Les Aliénés à l’étranger et en France/02

Les Aliénés à l’étranger et en France
Revue des Deux Mondes3e période, tome 78 (p. 122-167).
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LES
ALIÉNÉS À L’ÉTRANGER ET EN FRANCE

II.[1]
LE RÉGIME DES ALIÉNÉS EN FRANCE.

I. Rapports de M. Théophile Roussel, sénateur, à la commission du sénat, 2 vol. in-4o. — II. De Crisenoy : La Loi et les Aliénés. — III. Maudsley : Le Crime et la Folie ; La Pathologie de l’Esprit ; Félix Alcan, éditeur. — IV. Dr Calmeil: De la folie depuis la renaissance des sciences en Europe, 2 vol. — V. Legrrand du Saulle : Traité de médecine légale ; la Folie devant les tribunaux ; Étude médico-légale sur l’interdiction. — VI. Bail, Leçons sur les maladies mentales. — VII. Griesinger : Pathologie et thérapeutique des maladies mentales. — VIII. Annales médico-psychologiques. — IX. Malle : Histoire médico-légale de l’aliénation mentale. — X. Dr Luys : Traité des maladies mentales.


I.

Érasme a fait l’éloge de la folie : fille de Plutus, sœur de l’illusion, du rêve et de l’amour-propre, elle règne, à l’entendre, sur le genre humain, et nul n’échappe à ses lois. C’est d’elle que procèdent tous les arts, l’amour de la gloire, l’ambition et la guerre ; les femmes n’ont point d’autre attrait que la folie ; sans elle, point de société, de liaison agréable et sûre. Quoi de plus fou que d’aimer, de mendier les suffrages du peuple, d’acheter sa faveur par des dons, de se faire dresser une statue sur la place publique ? La vie humaine n’est qu’un jeu de la folie, toutes les passions sont de son ressort : c’est folie d’ignorer, folie aussi que d’apprendre, de tromper et d’être trompé. Bref, la raison propose quelquefois, la folie dispose toujours. Eussé-je cent langues, cent bouches et une voix d’airain, s’écrie Érasme en manière de conclusion, je ne pourrais débrouiller toutes les variétés de fous, ni énumérer tous les noms de la folie !

Avant lui, on avait déjà agrandi le pays de la folie, et plus d’un bel esprit de l’antiquité avait formulé le paradoxe. Les peuples orientaux identifient la démence avec l’inspiration prophétique ; les Grecs regardent l’épilepsie comme un mal sacré, et Platon n’hésite pas à déclarer que c’est par le délire que la prophétesse de Delphes et les prêtresses de Dodone ont rendu mille importans services, qu’au contraire, dans le sang-froid, elles ont fait fort peu de bien. La voie est frayée, et beaucoup s’y élanceront. Reprenant la boutade de Montesquieu, le philosophe Royer-Collard, avec cette hautaine ironie doctrinaire dont il a le secret, affirme gravement que le XIXe siècle est le siècle des aliénés et que l’établissement de Charenton devrait couvrir les deux tiers du sol de la France. Dans des strophes célèbres, Béranger chante ces fous immortels qu’on persécute et qu’on tue,


… Sauf après un lent examen,
A leur dresser une statue,
Pour la gloire du genre humain…
Qui découvrit un nouveau monde ?
Un fou qu’on raillait en tout lieu.
Sur la croix que son sang inonde
Un fou qui meurt nous lègue un Dieu.


Ce qui n’est qu’un jeu de l’esprit, une fantaisie littéraire de quelques-uns, devient presque une théorie scientifique aux yeux de certains déterministes, qui, supprimant le libre arbitre, la responsabilité morale, font nécessairement bon marché de la raison. D’autres ne s’arrêtent pas en si beau chemin et développent, à grand renfort de textes, cette thèse égalitaire que le génie est une névrose. « qu’à une foule d’égards, tracer l’histoire physiologique des idiots serait tracer celle de la plupart des hommes de génie et vice versa.» Il en est qui aperçoivent de profondes ressemblances entre le génie et la monomanie, et pensent que beaucoup de grandes réformes ont eu pour initiateurs des hommes sortis d’une famille de fous et considérés eux-mêmes comme des insensés : ainsi des prophètes de l’Ancien-Testament, qui imitent à s’y méprendre les allures des aliénés ; ainsi de Mahomet, qui « dut à une attaque d’épilepsie sa première révélation, et qui, trompeur ou trompé, tira avantage de cette infirmité pour se faire passer comme inspiré du ciel. » Jules César, Pétrarque, Newton, Pierre le Grand, Napoléon Ier, sont accusés d’épilepsie; Luther est un halluciné, Jeanne d’Arc a été entraînée dans sa vocation par une espèce de folie sensoriale à laquelle elle dut ses triomphes; la science mentale considère Jean-Jacques Rousseau comme un malade, qui eut le délire des persécutions. On décrète d’épilepsie non-seulement les personnages historiques, ceux qui ont vécu en chair et en os, mais les personnages de la comédie et du drame, et les auteurs pourraient répéter avec Talleyrand, auquel on prêtait des mots : « Ils ont trop d’esprit, je ne vivrai pas. » N’a-t-on pas entrepris de prouver qu’au quatrième acte d’Othello, les fureurs, les imprécations, les phrases entrecoupées du Maure ont pour cause une attaque d’épilepsie? que Shakspeare ne se contente pas d’être un poète sublime, mais qu’il respecte scrupuleusement la vérité scientifique? A force de circonscrire le domaine de cette pauvre raison, de la présenter comme une pâle lueur vacillante prête à s’éteindre au moindre souffle, plus d’un aliéniste semble croire que chacun de nous est né avec un tempérament fou, qu’il l’est, le fut ou le sera.

Mais la science, comme la littérature, a ses excentriques, et il ne convient point d’imputer à tous l’erreur de quelques-uns. A cette théorie de la folie quasi universelle combien nous préférons l’opinion, plus modeste et trop véridique, d’après laquelle le nombre des aliénés s’accroît partout dans des proportions considérables! Celle-ci s’appuie sur des chiffres à peu près certains. Vers 1838, par exemple, on évaluait à 16,500 les fous français internés, gardés par leurs familles ou retenus dans des prisons; les statistiques officielles de 1881 en relèvent environ 100,000, dont les asiles recueillent presque la moitié, et l’on constate une progression équivalente en Angleterre, en Allemagne, en Amérique. L’augmentation de la population et du paupérisme, la multiplicité des intérêts, les ruines plus rapides et ce vertige d’utopie qui entraîne l’homme moderne vers les abîmes de la pensée, le relâchement de la famille, joint à l’habitude d’une existence plus haletante, plus contentieuse, tout concourt à ce résultat. Voyageurs médecins, missionnaires, affirment à l’envi qu’il n’est pas question d’aliénés dans l’histoire des peuples sauvages. « L’organisation mentale, dit Maudsley. doit précéder la désorganisation mentale : comment donc le sauvage serait-il soumis à la folie, ce triste apanage des races civilisées? En lui point de passions complexes, de prédispositions héréditaires, mais un petit nombre de besoins très simples venant de ses appétits; le respect instinctif de la coutume des ancêtres lui tient lieu de code, de morale, de religion; il ne connaît ni l’amour idéal, ni le ciel des espérances, ni l’enfer des désirs réalisés. » Niera-t-on les nouvelles maladies mentales qui surgissent continuellement, la paralysie générale progressive, la terrible influence de l’alcool, du démon alcool, sur les populations de nos villes et même de nos campagnes[2]? A l’asile de La Roche-sur-Yon, en pleine Vendée, 25 pour 100 des individus admis de 1873 à 1878 sont des alcooliques; à Paris[3] sur 3,000 aliénés placés d’office chaque année, on compte plus de 1,300 alcooliques.

D’autres au contraire, estiment cette doctrine injurieuse pour la civilisation et n’admettent pas l’augmentation de la folie. Si on l’observe rarement chez les races primitives, rien, disent-ils, ne prouve qu’elle n’existe pas; mais ici, les faibles de corps et d’esprit, ne rencontrant aucune protection, ont moins de chances de vivre, de se survivre dans des descendans : on les tue ou ils meurent. La statistique, trop souvent, n’est que l’art de grouper les chiffres et de tromper ennuyeusement le public. Eût-elle raison en tous points, on ne saurait en tirer des conclusions infaillibles, puisque cette science n’existait pas au siècle dernier et ne nous fournit qu’un des termes de la comparaison. Oui, la population des asiles augmente, mais beaucoup de causes sollicitent les familles d’aller à eux : la faible distance à parcourir pour y arriver, le mouvement philanthropique en faveur des fous, la confiance toujours croissante qu’inspirent les aliénistes, la longévité plus grande des fous dans les asiles, l’admission de vieillards en enfance, d’imbéciles inoffensifs, infirmes de l’intelligence dont la véritable place serait dans les hospices d’incurables. Si, dans les grandes villes surtout, les alcooliques, les paralytiques, les persécutés sont bien plus nombreux qu’autrefois, le chiffre des idiots diminue ; et, quant aux crétins, qui naguère encore n’étaient pas moins de 15,000, il sera bientôt difficile d’en rencontrer, même dans les gorges des Alpes et des Pyrénées. Comment oserait-on affirmer la rareté de la folie humaine avant 1789, lorsque la justice de l’ancien régime n’établissait aucune distinction entre les fous criminels et les criminels ordinaires, que les asiles inspiraient une si légitime horreur aux familles, que tant d’aliénés subissaient la peine capitale sous prétexte de sorcellerie? Alors, en effet, la plupart raisonnaient comme ce magistrat condamnant à mort, pour crime de meurtre, un fou avéré, parce que, disait-il, il doutait qu’il ne fût pas beaucoup plus nécessaire de pendre un fou qu’un homme de bon sens. Au moyen âge, on le confond constamment avec l’hérétique, avec le sorcier, on les envoie ensemble au bûcher, afin sans doute que le diable reconnaisse les siens. C’est par centaines, par milliers, qu’on brûle des visionnaires, des monomaniaques, des femmes qui s’accusent d’avoir bu, mangé, cohabité avec des démons, avec des incubes, et « reçu leurs caresses jusque dans le lit conjugal, aux côtés mêmes de leurs époux. » A certaines époques, la démonolâtrie, la lycanthropie, le vampirisme, deviennent épidémiques : près de quatre cents démonolâtres périssent sur le bûcher dans le Haut-Languedoc ; en Lorraine, neuf cents mélancoliques sont mis à mort. Montaigne, le sage Montaigne, qui n’était pas homme à se laisser garrotter le jugement par préoccupation, dont la créance ne se manie pas à coups de poing, mais se tient un peu au massif et au vraisemblable, Montaigne déclare tout net qu’à de telles gens il eût plutôt ordonné de l’ellébore que de la ciguë, car ils lui paraissent fous plutôt que coupables, et il estime que c’est « mettre ses conjectures à bien haut prix que d’en faire cuire un homme tout vif, et que, pour tuer les gens, il faut une clarté lumineuse et nette. » Il préfère admettre que « l’entendement soit emporté de sa place par la volubilité de l’esprit détraqué, au lieu de croire qu’un de nous soit envolé sur un balai, au long du tuyau de sa cheminée, en chair et en os, par un esprit étranger. » Mais la protestation de Montaigne, d’Alciat, de Cazaubon, de Gabriel Naudé et quelques autres se perd dans le torrent d’absurdité universelle : la crédulité populaire fait chorus avec les prévôts et lieutenans-criminels, elle s’acharne contre les démonolâtres, qui relèvent en réalité de la science aliéniste et qu’elle croit occupés à provoquer des maladies épidémiques, emporter des enfans au sabbat, déshonorer des jeunes filles et faire périr leurs ennemis en rôtissant des figures de cire. Au temps de Henri IV, Boguet, juge en Bourgogne, imprime très sérieusement que les sorciers pourraient dresser une armée égale à celle de Xerxès, et que, si les effets correspondaient à sa volonté, sa terre serait vite purgée de cette damnable vermine, car il désirerait « qu’ils fussent tous unis en un seul corps pour les brûler tous en une fois en un seul feu. » Il constate du reste, avec une satisfaction évidente, que l’Allemagne passe son temps à leur dresser des autodafés, que la Lorraine montre aux étrangers mille et mille poteaux où elle les attache, que la France ne reste pas en arrière. Toute une littérature diabolique surgit : des chirurgiens tels qu’Ambroise Paré et Fernel, des jurisconsultes tels que Bodin ajoutent foi à ces billevesées, qui légitimèrent tant de meurtres juridiques. Dans cette douloureuse histoire des aberrations humaines, on remarque avec quelle ingéniosité beaucoup de ces malades, mélancoliques, lycanthropes, stryges de la Lombardie, théomanes extatiques, accumulent des preuves pour se noircir et se perdre, à l’exemple de ce saint martyr de Mayence, qui, marchant au supplice, s’accusait de tous les crimes imaginables afin de justifier, aux yeux de la foule, la Providence de sa condamnation.

Le sort de l’aliéné ordinaire est à peine plus enviable ; loin de chercher à retenir cette raison prête à s’égarer, à la rappeler au plus tôt, si déjà elle s’est enfuie, l’ancienne société ne songe pas à guérir, mais plutôt à retrancher. Quelquefois, il devient un objet de divertissement : la grande Mademoiselle étant en visite à Fontevrault, on imagine, pour la distraire, de lui montrer une folle enfermée dans un cachot. « Je pris ma course vers ce cachot, dit-elle, et je n’en sortis que pour souper. » Les archives de l’intendance de Normandie abondent en détails d’un intérêt poignant[4] ; en plein XVIIIe siècle, la constatation de la démence n’est entourée d’aucune garantie : point d’ordonnance du médecin, très rarement une ordonnance judiciaire, un ordre du roi, de l’intendant ou du maire, et, pour motiver cet ordre, il suffit que la famille le demande sans fournir d’explications; parfois cependant, outre la signature des parens, l’administration exige celle de quelques notables, du curé, une déclaration de notoriété. Comment de telles facilités, une confiance si aveugle n’auraient-elles pas tenté des personnes peu scrupuleuses, servi des calculs coupables? « Il m’a été secrètement confié, écrit un subdélégué, que Mlle P... ne doit pas être regardée comme folle, et qu’elle est la victime d’une préférence que sa mère a pour ses autres enfans. » En 1766, un fonctionnaire fait une visite à la Tour Chatimoine et en dresse procès-verbal : le premier individu qu’il rencontre est fou à lier, mais le second est un malheureux qui, un jour de fête et déjà ivre, a mis dans sa poche une tasse d’argent; aussitôt dégrisé, il l’a rendue, et cependant il reste là depuis dix-sept ans. Le rapporteur déclare ingénument que le crime est expié et que l’infortuné mérite qu’on ait des égards pour lui. Plus loin, la femme D..., non insensée et trois hommes non fous, détenus en vertu de lettres de cachet. Enfin, au plus profond de la prison, deux fous reconnus avec trois autres qui ne le sont pas : celui-ci a alarmé sa famille en mangeant du bois, un autre a été placé là, provisoirement; « leurs parens les ont oubliés. » Sur vingt-deux personnes séquestrées, onze seulement sont de véritables démens, et parmi ces derniers, plusieurs sans doute ne l’étaient pas qui le sont devenus. Puisque l’intérêt social pèse seul dans la balance, et que l’aliéné ne compte pas, celui-ci sera traité comme un corps sans âme, incapable de sentir la douleur; ainsi le doux Mallebranche ne se faisait aucun scrupule de frapper sa chienne, qu’il croyait insensible, prétendant que les cris arrachés par les coups étaient simplement produits par le jeu des cordes vocales. Parlant d’un pauvre diable qui devint fou subitement, Mme de La Guette écrit avec une placidité effrayante : « On fut obligé de le lier sur une charrette de bagages, et même on lui donna le fouet à plusieurs reprises, ce qui lui fit tout le bien du monde, étant un souverain remède pour ceux qui tiennent de la folie. » L’absence de toute hygiène pouvait, on le comprend, sembler préférable à une telle hygiène : d’ailleurs on s’en remet à la Providence du soin de la guérison, on autorise les séquestrations les plus arbitraires; tantôt dans la famille ou en prison, tantôt dans les hospices, dans des couvens comme ceux de Saint-Lô et de Mesnil-Garnier, dont le traitement est assez doux.

