Poésies de Frédéric Monneron/Les Alpes

VI

LES ALPES. — POÈME.


L’horizon change et la vérité reste.
(les deux voix. Le poète.)


Prologue.



Au ciel te souviens-tu, mon aïeule chérie,
De ce soir automnal de paix, de rêverie,
Où près du Livre d’or de Celui que tu sers,
Assise à ton rouet, tu me disais tes vers ?
Ta voix tremblante et douce, arrivant à mon ame,
Y rallumait soudain une céleste flamme,
Et penché sur le bras d’un fauteuil de douleurs,
Dans ma honte d’enfant dissimulant mes pleurs,
J’écoutais, attentif, ta charmante élégie.
Oui, mon ame ignorante en comprit la magie.
Dès lors j’eus une lyre, et le premier accord
Qu’en a tiré ma main fut pour pleurer ta mort…
Mais aussi j’ai voilé la Muse qui m’inspire,
Car nul autre, après toi, n’encouragea ma lyre.
Accepte donc ces chants intimes, sérieux,
Et s’ils restent dans l’ombre épure-les aux cieux !




I

Un voyageur.



Où va le soucieux poète,
Les yeux éteints, le front pensif ?
D’un pas chancelant et tardif,
Il s’éloigne en baissant la tête.

Puis, par degrés se ranimant,
Il vole, et monte en ce moment
Le rude sentier qui serpente
Parmi la mousse et les débris,
Dans les prés mouillés et fleuris
Qu’ombragent les bois sur la pente.

Plus haut encore il disparaît
Sous les voûtes de la forêt,
Et ses pieds, plus légers encore,
Parmi les rocs qu’il faut gravir,
Sous leur acier font rejaillir
Le feu dans cette nuit sonore.
Toujours plus rapide et vaillant

Il sort des bois l’œil pétillant
Et, plus haut, longe sur la côte
Le torrent des monts désolés,
Qui dans les pins maigres, pelés,
Rebondit, s’écrase et ressaute…
Au chêne rampant et tordu
Voyez comme il s’est suspendu.
Et voici les rochers sublimes,
Labyrinthes où par degrés
Les sentiers moussus, colorés
Se dévident sur les abîmes.
Il voit de là les monts neigeux
Et les hauts vallons nuageux,
Puis il entend les cornemuses
Des chevriers libres et fiers,
Perdus dans la pâleur des airs
Par dessus les plaines confuses !
Si libre et fier est son essor
Qu’à grand’peine il peut voir encor
Des châteaux les hautes façades
Reluire dans l’abîme obscur,
Et fumer aux plaines d’azur
Les silencieuses bourgades.
Il monte encor, malheur à lui !
Du fond des vallons, aujourd’hui

L’ont vu les Nains de la montagne.
Tandis que le barde orgueilleux
S'élève et s’aventure aux cieux,
Un charme maudit l’accompagne.
Lui qui l’ignore en ce moment
Perce les airs effrontément,
Gravit le pic à perdre haleine ;
Puis, échappant à tout regard,
Il se plonge dans le brouillard,
Maudissant le bruit et la plaine.




II

Le complot.


Mais que faisiez-vous donc là-bas, esprits charmants,
De la belle nature insoucieux amants ?
Nains et sylphes, pourquoi déclariez-vous la guerre
Au barde voyageur qui chante aussi la terre ?
C’est votre frère, amis ; il adore à genoux
Le Dieu de la nature, et l’aime autant que vous ;
Et voici que pourtant vos âmes courroucées,
Machinant tout d’un coup de sauvages pensées,

Dans vos secrets vallons, séjour de volupté,
Ce soir, ont contre lui méchamment comploté.
Sur les bords de l’eau claire, à l’ombre des mélèzes,
Leurs doigts avaient cueilli le rosage et les fraises,
Et, cadençant leur vol aux divines chansons,
Dans leur danse indécise ils rasaient les gazons.
Sur la brise réglant leur suave harmonie,
Ils chantaient du bleu ciel la douceur infinie,
Et sous leurs pas légers le gazon incliné
Remplissait de senteurs le val abandonné.
Mais quand à son d’airain la chapelle isolée
Pleura son chant du soir dans l’humide vallée :
— « Frères, dit l’un d’entr’eux, dont les yeux purs et noirs
» Dans les bois s’allumaient à la lueur des soirs,
» D’ici, j’ai vu monter un barde tout en larmes
» Sur le rebord des rocs. Or, c’est l’heure des charmes.
» Ce soir notre nature aura tant de beauté !…
» Amis, qu’en son honneur il soit précipité
» De là haut dans ce val ! Car notre destinée
» Est de mieux resserrer les liens d’hyménée
» Dont nature enchaîna les bardes amoureux.
» Or, la mort est toujours un fort lien pour eux.
» Vous savez, en effet, rien ne meurt sur la terre,
» Et ce qu’on dit la mort n’est qu’un profond mystère,
» Un hymen plus intime entre le monde et nous !
» Et c’est pourquoi, faisant au barde un sort plus doux,

