Les Altérations de la personnalité (Binet)/14

Félix Alcan (p. 223-235).

TROISIÈME PARTIE


LES ALTÉRATIONS DE LA PERSONNALITÉ
DANS LES EXPÉRIENCES DE SUGGESTION



CHAPITRE PREMIER


LES PERSONNALITÉS FICTIVES CRÉÉES PAR SUGGESTION

La suggestion : définition. — Changements de personnalité volontaires ou simulés. — Changements de personnalité produits par suggestion. — Expériences de M. Richet. — Expériences de MM. Ferrari, Héricourt et Richet sur les modifications de l’écriture produites par les changements de personnalité. — Discussion des expériences. — Le changement de personnalité a pour condition une amnésie. — Division de conscience qui en résulte. — Controverse sur le mode d’exécution de certaines suggestions. — Opinion de M. Delbœuf. — Opinion de M. Bernheim. — Conciliation.

Le problème psychologique que nous étudions dans ce livre présente comme caractère principal de rester toujours un, sous ses formes multiples ; chaque chapitre nouveau ne fait qu’amener un aspect nouveau du même phénomène. Nous allons en trouver ici la preuve.

Nous devons étudier dans cette troisième partie ce qui se passe dans la situation psychologique suivante : une personne a été régulièrement mise dans un état de somnambulisme artificiel ; elle a reçu une suggestion, donnée par les procédés classiques ; cette suggestion s’exécute soit pendant le somnambulisme, soit après le retour de l’état de veille. Notre but est de prouver, par l’analyse des expériences, que la suggestion provoque le plus souvent une division de conscience et ne peut se réaliser qu’à ce prix.

Or, il n’est pas difficile de montrer par quel lien logique cette nouvelle étude se rattache aux précédentes.

Nous avons étudié jusqu’ici des suggestions communiquées au personnage subconscient pendant un état de distraction ou d’anesthésie. Nous savons que le personnage subconscient n’est pas autre chose qu’un personnage somnambulique ; c’est donc la même personne, prise dans des conditions un peu différentes, qui va recevoir les suggestions et les exécuter.

En se plaçant au point de vue particulier des altérations de la personnalité, on peut diviser les suggestions en deux groupes : celles qui ont pour but et pour effet direct de créer une personnalité nouvelle, et celles dont le but, tout différent de celui-là, ne peut cependant être atteint que par une division de conscience. Un chapitre distinct sera consacré à chacune de ces catégories de suggestion. Il y a sans doute des relations très étroites et même des phénomènes de passage entre les deux catégories que nous établissons ; mais nous ne devons pas moins conserver nos classifications, et même en exagérer un peu l’importance ; car les phénomènes de division de conscience sont si complexes et parfois si subtils que si on les réunissait tous dans une description commune on n’arriverait pas à les faire comprendre.


La suggestion peut, avons-nous dit, avoir à la fois pour but et pour effet direct de créer une personnalité nouvelle. C’est alors l’expérimentateur qui fait choix de cette personnalité et oblige le sujet à la réaliser. Les expériences de ce genre, qui réussissent sur un grand nombre de somnambules, et qui produisent le plus souvent des effets très curieux, sont connues depuis assez longtemps, et elles ont été, on peut le dire, répétées à satiété dans ces dernières années. M. Richet est le premier auteur qui les ait étudiées méthodiquement, et la description qu’il en a donnée est assez intéressante pour mériter d’être reproduite in extenso ; c’est une observation type.

Comme introduction à ces faits nouveaux, rappelons brièvement, avec l’auteur, quelques notions de psychologie courante.

Lorsque nous sommes éveillés et en pleine possession de toutes nos facultés, nous pouvons imaginer des sentiments différents de ceux que nous éprouvons d’ordinaire. Par exemple, alors que je suis tranquillement assis à ma table, occupé à composer ce livre, je puis concevoir les sentiments que dans telle ou telle situation vont éprouver un soldat, une femme, un peintre, un Anglais. Mais quelles que soient les conceptions fantaisistes que nous formions, nous ne cessons pas d’être conscients de notre existence personnelle. L’imagination a beau s’élancer dans l’espace, il reste toujours le souvenir de nous-mêmes. Chacun de nous sait qu’il est lui et non pas un autre, qu’il a fait ceci hier, qu’il a écrit une lettre tout à l’heure, qu’il doit écrire telle autre lettre demain, qu’il y a huit jours il était hors de Paris, etc. C’est ce souvenir des faits passés, souvenir toujours présent à l’esprit, qui fait la conscience de notre personnalité.