On connaît la désolante description de la Mosquée des fous du Caire par Horace Vernet. Lisez le rapport officiel de 1715 sur cette Tour Chatimoine, appelée par le peuple la Tour aux Fols, vous vous convaincrez que cet enfer égale en horreur, s’il ne dépasse celui de la Mosquée du Caire : « Les cachots sont des cellules prises dans l’embrasure de la tour, de largeur en l’entrée de six ou sept pieds, et de trois pieds et demi à l’autre extrémité... Le dit endroit de profondeur tout au plus de six ou sept pieds. » Ou bien encore, « des souterrains où l’on descend à vingt-cinq et trente pieds de profondeur ; là on trouve une cave voûtée qui ne reçoit le jour et l’air que par trois ou quatre lucarnes infiniment étroites, de manière qu’en plein jour on ne peut y voir sans flambeau. Ce lieu est tellement humide que plusieurs fois dans l’année il est inondé, au point que l’on est obligé d’y pomper l’eau, et qu’une pauvre femme déposée à la Tour pour dix jours, en attendant son entrée au couvent, et qu’on y oublie pendant deux mois, y languit les jambes à l’eau avec les reptiles les plus immondes... » Point de médecins, bien entendu, ni sœurs de Charité, ni prêtres, ni infirmiers : un simple concierge doit suffire à tous les services; malgré la pension que paie le roi pour quelques fous, ils demeurent là sans air, sans lumière, sans vêtemens. Enfin l’indignation des intendans, du ministre éclate, un brevet royal de 1715 ordonne la démolition de la Tour Chatimoine ; un instant même, il est question de fonder dans toutes les provinces des établissemens d’aliénés que le roi prendrait à sa charge, car la plupart de ceux qui existent méritent qu’on les appelle des renfermeries plutôt que des asiles. Parlant de Bicêtre, de la Salpêtrière, le duc de La Rochefoucauld-Liancourt rapporte que la folie y est regardée comme incurable, « les fous n’y reçoivent aucun traitement; ceux qui sont réputés dangereux, on les enchaîne comme des bêtes féroces. » L’idée commençait à germer ; d’autres se chargèrent de la mûrir lentement.


II.

L’assemblée constituante posa le principe : la loi du 27 mars 1790 marque, en droit sinon en fait, la fin du régime des cachots ; pour la première fois, le législateur français appelle l’aliéné un malade; pour la première fois, il invite la science médicale et l’autorité publique à agir de concert. Rencontrant des insensés au nombre des victimes des lettres de cachet, il veut assurer leur sort en même temps que leur délivrance. Malheureusement il oublie de dire à qui appartiendra le droit de séquestration, d’organiser des moyens efficaces de traitement, et, après comme avant, l’aliéné demeure sous le régime de l’arbitraire : l’arrestation par la police, le dépôt dans un hôpital, à défaut d’hôpital dans une prison, le droit absolu de la famille, sont les seules ressources fournies par la prévoyance sociale. Lorsqu’en 1792 Pinel entre à Bicêtre, il y trouve les aliénés relégués dans des cabanons, enchaînés, mal vêtus, mal nourris, frappés par des gardiens sans pitié. Au point de vue de la sécurité publique, on continue de les assimiler aux animaux, et le code pénal va s’inspirer de cette disposition en déclarant passibles d’une amende ceux « qui auront laissé vaguer des fous ou des furieux étant sous leur garde, ou des animaux malfaisans ou féroces. » Les auteurs du code civil de 1803 ne voient en eux que des êtres qu’il faut traiter comme des mineurs, empêcher de nuire aux autres et à eux-mêmes. Sous la Restauration, en 1819, une excellente circulaire du ministre de l’intérieur signale le mal, trace le programme de la médecine aliéniste. Mais la maxime du moraliste reste d’une vérité éternelle : les gouvernemens discernent le bien, l’approuvent, le recommandent et retombent dans l’ornière de la routine. Malgré l’initiative généreuse de Pinel et de son école, malgré tant de bonnes intentions, les commissions travaillaient dans le vide, les programmes s’égaraient dans les cartons ministériels, le progrès légal ne répondait nullement au progrès moral, l’effort de l’état à l’effort des particuliers. L’enquête de 1833 constate que la négligence où languissent les aliénés non secourus, mal secourus et en état de vagabondage est un motif de désordres dont la répression devient aussi pénible que difficile. A la monarchie de juillet revient l’honneur d’avoir doté la France d’une législation aliéniste conforme aux idées de justice et aux données scientifiques : on peut l’améliorer sans doute, on ne saurait la détruire de fond en comble, sans s’exposer à rebâtir sur les nuages, à accumuler des chimères sur des ruines.

La loi de 1838 a pour principe le droit de placer dans un établissement public ou privé tout insensé, non-seulement quand il est dangereux pour la sûreté générale, mais quand il a besoin de soins pour obtenir sa guérison ou adoucir son sort ; elle s’occupe donc de lui pour lui-même d’abord, pour son avenir, sa santé, sa fortune et sa famille ensuite; d’autre part, elle ne néglige pas les intérêts de la société. Elle fut précédée de discussions approfondies à la chambre des députés, à la chambre des pairs, et l’un des hommes qui y prirent la plus grande part la définissait ainsi : « Nous faisons une loi de charité, d’humanité, de liberté individuelle, une loi de conservation pour les biens des aliénés et une loi de dépense. » — « M. le duc de Broglie lui assignait trois buts principaux : pourvoir au traitement des aliénés indigens, prévenir des détentions arbitraires, empêcher que dans les asiles on n’abuse du mauvais état de leur raison. » A-t-elle réalisé toutes les espérances, comblé toutes les lacunes, empêché tous les abus? Ses admirateurs les plus décidés n’ont pas osé le prétendre, mais ils affirment qu’elle est une loi calomniée, pure dans les intentions qui l’ont inspirée, bonne dans son principe, sage dans ses dispositions ; ce sont les propres paroles du rapporteur du sénat, en 1867, de M. Suin, qui ajoute qu’elle n’a qu’un défaut, c’est qu’on n’a pas assez veillé à sa stricte exécution. « Il y a eu des plaintes, il n’y a pas eu de preuves positives, mais le soupçon marque les interstices par où la fraude peut se glisser, et la loi, encore moins que la femme de César, ne doit pas être soupçonnée. »

L’attaque commença en 1863, passionnée, furibonde, répercutée par les mille échos de la presse; un ancien représentant du peuple, le docteur Turck, médecin à Plombières, menait la campagne, écrivait que le véritable bienfaiteur de l’humanité serait celui qui détruirait l’œuvre de Pinel. Les journaux de toutes nuances emboîtaient le pas, s’évertuant à exaspérer l’opinion publique, rappelant les sinistres prédictions des orateurs de l’opposition en 1838, de MM. Anguis, Isambert, Roger, Odilon Barrot, Salverte. A les entendre, la légalité actuelle nous tue, car elle permet à un Français quelconque, avec la complicité d’un Français quelconque, de faire enfermer un autre Français dans un asile. Combien n’avait-on pas eu la raison de prophétiser la résurrection des lettres de cachet par la substitution de Bicêtre et de la Salpêtrière à la Bastille ? On tue chaque aimée 3,000 infortunés qu’on pourrait sauver si on les laissait libres ; on rend incurables 3,000 autres malheureux qu’on aurait pu guérir. Chaque heure ouvre son tombeau. Au moyen d’un malentendu, la vengeance peut réaliser le souhait féroce d’Othello : « Je voudrais le tenir mourant sous ma main pendant neuf ans entiers. » « Les asiles, disait l’Opinion nationale, sont des enfers à la porte desquels il faut laisser toute espérance ; ce sont des fabrications d’aliénations chroniques. » « Il est temps, s’écrie le Journal des villes et des campagnes, de combattre, au nom du bon sens et de Descartes, les aberrations de la psychologie morbide des Esquirol et des Broussais. » « Les asiles sont des oubliettes… Sombre et despotique, le pouvoir médical y règne sans contrôle,.. des oubliettes dont le certificat médical est la lettre de cachet. » (Presse, 1865.) «La loi n’est qu’un traquenard préparé pour le crime et l’arbitraire ; les médecins des ignares, les asiles des prisons. » (Avenir national, 1865.) — Un des principaux adversaires de la loi, M. Garsonnet, multipliait ses démarches, écrivait brochure sur brochure[5], racontait, non sans esprit, la dramatique histoire de son internement. Après avoir reconnu qu’il a eu dans sa vie deux crises de délire aigu officiellement constatées, il nous apprend qu’en 1842, alors professeur de l’Université, il vint à Paris pour se justifier d’une polémique anticléricale ; il court droit au ministère, trouve sa position plus compromise qu’il ne pensait, s’emporte, s’exalte, laisse ses auditeurs convaincus qu’il a perdu la tête. On avertit M. Royer-Collard, qui lui portait un intérêt tout paternel et qui, fidèle à la doctrine janséniste, pensait que la folie est une seconde chute qui appelait une réhabilitation par l’expiation. Le traitement, à ses yeux, doit être un châtiment ; les murs de l’asile sont déjà un remède, répétait-il avec Esquirol ; les maisons de santé sont, à proprement parler, des maisons de correction pour la raison déchue. Il ne croit qu’à la théorie, il a le mépris du fait. Sans avoir vu M. Garsonnet, il recommande qu’on l’enferme, et Ferrus signe un certificat d’internement. Au premier abord, le séquestré croit que sa tête va sauter, mais sa forte éducation chrétienne l’empêche de succomber, et il reste là deux mois, pendant lesquels tous les jours M. Royer-Collard reçoit un bulletin de santé. Les nouvelles empirent tellement qu’il fait venir le père de M. Garsonnet, lui annonce avec douleur qu’il n’y a plus d’espoir, que l’âme de son fils a disparu à tout jamais, qu’il ne reste plus qu’à souhaiter la destruction de la bête, car « un fou, c’est un mort vivant qui paie une grosse pension. » Enfin, Mme Garsonnet, déjà accourue une première fois et détournée par M. Royer-Collard de voir son mari, revient, réussit à lui parler, va sur sa demande chercher l’acteur Got, qui accourt, se démène et le fait mettre en liberté.

A force de persévérance, M. Garsonnet avait intéressé à sa cause quelques députés : en 1870, MM. Gambetta et Magnin présentèrent au corps législatif un projet où ils dénonçaient violemment la médecine aliéniste, qui, disaient-ils, « a fait la loi, qui l’applique et qui en vit... Qui sait si l’on ne craint pas, en ébranlant l’édifice de 1838, d’y trouver le crime sous chaque pierre?.. Si la folie n’est pas rigoureusement interprétée, les variétés de folie élastiquement interprétées équivaudront à des catégories de suspects dans lesquelles personne ne sera sûr de n’être pas compté. Permettez à l’école aliéniste d’élever à la hauteur d’un principe de jurisprudence cet aphorisme : La folie n’est visible qu’à l’œil de l’homme de l’art! dites quel Français est sûr de ne pas coucher ce soir à Charenton. » De ces prémisses étranges MM. Gambetta et Magnin déduisaient la nécessité de réduire le médecin au rôle de simple expert, d’effectuer tous les placemens d’office dans les asiles publics, de constituer un jury spécial pour la constatation de la folie ; la mode était alors au jury, cette garde nationale judiciaire, et les auteurs du projet oubliaient trop vite que la nullité suit la mode, que la prétention l’exagère, que le goût pactise avec elle.

À ces clameurs excessives, à cette fantasmagorie de mots, les esprits éclairés se contentaient d’opposer les armes du bon sens et de l’expérience : « Ce n’est pas le médecin, répondait-on, c’est la folie elle-même qui prive de la liberté. » Que fait l’aliéniste, sinon la reconnaître, qui le peut mieux et plus sûrement que lui? Comment la loi résout-elle le problème de la séquestration ? Par le triple concours de l’administration, de la magistrature et du corps médical. Où trouver l’ombre d’une délégation du pouvoir judiciaire au médecin ? Pourquoi ne chercher dans les asiles que des prisonniers et des victimes au lieu d’y voir surtout des malades? Attente-t-on à la liberté de celui qui est devenu l’esclave du délire, qui n’a plus son libre arbitre, la responsabilité de ses actes? Le docteur Morel allait jusqu’à prétendre que c’étaient quatre ou cinq monomanes atteints de folie raisonnante, comme Sandon, qui avaient fomenté ce tumulte factice ; la plupart des médecins et magistrats, interrogés dans l’enquête de 1869, devant les commissions parlementaires ou extra-parlementaires, déclaraient ne pas connaître un seul cas de séquestration arbitraire, pas un seul abus juridiquement constaté. Quant au projet de M. Gambetta, ils n’y virent que ce qu’il renfermait en réalité, l’expression d’une philanthropie désordonnée se traduisant par des propositions marquées au coin de l’utopie. Peut-être aussi le désir de se ménager un supplément de popularité n’était-il pas étranger à cette boutade législative ; du moins a-t-elle paru complètement oubliée, après 1870, par son principal auteur, qui affirma son intention de ne point la reproduire devant l’assemblée nationale.

Quelques-uns toutefois se montrent moins catégoriques et signalent les dangers trop réels qui résultent de la non-intervention de la justice dans les placemens volontaires et d’office, certaines séquestrations abusives opérées par les familles en présence de l’aliéniste impuissant et désarmé. Le docteur Dagonet, ancien médecin en chef de l’asile du Bas-Rhin, rapporte un exemple frappant de cette perversité si habile à tirer parti des lacunes de la loi. Une femme de mœurs fort légères parvient à s’emparer de l’esprit affaibli d’un officier supérieur en retraite, atteint d’un commencement de paralysie générale. Elle l’épouse et lui fait reconnaître un enfant qui n’est pas de lui, puis, lorsqu’il devient pour elle un embarras, munie d’un certificat de médecin, elle le place dans un asile et continue sa vie de désordres. Dès qu’elle s’aperçoit d’un commencement de grossesse, elle s’empresse de retirer son mari, qui est tombé dans un état complet d’incapacité mentale et physique, et, après l’avoir conservé chez elle le temps nécessaire pour légitimer, aux yeux de la loi, l’enfant qui va naître, elle le ramène à sa maison de santé, toujours armée du certificat médical. Et, plus tard, le mariage, le testament, la légitimité des enfans furent en vain attaqués par les héritiers naturels.

De tels faits, fussent-ils très rares, justifient amplement les enquêtes répétées, les travaux des commissions, les rapports volumineux de M. Théophile Roussel. Sans ajouter foi, plus qu’il ne convient, aux déclamations de MM. Turck, Garsonnet et consorts, on ne saurait méconnaître que la position spéciale de l’aliéné, l’absurdité habituelle de ses griefs, la difficulté de forcer les murs de l’asile, tout rend bien difficile la preuve devant la justice. Quand on se vante qu’aucun acte arbitraire n’a été commis, n’a été juridiquement constaté, on ne fait que déplacer la question et s’exposer à cette réplique d’une marquise de l’ancien régime : « Comment pouvez-vous être sûr de ces choses-là? » Bien des aliénistes, MM. Faber, Lassègue, Baillarger admettent la contagion de la folie, comme le public, en vertu de ce principe que nos idées et nos sentimens dépendent en grande partie du milieu où nous vivons. Sumuntur e conversantibus mores. Le docteur Brunet a observé que, dans les asiles d’aliénés, les malades se transmettent fréquemment les uns aux autres leurs idées délirantes; on cite beaucoup de cas où des fous ont communiqué leur monomanie à toute leur famille. A-t-on oublié avec quelle rapidité se propagèrent les épidémies de possédés? Le délire des trembleurs des Cévennes, les démoniaques de Loudun, les convulsionnaires de Saint-Médard, et la police faisant fermer ce cimetière, théâtre des crises les plus extravagantes, affichant sur la porte ces vers :


De par le roi, défense à Dieu
D’opérer miracle en ce lieu? —


Il ne suffit pas qu’il n’y ait point d’abus en fait, il faut qu’ils ne soient pas possibles, qu’on ne puisse pas même les supposer. Quelle horrible perspective pour un homme sain d’esprit d’entrer dans un asile, de vivre avec des fous, quelle agonie morale, et comme, à cette seule pensée, les paroles du roi Lear[6] s’illuminent d’un reflet sinistre : « Oh ! ne permets pas que je sois fou ! Conserve-moi dans l’équilibre !.. Oh ! non ! Pas fou ! de grâce ! Je ne voudrais pas être fou ! » Comment ne pas redouter les effets d’une méprise sur une âme exaltée dont les emportemens auront revêtu l’aspect du délire et paru justifier la séquestration ? Le roseau qui pense ne peut-il se briser alors en quelques instans ?