» Je voudrais à nos jeux l’amorcer dans l’abîme,
» Et lui donner la mort en le rendant sublime… 3 »
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
— « Frères, dit l’un d’entr’eux, frères, connaissez-vous…
» Auriez-vous traversé les ténébreuses Joux 4
» Qui voilent de nos monts la côte orientale ?
» Plus loin, sur le revers, dans la nuit infernale,
» S’ouvre bruyant, étroit, un abîme enfumé.
» Là gravissent les pins et le souffle embaumé
» Des gazons de la pente où tremblent les rosées,
» Qu’un vent de la cascade au loin a déposées.
» Endormons le poète en cet affreux chaos,
» Au sifflement des pins, au tonnerre des flots ;
» Et bientôt, de ces rocs descendant la crevasse,
» Vers nous dans la vallée il viendra prendre place. »
— « Le conseil est fort beau, dit en tremblant de peur
» Un ange de la rive aux ailes de vapeur ;
» Mais pour l’exécuter il nous faudrait enfreindre
» Le droit du roi des eaux… 5 Or, il est tant à craindre !
» Brisons-là, mes amis ; sinon, malheur à nous ! »
— « Eh mais, dit son voisin, de vous contenter tous
» Il n’est point mal aisé ! L’ardente poésie
» Dont l’ame du jeune homme est sur nos monts saisie,
» N’est qu’un poison d’amour qui nous secondera.
» Laissez-moi le poursuivre, et bientôt il viendra
» Danser aux vents du soir dans la ronde éternelle !

» Quoi ! ne sauriez-vous pas, ma peuplade si belle,
» Que toute poésie est un pacte avec nous ?
» Nous, fils de la nature ! enchanteurs ! jeunes fous !
» Qui courons sur les lacs, par les bois, dans l’abîme,
» Et pour qui cette terre est un rêve sublime…
» Encore un jour ! une heure ! et le poète aussi
» Pourra rire avec nous et chanter sans souci.
» Reposez-vous sur moi du soin d’un tel prestige. »
Il dit, et, reployant les ailes du vertige,
Sur son épaule blanche il déroule un manteau.
Il imite les traits du chasseur pâle et beau
Dont le soir, au chalet, les blonds vachers devisent,
Près de l’âtre, à voix basse. En temps d’orage ils disent
Que, descendant des monts, ce chasseur colossal
Aux portes des chalets va frapper dans le val,
Criant : « Hourrah ! » · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
De plus, l’esprit des monts s’apprête à revêtir
Les pâleurs de la mort ; car il sait que, martyr
De la lyre et du chant, l’infortuné poète
S’exila de la plaine et par les monts répète :
« Ange des premiers jours ! Ô muse ! volupté !
» Doux souvenir du ciel, pourquoi m’as-tu quitté ?
» Sur l’aile de la mort, que mon ame inspirée
» Retourne visiter ta céleste contrée !
» Là, je vécus de foi, d’espérance et d’amour !
» Viens !… sur ces monts glacés j’implore ton retour !

» Au prix de tout mon sang rends-moi, rends-moi ma lyre,
» Et par un dernier chant couronne mon martyre !
» Ma tombe à la montagne ! oh ! viens m’y transporter !
» Là je ne mourrai plus, car mourir c’est douter ! »

C’est pourquoi le chasseur, afin de le séduire,
De la mort empruntait la pâleur et la lyre ;
Et mêlant son vertige à celui du chanteur,
Par la montagne allait, triste consolateur,
L’entraîner dans l’abîme en sa chute inouie,
Et lui rendre la lyre en lui prenant la vie.
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·

Le chasseur cependant, sur les pas de sa proie,
Se perd dans les forêts… Une rumeur de joie
Confuse, fantastique, accompagne ses pas.
Des vaporeux danseurs la peuplade, là-bas,
Au pied des bruns rochers, sur de fraîches pelouses,
Glisse… et l’on dirait voir de nouvelles épouses,
Dans leurs folâtres jeux pressant leurs pas tremblants,
Sveltes, le front caché sous de longs voiles blancs.
Mais le bruit de leurs pas devient plus faible encore,
Et l’on n’entend frémir que le blanc sycomore,
Aux fentes du rocher, confiant à la nuit
Les pleurs ou les secrets du danseur qui s’enfuit.




III

La plainte du voyageur.



Mais lui ? Mais le poète ? Indiquez-nous sa voie ;
Tandis qu’à l’engloutir les monts tremblent de joie,
Que le subtil chasseur par les monts et les vaux
S’égare et le poursuit, et de cris indévots
Ébranle la forêt… Où donc est le poète ?
Venez, je trouverai sa sauvage retraite…
Mais qu’entends-je ? et quels cris ont frappé le vallon ?
La neige qui se lève en épais tourbillon
D’une sombre musique emporte les bouffées,
Et déjà du chasseur les clameurs étouffées
Près des cieux ont repris un accent clair et fort,
Sinistre avant-coureur de tempête et de mort.
Il fait froid dans mon ame ! Adieu ! mais non, silence !
De l’Alpe rembrunie un autre chant s’élance.
C’est lui ! c’est le poète ! Au sein des noirs débris,
Dans les vallons de l’air la nuit l’avait surpris.
Ralentissant l’ardeur de sa course rapide,
Il tourne vers les cieux une paupière humide,
Et tente, pour distraire un instant sa douleur,
Ce chant mélancolique échappé de son cœur :


« Viens ! Le lac nébuleux dans les neiges frissonne ;
Sur les âpres granits dont cette eau s’environne
L’aigle pesant s’élève et circule sans bruit.
Les rois des blancs sommets brillent dans la tempête,
Et l’orage lugubre a couronné leur tête
Du diadème de la nuit !

