Les Alcools aromatisés

Les Alcools aromatisés
Revue des Deux Mondes5e période, tome 15 (p. 683-708).
QUESTIONS SCIENTIFIQUES

LES
ALCOOLS AROMATISÉS


Bulletins de l’Académie de Médecine, juillet 1902-mars 1903. — II. Triboulet et F. Mathieu, l’Alcool et l’alcoolisme, 1900. — R. Romme, l’Alcoolisme et la lutte contre l’alcool. — S. D. Lalou, Contribution à l’étude de l’essence d’absinthe. — J. Dupont et L. Pillet, les Huiles essentielles et leurs principaux constituans.


La nouvelle loi sur le régime des boissons (loi du 29 décembre 1900) contient un article 13 disposant que « le gouvernement interdira par décret la fabrication, la circulation et la vente de toute essence reconnue dangereuse et déclarée telle par l’Académie de médecine. » Pour répondre à cette disposition légale, au mois de novembre 1902, le ministre de l’Intérieur invitait l’Académie à déterminer, parmi les essences utilisées, celles qui, par leur caractère particulièrement toxique ou par l’abus qui pourrait en être fait, devraient être l’objet soit d’une proscription absolue, soit d’une réglementation spéciale. Ce sont les termes mêmes de la lettre ministérielle.

C’est ainsi que le corps savant médical, — devant qui la question de l’alcoolisme est toujours pendante, — s’est trouvé saisi, officiellement cette fois, d’une question connexe, celle de l’absinthisme — ou, autrement dit, de l’abus des apéritifs et des liqueurs à essences.

Déjà, dans des discussions antérieures l’Académie avait eu l’occasion de condamner l’abus des spiritueux qui est un des fléaux de notre temps. Elle en avait signalé les conséquences au point de vue des plus grands intérêts qui s’imposent à la vigilance du médecin : ceux de la santé publique et de la vigueur de la race. Elle était appelée maintenant à donner une sanction à ses avis maintes fois répétés. La discussion qui s’est engagée à ce propos nous fournit une occasion naturelle de présenter à nos lecteurs, dans une sorte de résumé récapitulatif, l’état de la question.


I

Disons d’abord que l’Académie de médecine n’a pas répondu à l’invitation expresse du gouvernement. Elle a renoncé à présenter les deux listes, qu’on lui demandait, d’essences susceptibles, les unes d’une prohibition absolue, les autres d’une simple réglementation, suivant leur degré de toxicité. Elle a refusé d’établir une échelle des culpabilités, de condamner quelques-unes des substances qui servent à aromatiser les boissons alcooliques et d’innocenter les autres. Elle a préféré les condamner toutes en bloc et condamner avec elles leur support commun, qui est l’alcool. Au nom d’une médecine puritaine et d’une hygiène rigoureuse, elle a déclaré que tous ces breuvages étaient uniformément détestables et que le meilleur n’en valait rien. Après trois mois de réflexions, d’examen, de discussions approfondies et de débats parfois orageux, la savante compagnie a adopté le 23 mars dernier et transmis au gouvernement les conclusions et le vœu suivans :

« L’Académie déclare que toutes les essences, naturelles ou artificielles, ainsi que les substances extraites, incorporées à l’alcool ou au vin, constituent des boissons dangereuses et nuisibles. Elle déclare que le danger de ces boissons, résultant à la fois des essences et de l’alcool qu’elles renferment, elles mériteraient toutes, quelle que soit leur base, d’être proscrites ; et que, tout au moins, il y a lieu de les surtaxer d’une façon telle que cette surtaxe devienne prohibitive. L’Académie signale, en particulier, le danger des apéritifs, c’est-à-dire des boissons à essences et alcool ingérées à jeun. Le fait que ces boissons sont prises avant les repas rend, en effet, leur absorption plus rapide et leur toxicité plus active. Enfin l’Académie émet le vœu qu’il soit pris des mesures efficaces pour diminuer le nombre des débits de boissons. » — C’était une manière de se dérober.

La déception fut vive dans le camp des anti-alcoolistes. Ils auraient voulu que l’Académie désignât nominativement à la vindicte publique, et livrât au bras séculier quelques-uns de ces breuvages dits apéritifs, vermouths, et surtout absinthes, dont la consommation a pris dans notre pays un développement inquiétant. Au lieu de cela, la savante compagnie lie la question de l’alcool à la question de l’absinthe ; elle prononce une excommunication générale, qui englobe, avec les liqueurs dont le rôle est d’inaugurer le repas, vermouths, amers, bitters, byrrhs, quinquinas, absinthes, celles qui en clôturent l’ordonnance, anisette, curaçao, chartreuse, bénédictine, kumniel, noyau. La plupart des vins liquoreux, et des eaux-de-vie naturelles elles-mêmes, cognac, fine Champagne, armagnac, calvados, kirsch, prunelle, rhum, tafia, whisky, gin, se trouvent également compris dans cette condamnation d’un caractère universel et platonique. Quant au conseil d’établir des droits énormes sur ces boissons, sur ces vins et ces alcools aromatisés, il est, à la vérité, de ceux que les gouvernemens, avides de ressources nouvelles, sont toujours disposés à accueillir, mais à la condition, précisément, de ne point donner à ces surtaxes le caractère prohibitif souhaité par les médecins et qui risquerait d’en tarir la source. Enfin, le souhait de voir limiter le nombre des débits de boissons, qui mérite d’ailleurs toute approbation, est absolument vain et irréalisable dans l’état présent.