III.

Un individu est fou ou paraît tel, son état mental exige qu’il subisse un internement dans un asile public ou privé. Comment va répondre le législateur de 1838? Quels moyens offre-t-il, quelle procédure, quelles garanties ? Si l’autorité intervient directement, une ordonnance du préfet suffit ; s’il s’agit d’un placement d’office, un parent, un ami produira une demande que reçoit le maire ou le commissaire de police, accompagnée d’un certificat médical et d’une pièce qui constate l’identité du malade; dans les-vingt-quatre heures, l’autorité administrative recevra le bulletin d’entrée, avec le certificat du médecin de l’établissement. Pour les asiles privés, le préfet envoie dans les trois jours un médecin de son choix qui lui adresse un rapport après avoir visité le malade ; dans tous les cas, il notifie le placement aux procureurs de la république des arrondissemens où se trouvait domicilié l’aliéné, où est situé l’établissement. Ainsi la garantie de la justice intervient après, non avant l’internement : le ministère public a le devoir d’inspecter l’asile au moins tous les trois mois : dans cette visite trimestrielle, il examine les registres, les hôtes de la maison, provoque la sortie de ceux qui ne lui paraissent pas atteints d’aliénation mentale. Puis arrivent les délégués du ministre et du préfet, le président du tribunal, le juge de paix, le maire, les administrateurs des hospices, tous investis de la mission d’inspecter les asiles, mais sans qu’on ait déterminé le nombre, les époques des visites. Même vague, même incertitude pour les inspecteurs généraux : le législateur négligea de proportionner ce service aux besoins considérables que la loi allait faire naître. Cependant les décrets de 1848 et de 1852 réorganisèrent l’inspection générale des services administratifs qu’ils répartirent en trois sections : prisons, établissemens de bienfaisance, asiles d’aliénés ; la dernière se composait de trois inspecteurs, auxquels on laissa le caractère de délégués du ministre, de sorte qu’ils n’agissent point en vertu d’un droit propre, mais d’une délégation spéciale. Encore cette section particulière a-t-elle été supprimée par les décrets de 1880 et 1883, et n’a-t-on conservé qu’un seul inspecteur général qui n’a pas moins de 104 établissemens à visiter : 48 asiles publics, 14 quartiers d’hospice, 17 asiles privés faisant fonctions d’asiles publics, 25 maisons de santé. Fardeau écrasant pour un homme, quelle que soit son activité. Il n’y a donc plus d’inspection générale des aliénés ni de contrôle régulier de ce service par le gouvernement.

Ces mesures ont-elles, dans la pratique, répondu complètement aux espérances de ceux qui les édictèrent ? En 1838, les orateurs de l’opposition dénonçaient déjà leur insuffisance; MM. Odilon Barrot et Isambert consentaient bien qu’en cas d’urgence, l’autorité prescrivît le placement provisoire, mais ils voulaient réserver le droit de prononcer le placement définitif au pouvoir judiciaire, seul compétent pour trancher les questions d’état, de liberté, de capacité individuelle. D’autre part, MM. Salverte et Lavieille réclamaient auprès du préfet l’institution d’une commission spéciale de contrôle des placemens. Leurs amendemens furent repoussés et ce qu’on avait prévu ne tarda pas à se réaliser : en dehors du ministère public, aucun fonctionnaire n’a songé à profiter de la faculté qui lui était ouverte ; ils se sont reposés les uns sur les autres du soin de visiter les asiles, et personne n’y est allé ; à force de s’émietter, de s’éparpiller, la responsabilité disparaît. Et, quant aux commissions de surveillance des asiles privés faisant fonction d’asiles publics, elles ont donné aussi de piètres résultats : leur objectif principal est l’intérêt départemental, et elles ne s’occupent guère des biens des aliénés non interdits. Sans doute, elles nomment un administrateur provisoire, mais, ne recevant ni traitement ni indemnité, celui-ci n’intervient point, s’il n’est sollicité par le préfet, le ministère public ou les notaires. Et cependant, que de circonstances exigeraient son initiative ! Qu’un ouvrier célibataire, par exemple, soit interné dans un asile, il laisse derrière lui ses outils, du linge, des vêtemens, parfois un petit mobilier dont la vente ne produirait presque rien et qui passent inaperçus. En sort-il au bout de quelques mois, il ne retrouve rien, tout a disparu, et il n’en faut pas davantage pour entraîner une rechute, car ces objets constituaient son pécule, toute sa fortune, ils lui étaient une province et beaucoup davantage; même observation pour les petits cultivateurs. Ailleurs, ce sont des aliénés possédant jusqu’à 3,000 livres de revenu, maintenus dans la catégorie des indigens et traités à tort comme tels.

L’absence d’un contrôle suffisant, les susceptibilités de l’opinion publique, l’exemple de l’Angleterre, l’expérience d’un demi-siècle, ont démontré la nécessité d’amples réformes. Parmi celles-ci, le gouvernement avait cru devoir ranger la garantie d’un double certificat médical, mais cette innovation a soulevé de graves objections de la part de l’Académie de médecine, qui a prouvé ses inconvéniens pour les malades des campagnes, les pauvres, les cas d’urgence. La quantité supplée-t-elle à la qualité et ne convient-il pas, en cette matière, de peser plutôt que de compter? Ne se formerait-il pas une classe de médecins dont le rôle consisterait à donner cette seconde signature moyennant finances, un peu à la façon de ce qui se passe entre les notaires qui sont toujours censés instrumenter à deux? Si, observe le professeur Bail, le premier médecin n’est pas capable de porter, en médecine mentale, un diagnostic précis, pourquoi le second le serait-il davantage? Deux incapacités ne font pas la monnaie d’un homme compétent. La commission du sénat s’est ralliée à l’avis de l’Académie de médecine : dans l’intérêt du malade, de la liberté individuelle, elle estime plus simple et plus sûr d’imposer au certificat médical unique les conditions, les garanties qui lui manquent; trop souvent, en effet, il est insuffisant, le médecin se borne à constater brièvement le trouble mental dont il est témoin, presque jamais il ne fouille dans le passé de la famille qui, de son côté, n’a garde de dévoiler des antécédens fâcheux. Il faudra donc un vrai rapport médico-légal, détaillé, ne remontant pas à plus de huit jours ; vu l’urgence, on permettrait cependant le placement provisoire sur la présentation d’un rapport sommaire, à condition que le médecin dans un délai de quarante-heures, produisit le rapport complet. Afin d’obliger la personne qui poursuit le placement à éveiller elle-même l’attention de l’autorité, la demande d’admission serait, dans tous les cas, munie du visa du juge de paix, du maire, ou du commissaire de police. Quelquefois le malade résiste à son transfèrement, comme il arriva dans l’affaire Monasterio en 1883. Mlle Fidelia de Monasterio avait été enfermée deux fois à Charenton à la suite d’accès de manie, et son état mental la livrait presque sans défense à des calculs coupables. Muni d’un certificat médical insuffisant, son frère pénétra chez elle avec trois personnes, et, tandis qu’il saisissait, bâillonnait sa compagne, deux infirmiers passaient une camisole de force à la jeune Chilienne et l’emportaient malgré sa résistance. La présence du juge de paix, du maire ou du commissaire de police préviendrait de tels scandales.

La loi de 1838 reste muette au sujet de deux catégories de malades très dignes d’intérêt, ceux qui, pressentant eux-mêmes les signes précurseurs du délire, viennent frapper à la porte de l’asile, et ceux qu’on place à l’étranger ou réciproquement. Pour les premiers, la nécessité, l’humanité ont fait loi jusqu’ici : malgré la responsabilité qu’ils encourent, les directeurs d’établissemens n’ont jamais repoussé un vrai malade, et bien des malheurs ont été évités de la sorte. Quant aux internemens étrangers, la facilité des communications leur donne aujourd’hui une importance réelle, et il n’est presque pas de grand asile chez nos voisins où l’on ne rencontre quelque aliéné français. Comme ces placemens demeurent absolument ignorés de l’autorité publique et affranchis de toutes règles, ils donnent naissance aux abus les plus graves. Cette question internationale a été soulevée en 1880 par une dame anglaise, qui, d’après les médecins de son pays, fut indûment retenue dans une maison de santé de Paris pendant plusieurs années ; ses revenus, assez considérables, étaient touchés par son mari; et pour qu’elle rentrât en possession après sa mise en liberté, il fallut l’intervention des tribunaux anglais. En 1883, le préfet du Doubs suspendait le maire d’Indevilliers, coupable d’une séquestration arbitraire contre sa femme : celle-ci habitait depuis longtemps la Suisse, et c’est sur la simple attestation d’un médecin suisse qu’un médecin d’Indevilliers avait délivré le certificat au maire. Pendant trois mois, M. U... avait gardé l’arrêté préfectoral d’admission sans en faire usage ; mais, ayant réussi à attirer sa femme en France par une lettre mensongère, il se présenta chez elle à onze heures du soir, escorté de la gendarmerie ; sur le refus d’ouvrir, les portes furent forcées et Mme U... emmenée de vive force à Besançon. La commission sénatoriale propose une série de mesures fort justes : déclaration au procureur de la république du domicile du malade, certificats légalisés dans le pays d’origine, notification au représentant diplomatique. Quant aux personnes qui sollicitent elles-mêmes leur admission, une demande signée par elles suffirait pour le placement provisoire.

Lorsque l’aliéné a obtenu sa guérison à l’asile et que le médecin le déclare, l’internement doit cesser aussitôt ; même avant la guérison, il peut prendre fin, quand la sortie est requise par le préfet, le curateur, un parent, un tiers autorisé par le conseil de famille ou le tribunal. Mais les sorties prématurées présentent des dangers sérieux lorsque l’aliéné doit se trouver dans de mauvaises conditions de milieu, matérielles ou morales; ainsi les placemens d’office visent d’ordinaire des indigens pour lesquels la redoutable épreuve du retour à la vie libre nécessiterait des précautions, des ressources, un patronage qui font presque toujours défaut. Dans leur intérêt même, l’administration qui a présidé à l’entrée doit s’occuper de la sortie, en s’assurant que leurs premiers pas au dehors trouveront un soutien. D’ailleurs toute personne intéressée, tout parent ou ami peuvent demander la mise en liberté au tribunal qui décide sur simple requête, en chambre du conseil, sans frais, sans considérans. Sous ce rapport, peu de lois étrangères soutiendraient la comparaison avec la nôtre ; elle atteindra la perfection si on ajoute que le réclamant pourra adresser sa demande sur papier libre sans avoir besoin de constituer avoué ou de fournir caution, si on rend toute cette procédure entièrement gratuite, et si l’on impose l’obligation d’avertir le préfet ou la famille, afin qu’ils puissent présenter leurs observations en temps utile. La liberté de correspondance existe déjà avec l’autorité administrative et judiciaire : doit-on aller plus loin, prendre pour modèles ces asiles étrangers, où l’on voit, à la portée des malades, une boîte aux lettres, dont le contenu est remis à la poste, sans passer sous les yeux du médecin-traitant? A l’unanimité, les préfets, les aliénistes ont pensé qu’il fallait maintenir un contrôle, que la pleine liberté de correspondance pourrait inquiéter les familles, alimenterait la folie par les idées mêmes et les influences qui l’ont fait naître.

A côté des sorties définitives, il convient de mentionner les sorties provisoires ou sorties d’essai, si usitées à l’étranger, et que les auteurs du projet consacrent en les entourant de sévères précautions : la loi de 1838 ne les prévoyait pas, le règlement de 1857 les permet, sans les définir et d’une manière assez vague. Cette pratique ne laisse pas de rencontrer des adversaires fort décidés, entre autres le docteur Legrand du Saulle, qui a raconté les fruits amers de son expérience. Sur les vives instances des parens, il accorde une permission à une fille de vingt-neuf ans qui semblait à peu près guérie ; le soir même de sa sortie, son père l’avant envoyée chercher deux sous de tabac, elle ne rentra plus ; on sut qu’un ouvrier l’avait conduite dans sa chambre et gardée trois jours, au bout desquels il se débarrassa d’elle. Plusieurs femmes, envoyées de même en permission, sont rentrées enceintes ; d’autres fois, c’étaient des parens qui sollicitaient ces sorties pour faire consentir un acte notarié ou toute autre obligation. La majorité des aliénistes considère toutefois que les sorties d’essai fournissent le moyen le plus sûr de reconnaître, dans les cas douteux, qu’un aliéné peut rentrer dans la vie commune; c’est l’expérience directe, la constatation même du fait substituée à de simples présomptions; elle permet aussi, en cas de rechute, de reprendre aussitôt le malade sans remplir les formalités d’un nouveau placement.

Voici d’autres innovations plus considérables : l’intervention du pouvoir judiciaire dans les placemens demandés par les particuliers, un conseil supérieur des aliénés, des commissions départementales permanentes. Tout le rôle actif attribué à l’administration passe au parquet d’abord pour les mesures provisoires, au tribunal ensuite, statuant en chambre du conseil, pour les mesures définitives. Dans les cinq jours de la remise du rapport médical, le procureur de la république ou le juge de paix délégué, assisté d’un médecin, visitera la personne conduite à l’asile, procédera, s’il le juge nécessaire, à une enquête; dans le délai d’un mois à partir de l’admission provisoire, la chambre du conseil prononcera la maintenue ou la sortie. Approuvée par beaucoup de jurisconsultes, cette réforme rencontre pour adversaires la plupart des aliénistes, qui invoquent une expérience de quarante-sept ans, et tiennent pour l’autorité administrative, responsable de la sécurité publique, habituée aux mesures expéditives qui répugnent à la justice. Ils observent qu’en faisant le tribunal juge suprême de la question de savoir si l’interné est ou n’est pas aliéné, on amoindrit l’autorité du médecin, et que, d’ailleurs, les aliénés ne sont pas des prévenus qu’on incarcère. A Paris, les 3,000 jugemens d’aliénation qui devront être annuellement rendus absorberont plusieurs magistrats du parquet et au moins une chambre du conseil. L’Académie de médecine voudrait que le procureur de la république pût prononcer immédiatement le placement définitif; certains investiraient la commission permanente des fonctions qu’on distribue à la chambre du conseil. Voilà, disent-ils, le seul tribunal vraiment indiqué : il réunit tous les avantages, toutes les compétences, et il a l’avantage d’être secret.

La commission du sénat a tranché dans le vif; sans s’arrêter à ces objections, elle assimile aux placemens des particuliers les placemens d’office qu’elle subordonne à la décision de la chambre du conseil. Elle va plus loin : dans chaque département elle crée une commission permanente chargée de veiller sur la personne et les biens des aliénés, d’organiser le patronage des indigens, d’éclairer la justice et l’administration ; elle réorganise l’inspection générale et institue un conseil supérieur qui, siégeant à Paris, à côté du ministre, devra assurer l’unité de direction, centraliser les travaux des commissions départementales, présenter chaque année un compte-rendu officiel et public.