» Viens ! la nature aussi m’a compris dans cette heure ;
Elle a pleuré l’amour et le Dieu que je pleure ;
Notre rêve à tous deux monte en éternité !
Même regret des cieux, même cri d’espérance :
Ma pensée est l’écho de sa longue souffrance !
Le deuil profond de sa beauté !

» Dans ces franges de glace où se couche l’étoile,
Sur les aiguilles d’or que l’Occident dévoile,
Bel ange inspirateur, descends du fond des airs !
Par ces mornes glaciers dont la mer en tourmente
Sur les champs de la mort se déroule écumante,
Franchis ces montueux déserts.

» Ah ! viens ! nous serons seuls ! Toi seul auras mes larmes ;
Celles qu’on ne voit pas ont pour moi tant de charmes ;
Je te les consacrai pour épurer mes yeux.
Toi seul ! premier ami ! consolateur de l’ame !
Tu verras au désert ce qu’il restait de flamme
Dans mon cœur fier et soucieux !


» Oui, du jour où ta main n’éveilla plus ma lyre 6
J’eus de profonds secrets et des pleurs à te dire.
Gardien du berceau, des naïves amours,
Dans mes rêves du soir souvent ma voix t’implore ;
Et, tourné vers les cieux, je crois t’ouïr encore
Comme un écho de mes beaux jours.

» Les hommes n’ont jamais accueilli d’un sourire
Les accords méconnus de mon intime lyre…
Depuis ton jour d’adieux tout mon rêve est passé !
Comme un pavillon noir, ils ont sur ma ruine
Arboré le manteau de ma muse enfantine,
Et l’avenir s’est effacé !

» Effacé pour toujours ! Les pensers d’espérance
Ferment leurs ailes d’or au vent de la souffrance.
La mort seule m’apporte en son vol soucieux
Son arc-en-ciel de pleurs et sa lyre de flamme,
Dont la plainte sublime éveille au fond de l’ame
Tant de désirs harmonieux.

» Effacé pour toujours ! Déjà, dans ma paupière,
Goutte à goutte ont tari les pleurs de la prière,
Que les cieux recueillaient dans leurs coupes d’amour.
Plus d’aspiration d’une céleste vie !
Plus de lyre ou de voix, pour que du moins j’oublie
L’exil… en chantant le retour.


» Efface l’avenir ! ô jeunesse ! ô mystère !
Âge où l’on voit les cieux sans comprendre la terre !
Il fait jour ! je le sens aux glaces de mon cœur !
Mais à l’heure où l’amour n’est qu’un songe funeste,
On n’a pour remonter à la source céleste
Que les ailes de la douleur !

» Des douces voluptés il faut fuir la mémoire.
Adieu, matin d’enfance ! adieu, rêve de gloire !
Dans ma chère patrie on ne sert pas mes dieux…
Jamais on n’y comprit le souffle qui m’inspire.
Je n’y sais que deux lots… dans la plaine on expire,
Ou l’on se cache dans les cieux.

» Aussi t’ai-je perdue, ô foi naïve et sainte !
La lampe au sanctuaire aujourd’hui s’est éteinte ;
Rien n’est mûr dans cette ame où tout a pu fleurir.
Les ombres de la terre ont voilé mon génie,
Et je n’ai rien gardé de sa pure harmonie,
Sinon qu’il est doux de mourir.

» Qui ne sait pas aimer sous sa lyre succombe !
Ange des premiers jours ! viens, je veux dans ma tombe,
Du Dieu que j’ai pleuré, déposer le long deuil.
Là, tu m’attends peut-être, inspirateur fidèle,
Pour entonner les chants de la noce éternelle
Sur les roses de mon cercueil !


» Peut-être qu’attendant ces fleurs d’un autre monde,
Tu dors enseveli dans cette nuit profonde,
Où mon étoile encor s’égare pour un temps…
Ou m’as-tu devancé vers de plus beaux rivages,
Hirondelle du cœur, qui crains tous les orages,
Pour m’y prédire un doux printemps ?

» Je ne sais !… Au désert je te poursuis encore.
L’instinct de la beauté, dont le barde s’honore,
Sur les Alpes m’a dit qu’on trouvait le bonheur.
J’ignore le destin que la lyre y prépare ;
Mais j’ai maudit la plaine, et là-haut je m’égare…
Poète, éternel voyageur ! »

— Il dit ! Sur le vallon la lune tendre et pâle
A blanchi tout d’un coup la zône orientale,
Argentant les sommets neigeux et décharnés
Que le ciel de brouillards au loin a couronnés.
Sur le col âpre et froid sa face encor voilée
Errait comme un esquif dans la neige perlée,
Puis, s’inclinant au fond du précipice obscur,
Y sillait sur un lac, dans des ombres d’azur.

Pareils aux chœurs voilés qui blanchissent les dalles,
Prosternés sur le soir au fond des cathédrales,
Les pics se prolongeaient pâles, mystérieux,
Sous le profond cristal du lac silencieux.

Inondés par les pleurs des cascades plaintives,
Là s’entassaient les rocs, dressés le long des rives ;
Là, dominant les eaux, sur des tertres fleuris
Que disputait la neige au rivage en débris,
Fumait d’un chevrier la cabane isolée,
Seule habitation de la morne vallée.