Il en est tout autrement chez les deux femmes A et B, que M. Richet a étudiées.

« Endormies et soumises à certaines influences, A… et B… oublient qui elles sont ; leur âge, leurs vêtements, leur sexe, leur situation sociale, leur nationalité, le lieu et l’heure où elles vivent, tout cela a disparu. Il ne reste plus dans l’intelligence qu’une seule image, qu’une seule conscience : c’est la conscience et l’image de l’être nouveau qui apparaît dans leur imagination.

« Elles ont perdu la notion de leur ancienne existence. Elles vivent, parlent, pensent, absolument comme le type qu’on leur a présenté. Avec quelle prodigieuse intensité de vie se trouvent réalisés ces types, ceux-là seuls qui ont assisté à ces expériences peuvent le savoir. Une description ne saurait en donner qu’une image bien affaiblie et imparfaite.

« Au lieu de concevoir un type, elles le réalisent, l’objectivent. Ce n’est pas à la façon de l’halluciné, qui assiste en spectateur à des images se déroulant devant lui ; c’est comme un acteur, qui, pris de folie, s’imaginerait que le drame qu’il joue est une réalité, non une fiction, et qu’il a été transformé, de corps et d’âme, dans le personnage qu’il est chargé de jouer.

« Pour que cette transformation de la personnalité s’opère, il suffit d’un mot prononcé avec une certaine autorité. Je dis à A… : « Vous voilà une vieille femme » ; elle se voit changée en vieille femme, et sa physionomie, sa démarche, ses sentiments sont ceux d’une vieille femme. Je dis à B… : « Vous voilà une petite fille » ; et elle prend aussitôt le langage, les jeux, les goûts d’une petite fille.

« Encore que le récit de ces scènes soit tout à fait terne et incolore comparé à ce que donne le spectacle de ces étonnantes et subites transformations, je vais cependant essayer d’en indiquer quelques-uns.

« Voici quelques-unes des objectivations de M… :

« En paysanne. Elle se frotte les yeux, s’étire. « Quelle heure est-il ? quatre heures du matin ! » (Elle marche comme si elle faisait traîner ses sabots…) « Voyons, il faut que je me lève ! allons à l’étable. Hue ! la rousse ! allons, tourne-toi… » (Elle fait semblant de traire une vache…) « Laisse-moi tranquille, Gros-Jean. Voyons, Gros-Jean, laisse-moi tranquille, que je te dis !… Quand j’aurai fini mon ouvrage. Tu sais bien que je n’ai pas fini mon ouvrage. Ah ! oui, oui ! plus tard… »

« En actrice. Sa figure prend un aspect souriant, au lieu de l’air dur et ennuyé qu’elle avait tout à l’heure. « Vous voyez bien ma jupe. Eh bien ! c’est mon directeur qui l’a fait rallonger[1]. Ils sont assommants, ces directeurs. Moi je trouve que plus la jupe est courte, mieux ça vaut. Il y en a toujours trop. Simple feuille de vigne. Mon Dieu, c’est assez ! Tu trouves aussi, n’est-ce pas, mon petit, qu’il n’y a pas besoin d’autre chose qu’une feuille de vigne ? Regarde donc cette grande bringue de Lucie, a-t-elle des jambes, hein !

« Dis donc, mon petit ! (Elle se met à rire.) Tu es bien timide avec les femmes ; tu as tort. Viens donc me voir quelquefois. Tu sais, à trois heures, je suis chez moi tous les jours. Viens donc me faire une petite visite, et apporte-moi quelque chose. »