Un homme d’une rare compétence, M. de Crisenoy[7], ancien directeur de l’administration départementale et communale, désireux d’établir ces diverses institutions sur de larges bases, propose de leur donner un caractère indépendant et autonome; à l’instar de l’Angleterre, son conseil supérieur est une véritable cour de magistrats inamovibles, avançant hiérarchiquement; sa commission départementale, « une magistrature sui generis, » armée des droits les plus étendus pour contrôler les admissions, maintenues et sorties, procéder à des enquêtes, exercer des poursuites contre les auteurs d’actes de négligence ou de brutalité. Les membres du conseil supérieur et les administrateurs des biens des aliénés recevraient des traitemens fixes, des frais de tournée, les membres ordinaires toucheraient des jetons de présence et des frais de vacations. M. Roussel et ses collègues n’ont pas osé s’associer à cette raisonnable audace, ils ont craint « de bouleverser, par une sorte de révolution, les règles traditionnelles de notre droit public. » Comme si ces fameuses règles traditionnelles n’avaient pas reçu de fréquentes et plus rudes atteintes ! Tant de circonspection, tant de pruderie peuvent étonner de la part d’hommes qui ont assisté à de véritables révolutions, vu disperser, comme des fétus de paille, nos luis fondamentales, aux quatre coins de l’horizon. L’esprit de routine a de ces retours dans les meilleures intelligences. Et cependant la force des choses les conduisait aux mêmes conclusions que M. de Crisenoy, mais, cherchant un compromis entre l’expérience acquise et le fétichisme administratif, effrayés de leur propre témérité, ils accordent au conseil supérieur, aux commissions départementales des attributions réduites, une moindre autonomie ; dans celles-ci, d’ailleurs, à côté du président du tribunal, du conseiller de préfecture, du conseiller général, ils placent un médecin-secrétaire et un homme de loi, avoué ou notaire, agissant de concert avec la mission plus spéciale de visiter les internés, de recevoir les réclamations ; ils reconnaissent que des fonctions aussi compliquées rendent nécessaire de substituer la rémunération à la gratuité, accordent un traitement au médecin-secrétaire, des indemnités de déplacement à l’homme de loi qui l’accompagne, mais ne s’aperçoivent pas qu’ils retombent dans le cercle vicieux auquel on espérait échapper ; que le médecin-secrétaire deviendra forcément la cheville ouvrière de la commission; les autres membres, ayant déjà leurs occupations, se désintéresseront de ce mandat gratuit et lui laisseront carte blanche ; il y sera, comme disent les Orientaux, l’œil unique pour voir, le seul bras pour agir.

L’action de la commission permanente s’étendra dorénavant aux aliénés traités à domicile ou même dans la famille. Jusqu’ici la protection légale était réservée aux malades des asiles publics ou privés; désormais toute maison où un aliéné, même seul, est soigné par d’autres que ses proches parens, demeure soumise à la surveillance et assimilée à un asile privé. Le nombre des fous gardés à domicile est considérable, plus considérable sans doute que celui des internés, et on sait aujourd’hui que, sans parler des cas trop fréquens où il encourt les sévérités du code pénal, ce mode de séquestration offre des inconvéniens majeurs, puisqu’il aboutit presque toujours à la contrainte, et, par l’absence de soins dans les premières périodes, rend incurables ou aggrave la plupart des maladies mentales, tandis que l’internement procure au malade les avantages d’un traitement sérieux, lui permet de se mouvoir dans un plus vaste espace, de jouir souvent du bienfait de la vie en commun. Quant aux aliénés retenus par leurs familles, malgré leur fâcheuse influence sur le milieu familial, sur l’enfance en particulier, la psychiatrie admet l’utilité du système pour les imbéciles, les idiots, les crétins et même pour beaucoup de démens séniles; elle le repousse pour les aliénés proprement dits, et, d’accord avec la justice, découvre au foyer domestique les détentions les plus odieuses, dénonce ces calculs intéressés, cette altération des sentimens naturels que la folie amène autour d’elle en se prolongeant. Sans doute, le droit des parens d’agir d’autorité à l’égard d’une personne atteinte de démence ne saurait être contesté et, depuis la loi des Douze Tables, ce pouvoir absolu a fait le fond du droit public en Europe jusqu’après la révolution française. Vivement discuté en 1838, il continua de prévaloir et, en 1869, en 1872, des hommes de mérite, MM. Mettetal, Lacaze, se portaient ses champions. « Vous dites que la folie est héréditaire et que la société n’a qu’à gagner si, par suite d’une révélation semblable, ma fille est mise dans l’impossibilité de se marier! Moi, je réponds que, si la société a ses droits, qui sont de se préserver par sa vigilance, j’ai aussi mes droits, qui sont de sauvegarder ma situation, l’honneur et le bonheur de ma famille. Prenez vos informations; gardez-vous de moi et des miens, mais ne me faites pas une loi de me mettre moi-même avec ma famille au ban de la société. — On se plaint toujours, répondent M. le conseiller Bertrand et M. Roussel, qu’il n’y ait pas assez de garanties dans les asiles; hors des asiles, il n’en existe plus aucune. Une famille peut, par une incurie calculée, aggraver la maladie elle-même, la rendre incurable, obtenir, après un certain temps, une interdiction fondée sur un état de folie qu’elle a rendu habituel. Faute d’un bon traitement, impossible dans les familles pauvres, très difficile dans les familles riches, le mal s’aggrave et le secret se trouve divulgué bien plus que par un placement, toujours aisé à dissimuler sous l’apparence d’un voyage. Rien de plus commun, autrefois comme aujourd’hui, que des enfans ingrats ou des parens cupides, darwinistes inconsciens qui dévorent la succession de celui qu’ils s’efforcent de dépouiller sous couleur de folie. L’antiquité n’offre-t-elle pas l’exemple de Sophocle, prévenu de démence par ses propres enfans, répondant à cette manœuvre criminelle en lisant aux magistrats son Œdipe à Colone ? Celui de Démocrite, conduit sous le même prétexte à Hippocrate et vengé par ce père de la médecine, qui apostropha les calomniateurs? M. Bail compte plus de cinquante mille malheureux, la plupart idiots et crétins, qu’on laisse bien souvent errer à l’aventure, abandonnés à la risée, aux injures, poursuivant parfois des enfans, semant la terreur sur leur passage. Privé de sens moral, de pudeur, de retenue, l’idiot est dangereux activement et passivement : dans les campagnes, l’idiote est une proie toujours prête pour les débauchés. Combien deviennent mères sans pouvoir désigner l’auteur de l’outrage qu’elles ont subi ! Les journaux ne signalent-ils pas à chaque instant des délits, des vols, des incendies, des suicides, des homicides commis par des fous jouissant de leur liberté? On a vu un mari devenir aliéné en soignant sa femme aliénée, deux jeunes gens tomber en démence à la suite des émotions, des fatigues éprouvées en gardant leur mère qui, après plusieurs tentatives de suicide, finit par se pendre; un imbécile engrosser sa propre sœur; des insensés, conduits tardivement à l’asile où ils arrivent couverts de blessures, de contusions, portant les traces des meurtrissures de leurs chaînes, exténués par de longues abstinences dues au délire religieux ou à des idées de persécution. En exigeant qu’après trois mois de séquestration le tuteur, l’époux ou le parent préviennent le parquet et joignent à leur lettre un rapport médical, que le magistrat consulte la commission permanente et prescrive des rapports trimestriels, le nouveau projet présente un compromis équitable entre les droits de la liberté individuelle et ceux de la famille; celle-ci ne doit pas pouvoir s’entourer d’un mur infranchissable du moment qu’un de ses membres reste emprisonné derrière ce mur; ainsi l’a-t-on compris en Angleterre, en Belgique, en Norvège. Quelqu’un a posé cette énigme troublante : « s’il suffisait de lever le doigt pour tuer à trois mille lieues un mandarin qui vous laisse un million, le feriez-vous? » Combien, hélas! voient dans leur parent aliéné vivant à côté d’eux le mandarin qui s’oppose à leur fortune, contre lequel ils lèveraient le doigt, peut-être plus encore !


IV.

Les asiles publics qui, financièrement, dépendent des départemens, reçoivent les aliénés curables et incurables, les indigens et les pensionnaires ; s’ils n’atteignent pas le confortable, la magnificence des asiles anglais, ils ont néanmoins réalisé des progrès considérables[8]. Douze seulement ont à leur tête un directeur administratif, les autres sont sous l’autorité du médecin en chef: dorénavant tous seraient soumis au seul médecin directeur responsable, à moins que leur importance ne nécessitât la séparation des fonctions : ainsi l’article 4 du projet érige en principe un fait que la force des choses, l’intérêt des aliénés, ont, malgré de vives oppositions, établi presque partout en pratique, à l’étranger comme chez nous. On a objecté que les spécialistes en général sont d’assez pauvres administrateurs, que, débarrassé des soucis administratifs. de la gestion des intérêts matériels, le médecin a plus de temps, plus de liberté d’esprit pour se consacrer à ses malades. Peut-être; mais n’est-on pas fondé à répondre que tout, dans un asile, converge vers le même but? Le traitement, outre les moyens pharmaceutiques, comprend la discipline intérieure, la nourriture, les promenades, les congés d’essai, les exercices physiques, les distractions même. Tel malade bénéficie d’un plaisir qui exalte le délire de tel autre; le travail, si celui qui le répartit n’est pas imbu de ces idées, deviendra bientôt une simple exploitation; le surveillant, oubliant son rôle d’infirmier, voudra jouer au contremaître; l’aliéniste, s’il réclame pour son malade une nourriture exceptionnelle, se la verra refuser totalement. Le directeur non médecin tendra à spéculer sur les prix de journées, à réaliser un gros boni, à garder le plus possible les aliénés qui donnent un profit, en se débarrassant des autres. La séparation n’aboutit qu’à des tiraillemens, des conflits, confond les responsabilités, entrave les services. Un asile, a-t-on dit, dans son organisation et son fonctionnement tout entier, n’est qu’un immense moyen de traitement; tout, jusqu’aux dispositions architecturales des bâtimens, aux dimensions des appartemens, fait partie du traitement.

Il semble tout naturel que le gouvernement conserve la nomination du personnel médical, mais n’imposera-t-on pas au ministère quelques règles, lui donnera-t-on carte blanche? Alors que le souvenir de tant de nominations dictées par le favoritisme commande la prudence, suffira-t-il, comme par le passé, d’être muni d’un simple diplôme pour devenir le candidat préféré, tandis que partout on crée des chaires spéciales de pathologie et de clinique des maladies mentales, tandis que les jeunes médecins briguent les emplois d’internes des asiles avec l’espérance légitime d’y fournir une carrière honorable? Le concours public, préconisé par les aliénistes, n’a pas réuni tous les suffrages, et en 1874 M. Ferdinand Duval, alors préfet de la Seine, formulait spirituellement ses doutes sur son efficacité : « Imaginez la théorie du concours en exercice il y a cent ans; qu’à cette époque un homme de valeur se fût présenté avec toute la science moderne devant un jury de médecins spécialistes : soyez persuadés que, si on lui eût réservé une place à Charenton, ce n’eût pas été celle de directeur. » La commission sénatoriale admet le concours pour les médecins adjoints; quant aux médecins en chef, elle se borne à demander qu’ils soient recrutés parmi les adjoints ayant plusieurs années d’exercice et choisis sur une liste dressée par le conseil supérieur. En vain M. Bail a-t-il observé qu’elle s’arrêtait à mi-chemin et soutenu que le progrès scientifique, l’avenir de la médecine mentale, commandaient de placer l’épreuve à l’entrée et au milieu de la carrière à parcourir. Le concours est une excellente chose, mais dont il ne faut pas abuser. Pourquoi se montrer plus rigoureux ici que dans les facultés où on limite cette épreuve à l’agrégation, sans y soumettre le professeur titulaire? La direction d’un asile a de multiples exigences, et l’aptitude administrative, inutile au savant, au médecin-adjoint, devient chez le médecin en chef une qualité précieuse, qualité faite de tact, de jugement, de cette science du monde et de la vie, que tous les concours imaginables ne sauraient conférer.

Au dernier degré de l’échelle viennent les vingt-quatre quartiers d’hospice, création de l’ancien régime, qui continuent de fonctionner grâce à la tolérance du législateur de 1838. Les rapports des inspecteurs généraux ont maintes fois signalé le vice fondamental de ces établissemens, seuls réfractaires au progrès, tandis que les asiles privés eux-mêmes améliorent, augmentent leurs constructions. Qu’ont-ils fait? Rien ou peu de chose. Naguère encore, le plus considérable nourrissait ses malades avec le bœuf qui avait déjà servi à faire le bouillon des hôpitaux. Le vêtement marche à l’unisson : sous le nom de vêtemens de succession, les quartiers d’hospice affublent d’habits qui proviennent des décès leurs fous, qui achèvent d’user cette triste défroque. Beaucoup d’aliénistes estiment qu’il faudrait couper le mal dans la racine, détruire ces débris d’un autre âge ; mais des préoccupations budgétaires empêchent la commission de soutenir cette mesure radicale, elle espère changer la situation au moyen de quelques réformes : chaque quartier d’hospice confié à un médecin en chef, préposé responsable, assimilé aux médecins des autres asiles: les gardiens ou servans soumis à son agrément: le budget général de l’hospice et celui eu quartier des aliénés établis distinctement, de manière à empêcher la spoliation de celui-ci au profit de celui-là.

C’est un fait d’observation générale que. dès qu’un nouvel établissement s’ouvre aux indigens, il se remplit immédiatement d’aliénés qui passaient inaperçus : on y laisse s’entasser les incurables et inoffensifs, qui usurpent la place des malades curables et produisent un encombrement des plus fâcheux. Les uns ont proposé de laisser à domicile ou dans leurs familles les idiots, crétins et imbéciles; d’autres veulent les interner dans des maisons de refuge, qui coûteraient beaucoup moins ; ceux-ci préfèrent les colonies sur le modèle de Gheel ; ceux-là tiennent pour des établissemens fermés, avec des annexes, cottages dispersés, ateliers variés, permettant de recevoir la population dont on peut utiliser le travail. L’Allemagne, avec ce dernier système, a obtenu de remarquables résultats ; l’Italie se dirige dans cette voie, et il y a longtemps que notre asile de Clermont est cité comme un modèle du genre. Quant à la méthode de Gheel, les essais d’application tentés dans nos départemens ont échoué; nos aliénistes se montrent peu favorables au système des secours à domicile lorsqu’il s’agit de véritables aliénés, encore moins à l’abandon dans la famille ou la vie libre des idiots et idiotes. De telles questions demeurent livrées à l’initiative des conseils généraux; mais il en est deux sur lesquelles la commission appelle l’intervention de l’état : l’éducation des jeunes idiots, le traitement des épileptiques. L’assistance publique confond l’idiot et l’aliéné, malgré la différence essentielle qu’Esquirol formulait d’une façon si saisissante. « l’idiotie, disait-il, n’est pas une maladie, c’est un état dans lequel les facultés intellectuelles ne se sont jamais manifestées; l’homme en démence est privé de biens dont il jouissait autrefois, c’est un riche devenu pauvre; l’idiot a toujours été dans l’infortune et la misère. L’idiot automatique ou absolu, réduit aux actes de la vie végétative, n’est qu’une non-valeur sociale ; l’idiot spontané ou partiel manifeste une volonté propre, quelques rudimens de facultés, et peut devenir capable de travail utile si, dès le plus jeune âge, on le soumet à une gymnastique intellectuelle qui développe les organes et réprime les mauvais instincts précoces. » Pas plus que celle des aveugles et des sourds-muets, cette éducation ne ressemble à l’éducation ordinaire[9], et, grâce aux médecins renommés qui dirigent les établissemens spéciaux d’Angleterre et des États-Unis, elle accomplit de véritables métamorphoses. À Earlswood, Darenth, Royal-Abert, les filles s’occupent des travaux d’aiguille et de ménage ; les garçons apprennent avec succès les métiers de vannier, menuisier, serrurier, cordonnier, tailleur, imprimeur ; d’autres se dirigeât vers la culture ; un certain nombre parviennent à se placer au dehors comme musiciens, dessinateurs, et à gagner honorablement leur vie. Après douze ans d’expérience à l’école du Connecticut, le docteur Knight affirme que 26 pour 100 des élèves deviennent des membres comparativement utiles de la société ; le docteur Howe, qui a dirigé vingt-sept ans l’institution du Massachusetts, écrit: « Plus des trois cinquièmes, sur 548 jeunes idiots inscrits comme élèves à notre école, se sont améliorés physiquement, moralement et intellectuellement. Ils ont acquis un plus haut degré de force et de vigueur ; ils sont arrivés à commander à leurs muscles et à leurs membres, se nourrissent, s’habillent eux-mêmes, savent se comporter avec décence ; leur gloutonnerie et leurs mauvais instincts ont disparu… Ils ont monté dans l’échelle de l’humanité. » Ainsi, l’étranger nous devance dans cette pédagogie spéciale, dont un Français, le docteur Seguin, a été le créateur avec MM. Félix Voisin et Delesiauve : en dehors de la colonie de Vaucluse, du service des jeunes idiots établi à la Salpêtrière, nous n’avons rien. Cependant, le conseil municipal de Paris, dont le budget est celui d’un petit état, et le conseil général de la Seine ont fait un louable effort en consacrant une somme de 3 millions à la création d’un établissement spécial à Bicêtre, sous la direction du docteur Bourneville, pour quatre cents jeunes idiots et épileptiques.