Mais sur les flancs du val, au pied des monts neigeux,
De loin en loin groupés sous un ciel orageux
Les alisiers, les pins qui peuplaient ces décombres,
Sous les pas du chasseur résonnaient dans les ombres,
Murmures qui roulaient et montaient tour-à-tour,
D’un plus secret orage annonçant le retour.
Soudain, dans l’épaisseur des lointaines ténèbres,
Le chasseur répéta ses hurlements funèbres...
Mais, gravissant du lac le sauvage récif,
Le barde dans la hutte entra d’un pas tardif.




IV

L’arrivée du chasseur.



Là, le blond chevrier, sous son chalet de pierre,
Du foyer, en sifflant, détournant la chaudière,

Aux lueurs du mélèze, odorant et fumeux,
Promenait ses regards dans le lait écumeux,
Que d’un œil satisfait longtemps il considère,
S’applaudissant tout haut de sa voix solitaire.

« Entrez, » dit le berger, ranimant la clarté
Des tisons ; et pour voir ce passant anuité,
Ses obliques regards erraient dans la fumée.
Mais à peine au foyer la flamme est ranimée
Qu’une clameur subite et lugubre, trois fois,
Descend de la montagne et roule au fond des bois.

L’écho, longtemps ému, peuplant ces solitudes,
Remuait sous les rocs d’obscures multitudes,
Peuples accumulés dans les jours du chaos
Pour crier : « Le désert lui-même est sans repos. »
Le pâtre cependant, sous son chalet de pierre,
Tendit au voyageur sa main hospitalière.

Déjà du gai foyer le rayon clair et pur
De la hutte mousseuse argentait le vieux mur ;
Vers la cendre bleuâtre accroupis en silence,
Ils attisent le feu que l’orage y balance,
Parmi l’épais brouillard qu’un vent bruyant et froid
Refoule à chaque instant sous les lambeaux du toit.


De son hôte épiant la muette colère,
— « Où vas-tu ? » dit le pâtre (et sa longue paupière
Voilait le clair azur de son œil curieux.)
L’autre lui répondit, sans relever les yeux :
— « Mon ame est endormie ! Elle aspire en voyage
» À retremper sa foi dans l’éternel orage.

Et sa main désignait les faîtes crénelés
Des châteaux du désert au ciel accumulés ;
— « Frère ! crois-moi ! Là-haut jamais l’ame ne doute,
» Et dans sa noble extase, aux Alpes, elle écoute,
» Se rencontrant au loin par le vague des airs,
» Les promesses des cieux et les cris des déserts ! »
— « Mais la Mort ? dit le pâtre. » — « Eh ! la mort ! qu’elle vienne !
» J’aime sa voix sublime, et sa lyre est chrétienne.
» Vienne l’esprit d’orage !… Ami, je veux demain
» Monter à sa rencontre et croiser son chemin ! »
— « Ton audace est folie et tes vœux sont blasphème, »
Dit l’autre et ses deux mains voilaient sa face blême,
« Sais-tu qu’en temps d’orage il descend de ces monts
» Un chasseur colossal, digne ami des démons. »
— « Tu mens ! dit le Poète, et puisqu’il faut le dire,
» S’il vient un ange ici, c’est l’ange de ma lyre !
» Oui, ma lyre, en ces lieux où s’égarent mes pas
» Lui demande la foi, des chants ou le trépas. »
Mais à peine a-t-il dit, qu’une épaule pesante

Ébranla par trois fois la porte palpitante…
— « Hourrah ! dit le chasseur… C’est l’orage ! ta voix
» Des rivages du lac est montée en mes bois ;
» Ta plainte a des échos dans mon cœur solitaire ;
» Ouvre, de ta douleur j’ai compris le mystère. »
— « Sur mon ame, c’est lui ! dit le pâtre à genoux,
» Qu’il vienne cependant, je ne crains pas ses coups.
» Car je sais à qui croire au fort de la tempête. »
Lors, auprès du foyer penchant sa blonde tête,
Et présentant sa Bible à la pâleur du jour,
Dans la page divine il lut avec amour.
Le rire du Chasseur accueillit sa lecture ;
Comme pour étouffer la voix de l’Écriture,
Sa voix de l’avalanche eut le mugissement
On eût dit dans l’abîme un vaste éboulement,
Les chariots d’airain d’une armée en défaite,
Roulant par les vallons dans un vent de tempête ?
Mais, ô surprise !… Il entre, il s’assied au foyer.
D’un souvenir du ciel son front paraît briller.
Rien n’altère des traits cette chaste harmonie,
Primitif hyménée où l’âme au corps unie,
L’un et l’autre toujours s’empruntant leur clarté,
Sont le double reflet d’une même beauté.
Quelle pâleur !… pourtant, la mort qui s’y révèle
N’a pas encore éteint sous sa froide prunelle
L’amour de ses yeux bleus par un songe voilés.

Ses cheveux sur sa nuque en anneaux sont roulés,
Tandis que sa main gauche, appuyée à sa hanche,
Dissimule du sang sur sa tunique blanche.
Ses doigts sur son épaule ont aussi déroulé
Un ténébreux manteau par la neige étoilé,
Symbole des frimas et de la nuit austère
Dont s’enveloppe aux cieux la cime de la terre.
Mais près d’un clair foyer ce manteau long et noir
Imitait les lueurs des montagnes du soir,
Lorsque l’Alpe, endormant son riant élysée,
Couvre sa tête en fleurs d’un voile de rosée.