« En général. « Passez-moi ma longue-vue. C’est bien ! c’est bien ! Où est le commandant du premier zouave ? Il y a là des Kroumirs ! Je les vois qui montent le ravin… Commandant, prenez une compagnie et chargez-moi ces gens-là. Qu’on prenne aussi une batterie de campagne… Ils sont bons, ces zouaves ! Comme ils grimpent bien… Qu’est-ce que vous me voulez, vous… ? Comment, pas d’ordre ? (À part[2].) C’est un mauvais officier, celui-là ; il ne sait rien faire. — Vous, tenez… à gauche. Allez vite. — (À part.) Celui-là vaut mieux… Ce n’est pas encore tout à fait bien. (Haut.) Voyons, mon cheval, mon épée. (Elle fait le geste de boucler son épée à la ceinture.) Avançons. Ah ! je suis blessé ! »

« En prêtre. (Elle s’imagine être l’archevêque de Paris, sa figure prend un aspect très sérieux. Sa voix est d’une douceur mielleuse et traînante qui contraste avec le ton rude et cassant qu’elle avait dans l’objectivation précédente.) (À part.) « Il faut pourtant que j’achève mon mandement. » (Elle se prend la tête entre les mains et réfléchit.) (Haut.) « Ah ! c’est vous, monsieur le grand vicaire ; que me voulez-vous ? Je ne voudrais pas être dérangé… Oui, c’est aujourd’hui le 1er janvier, et il faut aller à la cathédrale… Toute cette foule est bien respectueuse, n’est-ce pas, monsieur le grand vicaire ? Il y a beaucoup de religion dans le peuple, quoi qu’on fasse. Ah ! un enfant ! qu’il approche, je vais le bénir. Bien, mon enfant. (Elle lui donne sa bague imaginaire à baiser.) (Pendant toute cette scène, avec la main droite elle fait à droite et à gauche des gestes de bénédiction…) « Maintenant, j’ai une corvée : il faut que j’aille présenter mes hommages au président de la République… Monsieur le Président, je viens vous offrir tous mes vœux. L’église espère que vous vivrez de longues années ; elle sait qu’elle n’a rien à craindre, malgré de cruelles attaques, tant qu’à la tête du gouvernement de la République se trouve un parfait honnête homme. » (Elle se tait et semble écouter avec attention.) (À part.) « Oui, de l’eau bénite de cour. Enfin !… Prions ! » (Elle s’agenouille.)

« En religieuse. Elle se met aussitôt à genoux, et commence à réciter ses prières en faisant force signes de croix, puis elle se relève : « Allons à l’hôpital. Il y a un blessé dans cette salle. Eh bien ! mon ami, n’est-ce pas que cela va mieux ce matin ? Voyons ! laissez-moi défaire votre bandage. (Elle fait le geste de dérouler une bande.) Je vais avec beaucoup de douceur ; n’est-ce pas que cela vous soulage ? Voyons ! mon pauvre ami, ayez autant de courage devant la douleur que devant l’ennemi. »

« Je pourrais encore citer d’autres objectivations de A… soit en vieille femme, soit en petite fille, soit en jeune homme, soit en cocotte. Mais il me paraît que les exemples donnés ci-dessus sont suffisants pour qu’on se fasse quelque idée de cette transformation absolue de la personnalité dans tel ou tel type imaginaire. Ce n’est pas un simple rêve : c’est un rêve vécu.

« Les objectivations de B… sont tout aussi saisissantes que celles de A… En voici quelques-unes :

« En général. — Elle fait « hum, hum ! » à plusieurs reprises, prend un air dur, et parle d’un ton saccadé… Allons boire ! — Garçon, une absinthe ! Qu’est-ce que ce godelureau ? Allons, laissez-moi passer… Qu’est-ce que tu me veux ? » (On lui remet un papier, qu’elle fait semblant de lire.) « Qu’est-ce qui est là ? » (Rép. C’est un homme de la 1re du 3.) — « Ah ! bon ! voilà ! (Elle griffonne quelque chose d’illisible.) Vous remettrez ça au capitaine adjudant-major. Et filez vite. — Eh bien ! et cette absinthe ? » (On lui demande s’il est décoré). « Parbleu ! » — (Rép. C’est qu’il a couru des histoires sur votre compte.) — « Ah ! quelles histoires ? Ah ! mais ! Ah ! mais ! Sacrebleu ! Quelles histoires ? Prenez garde de m’échauffer les oreilles. Qu’est-ce qui m’a f… un clampin comme ça ? » (Elle se met dans une violente colère, qui se termine presque par une crise de nerfs.)

