n’a aucune préoccupation relative à cette mesure du temps, mais encore il a complètement oublié la suggestion. On lui dit de faire un acte dans quinze jours ; réveillé, il ne se souvient de rien, et cependant, dans quinze jours, l’acte sera fait.

M. Bernheim a fait une première tentative d’explication ; cette mesure du temps, dit-il en substance, a lieu consciemment ; de temps en temps, le souvenir de la suggestion est revenu dans la conscience, et de temps en temps le sujet a compté les jours écoulés, mais ce calcul a été fait rapidement et ensuite oublié. Le sujet ne se souvient plus qu’il s’est souvenu[1]. La supposition est intéressante ; malheureusement elle ne concorde pas exactement avec les faits. Bien des sujets, si on les interroge soigneusement avant l’échéance de la suggestion, ne peuvent absolument rien en dire ; jusqu’au moment où elle se réalise, la suggestion leur est inconnue ; elle reste dans une nuit complète, elle n’est point éclairée d’une manière intermittente, comme le suppose M. Bernheim. Il y a là non pas un oubli, mais une inconscience véritable[2]. La solution de cette difficulté doit donc être cherchée ailleurs.

M. Pierre Janet est le premier auteur qui ait nettement posé la question, et qui l’ait résolue, en faisant intervenir les phénomènes de la division de conscience. Il a d’abord montré que l’exécution d’une suggestion à échéance fixe ne peut pas être produite par une simple association latente, mais exige des remarques, des comptes, en un mot des jugements qui persistent dans la tête de l’individu jusqu’au moment où la suggestion se réalise. Voici comment l’auteur dispose l’expérience : « Lucie étant en état de somnambulisme constaté, je lui dis du ton de la suggestion : « Quand j’aurai frappé douze coups dans mes mains, vous vous rendormirez. » Puis, je lui parle d’autre chose, et cinq ou six minutes après, je la réveille complètement. L’oubli de tout ce qui s’était passé pendant l’état hypnotique et de ma suggestion en particulier était complet. Cet oubli, chose importante ici, m’était garanti, d’abord par l’état de sommeil précédent qui était un véritable somnambulisme avec tous les signes caractéristiques, par l’accord de tous ceux qui se sont occupés de ces questions et qui ont tous constaté l’oubli au réveil de semblables suggestions, enfin par la suite de toutes les expériences précédentes faites sur ce sujet où j’avais toujours constaté cette inconscience. D’autres personnes entourèrent Lucie et lui parlèrent de différentes choses ; cependant, retiré à quelques pas, je frappai dans mes mains cinq coups assez espacés et assez faibles. Remarquant alors que le sujet ne faisait aucune attention à moi et parlait vivement, je m’approchai et je lui dis : « Avez-vous entendu ce que je viens de faire ? — Quoi donc, je ne faisais pas attention. — Et cela ? (Je frappe dans mes mains.) — Vous venez de frapper dans vos mains. — Combien de fois ? — Une seule. » Je me retire et continue à frapper un coup plus faible de temps en temps ; Lucie distraite ne m’écoute plus et semble m’avoir complètement oublié. Quand j’ai ainsi frappé six coups qui, avec les précédents, faisaient douze, Lucie s’arrête immédiatement, ferme les yeux et tombe en arrière endormie. « Pourquoi dormez-vous ? lui dis-je. — Je n’en sais rien, cela m’est venu tout d’un coup. » Si je ne me trompe, c’est là l’expérience de MM. Richet et Bernheim, mais réduite à une plus grande simplicité. La somnambule avait aussi dû compter, car je m’appliquais à faire les coups égaux et le douzième ne se distinguait pas des précédents ; mais, au lieu de compter des jours, ce qui avait fait croire à une mesure de temps, elle avait compté des bruits. Il n’y avait aucune faculté nouvelle, car tous les coups étaient faciles à entendre, quoiqu’elle prétendît n’en avoir entendu qu’un seul : elle avait dû les écouter et les compter, mais sans le savoir, inconsciemment. L’expérience était facile à répéter et je l’ai refaite de bien des manières : Lucie a compté ainsi inconsciemment jusqu’à 43, et les coups furent tantôt réguliers, tantôt irréguliers, sans que jamais elle se soit trompée sur le résultat. Une des expériences les plus frappantes fut celle-ci. Je commande : « Au troisième coup vos mains se lèveront ; au cinquième elles se baisseront ; au sixième vous ferez un pied de nez ; au neuvième vous marcherez dans la chambre ; au seizième vous vous endormirez dans un fauteuil. » Nul souvenir au réveil et tous ces actes s’accomplissent dans l’ordre voulu, tandis que, pendant tout le temps, Lucie répond aux questions qu’on lui adresse, et n’a aucune conscience qu’elle compte des bruits, qu’elle fait un pied de nez ou qu’elle se promène.