C’est donc un avortement complet. Il était inévitable. Pour en comprendre les raisons, il suffit de rapprocher des débats académiques sur les dangers de l’alcool, ceux qui, au même moment, se déroulaient à la Chambre, sur la réglementation des bouilleurs de cru. Le sens en était clair ; c’est que l’alcool est intangible. C’est la liqueur sacrée. Le pays, la masse de la nation, les députés, le gouvernement lui forment une garde du corps. Ni les uns, ni les autres n’ont l’exact sentiment de l’existence et du caractère pressant du péril alcoolique. Ils n’ont aucune intention de sacrifier le plus petit profit commercial, fiscal, ou électoral pour en diminuer les ravages. La méconnaissance des intérêts supérieurs de la race et de l’humanité n’a jamais été poussée plus loin.

Les médecins académiciens se sont rendu compte de cette mauvaise volonté universelle. Ils ont compris toute la vanité des négociations qu’on leur proposait. Et au lieu de faire d’inutiles concessions de principes, ils se sont enfermés dans l’intransigeance de leurs doctrines. C’était le parti le plus digne. Il y a en France 5 ou 6 000 distillateurs, fabricans d’apéritifs et environ 750 000 bouilleurs de cru. On y compte 822 000 débitans, dont un grand nombre trouvent auprès des gros distillateurs le crédit et l’appui nécessaires pour leur commerce. D’autre part on prétend qu’un tiers des Français a pris l’habitude de fréquenter les cafés et les bars et d’y consommer les apéritifs, les vins et les alcools aromatisés. Comment imaginer qu’un gouvernement d’opinion, et des députés dans l’étroite dépendance de leurs mandans, puissent s’exposer au mécontentement d’une telle masse d’électeurs ?

Quant à l’Etat, il a une raison de plus de ne rien entreprendre contre la consommation de l’alcool. C’est que l’alcool est la ressource de ses budgets. Établit-on un dégrèvement sur quelque article, vite on demande à la surtaxe de l’alcool une plus-value compensatrice. « Je plains le ministre des Finances, disait un orateur du Sénat, car il me semble que le moraliste et le financier doivent se livrer, dans son âme, un combat véritablement tumultueux. L’avenir nous dira quel est celui des deux qui sortira le plus meurtri de la lutte. — N’en doutez pas, répondit le rapporteur de la Commission : ce sera le moraliste. » — Aucun doute, en effet, n’était possible. A la vérité, sous la pression de cette puissance qui tout de même a un écho dans toutes les âmes, l’Idée morale, le gouvernement et la Chambre avaient résolu de faire quelque chose contre le fléau. Sans trop nuire à l’alcool sacro-saint, on pouvait mettre quelques entraves à la consommation des absinthes. Et c’est ce que l’on se proposait de faire au moyen du fameux article 13, en interdisant « la fabrication, la circulation et la vente des essences dangereuses. »

On entend bien ces mots : il s’agit des essences seulement. Il n’était pas question de frapper la boisson elle-même formée par ces essences. On aurait seulement gêné l’un des modes suivant lesquels on la prépare. Il y a, en effet, deux manières de préparer l’absinthe. La première consiste à mettre dans l’alambic, en une fois, la macération dans l’alcool des sommités d’absinthe, des graines d’anis, de badiane et de coriandre, et à distiller On aurait pu continuer à préparer la boisson verte de cette façon. — La seconde manière consiste à procéder en deux temps ; le distillateur tire d’abord des sommités et des graines les essences qui y sont contenues, puis il les livre au fabricant qui les mélange à l’alcool. C’est ce procédé rapide, d’ailleurs tout à fait équivalent à l’autre, qui eût été interdit.

Voilà à quoi se réduisait cette pompeuse réforme ! Et pour qu’on n’en doute point, il suffit de relire la séance du Sénat du 26 décembre 1900. « Vous n’interdirez, dit M. De Lamarzelle, que les poudres et les essences ? — Nous n’interdirons exclusive-* ment que les essences, répond le ministre. » Et l’instructif dialogue continue. « Alors, si l’Académie de médecine déclare que telle absinthe ou tel amer constitue un véritable poison, vous ne les interdirez pas ? — Nullement, dit le ministre. » Et deux jours plus tard, à la Chambre, comme l’un des députés qui avaient proposé et fait adopter l’article 13, déclarait qu’il ne devait pas y avoir de malentendu, que ce qu’il s’agissait de gêner et d’interdire, c’étaient bien les boissons elles-mêmes et non point les essences, le ministre des Finances déclarait s’en tenir au texte délibéré et voté. « C’est ce texte que j’appliquerai. » En d’autres termes, on ne touchera pas aux boissons, mais uniquement aux essences, à l’état d’essences[1].

Il est donc permis de dire qu’avant d’échouer devant l’Académie, la prétendue réforme était déjà annihilée, décapitée. Et ce nouvel exemple, après beaucoup d’autres, montre qu’il n’y a donc à peu près rien à attendre de l’État pour la limitation de l’alcoolisme. Le principal souci de l’État, c’est le souci financier. L’État ne peut pas souhaiter que l’on boive moins d’alcool ou qu’on le boive moins fort. Le président du syndicat des distillateurs d’essences, M. L. Pillet, a cité un exemple bien instructif de cette tendance fatale. Lorsque, en 1899, la taxe municipale sur l’alcool fut augmentée de 80 francs par hectolitre, les distillateurs réduisirent le degré alcoolique des liqueurs afin de n’en point augmenter le prix. Mais l’administration qui percevait sur le degré et non sur le volume ne l’entendit pas ainsi ; elle émit la prétention d’imposer aux industriels un « degré marchand » et les empêcher de vendre des eaux-de-vie titrant moins de 45° d’alcool ! Il ne fallait pas que le petit verre fût moins toxique, et le buveur moins empoisonné, si le fisc devait y perdre.