« En matelot. Elle marche en titubant, comme le matelot qui descend à terre après une longue traversée. « Ah ! te voilà, ma vieille branche ! allons vadrouiller ! je connais un caboulot où nous serons très bien. Il y a là des filles chouettes. » Nous renonçons à décrire le reste de l’histoire.

« En vieille femme. On lui demande : « Comment allez-vous ? » elle baisse la tête en disant : « Hein ! » — « Comment allez-vous ? » Elle dit de nouveau : « Hein ! Parlez plus haut, j’ai l’oreille dure. » Elle s’assoit en geignant, tousse, se tâte la poitrine, les genoux, en se disant à elle-même : « C’est les douleurs ! Aïe ! Aïe ! — Ah ! vous m’amenez votre fille ! Elle est gentille, cette enfant. Embrasse-moi, mignonne, et va jouer. Avez-vous un peu de tabac ? »

« En petite fille[3]. Elle parle comme une petite fille de cinq à six ans : « Ze veux zouer. Raconte-moi quelque sôse. Jouons à cache-cache, etc… » Elle court en riant, se cache, fait cou. Ce jeu, très fatigant pour nous, dure près d’un quart d’heure. Il est remplacé par colin-maillard, puis cache-tampon, etc. Ensuite elle veut jouer à la pépé, la berce. On lui fait raconter l’histoire du petit Chaperon rouge, elle dit que c’est très joli, mais triste. On lui demande si c’est moral, et elle répond qu’elle ne sait pas ce que c’est que moral. Elle ne veut pas raconter d’autre histoire, se fâche, tire la langue, pleure, tape du pied, etc. ; ne veut pas d’un polichinelle, parce que c’est un joujou de petit garçon, dit qu’elle sera bien sage, demande sa poupée ou des confitures.

« En M. X…, pâtissier. — Cette dernière objectivation était particulièrement intéressante, car, il y a plusieurs années, étant au service de M. X…, elle fut brutalisée et frappée par lui, si bien que la justice s’en mêla, je crois. B… s’imagine être ce M. X. : sa figure change et prend un air sérieux. Quand les pratiques arrivent, elle les reçoit très bien. « Parfaitement, monsieur, pour ce soir à huit heures, vous aurez votre glace ! Monsieur veut-il me donner son nom ? Excusez-moi s’il n’y a personne, mais j’ai des employés qui sont si négligents. B… ! B… ! Vous verrez que cette sotte-là est partie. Et vous, monsieur, que me voulez-vous ? » (Réponse : Je suis commissaire de police, et je viens savoir pourquoi vous avez frappé votre domestique.) — « Monsieur, je ne l’ai pas frappée. » (Réponse : Cependant elle se plaint.) — Elle prend un air très embarrassé. « Monsieur, elle se plaint à tort. Je l’ai peut-être poussée, mais je ne lui ai pas fait de mal. Je vous assure, monsieur le commissaire de police, qu’elle exagère. Elle a fait un esclandre devant le magasin… » (Elle prend un air de plus en plus embarrassé.) « Que cette fille s’en aille. Je vous assure qu’elle exagère. Et puis je ne demande qu’à entrer en arrangement avec elle. Je lui donnerai des dédommagements convenables. » (Réponse : Vous avez battu vos enfants.) « Monsieur, je n’ai pas des enfants : j’ai un enfant, et je ne l’ai pas battu. »

« On voit que dans cette objectivation de B…, quoique le personnage qu’elle représentait lui soit très antipathique, elle n’a pas cherché à le représenter ridicule ou odieux. Elle cherchait au contraire à l’excuser, tellement elle était entrée dans le rôle. Son air ennuyé et contraint, ses réponses évasives, mais polies, étaient absolument conformes à ce que peut dire, penser et faire un individu interrogé par un magistrat, et qui est coupable.