V

Le prestige.



Des plis de ce manteau, débarrassant son bras,
« Barde, dit le Chasseur, ne me connais-tu pas ?
Je fus le gardien de ton adolescence,
Et l’ange inspirateur dont tu pleures l’absence ;
Dans des songes d’amour souvent je te berçai,
Quand, de mon aile d’or doucement caressé,

Aventurier du ciel, endormi dans ta couche,
Tu recueillais d’en-haut mes baisers sur ta bouche.
Ignorant d’où soufflait ce vent harmonieux,
Souvent tu t’éveillas et tu pleuras mes cieux ;
C’est moi qui, sur le soir, parlant à ton oreille,
Parfois ranime encore ton ame qui sommeille,
Et t’épanouissant d’un amour infini,
Au chœur des immortels souvent t’ai réuni.
C’est moi qui confiant à ton ame amoureuse,
Ces intimes pensers qu’en pleurant elle creuse,
Secrets que l’ignorance aima tant à flétrir,
De la lyre à ton tour t’ai rendu le martyr.
Viens donc, cède aujourd’hui, cède à ma voix profonde,
Qui t’entraîne au désert, loin des mépris du monde.
Le monde… Son caprice a créé ton devoir ;
Rends-lui ce vain fardeau. Toi, tu vis pour savoir,
Pour bercer de tes chants les souffrances humaines,
Pour leur parler des cieux et mourir loin des plaines !
Je sais bien qu’ils t’ont dit : « Renonce à ces plaisirs,
» Vains rêves corrupteurs qui charmaient tes loisirs ;
» Borne cet horizon que t’ouvrit la pensée ;
» La vie est dure ! Il faut qu’étroite, ramassée,
» L’ame, pour la braver, se fasse des trésors
» De sacrifice austère, et non de vains accords.
» Les chants sont pour le ciel ; mais les pleurs pour la vie.
» La terre est un malheur ; mais Dieu nous y convie ;

» Pourquoi s’en plaindre encor ? » Voilà ce qu’ils t’ont dit.
Frère, c’est que de moi l’ignorance a médit.
Mais s’il arrive encor que leur voix te confonde,
Te disant qu’une larme est l’étoile du monde,
Et que le sacrifice est sa première loi…
Regarde : sur mes flancs le sang grava ta foi !
Dis-leur que si la terre a les pleurs en partage,
Tout poète, ici-bas, de ce noble héritage
Eut le don le plus riche et la meilleure part. »
Il dit, et la colère allumant son regard,
Du simple chevrier dispersait les pensées ;
Et les pages du ciel que ses doigts ont froissées,
Tremblent sous ses regards fatigués et distraits ;
Car du malin chasseur les perfides attraits,
Parfois interrompant sa lecture chérie,
Y faisaient succéder la molle rêverie,
Ou les sombres élans de désirs inconnus…
Tristes trésors ! hélas ! des deux nouveaux-venus !
Mais bientôt le berger, rappelant son courage,
Dit au barde rêveur : « N’entends-tu pas l’orage
» Qui roule autour de toi ? Demeure à mon foyer ;
» Jusqu’au pâle matin, tous deux, il faut prier.
» Ton voisin m’est suspect ! Mon frère, je redoute
» Pour ton bel avenir ce compagnon de route.
» Regarde, n’a-t-il pas l’allure d’un mourant ? »
— « Demeure auprès de moi, dit le pâtre en pleurant. »

Le barde en son ivresse est sourd à sa prière.
Contenu cependant par le regard austère
Du pauvre chevrier, par son air de douceur,
Il hésite à frapper dans la main du chasseur.
Mais, mariant l’orage au ton de la caresse :
« Suis-moi, dit le chasseur, ici-bas le temps presse. »
Puis, écartant le crêpe où souriaient ses yeux,
Il leva vers le ciel un doigt mystérieux ;
De son brillant manteau détacha son écharpe,
Et sur de graves tons il accorda sa harpe :

« Sur la vague gelée où l’orage s’endort,
Suis-moi, lui disait-il, vers mes pâles royaumes ;
Là, couvrant de sa voix le tumulte des hommes,
Sur des trônes déserts, seule s’assied la mort.

» De l’éternelle fête écoutant les préludes,
Tu pourras oublier au fond des solitudes
Le temps que Dieu mesure aux pas du genre humain ;
Car c’est l’oubli des cieux et nos inquiétudes
Qui font à l’ame un lendemain.

» Des frais jardins de l’air adorant les mystères,
Jusqu’aux libres sommets des Alpes solitaires
Viens cueillir le sommeil parmi mes chastes fleurs.
Que, saluant l’Éden, tes arides paupières
Du souvenir versent les pleurs !


» Viens du roi des hivers contempler la couronne ;
Ses joyaux sont de neige et la nuit l’environne ;
Pour lui chantent l’abîme et les forêts d’azur ;
La gentiane bleue et la pâle anémone
Bordent au loin son trône obscur.