C’est que les médecins et les moralistes sont seuls à penser que l’alcool et les essences soient des poisons. Le public ne le croit pas. Les gens raisonnables ne contestent pas que l’ivrognerie ne soit un fâcheux défaut, et que l’abus des boissons alcooliques n’entraîne beaucoup d’inconvéniens ; mais ils ne comprennent pas ce que les médecins veulent dire en assimilant l’alcool à un toxique. Pour eux, une substance toxique est une substance nuisible à toute dose et qui ne saurait être absorbée impunément : il ne tiennent compte ni de l’effet à longue échéance, ni de l’accumulation des altérations minimes. — Même malentendu lorsque le médecin prétend démontrer la nocivité des alcools et des essences par des expériences exécutées sur les animaux, et conclure d’injections opérées sous la peau ou dans les veines d’un lapin à l’action de la substance introduite dans l’estomac de l’homme. « Vraiment, disait M. E. Combes devant le Sénat, c’est raisonner contre les règles de la logique que de vouloir transporter à l’homme, par analogie, les symptômes constatés sur l’animal, quand le mode d’opérer est si différent, et qu’il suffit, à lui seul, à changer les résultats de l’opération ! »

D’autre part, les médecins et les hygiénistes, à leur tour, ne veulent pas apercevoir l’infinie complexité du problème de l’alcoolisme. Ils ne se demandent pas pourquoi l’homme boit des spiritueux, pourquoi il fréquente les cafés, les débits et les bars. Ils ne cherchent point par quels autres moyens on pourrait satisfaire ce qu’il y a de légitime dans les aspirations ou les instincts qui poussent le buveur au cabaret et à la consommation des spiritueux. Ils ne se disent pas que dans l’organisation actuelle de notre société les solutions radicales, telles que la suppression des débits ou seulement la limitation prohibitive de leur nombre, semblent impossibles à appliquer. On ne supprime une habitude qu’en en créant une autre qui réponde aux mêmes besoins.

Mais, s’il est très difficile d’opposer une digue efficace aux ravages de l’alcool, en général, il a paru plus facile de s’attaquer à cette forme particulière de l’alcoolisme que l’on a nommée l’absinthisme et qui est l’abus des absinthes ou, en général des liqueurs à essences. Il importe de rappeler l’extension qu’a prise cette habitude nouvelle des apéritifs, la clientèle qui lui est plus ou moins spéciale, les caractères de l’intoxication qui lui sont propres et qui la distinguent plus ou moins de l’intoxication alcoolique, les moyens, enfin, si l’on n’en peut supprimer l’abus, d’en atténuer les effets.


II

L’usage des boissons à essences, des alcools aromatisés, des apéritifs pris avant le repas, des absinthes en particulier, est une habitude relativement nouvelle. On sait que les anciens ne connaissaient guère, en fait de boissons fermentées, que les liqueurs naturelles, — le vin, la bière, le jus des fruits, — et que lorsqu’ils en abusaient, c’était surtout dans l’entraînement des repas. L’alcool, les eaux-de-vie n’ont été connus qu’assez tard, à une époque mal précisée. M. Berthelot a donné un savant historique de la découverte de ce liquide subtil, volatil, inflammable, que l’on peut extraire du vin au moyen de l’alambic, et qui a reçu au cours des temps les noms d’eau ardente, d’eau-de-vie, et enfin d’esprit-de-vin et d’alcool. Cette liqueur est véritablement une essence, l’essence du vin ou de la vigne, la première boisson à essence.

Jusqu’au XIVe siècle, cet alcool resta une sorte de médicament, de potion pharmaceutique. Il commença alors seulement à se répandre dans les armées. Les officiers anglais avaient pris, dit-on, pendant leurs campagnes dans les Pays-Bas, le goût du « vin brûlé, » du brandwine, et de retour dans leurs foyers ils propagèrent l’usage de ce cordial, de ce brandy qui les avait aidés à supporter les fatigues de la guerre. C’est en Angleterre que les premières distilleries françaises, celle de Nantes et de Strasbourg, exportèrent leurs produits.

Au XVIIIe siècle, l’eau-de-vie s’introduisit plus profondément dans les habitudes. Toutefois l’usage n’en devint tout à fait général qu’à la suite de la découverte et de la diffusion des eaux-de-vie de grains. C’est vraiment de l’établissement des distilleries de grains, vers 1780, que datent les débuts de l’alcoolisme dans les pays du Nord. En France, l’invasion du mal a été plus tardive. Les eaux-de-vie de grains, les alcools de betteraves et de mélasses n’entrèrent dans la consommation qu’en 1834. On les voit commencer à peser sur le marché en 1853 lorsque les ravages de l’oïdium réduisent de 800 000 hectolitres à 165 000 la production des eaux-de-vie de vin : ils l’envahissent et l’inondent après 1876, lorsque le phylloxéra fait tomber à rien (27 000 hectolitres, en 1879) la production des eaux-de-vie naturelles. Le bon marché de ces alcools d’industrie en facilite la diffusion universelle ; les impuretés qui les souillent obligent les distillateurs à en masquer le mauvais goût par l’adjonction de substances aromatiques ou amères, tirées de plantes diverses, aloès, rhubarbe, gentiane. Et c’est ainsi que prit naissance l’industrie des boissons à essences. La consommation s’en propagea avec une rapidité extrême.

A Paris et dans les grandes villes, la faveur alla d’abord aux mêlés, formés par l’addition à l’alcool de cassis, d’anisette ou de liqueur de menthe. Dans l’Est et dans le Lyonnais, c’est le vulnéraire ou l’eau d’Arquebuse qui est le cordial universel, la panacée de tous les maux, contusions, coups, émotions, faiblesse ; on l’absorbe à tout propos, tantôt pure, tantôt étendue dans une infusion de café, ou mélangée à l’eau de noix sous le nom populaire de « ganache. » Cette eau d’arquebuse ne contient pas moins de dix-huit essences mélangées à l’alcool. C’est une absinthe plus redoutable encore que l’absinthe ordinaire. Et comment s’en défierait-on ? N’est-elle pas fabriquée avec les plantes aromatiques, les simples, qui croissent dans les champs et dans les bois de nos pays ?