L’épilepsie, le morbus comitialis, morbus sacer, morbus herculeus des anciens, le mal de la terre, comme l’appelle énergiquement le peuple, a pris, elle aussi, les proportions d’un danger social : sur 38,000 épileptiques qu’on suppose exister en France (il y en a beaucoup, en effet, dont le pieux mensonge des familles cache le mal sous le nom de syncope à tous les yeux), 3,500 environ sont internés comme aliénés ; les autres, bien qu’atteints très souvent de folie transitoire ou continue, bien qu’ils présentent une lésion plus ou moins profonde de l’intelligence, demeurent, la plupart, livrés à eux-mêmes. Les établissemens hospitaliers, où ils excitent une répugnance mêlée de crainte, les admettent difficilement, refusent de les garder aussitôt l’accès passé, car ils y fomentent le trouble ; ils complotent entre eux, tandis que les aliénés ne complotent pas. Égoïstes, soupçonneux, querelleurs, difficiles à vivre et n’aimant personne, tout, dans leur caractère, est contradiction ; torpent, abjecti animo, mœsti, hominum aspectum et consuetudinem vitantes, écrit Arétée. Ils sont les esclaves de l’imprévu. M. Legrand du Saulle en a connu un qui, chargé de balayer une salle à autopsie, fut surpris en flagrant délit de profanation de cadavres ; tout épileptique, ajoute-t-il, n’est pas un aliéné, il n’est qu’un candidat à l’aliénation mentale. Le tombeur, selon la locution consacrée dans l’ouest, peut brusquement parcourir tous les tons de la gamme délirante, depuis l’irascibilité capricieuse jusqu’à la fureur. En 1757, un évêque de Spire édicta des peines sévères contre ceux qui favoriseraient le mariage des épileptiques ; car, observait-il avec Celse, les enfans, en succédant à leurs parens, héritent de leurs maladies non moins que de leurs biens. En Danemark, on considère l’épilepsie comme une cause de rupture de mariage, parce qu’il y a erreur sur la personne. On connaît le type classique : un individu jeune, vigoureux, jeté subitement la face contre terre comme par un choc invisible, les muscles du visage violemment convulsés, se tordant, écumant, perdant conscience de ce qu’il éprouve ; après la crise, il reste abattu, avec une perturbation plus ou moins grande de ses facultés, à laquelle se mêlent fréquemment des entraînemens dangereux. Mais les aliénistes ont découvert une autre forme de la maladie, le petit mal, l’épilepsie larvée, qu’ils opposent au grand mal, et qui se caractérise par de simples vertiges, des absences, pendant lesquels la volonté, le souvenir, suspendus, abolis, s’effacent devant des impulsions irrésistibles qui peuvent se traduire en actes violens, en forfaits véritables. Si, observe Trousseau[10], « un épileptique a commis un meurtre sans but, sans motif possible, sans profit pour lui ni pour personne, sans préméditation, sans passion, au vu et au su de tous, par conséquent en dehors de toutes les conditions où les meurtres se commettent, j’ai le droit d’affirmer devant le magistrat que l’impulsion au crime a été presque certainement le résultat du choc épileptique ; je dis presque certainement si je n’ai pas vu l’attaque ; mais si j’ai vu, si des témoins ont vu le grand accès ou le vertige comitial précéder immédiatement l’acte incriminé, j’affirme alors d’une manière absolue que le prévenu a été poussé au crime par une force à laquelle il n’a pu résister, ce qui l’absout aux termes de l’article 64 du code pénal. » D’autres aliénistes jugent ces propositions trop dogmatiques, trop tranchantes, et l’on comprend que la justice hésite à suivre la science sur ce terrain mystérieux, plein d’abîmes moraux, et si mal exploré; on le comprend d’autant mieux, que c’est la simulation de l’épilepsie[11] qui fournit le principal contingent des folies simulées ; qu’il s’agit en quelque sorte, pour le code pénal, d’être ou n’être pas. Plus d’un magistrat soucieux de l’ordre public a dû se rappeler cette explication naïve du juge anglais condamnant un homme à mort pour le vol d’un mouton, au temps où ce crime encourait la peine capitale : « Je ne vous condamne pas à être pendu pour avoir volé un mouton, mais pour qu’on ne vole plus de moutons à l’avenir. » Sur 28,000 épileptiques qui vivent en liberté, le docteur Lanier estime que 10,000 environ devraient être internés, ou du moins hospitalisés. Entrant largement dans cette voie, la commission sénatoriale propose que l’état fasse construire des établissemens spéciaux pour l’éducation des jeunes idiots ou crétins et pour le traitement des épileptiques. Le gouvernement a l’air de reculer devant la dépense, qui serait en partie supportée par les départemens et les pensionnaires. Mais ne vaut-il pas mieux consacrer quelques millions au soulagement d’une grande infortune que de gaspiller des milliards à laïciser des écoles, des hôpitaux, à construire des chemins de fer sans voyageurs et des canaux sans trafic?


V.

Est-ce Hamlet qui a offensé Laërte? Ce n’a jamais été Hamlet, — Si Hamlet est enlevé à lui-même, — Et si n’étant plus lui-même, il offense Laërte, — Alors ce n’est plus Hamlet qui agit, Hamlet renie l’acte. — Qui agit donc? Sa folie. S’il en est ainsi, — Hamlet est du parti des offensés : — Le pauvre Hamlet a sa folie pour ennemie.


C’est dans ce beau langage, qu’il y a tantôt trois siècles, le grand tragique pose, résout le redoutable problème de la folie criminelle. Hamlet va tuer Polonius, le rat qui s’agite derrière la tapisserie, et, n’étant plus lui-même, ce n’est pas lui qui aura tué; il ne déraisonne pas continuellement, il a en quelque sorte une existence en partie double. Observez avec quelle habileté il prépare, combine le piège où tomberont la mère coupable et son complice[12]! Supposez ensuite qu’au lieu d’être sorti du cerveau de Shakspeare, Hamlet ait vécu en chair et en os et appartenu à la société ordinaire : il comparait devant le juge d’autrefois, qui n’hésite pas à le condamner, parce qu’à ses yeux la folie partielle ne détruit point la responsabilité; pour qu’il échappe à la peine, il faut alors qu’il soit totalement privé d’intelligence, de mémoire et ne sache pas plus ce qu’il fait qu’un petit enfant, une brute ou une bête sauvage. En 1812, lord Mansfield déclare qu’il ne suffit pas d’avoir agi sous l’influence d’une conception délirante ; point d’excuse si l’auteur de l’attentat reste capable, à tous autres égards, de distinguer le bien du mal, s’il ne lui échappe pas que le meurtre est un crime contre les lois divines et naturelles. Aujourd’hui, la vieille doctrine légale a sauté « avec son propre pétard ; » la théorie du fou bête féroce est reléguée dans les archives des erreurs humaines, et la justice anglaise abandonne celle du discernement en général pour adopter en principe la théorie métaphysique du discernement quant à l’acte spécial incriminé. D’autres nations n’acceptent pas ce critérium un peu étroit de responsabilité ; le code pénal allemand déclare l’acte non punissable, quand au temps de l’action son auteur se trouvait dans un état d’inconscience ou de maladie de l’esprit, excluant la libre détermination de la volonté. D’après notre code pénal français, il n’y a ni crime ni délit, quand le prévenu était en état de démence au temps de l’action. Formule générale qui permet d’adapter en quelque sorte la loi au fait, d’apprécier chaque cas suivant les circonstances.

Certains absolutistes de la médecine mentale accusent volontiers la justice d’avoir commis d’innombrables meurtres juridiques ; ils n’épargnent pas leurs sarcasmes « au métaphysicien en adoration devant ses théories et ignorant des faits, » et poussent si loin la chimère de l’irresponsabilité qu’on pourrait presque les considérer à leur tour comme des monomanes atteints du délire de la superstition scientifique. Ils étendraient volontiers à tous les humains cette parole d’un brillant écrivain : qu’au fond de toute femme il y a une douce folie qu’il faut ramener par des caresses et de suaves paroles, et rappellent ce fanatique d’économie politique, qui, afin de travailler au perfectionnement de la race, excluait du droit à l’amour, à la reproduction, les êtres faibles, mal constitués, les infirmes de l’intelligence et du corps, ne permettant qu’aux plus beaux types de procréer dans des limites et des conditions rigoureusement déterminées. L’homme ne pèche point, mais il est possédé à un degré quelconque, voilà la bonne théologie, disait Casaubon, dont le paradoxe retourné devient l’évangile de ces outranciers de la science.

Et si, après avoir décrété de folie ou de demi-folie la plupart des criminels, ils s’arrêtent et n’osent en réclamer l’absolution, ne peut-on leur reprocher de poser de bien dangereuses prémisses, de laisser entrevoir des conclusions encore plus menaçantes, lorsqu’ils font rentrer l’habitude du crime dans un compartiment de l’aliénation mentale? MM. Frédéric Hill et le professeur Laycok prétendent que les criminels, pour la presque totalité, sont moralement imbéciles. Dans son livre si curieux, Crime et Folie, Maudsley, traitant des influences[13], formule cet axiome : du vrai voleur, parodiant ce qu’on dit du vrai poète, on peut répéter qu’il naît, qu’il ne devient pas voleur : « La classe criminelle, ajoute-t-il, constitue une variété dégénérée ou morbide de l’espèce humaine, aussi facilement reconnaissable des autres qu’un mouton à tête noire l’est de toutes les autres races. Un air de famille les dénonce comme compagnons marqués, notés et signalés par la main de la nature pour l’œuvre de honte. M. Bruce-Thompson, médecin de la prison générale d’Ecosse, affirme qu’en présence de la tentation l’imbécillité morale du criminel invétérée est si grande qu’il n’a contre le crime aucun pouvoir sur lui-même; en douze ans, la prison de Perth a reçu 430 meurtriers, dont £0 reconnus aliénés au moment de la perpétration du crime ; le traitement moral n’a aucune prise sur eux, un seul peut-être a manifesté des remords : « Trouvez-moi, disait un de ses confrères, un homme qui ait changé en honnête ouvrier un fripon semblable, il n’aura pas plus de peine à métamorphoser de vieux renards en bons chiens domestiques ! » En Italie, sous l’inspiration de trois savans distingués, MM. Lombroso, Garofalo et Ferri, a surgi une école néo-darwinienne qui n’aspire à rien moins qu’à transformer, d’après les principes physiologiques et d’après l’anthropologie criminelle, la philosophie du droit pénal, à faire entrer la jurisprudence, trop scolastique à leur gré, parmi les sciences exactes. Lombroso développe cette idée que la criminalité n’est que l’enfance prolongée ou la sauvagerie survivante ; il décrit longuement le type criminel[14] facilement reconnaissante aux traits suivans : front fuyant, étroit, plissé, arcades sourcilières saillantes, cavités oculaires grandes comme chez les oiseaux de proie, oreilles larges, écartées en anse, lésions du cerveau, vanité excessive, gourmandise, faible aptitude à souffrir physiquement. à compatir et à aimer, inintelligence et ruse ; il admet une identité fondamentale entre l’épilepsie, la folie morale et la criminalité héréditaire. Le fou n’est pas supra-social en quelque sorte comme l’homme de génie, il n’est qu’extra-social ; le criminel, lui, est anti-social ; chez le fou, l’accomplissement même de l’acte délictueux est le but; chez le criminel, ce n’est qu’un moyen d’obtenir un autre avantage. Et quant à la demi-folie, c’est comme le demi-délit ou la demi-laideur, le monde en est plein, la majorité en est faite : c’est la folie complète qui est l’exception. De même que la folie est un fruit de la civilisation, de même le crime croît en habileté avec chaque progrès des arts et des sciences; le savoir est un pouvoir, mais il n’est pas la vertu, il est aussi apte à servir le mal que le bien. Aux yeux de Lombroso[15], le criminel est un demi-fou, mattoïdo. Mais comment ce savant peut-il parler du type criminel lorsque, d’après lui-même, 60 criminels sur 100 n’en présentent nullement les caractères? M. Tarde, qui l’a brillamment réfuté, démontre que le crime n’a pas été placé, « dès l’origine, à la manière de l’amour, pour parler comme un chœur antique, parmi les forces éternelles et divines qui meuvent ce monde, » que son origine est historique avant tout et son explication sociale.

Maudsley semble admettre quelques tempéramens à sa doctrine : il convient qu’un fou n’est pas exempt de mauvaises passions et peut agir criminellement par jalousie, cupidité ou vengeance. Est-il juste qu’il échappe au châtiment lorsque cette passion impulsive est indépendante du trouble mental? Cet aliéniste ne veut pas qu’on lui inflige la peine de mort, mais il ne répugne pas absolument à l’application d’autres peines et reconnaît que, dans une certaine mesure, les malades d’un asile sont détournés de mal faire par la crainte d’une réclusion plus sévère s’ils s’abandonnaient à la violence de leurs penchans. Au reste, il estime impossible de suivre les évolutions d’un esprit dérangé, de distinguer entre ce qui, dans l’acte, appartient à la santé et ce qui rentre dans le domaine du délire, car celui-ci, comme un poison, s’insinue dans toutes les facultés et les flétrit. C’est une erreur de Locke de prétendre que le fou raisonne correctement sur de fausses prémisses ; souvent, il raisonne follement sur de fausses prémisses, « il ne fait pas ce qu’il devrait faire si son idée délirante était une idée juste, et il fait ce qu’il ne devrait pas faire si cette idée délirante était la réalité positive. »

Il est des variétés où le délire n’existe pas, une folie on il y a surtout aliénation du sentiment et de la conduite. Une des plus intéressantes est cette impulsion morbide qui entraîne despotiquement le malade, en dépit de sa raison, malgré sa volonté, à un acte désespéré de suicide ou d’homicide. Avec quelle industrie, avec quel machiavélisme il consomme l’acte fatal dont il reconnaît et déplore l’atrocité, tous les spécialistes le savent, tous ont observé, décrit ces lamentables drames. « Comme le démoniaque du temps jadis, en qui l’esprit impur était entré, il est possédé par une puissance qui le contraint à une action dont il a la plus grande crainte et la dernière horreur, et, parfois, dans son affreuse agonie, lorsque, écrasé par cette lutte incessante contre l’épouvantable tentation et désespérant d’en sortir vainqueur, il consulte le médecin, son appel à la science dépasse tout ce qu’on peut imaginer de plus triste et de plus émouvant. » R***, chimiste distingué, poète aimable, se constitue lui-même prisonnier dans une maison de santé du faubourg Saint-Antoine. Tourmenté du désir de tuer, il suppliait Dieu de le délivrer de ce penchant si atroce dont il ignorait l’origine. Lorsqu’il sentait sa volonté prête à succomber, il accourait vers le directeur de la maison, qui lui liait les pouces l’un contre l’autre avec un ruban, et, par cette frêle ligature, réussissait à le calmer. Un jour cependant il essaya de tuer un des gardiens et finit par périr dans un accès de manie furieuse.

Il est une forme de la démence, appelée folie morale ou monomanie raisonnante, qui a toutes les apparences du crime et que les avocats invoquent souvent en faveur des gredins les plus avérés. Insensibilité morale du sujet, intelligence parfois déliée, subtilité extrême dans l’excuse de la conduite, incapacité de donner à sa vie une direction normale, de maîtriser ses passions, de provoquer le remords, voilà les traits particuliers de cette aliénation qu’on n’a pas manqué d’alléguer dans le procès de Charles Guiteau, l’assassin du président Garfield. Le docteur Folsom, qui l’a étudié avec soin, conclut qu’au moment du meurtre, Guiteau était sous le coup d’une conception délirante consistant à s’imaginer que les adversaires politiques du président, le pays tout entier, l’acclameraient comme un héros, mais il convient que cet état mental reste compatible avec la responsabilité et que le verdict du jury a obtenu l’approbation presque universelle[16].