» Là, ta douleur n’aura ni larmes, ni colère.
Comme l’aigle qui monte en son vol circulaire,
Sous les souffles de l’aube, aux limites des cieux,
Les pleurs et les brouillards ne pourront de la terre
Troubler le cristal de tes yeux.

» Un vent céleste et pur rafraîchit la prunelle ;
Le vertige au doux vol qui vous prend sous son aile,
Par l’orage ou l’azur tourbillonnant toujours,
Vous pousse, indifférent, vers la nuit éternelle
Ou vers l’aube de plus beaux jours ! »

— « Ah ! s’il en est ainsi, répondit le poète,
» Jeunesse ! liberté ! mon ame est satisfaite ! »
Et, séduit par son ange aux yeux pleins de douceur,
Il frappa sans délai dans la main du chasseur.
Mais un prompt repentir succède à sa folie.
Il soupire du poids de sa mélancolie…
Mais déjà le chasseur s’apprête à l’entraîner…
Sur l’horrible montagne il va l’abandonner.

Des Alpes d’alentour l’immense amphithéâtre
Blanchit aux feux de l’aube. Et le chalet du pâtre
Se dore sur le lac, dont l’abîme incertain
Voile les hauts récifs des vapeurs du matin.
« Des monts, dit le chasseur, vois, le front se nuance !
» Les Alpes sur la nue ont rougi d’espérance,
» Et leurs vastes parois nous barrent le chemin ;
» Mais ces pics orgueilleux seront vaincus demain !
» Gage de poésie et de gloire éternelle,
» Ta main est dans ma main, et tu fuis sur mon aile !
» Poète, il faut partir ; nous les vaincrons ce soir ! »
— Sur quoi le chevrier répondit : « Au revoir ! »
Mais sitôt que le barde eut dit : « Quand reviendrai-je ? »
Le manteau se noircit, et s’étoila de neige.
Puis la porte est franchie. Et tous deux, lestement,
Ils s’en vont par le val. Point de bruit ; seulement
Un chevrier là-bas, qui finit sa prière,
Siffle, épanchant du lait dans sa noire chaudière.




VI

L’ascension.



Où vont-ils ? Leurs bâtons, aux parois du sentier,
Ont fait crier le roc sous le brûlant acier.
Ils montent. Le val fuit ; de nouvelles vallées
Sous le mont qui s’écrase au loin sont dévoilées.
Ils montent. Les sapins de silence et de nuit
Voilent le front désert de ce plateau détruit.
Ils montent ; des rochers la masse ténébreuse
En spirale se tord, en abîme se creuse,
Tout à l’entour du pic où s’impriment leurs pas.
Dans leur fuite, ils ont peine à deviner, là-bas,
Et le chalet qui fume au fond des pâturages,
Et les vallons étroits des verdoyants alpages,
Et l’érable plaintif, et les grands aliziers,
Et ces lits de rochers vêtus de framboisiers.
Le lac aux bords fleuris dans la Joux qui se voile,
Ouvrant sa nuit d’azur où se couche l’étoile,
Réfléchit sous leurs pas les rochers enfumés
Et les neigeux sommets que l’aube a rallumés.
Ils planent dans les airs sur cette onde limpide,
Et dépassent bientôt dans leur course rapide

Les dômes souriants des monts inférieurs,
Où rampent les bosquets des rosages en fleurs.
Dans l’or voilé des cieux, la paix des rêveries
Rayonnait au sommet de ces hautes prairies ;
Et le vent vif et pur des glaciers d’alentour,
Ravissant des parfums à ces déserts d’amour,
Errait sur les gazons. Plus haut, du pin sauvage
Fatigué de gravir par delà le nuage,
La grande pyramide aux flancs secs, dépouillés,
À l’abîme éperdu tend ses bras éraillés.
Pour eux, ils vont toujours. L’horizon s’ouvre immense,
Il se gonfle, il se perd, et toujours recommence ;
Confus, inépuisable, il s’enfuit, reculant
L’orageuse étendue au flot étincelant.
Et les monts sur les monts s’accumulent sans cesse ;
Le haut plateau succède au plateau qui s’abaisse,
Bordant de ces créneaux lugubres, désolés,
Les horizons de neige au clair azur mêlés.
Le glacier, qui se roule en vagues cristallines,
Allume aux feux du jour ses verdâtres collines.
Un vent glacé se lève, et du subtil chasseur
Le manteau dans les cieux palpite avec fureur.
Leur visage pâlit, et se ride à la bise.
N’importe. Ils vont encor. La sommité s’aiguise,
Le roc pyramidal s’effile sous leurs pas ;
Et, de ses flancs neigeux, s’ils regardent en bas,