Mais la plus répandue, et de beaucoup, parmi toutes ces liqueurs à essence c’est l’absinthe. On devrait dire « les absinthes, » car il en existe autant de variétés, qu’il y a de marques commerciales. Il n’y a pas moins de recettes diverses de préparation que de fabricans. Chacun a sa formule. La liqueur d’absinthe n’est pas formée avec l’unique essence qui porte ce nom : elle est un mélange d’essences diverses au nombre de neuf ou dix. La plus caractéristique est extraite des feuilles ou des sommités fleuries d’une plante herbacée de la famille des composées, l’armoise, Artemisia absinthium, dont toutes les parties répandent une odeur balsamique et ont un goût aromatique très amer. Cette amertume semblait devoir l’exclure de la préparation des boissons, et le mot même d’absinthe veut dire « qui ne saurait être bu. » Mais il intervient, dans la préparation de l’apéritif absinthe, beaucoup d’autres plantes, et par conséquent d’autres essences : la petite absinthe, l’absinthe maritime, la badiane, l’hysope, la mélisse, les racines d’angélique, le fenouil et surtout les graines d’anis et de coriandre, qui doivent prédominer. — On fait macérer environ 12 kilos de ce mélange de feuilles, de racines et de graines dans 50 litres d’alcool faible ; et après douze heures de séjour on soumet à la distillation. — C’est là le procédé de l’absinthe naturelle. — Le plus souvent la préparation est simplifiée. On se contente d’incorporer à froid l’alcool aux essences fournies par le commerce de la distillation, à raison de 5 à 20 grammes du mélange par litre d’alcool. C’est ce que l’on nomme la fabrication de l’absinthe artificielle. Quant aux proportions du mélange, elles varient pour chaque marque.

Cette liqueur a été longtemps en usage dans l’armée d’Afrique avant de passer sur le continent. Elle s’est infiltrée petit à petit dans la population civile, et sa consommation n’a pas tardé à prendre un développement énorme. Déjà, en 1872, il était tel qu’il alarmait les hygiénistes, et que devant leurs réclamations, les nécessités budgétaires aidant, les pouvoirs publics, par la loi du 6 avril 1872, se décidèrent à frapper la liqueur d’absinthe du droit énorme de 175 francs par hectolitre. La vente de l’essence concentrée était réservée aux pharmaciens. Des conseils généraux, celui du Finistère, par exemple, avaient, dès cette époque, réclamé une interdiction absolue.

La mesure ne fut pas appliquée et le progrès de la consommation continua à s’accélérer. La statistique des contributions indirectes fait voir que dans l’espace de onze ans, de 1885 à 1896 la consommation a passé de 10 755 hectolitres à 182 565. Dans le même temps, une autre boisson analogue à l’absinthe, mais où prédominent les principes aromatiques amers, le bitter, augmentait de 30 214 hectolitres à 40 000.

L’Algérie vient en tête, à cet égard. C’est là que prospère au plus haut degré le trafic de l’absinthe et du bitter. Non pas que ces liqueurs soient préparées sur place au moyen des espèces végétales indigènes, ni surtout au moyen des bulbes d’asphodèle, comme on l’a prétendu. Non : l’absinthe qui se boit dans les cafés d’Alger, d’Oran ou de Philippeville, est celle que l’on sert dans les cafés de Paris ; elle vient de la métropole. Il en est de même, d’ailleurs, dans toutes nos colonies. Partout où des militaires et des fonctionnaires civils français sont assis à la terrasse d’un café, on peut voir, à l’heure qui précède le déjeuner et le dîner, les verres de la verte liqueur s’aligner sur les tables. Le promeneur en hume de loin le parfum caractéristique. Le tableau est le même partout où nous colonisons. Le mercanti, crédité par le distillateur, suit invariablement les colonnes de nos soldats ; dès que ceux-ci s’arrêtent, il s’installe. Le premier commerçant établi est le débitant d’alcool et d’absinthe.

Il semble que le goût de l’absinthe soit peut-être un peu moins répandu dans le monde des ouvriers que dans celui des employés et des petits bourgeois. C’est une boisson relativement chère, qui ne se boit, une fois versée, qu’avec une lenteur et des précautions rituelles, un peu en dehors des habitudes de brusquerie du travailleur manuel. L’existence normale de beaucoup de gens comporte, dans l’état actuel des mœurs et des habitudes, une station ou plusieurs stations quotidiennes dans les cafés de tout ordre. Ces établissemens sont à la fois des lieux de réunion, de conversation et de délassement, où l’on joue et où l’on fume en s’alcoolisant lentement. Ce sont aussi des rendez-vous d’affaires pour les commerçans. Le fonctionnaire y passe un moment après cinq heures, entre la fermeture du bureau et le moment du dîner : il y prend un apéritif en jouant ou causant avec des camarades et des collègues. Les habitudes sont les mêmes pour l’employé. De bureau ou de commerce. Célibataire, il n’a pas d’autre occasion de satisfaire son besoin de sociabilité, de se retrouver avec ses semblables, d’échanger avec eux quelques idées ou quelques observations. Marié, ses conditions d’existence sont trop restreintes et son foyer offre trop peu d’attraits pour qu’il y convie ses connaissances. Pour la même raison, les relations de famille à famille sont peu développées. De là, fréquentation du café, de la taverne, du bar, qui n’offrent l’hospitalité que sous la condition qu’on y consomme des spiritueux ou des apéritifs, suivant l’heure. Telle est, en quelque sorte, la condition psychologique de l’alcoolisme et de l’absinthisme. — En outre le distillateur, en mêlant des aromates et des parfums aux boissons, les rend agréables au goût et ajoute à l’alcool des séductions qui asservissent la sensualité du buveur. Ainsi s’explique la faveur et la diffusion croissante de ces apéritifs.