La vérité médicale se heurte à la vérité sociale, à la vérité judiciaire ; ses champions doivent en quelque sorte négocier, composer, et ne pas s’imaginer qu’elle seule existe et pèse dans la balance. À ces parangons de la casuistique scientifique qui, au nom de l’anthropologie, trouvent des excuses à tous les forfaits, le gros bon sens répondra toujours qu’il importe peu d’être tué par un aliéné criminel ou par un criminel ordinaire ; ces distinctions infinies ne lui disent rien qui vaille, et la vie d’un innocent lui paraîtra infiniment plus précieuse que celle de cinq cents fous homicides. Il veut qu’on les excommunie socialement; et les bagnes, les prisons sont tout justement l’expression de cette excommunication majeure ou mineure. En fait, le fou criminel a violé le pacte, autorisé les représailles, armé la société du droit de légitime défense, il a transgressé le contrat innomé qui le rattache aux humains : il s’est mis hors la loi : « Je donne pour que tu donnes, je fais pour que tu fasses, je m’abstiens pour que tu t’abstiennes, » disaient les Romains. Il est bon de ne pas trop spiritualiser la folie[17], il est encore meilleur de ne pas trop la matérialiser. Le médecin la considère comme une maladie exigeant un traitement, le légiste y voit surtout l’affection qui rend l’individu incapable de connaître ses obligations et de remplir ses fonctions en qualité de citoyens ; il répugne aux innovations qui compromettent la sécurité des personnes et l’ordre public. Sous la restauration, Léger et Papavoine montent sur l’échafaud, bien que la folie ait été éloquemment plaidée pour eux ; le défenseur de Verger, s’appuyant sur l’autorité de Calmeil, n’est pas plus heureux en 1858, encore que l’assassin ait eu huit aliénés dans sa famille et qu’on ait invoqué cette tare héréditaire[18]. Depuis, il est vrai, le magistrat accepte largement l’intervention de la médecine mentale, et, certaines vérités scientifiques devenant à la longue des vérités juridiques, il ne croit plus que le simple bon sens, éclairé par l’examen attentif des faits et l’expérience des affaires judiciaires, suffise toujours à discerner l’état mental du prévenu ; il comprend qu’un individu partiellement fou commette un crime sans liaison saisissable avec sa démence, admet la folie transitoire, la folie à double forme, l’épilepsie larvée[19], règle parfois ses verdicts d’après un verdict scientifique de responsabilité complète ou incomplète. Il fait donc à l’aliéniste sa bonne part, puisqu’il le prend comme collaborateur, mais qu’il se garde bien de l’accepter comme régulateur de ses décisions, de lui laisser le rôle de la lice de La Fontaine, car


Laissez-leur prendre un pied chez vous,
Ils en auront bientôt pris quatre.


Qu’a-t-on fait en France, que doit-on faire, que propose-t-on pour les fous criminels? Il faut tout d’abord distinguer deux catégories bien tranchées : les condamnés devenus aliénés pendant qu’ils subissent leur peine, les aliénés dits criminels, ceux qui n’ont pas été condamnés, malgré leur action, à cause de leur état mental. Quant aux premiers, le gouvernement a installé à Gaillon, en 1876, un quartier spécial annexé à la maison centrale, dans lequel ils sont transférés après enquête; le projet consacre l’existence de ces quartiers pour les deux sexes. La statistique établit de frappantes affinités entre le crime et la démence et parmi les habitans des maisons pénitentiaires, relève un assez grand nombre de cas de folie pénitentiaire : sur 43, 000 individus dont 8,500 accusés de crimes et 34,500 prévenus de délits, le docteur Vingtrinier[20] mentionne 255 fous, parmi lesquels 82 furent condamnés sans aucun avis ou malgré l’avis des médecins. Sur 18.000 individus qui forment aujourd’hui la population des prisons, on compte environ 290 aliénés. Des circulaires ministérielles ont constaté que des condamnés étaient séquestrés peu de jours après leur jugement, ce qui porte à supposer qu’ils ne jouissaient pas de la plénitude de leurs facultés lorsqu’ils ont comparu devant les tribunaux : d’autre part, l’examen du médecin de la prison laisse fréquemment à désirer. L’avis de la commission départementale corrigerait ces erreurs, et, grâce à ce surcroit de précautions, aux garanties de savoir, de haute impartialité que présenterait le médecin-secrétaire, on épargnerait à l’administration des dépenses assez considérables. Le quartier de Gaillon est exclusivement réservé aux détenus aliénés ou épileptiques condamnés à plus d’un an de prison : on ne les emploie à des travaux industriels ou agricoles que sur la proposition du médecin, qui doit être consulté aussi en ce qui touche le régime disciplinaire et alimentaire : deux mois au moins avant la date de la libération, on statue sur la mise en liberté, le renvoi à la famille, à des institutions charitables ou dans un asile. Le quartier peut recevoir cent vingt détenus, mais en fait plus de quarante places demeurent habituellement vides, résultat qui s’explique par l’attention avec laquelle on écarte les cas de démence sénile ainsi que les condamnés qui simulent la folie ou l’épilepsie. L’installation générale, l’ordre intérieur, la tenue des malades et du personnel ne laissent rien à désirer; la direction, la surveillance, dépendent de l’autorité administrative chargée de maintenir une discipline rigoureuse, un contrôle de jour et de nuit ; l’aliéniste prévaut dans la stricte mesure de ce qui est indispensable au traitement. Les simulateurs de folie ou d’épilepsie, disait le médecin du quartier de Gaillon, ont été assez nombreux, mais quand le quartier sera mieux connu, il s’en présentera moins, les condamnés sachant qu’ils n’ont rien à gagner, ni sous le rapport de l’alimentation, ni sous celui du régime disciplinaire ou des facilités d’évasion.

La loi de 1838 ne parle pas davantage des aliénés dits criminels, mais la question n’avait point passé inaperçue, car dans le cours de la discussion, deux députés, MM. de Golbéry et Boyard, proposèrent de permettre au ministère public d’interner la personne qui, à la suite de débats criminels ou correctionnels, aurait été jugée folle au moment de l’action. Il ne s’agit en somme, objectaient-ils fort justement au rapporteur M. Vivien, que de permettre à des magistrats, à douze jurés, ce qu’on accorde à un maire, à un commissaire de police. M. Boyard citait un exemple des plus frappans : un jeune homme de dix-neuf ans, d’une figure calme et douce, remarquablement fort, était accusé d’avoir tué un de ses frères envers lesquels il manifestait une jalousie qui allait parfois jusqu’à la frénésie. Le jury prononce l’acquittement. Lorsqu’il est question de placer le meurtrier dans un asile, il soutient qu’il n’est nullement fou, qu’il veut jouir de son droit, et, par une série de raisonnemens très clairs, convainc de l’intégrité de sa raison le président de la cour d’assises. Il a triomphé des préventions du magistrat et s’écrie avec effusion : « Ah ! je vois bien que vous allez me rendre la liberté ; je reverrai bientôt ma mère et mes sœurs ! — Vous avez donc un grand désir de les retrouver ? Et votre frère, l’aimerez-vous aussi ? — Mon frère, répond le jeune homme avec un calme effrayant, mon frère, je le tuerai comme l’autre ! » Il avait suffi d’un mot pour réveiller sa démence[21].

Ces considérations ne prévalurent point et les conséquences d’un tel oubli ne tardèrent pas à sauter aux yeux. En fait, lorsqu’un inculpé est l’objet d’une ordonnance de non-lieu ou d’un acquittement, l’autorité judiciaire se croit dessaisie du droit de le retenir: tantôt alors le préfet le place dans un asile, tantôt il le met en liberté, soit parce que son état mental s’est amélioré, soit parce que le médecin commis par lui ne partage pas l’avis du premier expert ; souvent aussi, il arrive que le placement ne se prolonge pas, le directeur de l’établissement n’osant conserver un malade qui ne présente plus de signes d’aliénation ; et l’on voit sortir de l’asile, après une déclaration de guérison, des alcooliques tels que l’assassin du docteur Bochard, et l’Allemand Altschuler, qui déchargea son revolver sur les passans en plein boulevard des Italiens[22]. Ils rentrent dans le milieu et reprennent les habitudes sous l’influence desquelles les actes criminels sont accomplis. On cite un individu qui. sous l’empire d’accès périodiques de folie, commettait des escroqueries, passait en jugement, entrait dans un asile, puis était relâché après la crise, comme pour lui permettre de satisfaire de nouveau sa monomanie. Aussi Esquirol et beaucoup d’aliénistes pensent-ils que tout aliéné qui a commis un crime reste incurable, toujours dangereux, et qu’il n’y a pas de cas plus difficile que la démence greffée sur la perversité.

Commissions, réunions scientifiques, congrès, magistrats, administrateurs, tous à l’envi affirment la nécessité d’introduire de nouvelles prescriptions trop justifiées par de retentissantes catastrophes, par des meurtres nombreux commis à la suite d’élargissemens prématurés. Chacun a apporté son remède, chacun sa formule. Faut-il s’en rapporter à l’autorité administrative ou lui substituer le pouvoir judiciaire ? Convient-il d’investir le ministère public ou la juridiction répressive elle-même ? Lorsque l’inculpé passe en cour d’assises, appellera-t-on le jury à décider, si oui ou non, il jouissait de sa liberté d’esprit au moment du crime ? La commission sénatoriale tient pour l’autorité administrative, mais on peut se demander si ce système ne provoquera pas des dissentimens entre la justice et l’administration. À quoi bon multiplier les rouages, le frottemens ? Beaucoup de magistrats veulent que le jury ait le droit de statuer sur la démence. La question est posée au jury partout où il existe : en Angleterre, en Bavière, en Autriche, en Russie, aux États-Unis. En Italie, le jury prononce même sur l’intensité de la folie, car le nouveau code admet des demi-responsabilités comme il y a des demi-intelligences. En fait, nos jurés ne tranchent-ils pas à chaque instant la question, puisque le verdict d’acquittement, précédé d’une délibération, a pour cause l’état de démence? Et n’est-il pas autrement grave de leur conférer le droit de laisser ou d’enlever la vie à un homme? L’article 240 du code d’instruction criminelle les invite bien à déclarer si le mineur qui a commis un crime a « oui ou non, agi avec discernement. » Les adversaires de cette séduisante doctrine redoutent l’abus que pourraient faire de la démence les avocats, d’habiles simulateurs et les jurés eux-mêmes, qui, déjà trop portés aux acquittemens, trouveraient dans les cas épineux, et grâce à cette question subsidiaire, un moyen de ne pas rendre un verdict de culpabilité sur la question principale.

Afin de se préserver d’une erreur judiciaire, un grand nombre de magistrats ont l’habitude de réclamer des expertises médico-légales[23] pour les prévenus ou accusés soumis à leur examen : de là une pratique fort répandus aujourd’hui, qu’aucune loi n’a prévue et réglée, et qui amène dans les asiles des individus dont l’insanité n’est pas démontrée ; de 1879 à 1883, ces placemens illégaux ont atteint le chiffre de 1,569, soit une moyenne de 315 par an. Ils ne se dissimulent pas toujours sous les apparences d’un internement d’office ordonné par les préfets, mais ils ont lieu en vertu d’ordonnances de juges d’instruction, des présidens d’assises ou de procureurs généraux. Quelquefois même l’autorité militaire, sans prévenir les préfets, a ordonné de mettre en observation des soldats prévenus ; de là des conflits, des résistances de la part des directeurs responsables des asiles ; il importe donc de légaliser ces placemens, de décider que l’expertise pourra avoir lieu dans le quartier d’observation ou dans l’asile.

On fait plus encore : le projet stipule la création d’asiles spéciaux pour les aliénés criminels des deux sexes, construits et entretenus aux frais de l’état. Cette réforme capitale a rencontré quelques contradicteurs décidés. Tous les aliénés sont dangereux, a dit M. Legrand du Saulle ; l’occasion de commettre un crime s’est offerte aux uns, elle a manqué aux autres. Des malheureux, auteurs inconsciens d’un crime, deviennent souvent à l’asile des travailleurs doux et inoffensifs. Pourquoi alors distinguer les aliénés criminels des condamnés aliénés et des aliénés ordinaires ? Le docteur Luys déclare avoir vu beaucoup de fous, dits criminels, tomber dans la démence au bout de six ou sept ans et cesser d’être dangereux ; le crime n’avait été qu’un épisode de leur carrière. Mais ceci prouve simplement que le régime nouveau doit, après un séjour plus ou moins long dans l’asile spécial, comporter le transfert dans les asiles ordinaires. Quant au fond du débat, on peut dire, avec M. Roussel, qu’une situation exceptionnelle impose des devoirs exceptionnels; que le gouvernement ne cède nullement à de vaines clameurs de l’opinion en imitant l’exemple des peuples les plus policés ; qu’on ne peut sacrifier la distinction entre les condamnés aliénés et les aliénés criminels, car le fait de la condamnation a par lui-même des conséquences que personne ne saurait supprimer. Il y a là un stigmate indélébile, la tache « que tous les parfums d’Arabie ne pourront purifier, » et c’est dans cette catégorie qu’on rencontre les plus redoutables malfaiteurs, des hommes dont le voisinage inspirera toujours une répugnance invincible aux autres malades et à leurs familles.


VI.

En Angleterre, la contribution de l’état au service des aliénés dépasse 15 millions de francs; en France, elle compte pour 66,410 francs, affectés à la maison nationale de Charenton, alors que les dépenses générales représentent une somme de 21 millions, dont les deux tiers environ retombent sur les départemens, une autre partie sur les familles et les communes. Celles-ci participent à la dépense parce qu’elles doivent pourvoir aux besoins de leurs membres indigens, et aussi parce qu’il faut soustraire les maires à la tentation d’encombrer les asiles de pauvres vieillards dont la tête est troublée, sans qu’il y ait insanité complète. En s’exonérant de toute charge financière, l’état perdait un puissant moyen d’action sur les assemblées départementales ; celles-ci cherchèrent sans cesse à alléger leur fardeau et furent secondées dans leur effort par les lois de décentralisation des 18 juillet 1866 et 10 août 1871, qui, supprimant le contrôle du gouvernement dans la fixation du concours des communes, aggravèrent une situation déjà précaire dont les rapports des inspecteurs généraux, des procureurs généraux, signalent à mainte reprise le vice capital. On tient pour inoffensifs, on refuse de séquestrer une foule d’aliénés jusqu’au jour où un incendie, un meurtre, forcent tout le monde à ouvrir les yeux: il y a quelques années, on amena au quartier d’hospice d’Orléans un homme reconnu fou depuis longtemps, mais pas dangereux, qui, armé d’un croissant à élaguer les arbres, venait, en quelques minutes, de tuer cinq personnes. « j’ai vu, disait l’inspecteur général Constans, une femme jeune, dont l’admission avait été refusée pendant plusieurs années : elle avait les jambes fléchies sur les cuisses et les cuisses sur le bassin ; tous les membres fléchisseurs étaient contracturés au point qu’ils n’ont pu reprendre leurs fonctions. Elle avait passé deux ans dans un toit à porcs, trop bas pour qu’elle pût se tenir debout, trop étroit pour qu’elle pût allonger les jambes. Elle criait jour et nuit : la famille, ne possédant qu’une chambre, ne pouvait prendre son repos après le travail et n’avait pu disposer que du toit à porcs pour éloigner la malade. » Pendant que les maires provoquent des placemens abusifs en faveur des familles qu’ils favorisent, les conseils généraux liardent, lésinent sur le budget des asiles publics ou autonomes[24], le rognent de toute façon : par le détournement des excédens de recettes, par la fixation de prix de journée inférieurs au prix de revient. L’un d’eux a même imposé, pour la pension de ses indigens, une subvention fixe de 100,000 francs, qu’il a réduite à 90,000; et, comme il n’avait pas moins de 384 aliénés à son compte en 1878, le prix de journée descendait à fr. 71, tandis que la dépense réelle dépasse 1 fr. 10, ce qui se traduit par une perte annuelle de 54,662 francs. L’asile n’a pu résister à ces épreuves qu’en élevant ses prix pour les étrangers, en ajournant les améliorations les plus nécessaires ; dans d’autres maisons on a dû, pour la même cause, supprimer la ration de vin, diminuer la ration de viande. Que les conseils généraux règlent le budget de leurs asiles, qu’ils fixent pour leurs malades un prix moindre que pour les étrangers, rien de plus naturel; mais la faculté de régler un budget n’implique nullement celle de l’appauvrir au profit d’un autre, et, d’ailleurs, les recettes d’un asile public ne proviennent pas seulement de fonds départementaux, mais aussi du travail des aliénés, des contingens communaux, des pensions payées par les familles et les autres départemens. L’équité la plus élémentaire commande donc que de tels revenus profitent d’abord aux aliénés; qu’afin d’écarter cet abus du droit du plus fort, les tarifs obtiennent l’approbation du ministre de l’intérieur, qui prendra l’avis du conseil supérieur. La Belgique, pays de décentralisation par excellence, confie au gouvernement cette fixation, et les tarifs de journée y vont de fr. 84, prix de la colonie de Gheel, à 4 francs, prix fixé pour l’asile provisoire et de passage de Philippeville.