« Après avoir répété l’expérience, il fallait songer à la varier et j’ai essayé d’obtenir ainsi des jugements inconscients très simples. La disposition de l’expérience reste toujours la même ; les suggestions sont faites pendant le sommeil hypnotique bien constaté, puis le sujet est complètement réveillé, les signes et l’exécution ont lieu pendant la veille. « Quand je dirai deux lettres pareilles l’une après l’autre, vous resterez toute raide. » Après le réveil, je murmure les lettres « a… c… d… e… a… a… », Lucie demeure immobile et entièrement contracturée ; c’est là un jugement de ressemblance inconscient. Voici des jugements de différence : « Vous vous endormirez quand je dirai un nombre impair », ou bien : « Vos mains se mettront à tourner l’une sur l’autre quand je prononcerai un nom de femme. » Le résultat est le même : tant que je murmure des nombres pairs ou des noms d’homme, rien n’arrive ; la suggestion est exécutée quand je donne le signe : Lucie a donc inconsciemment écouté, comparé et apprécié ces différences.

« J’ai essayé ensuite de compliquer l’expérience pour voir jusqu’où allait cette faculté inconsciente de jugement. Quand la somme des nombres que je vais prononcer fera 10, vos mains enverront des baisers. » Mêmes précautions ; elle est réveillée, l’oubli est constaté et, loin d’elle, pendant qu’elle cause avec d’autres personnes qui la distraient le plus possible, je murmure 2… 3… 1… 4… et le mouvement est fait. Puis j’essaye des nombres plus compliqués ou d’autres opérations : « Quand les nombres que je vais prononcer deux par deux, soustraits l’un de l’autre, donneront comme reste six, vous ferez tel geste », ou des multiplications, ou même des divisions très simples. Le tout s’exécute presque sans erreur, sauf quand l’opération devient trop compliquée et ne pourrait plus être faite de tête. Comme je l’ai déjà remarqué, il n’y avait là aucune faculté nouvelle, mais des phénomènes ordinaires s’exécutant inconsciemment.

« Il me semble que ces expériences se rapportent assez directement au problème de l’exécution intelligente des suggestions qui paraissent oubliées. Les faits signalés sont parfaitement exacts ; les somnambules peuvent compter les jours et les heures qui les séparent de l’accomplissement d’une suggestion, quoiqu’ils n’aient aucun souvenir de cette suggestion elle-même. En dehors de leur conscience, il y a un souvenir qui persiste, une attention toujours éveillée, et un jugement bien capable de compter les jours, puisqu’il peut faire des multiplications et des divisions[3]. »

Nous n’avons rien à ajouter à cette conclusion, parfaitement exacte ; nous nous contentons de rappeler combien de fois déjà dans ce livre une série d’expériences nous a conduit à cette notion des sous-consciences, qui travaillent en dehors de la conscience principale.


  1. Bernheim, De la Suggestion, p. 172-174.
  2. Beaunis, Somnambulisme, p. 243.
  3. Pierre Janet, op. cit., p. 263.