III

Les essences qui s’adressent au goût, ne sont pas plus simples que celles qui s’adressent à l’odorat. Ce ne sont point, en général, des principes immédiats définis : ce sont des mélanges plus ou moins savamment dosés. La règle comporte, il est vrai, d’assez nombreuses exceptions apparentes. L’acétate et le valérate d’amyle reproduisent assez fidèlement le parfum de certaines poires, l’isovalérate d’amyle celui de quelques pommes, le butyrate d’éthyle celui de l’ananas, l’aldéhyde benzoïque celui des amandes amères, l’aldéhyde salicylique celui de la reine des prés ; mais ces corps ne donnent qu’une impression approchée de celles que procurent les fleurs et les fruits naturels. Elles n’en offrent ni le moelleux, ni la finesse, ni le fondu. Il leur manque quelque chose et souvent plusieurs choses. Il faut, pour approcher des modèles de la nature, adjoindre des accessoires à l’élément principal et constituer ainsi des mélanges complexes. A l’aldéhyde benzoïque, par exemple, il faut adjoindre une trace d’acide prussique si l’on veut imiter la véritable essence d’amandes amères.

L’ingéniosité des fabricans de parfums et de boissons à essences trouve là à s’exercer. La nature elle-même leur donne l’exemple : pour former le parfum de la rose, elle s’adresse à une matière première, le géraniol, plus abondante encore dans les fleurs de géranium ; elle y mélange une autre substance alcoolique, que certains chimistes ont appelée rhodinol, et que d’autres, plus récemment, ont identifiée avec l’essence qui s’extrait de la citronnelle : en y joignant enfin un autre corps résineux, le stearoptène, analogue à la paraffine, et quelques autres substances encore en quantités impondérables, elle constitue l’exquis parfum de la reine des fleurs. Le chimiste, imitant ce travail, peut aussi en utilisant le géranium et la citronnelle, fabriquer une essence de rose qui, à la finesse près, ressemble à celle que produisent les roses mêmes que l’on récolte en Bulgarie, et en Perse, et, en France, dans les environs de Grasse et de Cannes. Ce n’est pas un mince sujet d’étonnement pour le touriste que de rencontrer aux environs d’Alger ou de Bône des champs immenses de géraniums destinés à la production de l’essence de rose.

Les fabricans d’essences destinées à la consommation agissent de même. Ils ne se proposent pas, sans doute, d’imiter quelque breuvage aromatique dont la nature offrirait le modèle, puisqu’il n’en existe point de ce genre. Mais, en variant les proportions des plantes ou des essences, ils cherchent à réaliser des préparations toujours plus moelleuses et plus fines. Lorsqu’ils sont parvenus à un résultat satisfaisant, ils s’y tiennent et, ainsi, se trouve créée une nouvelle marque commerciale. Mais celle-ci n’est pas aisée à maintenir. Le distillateur qui veut livrer au commerce une liqueur dont les qualités ne varient pas d’un moment à l’autre, d’une opération à l’autre, s’astreint à n’avoir qu’un seul stock de réserve, qu’une seule cuvée dans laquelle il ajoute sans cesse la préparation du jour à celle de la veille.

On conçoit que toutes ces espèces d’absinthes offertes au consommateur ne diffèrent cependant que peu quant à leur composition chimique. Elles se rapprochent plus ou moins de la formule indiquée par M. Pouchet et par M. Lalou. Pour un litre d’alcool à 70° centésimaux, on emploie au maximum 20 grammes d’essences, à savoir : 6 grammes d’essence d’anis, 4 de badiane, 2 grammes de chacune des essences de coriandre et de fenouil, 1 gramme de celles de menthe, d’hysope, d’angélique et de mélisse, et seulement 2 grammes d’essence d’absinthe ! Ainsi, la liqueur d’absinthe contient neuf fois plus d’essences étrangères que de véritable essence d’absinthe.


IV

L’étude des propriétés physiques et chimiques des essences utilisées dans la fabrication des liqueurs a fourni une base utile à l’examen de leur action sur les organismes vivans. Ces produits odorans, volatils et inflammables appartiennent au groupe des huiles essentielles. Elles ne forment point un groupe naturel et n’ont guère en commun que leurs caractères physiques. Elles ne sont pas miscibles à l’eau, bien qu’elles soient susceptibles d’être entraînées par la vapeur dans l’opération de la distillation. Elles tachent le papier comme l’huile ordinaire, mais avec cette différence que la tache disparaît par le chauffage, tandis que celle du corps gras persiste. — Leur étude chimique commencée, il y a un demi-siècle, par Cahours, Laurent et Gerhardt avait ensuite été négligée et interrompue. Elle a été reprise, il y a une quinzaine d’années, en Allemagne par Wallach, von Baeyer, Tiemann, Wagner et, en France, par un groupe de chimistes parmi lesquels il faut citer MM. Bouveault, Barbier, Bouchardat, Dupont et Charabot. De grands progrès ont été accomplis : des alcools nouveaux, à noyau terpénique, ont été caractérisés, tels le linalol, le géraniol, le citronnellol ; des espèces chimiques ont été découvertes, des faits nombreux mis en lumière ; et, en fin de compte, l’étude des essences, en général, est arrivée à former un des chapitres les plus étendus de la chimie organique et des plus importans, soit au point de vue de la science pure, soit au point de vue de l’industrie.