Est-ce tout? Est-ce assez? L’état qui commande, l’état qui nomme, contrôle, pourra-t-il rester l’état qui ne paie pas? Suffit-il de lui imposer le paiement des traitemens et pensions de retraite du per- sonnel médical[25], des médecins-secrétaires, des dépenses des aliénés criminels? Qu’est-ce qu’une contribution de 550,000 francs à peine, qu’il pourra d’ailleurs recouvrer par des taxes et des centimes spéciaux, alors que le contingent des départemens atteint, en 1885, la somme de 11,605,346 francs, celui des communes 5,284,758 francs? On veut assurer l’unité de direction, ôter tout prétexte à une ingérence léonine des conseils généraux, imprimer le mouvement du centre à la circonférence. Et quel meilleur moyen d’assurer, de justifier la suprématie de l’état, que de faire comme nos voisins d’outre-Manche? Les droits ne vont pas sans les devoirs. Lorsque la loi de 1869 investit le gouvernement du pouvoir dirigeant sur les enfans assistés, on comprit qu’il devait assumer une charge financière équivalente pour les frais d’inspection, de surveillance, et il fut taxé au cinquième des dépenses intérieures. Qui donc oserait prétendre que le service des aliénés n’égale pas en importance les autres services, qu’il n’exige pas au plus haut degré la vigilance de l’autorité publique? Tant vaut le contrôle, tant vaut ici le régime : dans aucun, les erreurs ne sont plus graves, les abus plus faciles. Et qu’on ne vienne pas objecter qu’il importe peu que ce soit l’état, les départemens ou les communes qui paient cette dépense. Sans doute, s’il y a beaucoup de budgets, il n’y a qu’une seule bourse, celle des contribuables, mais la distinction n’en garde pas moins son grand intérêt, car seul le gigantesque budget de l’état se prête, avec une merveilleuse élasticité, à toutes les combinaisons. L’homme est ainsi fait, qu’il respecte ce qu’il ne voit et ne comprend pas: l’état, personnage anonyme, comme le Fatum antique, placé très loin du contribuable, le domine comme une puissance mystérieuse, insondable et sacrée; les budgets des conseils généraux et des communes se meuvent dans une sphère plus étroite, où chacun veut avoir l’air de dépenser le moins possible ; ils passent sous les fourches caudines d’un public qui s’intéresse davantage aux choses locales, peut, en quelque sorte, les palper du doigt, y porter son esprit frondeur et pointilleux. Il y a tant de gens pour lesquels la patrie, c’est leur hameau, pour lesquels la politique n’est que le bruit de leur mairie ou de leur marché !

Isoler, ne pas interdire, tel fut le principe formulé par M. Dufaure en 1838 : les formalités coûteuses et prolongées, la publicité de l’interdiction, ne s’accordent guère avec les exigences médicales, deviennent souvent inutiles et pourraient même entraver la guérison ; d’où la nécessité de créer un régime intermédiaire, un régime particulier qui s’adaptât à une situation susceptible de changemens, offrît les avantages sans aucun des inconvéniens de l’interdiction ; d’où le pouvoir attribué au président du tribunal de nommer un administrateur provisoire aux biens, au besoin un curateur à la personne, chargé de veiller à ce que les revenus du malade soient employés à adoucir son sort, à ce qu’on le remette en liberté aussitôt que son état le permettra. On croyait donc avoir tout prévu ; il n’en était rien, il a fallu confesser l’abandon complet des aliénés qui ne sont ni séquestrés ni interdits, les abus qui se produisent dans l’administration provisoire, leur relation directe avec les questions de liberté individuelle. Les lois de tutelle, édictées au moment où la fortune immobilière existait à peu près seule, appellent une révision maintenant que les valeurs mobilières jouent un rôle prépondérant. Presque partout, sauf en France, on exige des tuteurs, des administrateurs provisoires, qu’ils rendent des comptes à des époques périodiques assez rapprochées. En Allemagne, malgré le peu de protection légale, il ne s’élève pas de plaintes contre les séquestrations arbitraires; pourquoi? Parce que, dans la plupart des états, le tuteur rend des comptes annuels. Grâce aux commissions permanentes, le nouveau projet assure le bienfait de l’administration provisoire à tous les aliénés séquestrés : les administrateurs qu’elles délégueront, avocats, avoués, notaires, recevront des émolumens, auront une capacité reconnue ; pour les actes majeurs, baux de longue durée, ventes de biens, ils doivent obtenir l’approbation du président du tribunal ou de la chambre du conseil ; ils rendront compte au procureur de la république. Quant au curateur à la personne, il devient obligatoire, lorsque le tribunal nomme un administrateur judiciaire ; dans les autres cas, ses fonctions se confondent avec celles de l’administrateur provisoire. L’expérience ayant prouvé que l’incapacité de l’aliéné est le fait général, sa capacité une rare exception, il semble juste et rationnel d’attacher au placement dans l’asile une présomption d’incapacité, et de déclarer annulables les actes consentis par l’aliéné, à moins que les parties intéressées ne justifient qu’il les a accomplis pendant un intervalle lucide. Le médecin le plus habile, le plus actif ne réussit pas toujours à empêcher que des relations s’établissent avec des étrangers, des visiteurs, des domestiques, et ces rapports peuvent aboutir à compromettre la fortune du malade, à dépouiller ses héritiers.

La loi anglaise édicte des pénalités sévères contre tout directeur, médecin, infirmier, qui néglige, maltraite un aliénée la loi française se borne à punir certaines contraventions, sans rien changer au code pénal pour les crimes de séquestration, les attentats à la liberté individuelle ; elle ne prononce pas de peines particulières au personnel infirmier; ses sanctions pénales supposent toujours la bonne foi des chefs d’établissement, l’impossibilité d’une mesure arbitraire. Nous avons certes accompli de grands progrès depuis le temps où une circulaire ministérielle 1819 interdisait aux gardiens des aliénés d’être « armés de bâtons, de nerfs de bœuf, de trousseaux de clés, ou accompagnés de chiens, » mais il reste terriblement à faire. Le nombre des gardiens est insuffisant : à Dobrau, eu Bohême, ils sont dans la proportion de 1 pour 7 ou 8 malades, et ont l’excellente habitude de prendre part aux travaux des aliénés : à l’asile de Vienne, outre les surveillans et les dames de compagnie, le personnel subalterne se compose de 80 gardiens et 71 gardiennes pour 741 malades ; en France, certains de nos asiles n’ont qu’un gardien pour 20 ou 25 malades. Mal payés, recrutés d’ordinaire parmi les gens qui n’ont point trouvé d’autre moyen d’existence, comment acquerraient-ils la patience, le sang-froid, le dévoûment nécessaires dans une mission aussi triste que pénible? Aussi M. de Crisenoy signale-t-il avec instance le défaut de répression des actes de négligence ou de brutalité. On serait, dit-il, tenté de croire que ces actes ne sont que trop fréquens, si l’on en juge par ceux que le hasard révèle de temps en temps ; les auteurs sont rarement poursuivis parce que les directeurs redoutent de donner à des faits irréparables un éclat, une publicité, qui rejailliraient sur eux-mêmes; on se borne à renvoyer les coupables. « Les victimes sont des fous qui se plaignent toujours, et si souvent sans motifs, qu’on hésite à ajouter foi à leurs allégations; ce sujet forme un des chapitres les plus douloureux de l’aliénation mentale. » M. Salverte ne prophétisait que trop vrai, en 1838 : « Quelque plainte qu’élève l’aliéné, toujours la prévention est contre lui. Il montrera des blessures, des cicatrices, on dira qu’elles sont le fait d’une rixe avec ses compagnons de malheur, on dira qu’il s’est blessé lui-même ; il faudra qu’il ait mille fois raison de se plaindre pour qu’on daigne une fois examiner si, en effet, il n’a pas tort. » La commission estime sagement que la loi aliéniste doit elle-même assurer la répression, parce que les circonstances dans lesquelles les actes se produisent augmentent considérablement leur gravité, en sorte que ce qui constituerait une simple contravention de droit commun devient un délit véritable ; il faut donc la féliciter sans réserves d’avoir proposé des dispositions répressives qui comblent cette lacune.

Pour aller à la source du mal, il importe avant tout d’assurer le recrutement d’un bon personnel, de former un corps spécial de surveillans d’aliénés, comme on a fait pour les prisons, de les bien payer et leur accorder une retraite ; alors seulement on pourra choisir et conserver les bons. Dans plusieurs asiles de l’état de New-York, à Words’ Island, Buffalo, Utique, on a organisé des cours de leçons systématiques, faites par le personnel médical, roulant sur les devoirs des gardiens, avec des notions élémentaires d’anatomie, de physiologie et d’hygiène. Le docteur Clark, aliéniste écossais, a installé à Bothwell un enseignement en douze ou quatorze leçons, avec examens, délivrance de certificats d’aptitude aux meilleurs élèves; il proposait aussi l’établissement d’un registre qui servirait à dresser les listes de bons gardiens. A Voghera, le docteur Tamburini faisait chaque semaine une instruction aux infirmiers : c’est le premier pas dans une voie depuis ouverte à Bicêtre et à la Salpêtrière. Les auteurs de la loi de 1838 reconnaissaient l’influence heureuse de la religion sur les aliénés, l’excellente administration des dames de Saint-Joseph, des sœurs de Saint-Joseph à Maréville, à Bourg : les malades du couvent de la Force à Bordeaux considéraient les sœurs comme des anges tutélaires ; des aliénistes admettent qu’une femme a parfois plus d’empire sur un homme aliéné que le meilleur des serviteurs : les dons de la charité, les offrandes, les dots des sœurs avaient suffi à créer en maint endroit ce qu’ailleurs il a fallu établir à grands frais avec les deniers des contribuables. Puisque c’est dans cette question du personnel que gît la principale difficulté du traitement, ne pourrait-on faire largement appel à ces religieuses, à ces religieux qui ont la folie de la croix, dont les âmes ne respirent que vers le ciel et adorent l’humanité souffrante en Dieu? La folie de la laïcisation ne s’arrêtera-t-elle pas devant l’asile d’aliénés et n’écoutera-t-on pas le conseil d’un savant déterministe, contempteur fort décidé des religions positives, qu’il traite de béquilles inutiles et malfaisantes, et qui cependant convie à cette grande œuvre les Frères de la Croix, les sœurs de Charité? Il est vrai qu’il invite en même temps les laïques, les francs-maçons à constituer une confrérie de l’humanité qui montre au monde de quels efforts sont capables « ceux qui ne s’inspirent que de l’amour de leurs semblables; par ces moyens pratiques, ajoute-t-il, ils contribueront bien mieux à propager la religion de l’humanité qu’en faisant des réunions pour honorer le Grand Architecte de l’univers ou qu’en écrivant de longs articles passionnés dans les journaux. » Nous craignons fort que M. Maudsley ne prêche dans le désert et qu’on ne voie dans ces conseils aux libres penseurs une ironie amère ou une naïveté indigne d’un homme qui ne croit qu’aux méthodes expérimentales.

La folie est-elle une cause suffisante de divorce? Puisque divorce il y a, ne pourrait-on, en certains cas, ranger parmi ses causes légales l’aliénation reconnue incurable ? Ainsi l’a pensé le législateur saxon, qui autorise le divorce trois ans après l’internement et considère le retour à la raison comme désormais impossible. L’Association médico-psychologique anglaise a voté en 1882 que la folie pourrait devenir une cause de nullité de mariage lorsqu’elle aurait existé avant et en aurait empêché la consommation; elle citait l’exemple de cet homme qui, le jour même de la cérémonie, entendit une voix du ciel qui lui interdisait de s’approcher de sa femme et se soumit docilement à cet ordre. Les partisans du divorce pour cause de folie s’appuient sur l’intérêt social, qui, disent-ils, prime l’intérêt du conjoint, sur la nécessité de ne pas favoriser la procréation d’individus porteurs de la molécule héréditaire et condamnés à la démence. Le docteur Voisin[26] a proposé des distinctions nombreuses. L’aliénation existait-elle avant le mariage? le conjoint l’ignorait-il ou non? S’il l’a connue, la loi se prêterait à une véritable lâcheté en autorisant le divorce; s’il n’en a rien su, il y a eu sans doute une supercherie dont il n’est pas juste de le rendre victime. L’aliénation apparaît-elle après le mariage, trois hypothèses peuvent se présenter. A-t-elle été causée par les mauvais traitemens du conjoint, les pertes d’argent, les chagrins des époux, la conduite fâcheuse des enfans, les travaux excessifs? point de divorce. De même, dans les cas où la cause de la folie demeure inconnue. Lorsqu’au contraire elle provient d’une vie de désordres, d’excès alcooliques (on sait que les buveurs de profession sont d’incorrigibles récidivistes), la demande de divorce devrait être prise en considération. Le docteur Luys a fait ressortir avec force la situation si digne d’intérêt du conjoint qui demeure isolé dans la vie et qui, « désormais privé de son soutien naturel, va passer de longues années, dix, quinze, vingt peut-être, dans l’attente des longs espoirs et des illusions décevantes. » S’il n’a une âme forte, stoïque, les passions humaines le ressaisiront, lui créeront un ménage artificiel, une famille illégale. Son époux, disparu moralement, n’est plus qu’un mort vivant dont l’intelligence, replongée dans le néant, ne ressuscitera plus. Pourquoi lui interdire le bonheur lorsqu’il n’a rien eu à se reprocher pendant l’union, lorsque l’aliéné a forgé lui-même sa folie? — Ces argumens très graves n’ont pas prévalu en 1882 : les médecins consultés par la commission de la chambre des députés, MM. Blanche, Charcot et Magnan, se sont prononcés avec celle-ci contre un amendement de M. Guillot (de l’Isère), qui inscrivait la folie parmi les motifs possibles du divorce. Ils ont pensé que, loin d’être anéantis par le malheur, les devoirs réciproques du mari envers sa femme, de la femme envers son mari, prennent un caractère plus étroit, plus sacré en quelque sorte. Dans notre société contemporaine, déjà si ébranlée par le doute et l’esprit de matière, si affamée de lucre, de jouissances que le souci même de leur conquête empêche de goûter (serviunt voluptalibus, non fruuntur), le divorce ne deviendrait-il pas un encouragement à de honteuses spéculations si la loi autorisait les époux à rompre une union dont ils auraient retiré tous les profits, dont il leur plairait de répudier les charges et les devoirs ? On a vu se produire des guérisons tardives, inespérées : qu’arriverait-il si on venait dire à la personne qui sort de l’asile : « Votre mari a divorcé et il est le mari d’une autre femme. Vous ne portez plus son nom, votre foyer a été envahi par une étrangère, la loi elle-même vous en chasse. » Ne maudirait-elle pas son retour à la raison, et le désespoir ne pourrait-il la ramener à la démence? Des jurisconsultes ont signalé comme anormale et subversive cette invasion de la pathologie dans le contrat de mariage. Sans parler de la condamnation formelle et si grave que prononce l’église contre le divorce, comment traiter en réprouvée la maladie que la loi n’a connue jusqu’ici que pour décharger ses victimes de devoirs onéreux ou les soustraire à l’action pénale? Enfin, si vous autorisez le divorce pour cette maladie qui a nom folie, ne serez-vous pas logiquement entraîné à l’admettre en face d’autres maladies également incurables? Que restera-t-il du mariage, s’il n’est plus qu’une association de plaisir et de bonne santé? Pourquoi créer un si dangereux précédent alors que, dans les deux cas prévus par le docteur Limier, la loi Naquet permet, par ses dispositions mêmes, d’arriver aux mêmes fins, alors qu’elle a rangé l’injure grave parmi les causes du divorce? En fait, cette injure grave se sera presque toujours produite quand l’époux a été entraîné au mariage par une imposture, quand l’aliénation du conjoint vient du désordre, de la débauche. Les tribunaux n’ont pas besoin de prononcer le mot de folie; ils sont indirectement armés, un nouveau texte n’ajouterait rien à leurs attributions. « L’esprit humain, a dit Luther, est comme un paysan ivre à cheval ; quand on le relève d’un côté, il retombe de l’autre. » A peine un fléau a-t-il cédé aux efforts de la science, d’autres surgissent, aussi terribles, plus nombreux, et il semble que nos labeurs si pesans n’aboutissent qu’à multiplier les chances de la mort. « Deux maux pour un bien, » gémit le poète. Si l’histoire d’un homme est son caractère, l’histoire de la folie est, à proprement parler, celle de l’humanité elle-même, et l’on pourrait soutenir avec Esquirol que les illusions des aliénés reflètent assez bien les croyances, les événemens de leur époque, pour permettre de reconstituer les annales de la révolution française depuis la prise de la Bastille jusqu’à nos jours d’après les caractères divers de la démence. Chaque guerre, en effet, chaque révolution, chaque vice social, chaque évangile littéraire ou politique apporte sa folie nouvelle, marque de son empreinte les âmes débiles, vouées au naufrage cérébral, à la faillite de la raison, crée de nouveaux modes d’aliénation. Contre ce flot toujours grossissant de la misère intellectuelle l’aliéniste s’élève avec un courage admirable, payant sans cesse de son travail, de sa personne, et, jusque dans ses erreurs, portant la générosité, l’abnégation, le dévoûment absolu à cette science qui fait ses victimes, car le nombre est déjà grand de ceux qui ont payé de leur vie leur sollicitude pour des fous dangereux. « Nous sommes toujours coupables de nos maladies spirituelles, » prononce durement le génie antique avec Cicéron. Non, répond l’aliéniste, non, car la folie provient d’une dissonance entre la société et l’individu; elle est souvent héréditaire, souvent un malheur et non une faute ; elle n’est plus une erreur ou une maladie de l’âme, le résultat de la colère des dieux, la punition du péché ou l’excès de la passion. Substituer l’ancien moi au nouveau moi, cesser de faire le mal, apprendre à faire le bien, apprendre surtout à oublier, voilà la maxime d’une philosophie mentale saine, d’un bon traitement moral de l’aliéné. Il importe donc de faire tomber les derniers préjugés qui subsistent contre les asiles, contre les aliénistes, contre la loi : celle-ci, nous avons essayé de le montrer, a besoin de réformes sérieuses qui la mettront en harmonie avec notre temps, avec les progrès accomplis. On a ramassé, mis en œuvre les matériaux, la statue n’attend plus que le coup de pouce du sculpteur : il faut aboutir.