C’est la terre sans borne où tout fuit et s’azure,
Et l’ombre, gravissant la neige unie et pure,
Semble un voile éternel dont Dieu va recouvrir
Le Néant sous leurs pas ! — « Eh quoi ! toujours souffrir
» Pour contempler des cieux la figure du monde !
» Dit le barde tremblant ; d'ici jetons la sonde
» Et regardons la plaine ; ami, ne monte plus ! »
Du barde cependant les jours sont révolus.
Ils vont, ils vont encor ; l’inexorable guide
A fasciné sa proie, et, toujours plus rapide,
De son chant mâle et fier le pousse en ces frimas.
— « Oh ! que la terre est belle ! Eh bien ! n’entends-tu pas
» De ce grand piédestal où ton ame élancée
» Sur le monde abaissé fait régner sa pensée,
» N’entends-tu pas, ami, de sublimes concerts ? »
Le barde répliqua : « Non, du roi des hivers
» Les grands ongles d’airain m’écorchent le visage ;
» Mes yeux se sont troublés. Descendons ; c’est plus sage. »
— « Poète, c’est donc là le fruit de tes labeurs !
» Vivre dans la poussière, offusqué de vapeurs,
» Pour expirer plus bas que la cime du monde !… »
— « Sur le bord de ce gouffre où, pour jeter la sonde,
» Mon esprit orgueilleux vole et va s’abîmer,
» L’homme, qui passe un jour, n’a que le temps d’aimer.
» De quel droit près des cieux porterais-je ma cendre ?
» Vers la plaine et le bruit, laissez-moi redescendre ;

» Mon cœur se glace à voir la terre de si haut. »
— « Oui, mais sa face est blanche et n’a plus de défaut, »
Dit l’Esprit, élevant dans sa grâce funeste
Des yeux où se peignaient un souvenir céleste.
« Courage ! le sol manque et nous touchons aux cieux ! »
Ranimé par son chant, le poète orgueilleux
S’élève avec effort sur la neige épaissie ;
Mais le soleil penché sur la plaine éclaircie,
Comme une roue ardente au bras illimité,
De ses obliques feux dore l’immensité.
L’ombre se précipite… Un chant des bois s’élève,
Cantique de soupirs, musique d’un beau rêve,
Dont le ciel a bercé nos sommeils d’autrefois.
On dirait dans la plaine ouïr les mille voix
Des archanges tombés, pleurant dans la poussière,
Qui, dans leurs longs regrets et leur vaste prière,
Ensemble vers le ciel poussent un cri d’espoir.
— « Vois, reprit le chasseur, Dieu t’accorde un beau soir ;
» Rends grâce à mon amour, grâce à ma poésie,
» Grâce au sublime élan dont ton ame est saisie.
» Sans mes ailes, poète, eh ! qui donc eût plané
» Sur ce monde à tes pieds aujourd’hui prosterné ? »
Mais ils ont disparu. La neige fine et dure
Tourbillonne autour d’eux, dévore leur figure,
Et le souffle âpre et noir qui siffle et les poursuit
Les porte vers la cime et l’éternelle nuit.

Et voici la limite, et l’Alpe étincelante
Expire en rayonnant dans l’ombre mugissante.

Aux bords toujours plus froids d’un ciel toujours plus pur
Les Alpes entassaient en groupes fantastiques
Les informes donjons, et les dômes antiques
De leurs pâles cités qu’ensevelit l’azur.
Dormant au fond des nuits, ces blanches Babylones
Dans les champs éthérés découpent leurs remparts,
Et leurs portiques d’or, perdus dans les brouillards,
Sans bruit fument au loin sur ces tremblantes zones.
De ce pic isolé tout vêtu de frimas
Se déroulent sans fin de longs tapis de neige,
Étincelants parquets où le pied qui s’allége
Se meut sans avancer, crie et ne s’entend pas.
Dans les ombreux vallons de la neige éternelle
Se plonge le chamois libre et silencieux.
Voyez, rien dans la glace et le souffle des cieux
N’a troublé le velours de sa robe isabelle.
Il s’éclipse ! et bientôt sur ce pic écarté,
Pour goûter seul encor le bonheur de son être,
Dans les roses du soir il s’en va reparaître,
Aspirant loin du monde un vent de liberté.

Cependant le chasseur, las d’un jeu qui l’accable,
Sans plus dissimuler son rôle inconcevable,

Du vertige entr’ouvrit les ailes de cristal ;
Puis, étendant la main dans un geste royal,
Il désignait au barde une étroite vallée,
Au pied des monts fleuris, de noirs chalets peuplée.
— « Du voyage, dit-il, tu me semble lassé,
» Et d’être ici, je crois, tu te fusses passé.
» Bien qu’un chanteur là-bas ne soit guère à son aise,
» Viens donc dans mes vallons cueillir aussi la fraise,
» Tendre une main de frère à mes sylphes légers,
» Sur la verte pelouse au milieu des rochers.
» Si tu savais, ami, que la nature est belle
» Lorsqu’au creux du vallon, l’alizier pâle et frêle
» Sur le bord de mes lacs roule son chant du soir,
» Et que là, dans les fleurs, nous allons nous asseoir !
» Alors, du val d’amour nous chantons le mystère ;
» De parfums et de fleurs nous arrosons la terre,
» Et sur ce grand autel, au Seigneur consacré,
» Pour lui, nous cultivons le calice doré
» De l’anémone… ou bien notre robe distille
» Des gouttes de cristal parmi le bleu myrtille.
» Ah ! viens ! si tu savais qu’il est de volupté
» À sonder en secret la terre et sa beauté,
» À vivre devant Dieu d’amour et de silence,
» D’extase et de repos ! Puis le vent nous balance
» Dans nos robes d’azur au miroir des lacs frais.
» Sous les rocs buissonneux, à l’ombre des forêts,

» En jouant, nous cueillons d’immortelles pensées,
» Et nos tailles de sylphe, au bruit des eaux bercées,
» Sur la mousse profonde, effleurent dans le val
» Des vieux bois jaunissant le tapis automnal. »
II dit. L’œil du poète et s’exalte et s’égare ;
Puis la voix du chasseur redevient la fanfare
Des torrents, des forêts, des glaciers et des cieux !
Son guide, qui triomphe et pourtant le protége,
Ouvrant le manteau noir étoilé par la neige,
De ses plis ténébreux l’enveloppe sans bruit,
Et le poète errant dans l’éternelle nuit,
De montagne en montagne et d’abîme en abîme,
Se berçait dans sa chute, au gré d’un vent sublime.