La plupart des essences qui jusque-là avaient été considérées comme des principes immédiats uniques et définis ont été reconnues être des mélanges complexes de substances ayant des fonctions chimiques différentes. Ce sont par exemple, des mixtures d’aldéhydes, et d’acides comme l’essence que l’on extrait des amandes amères ; de phénols et d’hydrocarbures comme l’essence de girofle, MM. Charabot, Dupont et L. Pillet ont précisément fondé leur classification des essences sur la fonction chimique de l’élément qui y domine. Parmi les essences qui entrent dans la composition de la liqueur d’absinthe, l’essence de coriandre est formée pour les neuf dixièmes d’un alcool terpénique, le linalol ; l’essence de menthe, d’un corps analogue, le menthol. L’essence d’anis et l’essence de badiane ont pour constituant principal un phénol ; l’essence d’angélique est surtout formée d’un carbure terpénique ; l’essence de fenouil et l’essence d’absinthe d’une cétone.

L’essence d’absinthe est préparée en France, en Algérie, en Espagne et en Amérique, par la distillation des sommités fleuries de l’Artemisia absynthium ; elle est fortement colorée en bleu ou en vert. Elle résulte du mélange d’un assez grand nombre d’élémens dont on a réussi, assez récemment, à débrouiller la complexité. Le principal est la thuyone, substance cétonique qui intervient pour plus de moitié dans sa composition. Il s’y ajoute 10 pour 100 d’un alcool (le thuyol) et presque 20 pour 100 des éthers acétique, valérianique et palmitique de cet alcool ; le reste est formé de carbures résineux.. Dans une thèse récemment soutenue à la Faculté des sciences, M. Charabot a montré combien, dans la plante même, sont variables les proportions de ces divers composans, suivant la période et les circonstances de la végétation. C’est l’oxydation de l’alcool thuyol qui fournit la thuyone. Or, cette oxydation est couverte par le phénomène inverse de l’activité assimilatrice de la chlorophylle dans les périodes de végétation énergique et le thuyol augmente alors par rapport à la thuyone. L’effet contraire a lieu dans les périodes où la végétation de la plante se ralentit.

Ces explications techniques étaient nécessaires pour faire comprendre l’embarras des physiologistes lorsqu’on leur demande de déterminer avec une précision scientifique l’action de la boisson absinthe sur l’organisme. Cette boisson contient en effet un mélange d’essences où l’essence d’absinthe proprement dite intervient au plus pour un dixième, et où la proportion de chacune des autres est variable. De plus, cette essence d’absinthe, déjà submergée dans la boisson commerciale par l’abondance des élémens étrangers, n’offre pas, elle-même, de fixité dans la proportion de ses constituans propres, la thuyone, le thuyol et les carbures résineux. Il y a là assez d’indéterminées pour rendre compte de l’incertitude des observations et de l’inconstance des résultats. Pour y échapper, une seule ressource s’offrait aux expérimentateurs. C’était, avant d’interpréter les résultats produits par l’action du mélange, de se livrer à un examen méthodique des effets exercés par chacun des élémens de la boisson d’absinthe, pris isolément.


V

En vue d’éclairer les observations des médecins sur les conséquences de l’abus des apéritifs et de la liqueur d’absinthe, en particulier, on a donc pratiqué l’examen méthodique des différens élémens qui entrent dans la fabrication de ce breuvage composite. — Le premier en ligne et le plus abondant, c’est l’alcool ordinaire, l’alcool éthylique. Quelle est la part de l’alcool dans l’ivresse produite par l’absinthe ? Quelle est la part de chaque essence composante, l’anis, la badiane, la mélisse, l’hysope ? Et, pour la plus caractéristique de ces essences, celle d’absinthe proprement dite, quelle est l’action physiologique du thuyol, celle de la thuyone, celle des hydrocarbures résineux ? C’est là ce qu’ont essayé de démêler quelques expérimentateurs habiles, en opérant sur les animaux ou en observant sur l’homme. M. Magnan le premier, en 1872, a fait une étude expérimentale de l’essence d’absinthe, étude qu’ont reprise plus tard divers observateurs ; M. Lalou, a examiné les élémens chimiques de l’essence et particulièrement le plus caractéristique, la thuyone ; MM. Cadéac et Meunier, Laborde, Daremberg, Lalou, ont fait une enquête comparative sur les autres essences conjointes.


Il a fallu sérier ces questions. La première et la plus importante est celle de la part qui incombe à l’alcool dans la production des effets physiologiques ou des désordres provoqués par l’usage tantôt modéré tantôt excessif de la liqueur d’absinthe.

C’est un point sur lequel les médecins ont été longtemps divisés. Il y a toute une école qui prétend que les effets des boissons alcooliques dérivent de l’alcool lui-même et non pas des aromates qui les parfument. Sans nier les propriétés spécifiques énergiques de ces substances aromatiques, ils font observer qu’elles sont, par rapport à l’alcool qui leur sert d’excipient, en quantité infime, et que l’indigence de l’aromate est telle qu’elle ne peut être compensée par l’énergie de son action. Cette opinion est passée, chez un certain nombre de médecins, à l’état d’axiome ou de postulat. Un verre de liqueur d’absinthe de 30 centimètres cubes contient de 14 à 24 centimètres cubes d’alcool pur (suivant qu’il s’agit de la qualité ordinaire ou de la qualité surfine dite suisse) ; la quantité totale des essences dans la plus riche de ces liqueurs n’atteint pas 85 milligrammes et celle de l’essence d’absinthe proprement dite 10 milligrammes, c’est-à-dire environ une trentaine de gouttes. Or, les expériences directes ont montré que la toxicité de 24 centimètres cubes d’alcool pur était incomparablement plus élevée que celle de 30 gouttes d’essence. C’est là la conclusion de toutes les expériences de toxicité.