« Ce n’est pas du reste un des moins curieux phénomènes de ces objectivations, que la transformation complète des sentiments. A… est timide ; mais elle devient très hardie, quand elle objective un personnage hardi. Elle est très religieuse ; elle devient irréligieuse, quand elle représente un personnage irréligieux. B… est silencieuse ; elle devient bavarde quand elle représente un personnage bavard. Le caractère a complètement changé. Les goûts anciens ont disparu et sont remplacés par les goûts nouveaux qu’est supposé avoir le nouveau type représenté. »

Dans un travail plus récent, fait en collaboration avec MM. Ferrari et Héricourt[4], M. Richet a ajouté un détail curieux aux expériences précédentes ; il a montré que le sujet auquel on impose un changement de personnalité n’adapte pas seulement ses paroles, ses gestes et ses attitudes à la personnalité nouvelle ; son écriture même peut se modifier et se mettre en relation avec les idées nouvelles qui envahissent sa conscience ; cette modification de l’écriture est d’autant plus intéressante à constater que l’écriture, pour certains graphologues contemporains, n’est pas autre chose qu’une partie de la mimique. Voici quelques exemples empruntés aux précédents auteurs.

On suggère successivement à un jeune étudiant qu’il est un paysan madré et retors, puis Harpagon, et enfin un homme extrêmement vieux. En même temps qu’on voit les traits de la physionomie et les allures générales du sujet se modifier et se mettre en harmonie avec l’idée du personnage suggéré, on observe que son écriture subit des modifications parallèles, non moins accentuées, et revêt également une physionomie spéciale particulière à chacun des nouveaux états de conscience. En un mot, le geste scripteur s’est transformé comme le geste en général.

Dans une note sur l’écriture hystérique, j’ai montré que sous l’influence d’émotions suggérées, ou sous l’influence d’excitations sensorielles, l’écriture de l’hystérique peut se modifier ; elle s’agrandit, par exemple, dans le cas d’excitations dynamogènes[5].

Les suggestions que nous venons d’étudier ont pour caractère de ne pas porter spécialement sur une perception ou sur un mouvement, c’est-à-dire sur un élément psychique limité ; ce sont des suggestions d’ensemble ; elles imposent au sujet un thème qu’il se trouve obligé de développer avec toutes les ressources de son intelligence et de son imagination ; et si on examine avec soin les observations, on voit aussi que dans ces suggestions les facultés de perception sont intéressées et perverties au même titre que celles de l’idéation ; ainsi le sujet, sous l’action de sa personnalité d’emprunt, cesse de percevoir le monde extérieur tel qu’il est ; il éprouve des hallucinations en rapport avec sa nouvelle personnalité psychologique : évêque, il se croit à Notre-Dame et voit la foule des fidèles ; général, il se croit entouré de troupes, etc. Tout ce qui s’harmonise avec la suggestion est évoqué. Ce développement systématique des états de conscience appartient à tous les genres de suggestions, mais il n’est peut-être nulle part aussi marqué que dans les transformations de la personnalité.

À l’inverse, tout ce qui peut contredire la suggestion se trouve inhibé, et sort de la conscience du sujet. On a remarqué que les changements de personnalité supposent un phénomène d’amnésie ; le sujet, pour revêtir la personnalité d’emprunt, doit commencer par oublier sa personnalité vraie ; l’immense quantité de souvenirs qui représentent son existence passée et constituent la base de son moi normal se trouve pour un moment effacée, parce que ces souvenirs sont en contradiction avec l’idée de la suggestion.

Il se produit donc dans la conscience du sujet une division, un partage ; et c’est par là que ces phénomènes rentrent dans le cadre de notre livre. Par suite de la suggestion imposée, la personnalité vraie, avec une partie de son cortège d’états de conscience, quitte la scène ; elle est reléguée au second plan, elle est temporairement oubliée, et une personnalité nouvelle, dirigée par l’expérimentateur, se forme et évolue, empruntant à l’ancienne, qu’elle semble ne pas connaître, quelques-uns de ses éléments, et notamment les habitudes motrices du geste et du langage sans lesquelles il lui serait impossible de s’exprimer. C’est du reste ce que M. Richet a très bien exprimé en disant : « L’objectivation des types dépend d’un trouble de la mémoire et d’un trouble de l’imagination. La mémoire de notre personnalité étant pervertie, la conscience de notre personne disparaît. L’imagination étant surexcitée, les hallucinations se produisent ; et alors le moi nouveau dépend uniquement de la nature de ces hallucinations[6]. »

Il est incontestable que cette division de conscience est un phénomène superficiel et temporaire, dans les conditions où l’expérience a été tentée jusqu’ici. L’individu n’est pas réellement scindé en deux, comme l’était par exemple Félida.