VICTOR DU BLED.

  1. Voyez la Revue du 15 octobre.
  2. Certains aliénistes professent que les grèves diminuent de moitié les admissions pour les hommes dans les asiles, à cause de la privation des salaires qui empêche les ouvriers de s’enivrer, de se livrer à la débauche.
  3. La proportion des aliénés se trouve naturellement plus forte à Paris qu’ailleurs. Le département de la Seine a à sa charge 8,200 aliénés, soit, pour une population de 2,400,000 âmes, un aliéné sur 300 habitans, et une dépense totale de 4,500,000 fr. Depuis 1801, la population aliénée a plus que septuplé, tandis que, durant la même période, la population générale s’est à peine triplée. Les 3,000 malades admis en 1883 se répartissent de la manière suivante au point de vue de l’état civil : mariés 1,100; célibataires 1,166, veufs ou veuves 324; état civil inconnu, 102. Au point de vue de la profession; métiers manuels et mécaniques 856; gens à gages 437; professions industrielles 317; sans profession 306; professions diverses 292; professions inconnues 185; professions libérales 129; rentiers et propriétaires 74; professions agricoles 62; filles publiques 8; militaires et marins 14.
  4. Aristide Joly. Du Sort des aliénés dans la Basse-Normandie avant 1789.
  5. Garsonnet, la Loi sur les aliénés, 1863 ; Port-Royal et la Médecine aliéniste, 1868. — «Tout aliéniste est un aliéné » a dit un sceptique. «Tout être humain, a riposté un médecin, porte en lui l’œuf d’un demi-fou, mais la plupart du temps, la vie ne couve pas cet œuf : d’ailleurs, la doctrine de l’unité de l’esprit dans la folie est une conception purement théorique, et il arrive fréquemment que le clavier psychique ait une note fausse, une seule. »
  6. Les infortunes du roi Lear inspirent à Maudsley (Pathologie de l’esprit) ces réflexions singulières où la théorie darwinienne s’épanouit dans toute sa férocité naïve: « Il est triste de contempler le spectacle de Lear devenu fou par l’ingratitude de ses filles et poussant aux cieux sans pitié des lamentations séniles; mais ce serait une chose plus triste encore, si un caractère si faible, une prudence si petite, une volonté si peu ferme, s’étaient terminées par une vieillesse prospère et paisible... » L’homme doit tomber, du moment qu’il est incapable de soutenir la lutte, de même qu’une plante délicate doit sécher et mourir dans un sol pauvre où des plantes plus robustes sont en compétition avec elle. — « Il est vrai, ajoute Maudsley, qu’il peut tomber également, tout en n’étant pas faible, s’il est malheureux; car, de même qu’une graine peut être aussi bonne et aussi vigoureuse qu’une autre et cependant périr, si elle tombe sur une terre stérile, de même un homme fort peut avoir la malchance de rencontrer des circonstances mauvaises contre lesquelles il lutte en vain. L’observateur bienveillant peut regretter qu’il n’ait pas trouvé des temps meilleurs et un milieu plus doux ; mais il est inutile de s’en fâcher; il a passé comme un être avorté, et il doit être rangé parmi ces germes innombrables que la nature répand avec une profusion extrême et qui n’arrivent jamais à se développer. »
  7. M. de Crisenoy, la Loi et les Aliènes ; Mémoire.
  8. L’asile Saint-Robert, près Grenoble, est tout simplement un chef-d’œuvre, écrit le docteur Petit; avec ses pavillons séparés, entourés d’arbres, d’arbustes et d’une profusion de fleurs, il a l’air d’une villa d’agrément... il renferme actuellement 850 aliénés; dans le quartier des femmes, où se trouve la buanderie, soixante femmes environ lavaient le linge de l’établissement sans qu’on entendît un seul mot, chose assurément fort rare dans une réunion de femmes mêmes sensées... Bon nombre d’aliénés calmes conservent toute leur intelligence quand il s’agit du métier qu’ils exerçaient avant d’être atteints de la folie... »
  9. Seguin, Traitement moral, hygiène et éducation des idiots.
  10. Trousseau a connu à Paris un architecte qui est saisi quelquefois d’un vertige épileptique en visitant des constructions ; il conserve assez de fermeté pour se diriger sur les échafaudages sans tomber, bien qu’il accélère sensiblement sa marche. Il prononce alors dix ou douze fois son nom, et s’aperçoit, à l’anxiété des ouvriers qui l’entourent, qu’il vient d’avoir une crise. Legrand du Saulle cite l’exemple d’une jeune fille qui, en vingt jours, n’eut pas moins de huit mille attaques épileptiques.
  11. A Bicêtre, le plus célèbre des simulateurs, Gautreau, a réussi, pendant trois ans, à tromper les aliénâtes.
  12. On admet aujourd’hui qu’un aliéné peut simuler la folie, que tel serait le cas d’Hamlet, qui, déjà fou, emprunte la livrée d’un autre délire.
  13. Comme nouvelle preuve de la puissance de l’hérédité, on a rappelé que certaines famille» avaient jadis le privilège de fournir les bouffons à la cour du roi de France.
  14. Cesare Lombroso, l’Uomo delinquente, 1884. — R. Garofalo, Criminologia. — Ferri, Nuovi Orizzonti del diritto, Bologne, 1884. M. Sergi, professeur d’anthropologie à l’université de Rome, ne se contente plus de l’atavisme humain, il invoque un certain atavisme préhumain, sorte de survivance des espèces inférieures. «L’important, a répliqué le docteur Lacassagne, c’est le milieu social; le milieu social est le bouillon de culture de la criminalité ; le microbe, c’est le criminel, un élément qui n’a d’importance que le jour où il trouve le bouillon qui le fait fermenter... Les sociétés ont les criminels qu’elles méritent.» (Congrès d’anthropologie criminelle de Rome, 1886.)
  15. Lombroso étudie aussi le crime chez les plantes, les animaux et s’efforce de démontrer que même les espèces d’ordinaire dociles, comme le cheval, deviennent criminelles sous l’influence d’anomalies crâniennes.
  16. «La folie, dit Maudsley, est simplement une discordance dans l’univers; c’est la preuve et le résultat d’un manque d’harmonie entre une nature humaine individuelle et la nature ambiante dont elle fait partie. Le miracle est peut-être qu’il n’y ait pas plus de fous, si l’on considère dans quelle aveugle ignorance des rapports les plus compliqués les hommes sont contraints de vivre; à quel point ils dépendent des instincts grossiers de l’empirisme, et le peu qu’ils ont fait jusqu’à ce jour pour connaître la nature en eux et eux dans la nature. Tout autre est l’appréciation du philosophe Maine de Biran : « Le fou est rayé de la liste des êtres moraux et intelligens; il n’a plus la raison ni la conscience, parce qu’il n’a plus la volonté; il ne juge plus, il ne pense plus; ce n’est plus un homme, c’est un animal, c’est une machine vivante à laquelle je ne suis plus même en droit d’attribuer une âme comme la mienne. » La définition du chancelier d’Aguesseau est la plus curieuse de toutes. «Le fou, dit-il, est celui qui dans la société civile ne peut s’élever à la médiocrité des devoirs généraux. » Merlin écrit dans le même sens : « Ils ne peuvent remplir la destination humaine. » Le docteur Huggard propose de dire que la folie est « un trouble mental qui rend une personne incapable de se conformer aux exigences de la société.»
  17. Un fou interné essaie de tuer un gardien, et quand on lui reproche son action, il répond très subtilement : « Eh bien, quand même je l’aurais tué, il n’en aurait été que cela, puisqu’on dit que je suis fou. »
  18. On avait amené au dépôt cet abbé Verger qui venait de causer un scandale public en s’agenouillant sur un degré du grand escalier de la Madeleine, ayant au dos l’écriteau qu’on sait. Le docteur Lassègue l’examina, et, jugeant qu’il n’était point fou, le renvoya. Vingt-quatre heures après, dînant en ville, il apprend qu’un prêtre vient dans la journée de tuer Monseigneur Sibour à Saint-Étienne-du-Mont. « Ah ! c’est mon abbé ! » s’écrie-t-il ! Depuis il prétendit qu’il valait mieux courir le risque d’enfermer un homme sain que de laisser libre un fou dangereux. Aujourd’hui l’abbé Verger eût passé pour un demi-fou, on l’eût acquitté ou à demi condamné, à raison de sa responsabilité atténuée. Beaucoup estiment encore que l’autre solution avait du bon.
  19. Falret soutenait qu’on ne peut pas préciser le degré d’atténuation de la responsabilité, parce que personne ne possède de phénomène. MM. Foville et Rousselin citent le cas d’un épileptique à attaques nocturnes, caissier d’un comptable public, commettant des erreurs de caisse à la suite de ses attaques et masquant très habilement, pendant plus de dix ans, le déficit par des faux, pour ne pas être congédié. Le ministère public abandonna l’accusation, le jury rendit un verdict de non-culpabilité, bien qu’on pût assurément alléguer une responsabilité partielle. M. Brossier, interne de l’asile de Nantes, cite plusieurs faits inédits de responsabilité atténuée. Marie Guillemette D…, âgée de trente-trois ans, était poursuivie pour infanticide ; c’était une fille hystérique, aux crises nerveuses rares, sans aucune compromission mentale avant ou après les attaques, et sans impulsions. Les attaques ne sont devenues fréquentes qu’après l’accusation ; les experts ont conclu à la responsabilité atténuée ; déclarée coupable avec circonstances atténuantes, elle fut condamnée à cinq ans de travaux forcés. — F. A., âgé de vingt et un ans, poursuivi pour vol, était fils d’une mère alcoolique, faible de corps et d’esprit, sans pouvoir être considéré comme imbécile ; il fut condamné à quatre ans de prison. Un clerc de notaire, âgé de vingt ans, était accusé de détournemens, de faux ; un médecin qui l’avait soigné autrefois, le regardait comme « un hystérique mâle, très vicieux, très hypocrite et très menteur… » Le» experts confirmèrent ce témoignage, ajoutant que la névrose s’était compliquée, à deux reprises, de troubles intellectuels passagers n’existant pas toutefois au moment de l’exécution des actes incriminés. Il obtint les circonstances atténuantes et fut condamné à deux ans de prison.
  20. Mémoire sur les aliénés dans les prisons et devant la justice.
  21. Hurel, le Quartier des aliénés annexé à la maison centrale de Gaillon.
  22. Il règne de grandes divergences entre les peuples européens au sujet de l’ivrognerie. Les uns admettent qu’elle sert d’excuse au crime, les autres estiment qu’elle l’aggrave, parce que le délire a lieu sous l’influence d’une cause volontaire ; plusieurs ne se contentent pas de punir le délit, mais aussi le vice d’ivrognerie, le fait d’avoir bu, la folie blanche ou rouge, comme disait Henri Heine : ebrius punitur propter ebrietatem. Véritable enfance de la démence, l’ivresse est, d’après notre cour de cassation, un fait volontaire et répréhensible, qui peut donner lieu à diverses interprétations. Tous d’ailleurs, législateurs, économistes, médecins, s’accordent à déplorer les progrès effroyables de ce mal dont nos pères signalaient déjà les funestes effets. De vingt bandits ou routiers, dix-neuf se sont formés au cabaret, disait un échevin de Rouen en 1349, et le bon Amyot émettait cet axiome si véridique : l’ivrogne n’engendre rien qui vaille. » Ses enfans sont bien plus exposés que d’autres à l’idiotie, au crime, à l’échafaud.
  23. La Médecine judiciaire en France, par Henry Coutagne. Archives de l’anthropologie criminelle, 15 janvier 1886. M. Brouardel demande qu’on relève les tarifs d’honoraires qui datent de 1811 et sont insuffisans, qu’on crée un examen qui donne seul le privilège de devenir médecin expert; il rappelle que l’Allemagne ne permet les examens judiciaires des cadavres humains que par deux experts, et que dans ce pays, il existe, depuis 1764, un médecin, le kreis-physicus, nommé par les magistrats ou le commandant, du cercle, qui représente l’autorité de circonscription au point de vue de la police médicale et sanitaire, fait les autopsies, donne son avis dans les cas ine1er ou civils, etc.
  24. Les asiles autonomes, qui constituent des personnes civiles dont le patrimoine demeure absolument distinct de la propriété départementale, sont au nombre de sept : Aix, Armentières, Bailleul, Bassens, Bordeaux, Cadillac, Saint-Pierre-de-Marseille. Ils proviennent, en général, d’anciennes fondations dont l’origine est obscure, et leur situation, comme personne civile et comme propriété, est mal déterminée. Bien qu’ils aient une existence propre et indépendante, et ne puissent compter que sur leurs ressources personnelles, ils subissent aussi les abus de pouvoir des conseils généraux; il en est qui avaient réussi à se constituer une réserve importante sur laquelle on les force à prendre aujourd’hui pour vivre, parce que le département leur impose un prix de journée onéreux qui les laisse chaque année en déficit. M.de Crisenoy propose de les assimiler en tout aux asiles départementaux ; le ministre se contente de réclamer le droit de régler leurs prix de journée.
  25. Les traitemens des inspecteurs généraux seraient de 8,000, 9,000 ou 10,000 francs, ceux des médecins secrétaires varieraient de 6,000 à 2,000.
  26. Annales médico-psychologiques, année 1885. Études de MM. Blanche, Dechambre, Luys et Voisin.