Les recherches expérimentales mettent donc en évidence le caractère dangereux de l’alcool le plus pur. A la vérité, elles manifestent aussi la qualité toxique des substances étrangères qui y sont mêlées soit à dessein (arômes divers), soit par insuffisance de rectification (impuretés) ; mais à la dose où ces substances secondaires sont surajoutées, leur influence est pratiquement nulle.

Cette conclusion semble à peu près mise hors de conteste par les expériences de comparaison du degré de toxicité des alcools bruts avec celui des alcools rectifiés. Il fut un temps, et c’était au début de ces études toxicologiques, où l’on professait universellement l’opinion que les alcools d’industrie possédaient, comme poisons, une puissance infiniment supérieure à celle de l’alcool éthylique rectifié et pur. On se contente de dire maintenant que leur toxicité est seulement un peu plus grande, et que la différence est, pratiquement, insensible. MM. Dujardin-Beaumetz et Audigé, en 1879, ont constaté qu’il fallait injecter sous la peau d’un chien 7gr, 75 d’alcool éthylique pur par kilogramme du poids de l’animal pour amener la mort de celui-ci dans un délai de vingt-quatre à trente-six heures. Ce chiffre représentait la dose toxique limite de l’alcool ordinaire pur. Ils essayèrent de la même manière les autres alcools et les substances qui s’adjoignent à l’alcool éthylique pur dans les alcools marchands mal rectifiés, c’est-à-dire les alcools supérieurs, aldéhydes et acétones. Ils virent que ces corps accessoires possédaient une malfaisance plus grande que l’alcool éthylique pur, et que par exemple il suffisait de 3gr, 80 d’alcool propylique pur, 1gr, 50 d’alcool amylique pur, 1 gramme d’aldéhyde pour produire l’effet que produisaient tout à l’heure les 7gr, 75 d’alcool éthylique ordinaire. En d’autres termes les doses toxiques limites étaient représentées pour ces différentes substances par les nombres 7,75, 3,80, 1,50 et 1 gramme. Et ainsi était rendue manifeste et en quelque sorte évaluée numériquement la nocivité comparée de ces divers agens.

Ces expériences et toutes celles qui furent exécutées ultérieurement sur un plan analogue n’ont été comprises ni du public ordinaire ni même du public instruit. Elles ne l’ont été ni dans leur principe, ni dans leurs résultats, ni dans les applications qu’elles comportent. Sans s’inquiéter de ces malentendus les expérimentateurs n’ont pas cessé de poursuivre leurs études dans la même direction en perfectionnant la méthode et les procédés afin de les mettre à l’abri de toute critique. Il faut citer, parmi les savans qui y ont le mieux réussi, M. Antheaume et MM. Joffroy et Serveaux. Leurs études ont été publiées de 1895 à 1898. Ces savans ont pris toutes les précautions que l’on peut souhaiter pour rendre leurs résultats irréprochables et comparables entre eux. Leurs opérations ont porté sur le chien, le lapin et le cobaye. M. Picaud, en 1897, a étendu ce genre d’investigations aux oiseaux, aux batraciens et aux poissons.

MM. Joffroy et Serveaux faisaient l’essai de toxicité en introduisant le liquide directement dans les veines, en l’y faisant pénétrer à une vitesse constante et de manière à éviter tout phénomène de coagulation : ils poussaient l’injection jusqu’à la mort de l’animal. La quantité de liqueur qui produisait ce résultat, en tenant compte du poids de l’animal et en l’évaluant par kilogramme du poids de celui-ci, représentait ce que ces auteurs ont appelé « l’équivalent toxique expérimental » de la substance. En arrêtant l’injection à la quantité nécessaire pour que l’animal, au lieu de mourir sur le coup, succombe seulement à bref délai, on obtient ce que les mêmes auteurs ont appelé « l’équivalent toxique vrai. » On a pu dresser, grâce à des expériences de ce genre, un tableau des équivalens toxiques des divers élémens qui entrent dans la constitution des boissons alcooliques en usage, soit qu’il s’agisse de substances introduites à dessein, soit qu’il s’agisse des impuretés qu’une rectification incomplète laisse subsister dans ces liquides.

Il ressort, de l’examen de ces tableaux, des conséquences intéressantes au point de vue de la physiologie pure. C’est d’abord que l’équivalent toxique d’un même alcool a sensiblement la même valeur, quel que soit l’animal qui ait servi à l’expérience. Il faut noter ce résultat parce qu’il a sa signification lorsque l’on veut passer aux applications à l’homme. A moins de supposer que l’homme échappe aux lois qui régissent le reste de l’animalité, on est bien forcé d’admettre que, si l’expérience que tant de raisons interdisent d’exécuter sur lui était réalisée, elle donnerait encore le même résultat.

Il est très remarquable, en second lieu, que les équivalens toxiques soient très peu différens pour les boissons les plus diverses, lorsque celles-ci contiennent la même quantité d’alcool. Il semble que la toxicité de toutes les eaux-de-vie soit exactement la même. Qu’il s’agisse d’eaux-de-vie fines ou d’alcools grossiers, l’équivalent est numériquement très voisin. Le cognac jeune, l’armagnac vieux, le calvados de Normandie, le marc de Bourgogne, la prunelle, le kirsch, à égalité de degré alcoolique, ne diffèrent presque pas les uns des autres quant à leur puissance toxique. Ce résultat, bien qu’il heurte un préjugé très enraciné, est d’ailleurs conforme à des expériences plus anciennes. Il s’accorde avec l’observation de Stenberg, qui n’avait pu découvrir de différence dans l’action exercée chez le lapin par l’alcool employé pur ou additionné de 4 pour 100 d’alcool de pommes de terre. Chez le chien, d’après Strassmann, l’adjonction de 4 pour 100 de ce même composé amylique (c’est-à-dire de l’une des impuretés les plus grossières de l’eau-de-vie de pommes de terre) à l’alcool éthylique pur, accentue à peine les effets de ce dernier. Les observations d’un physiologiste berlinois bien connu, M. Zuntz, établissent de même que, chez l’homme, le mélange, à l’eau-de-vie, de 3 à 4 pour mille du même produit, ce qui suffit à la rendre presque insupportable au goût, reste inappréciable à tous autres égards.