La division de conscience qui se manifeste chez les somnambules naturels a des causes internes, inhérentes à l’organisme même du sujet ; c’est un phénomène psychique traduisant un état de souffrance des centres nerveux. Il en est tout autrement chez un sujet dont on a transformé la personnalité par simple suggestion ; ici, la division résulte d’une cause externe ; elle est le produit d’une idée communiquée au sujet par une autre personne et, par conséquent, elle ne présente pas en général la même gravité.

Quelques auteurs sont même allés très loin dans cette voie ; ils ont soutenu que dans les expériences de transformation de la personnalité le sujet joue un rôle, une sorte de comédie ; il serait comparable à un acteur, qui exprime des sentiments sans les ressentir. Les auteurs qui adoptent cette interprétation, et parmi eux nous citerons M. Delbœuf[7], ne pensent point que le sujet cherche à simuler et à tromper l’expérimentateur ; la vieille idée de la simulation est aujourd’hui abandonnée ; ils pensent que le sujet obéit à un mobile un peu différent. Ayant reçu un ordre, comme celui de représenter un soldat ou un paysan, il exécute l’ordre de son mieux, n’ayant d’autre désir que celui de complaire à celui dont il a reçu la suggestion. Il joue la comédie, mais pour le bon motif. C’est là, en somme, un état psychologique très complexe, mais cependant facile à comprendre.

Cette opinion a été vivement combattue par d’autres auteurs, notamment M. Bernheim[8], qui ont soutenu que dans tous les cas le sujet est sincère et croit réellement à la suggestion reçue ; on lui a communiqué une personnalité nouvelle, il l’accepte, parce que la suggestion est pour lui la réalité même, et que pour un moment il oublie complètement sa personnalité ancienne.

Nous jugeons inutile d’opter entre ces deux opinions d’apparence contradictoire, parce que nous les considérons toutes deux comme également justes ; elles s’appliquent seulement à des cas différents. Il y a des personnes qui ne sont point dupes des suggestions qu’on leur donne, et qui les exécutent quand même, ne pouvant résister à l’ascendant de l’opérateur : celles-ci n’oublient point qui elles sont ; qu’on leur dise de représenter un prêtre, un général, une religieuse, elles seront capables de le faire comme chacun de nous peut le faire ; elles savent qu’elles jouent un rôle ; elles s’efforcent de feindre et elles conservent toujours le souvenir de leur personnalité. D’autres au contraire sont complètement victimes de l’illusion suggérée, parce que le souvenir de leur moi antérieur est pour un moment complètement effacé.

Ce sont là des effets différents qui tiennent à la nature psychique de chaque sujet, et aussi peut-être au mode employé pour le suggestionner. Il est donc inutile d’élever des discussions relativement à ces points de fait ; deux faits, ne l’oublions pas, peuvent être différents sans être contradictoires.

Laissant de côté cette discussion épisodique, nous rappellerons en terminant ce chapitre que les moralistes et les philosophes ont souvent constaté dans le cours de la vie humaine des variations de personnalité, qui ressemblent beaucoup à celles que la suggestion peut produire. Nous renvoyons, à cet égard, à un intéressant ouvrage de M. Paulhan, L’Activité mentale et les éléments de l’esprit.


  1. « C’est une femme, très respectable mère de famille, et très religieuse de sentiments, qui parle. »
  2. « Les apartés de ces dialogues sont aussi très intéressants. Ils sont dits à voix très basse, mais distincte, en remuant à peine les lèvres. »
  3. « Cette objectivation a duré une heure et demie, sans que B… se soit démentie une seule fois dans son langage enfantin ou dans ses allures. »
  4. La Personnalité et l’écriture, essai de graphologie expérimentale. (Revue phil., avril 1886.)
  5. Études de psychol. expérimentale. Doin, 2e édition, 1891.
  6. Même article, p. 235.
  7. Revue de l’Hypnotisme, janvier et février 1889.
  8. La controverse a porté, non sur le genre spécial de suggestions que nous étudions, mais sur tous les genres de suggestion.