VII

Le repos du poète.



Il tombe, il rebondit, il tombe, il tombe encor ;
Et de son œil sanglant jaillit l’étoile d’or.
Abîmes, vous chantiez, vous résonniez de joie !
Toi, terre ! tu tremblais en accueillant ta proie !

Et les rocs de la pente, entr’ouverts ou rompus,
La cascade écrasée entre les pins barbus,
Et les vents de l’abîme et les flots du feuillage,
L’applaudissaient au loin à son sanglant passage.
Sous la brume il se plonge, et le voilà, gisant
Dans l’herbe des vallons · · · · · · · · · · · · · · ·
Voyez, sur ces gazons le vent qui la parfume
Soulève enfin son ame aux traits aériens,
Et la berce amoureuse en la nuit des sapins.
Les voici ! les voici ! Nature, du silence !
Des sylphes du vallon la ronde recommence ;
Réveillant leur poète avec un léger bruit,
Ils mêlent ce doux chant à la paix de la nuit.

« Ô jeunesse ! voilà ton rêve !
Voilà ton rêve de grandeur !
La foi le nourrit et l’élève,
Puis dans les regrets il s’achève,
En retombant de sa hauteur.

» C’est que la foi n’a pas des ailes
Pour nous arracher d’ici-bas ;
C’est que les cités éternelles
Aux ames fières et rebelles
Loin du monde ne s’ouvrent pas.


» La poésie a son vertige ;
Elle n’est pas le pur amour.
Mais ce monde qui nous afflige
Dans l’ombre conserve un prestige
Qui doit nous consoler un jour.

» Sur notre terre d’espérance
Tout est grand, excepté l’orgueil.
Ah ! dans les jours de la souffrance
Vivons d’amour et de silence ;
Ne publions pas notre deuil !

» Dans la vallée il est des charmes
Qui nous consolent de l’oubli.
On y répand d’intimes larmes ;
Loin de la gloire et des alarmes,
Là, chaque jour est mieux rempli.

» Là, nous dansons sous le feuillage,
Dans les nuits calmes de l’été ;
Et quand survient le vent d’orage
Sous les pins, sous le roc sauvage,
Chacun de nous est abrité.

» Nous ne sortons de la retraite
De ce val ombreux et désert,
Que pour sauver de la tempête

L’âme imprudente du poète
Qui de nos monts brave l’hiver.

» Accourez donc, esprits folâtres,
Venez célébrer son retour ;
Délogez du foyer des pâtres,
Des rocs fendus, des lacs bleuâtres ;
Délogez de l’antique tour.

» Accourez donc, plus vite encore !
Courez, glissez le long des bois ;
Distillez du blanc sycomore ;
Comme les larmes de l’aurore
Volez sur le dos des chamois. »


Et rangés à l’entour du poète plus sage,
Esprits aux blonds cheveux, esprits au frais corsage,
Esprits légers, esprits mutins,
Esprits au gai visage,
Dansaient dans les ravins,
Sous les pins,
De leur ronde rapide ébranlant le feuillage.

« Eh bien ! dit le chasseur, ne vous disais-je pas
» Que je l’entraînerais à vos joyeux sabbats ? »

Et d’un air triomphant saluant son cortége,
De son manteau lugubre il secouait la neige.
— « Ne vous disais-je pas qu’un barde a nos amours ;
» Qu’au chant de la nature il s’attendrit toujours ;
» Que toute poésie est un pacte avec elle,
» Et que chez nous son ame y resterait fidèle ? »
Ce propos fut suivi d’un applaudissement,
Et la vallée entière était en mouvement.
Élargissant au loin leur fantastique danse,
Tous les esprits alors répétaient en cadence :

« Il a vaincu ! gloire au chasseur !
» Gloire au vertige du poète !
» Voyez, à l’éternelle fête
» Il amène un nouveau danseur. »




Nous avons retranché ici une vingtaine de vers dont nous n’avons trouvé que des leçons très-incomplètes et très-diverses. L’auteur y met en scène quelques-uns des esprits qui donnent leur opinion sur la meilleure manière d’attirer le poète dans le val.


On nomme Joux, dans la Suisse romande, les grands bois noirs qui couvrent le Jura et les pentes inférieures des Alpes.


« Le roi des eaux. » Il en est parlé dans les vers que nous avons retranchés. C’est un de ces esprits

« Qui, pensif, dans les bois toujours plus ténébreux,
» De loin, les bras croisés, penché contre un mélèze,
» Écoutait leurs propos. »………………………………

Il déteste les vaines chansons du poète, et n’a qu’un souhait :

« Dans mes fantasques bonds, que la foudre accompagne,
» Laissez-moi charrier mes quartiers de montagne. »


Ce couplet n’existe pas dans la plupart des autographes.