Ces faits ne valent évidemment que pour les conditions dans lesquelles ils ont été obtenus. Il est permis de dire que, dans ces limites d’interprétation, ils détruisent la légende de l’innocuité des eaux-de-vie naturelles, de la supériorité des eaux-de-vie fines, et aussi de la bénignité de l’alcool éthylique pur. Il n’est pas douteux, à la vérité, que le furfurol, les aldéhydes, l’éther, les alcools supérieurs, c’est-à-dire tous les produits qu’une rectification incomplète laisse subsister dans les alcools d’industrie, possèdent une toxicité propre assez considérable. Des expériences de la même nature que les précédentes l’établissent, d’ailleurs, nettement : les équivalens toxiques du furfurol, de l’aldéhyde, de l’acétone, sont respectivement 0,24 ; 1,14 ; et 5,27, tandis que celui de l’alcool éthylique serait de 10.

D’après cela, l’alcool chargé d’impuretés, d’éthers plus ou moins aromatiques, d’alcools supérieurs, doit être plus nocif que l’alcool plat. Il en est ainsi, en effet ; mais les quantités de ces impuretés aromatiques qui entrent dans la composition des boissons en usage sont si minimes que leur influence est insignifiante et disparaît devant celle de l’alcool lui-même. En toute rigueur, si l’on veut tenir compte de ces différences, il faudra dire que les meilleures eaux-de-vie, les plus fins cognacs, lesquels contiennent plus de produits parfumés que les alcools plus ou moins insipides livrés par l’industrie, sont aussi plus nocifs. Pour agréables au goût que soient ces bouquets, ils n’en contribuent pas moins à accroître légèrement la toxicité de ces produits de choix. M. Daremberg a pu soutenir sans paradoxe que la fine Champagne qui paraît sur les meilleures tables, est plus dangereuse que celle qui se débite sur le zinc des assommoirs.

En résumé, la toxicité d’une liqueur spiritueuse dépend bien plus de la quantité d’alcool que des matières étrangères qu’elle contient. Ce qui crée le péril des breuvages alcooliques, c’est l’alcool lui-même.

Beaucoup de médecins admettent que ce qui est vrai des eaux-de-vie, l’est aussi des liqueurs à essences, des apéritifs, des amers et des absinthes. Leur danger viendrait surtout de l’alcool. L’intoxication par l’essence ne serait qu’un épiphénomène de celle par l’alcool. L’analogie des liqueurs à essences avec les eaux-de-vie a bouquets plaida un faveur de cette assimilation. Les corps parfumés qui s’ajoutent à l’alcool, lorsqu’on le distille sur des plantes aromatiques, ne sont pas d’une autre espèce que les bouquets que le marc de raisin jeté dans l’alambic ajoute à l’eau-de-vie. Il n’a pas été fait, à la vérité, de détermination des équivalens toxiques pour les différentes liqueurs du commerce. Il est impossible d’en faire pour les différentes essences elles-mêmes, puisque, étant insolubles dans le sang, elles ne peuvent y être introduites directement sans créer un danger mécanique. — La méthode ne s’applique plus. Il faut alors, en revenir, comme l’a fait M. Lalou, au procédé naturel d’introduction dans l’estomac. On sait pourtant, d’après les essais de MM. Joffroy et Serveaux, que l’équivalent toxique de l’essence d’absinthe correspond à une nocivité assez élevée ; mais on sait aussi que l’essence n’intervient que pour une faible proportion dans la composition de la liqueur.

Tous ces renseignemens ont été fournis par des expériences de laboratoire exécutées sur les animaux. Quelle application en peut-on faire à l’homme ?

Les personnes qui sont étrangères aux procédés de raisonnement et aux méthodes des sciences biologiques considèrent avec une sorte d’ahurissement la prétention émise par les expérimentateurs d’expliquer par des injections de doses massives de liquide dans les veines d’un lapin ou d’un cobaye l’effet produit sur l’homme par des doses modérées de la même liqueur, introduite dans l’estomac. — Il semble, en vérité, comme l’a dit M. Combes devant le Sénat, que ce soit « raisonner contre les règles de la logique. » Mais ce n’est qu’une apparence. La différence des doses, du mode d’introduction de la substance, de la nature de l’animal, interdisent évidemment de conclure que l’un des tableaux symptomatiques soit le calque fidèle de l’autre.

Aussi n’est-ce point ce que l’on fait. Les physiologistes sont spécialement attentifs à observer les conditions sous lesquelles ils sont autorisés à étendre les conclusions de leurs expériences, d’une espèce animale à une espèce différente et d’une manière de procéder à une autre.

On peut croire qu’il ne leur viendrait pas à l’esprit d’étudier, par exemple, sur le cobaye ou sur le lapin les troubles de l’idéation ou de la conscience produits par l’alcool ou l’absinthe. Mais ils se croiront parfaitement en droit d’étudier au moyen d’un mammifère ou d’un autre indifféremment l’action exercée par les toxiques alcool et essence sur le sang, sur les tissus ou sur les organes de l’économie. Ils savent, d’autre part, qu’en injectant dans les vaisseaux une substance telle que l’alcool ou l’absinthe, qui ne subit pas d’altération digestive ou autre dans l’intestin, ils ne font que lui épargner un détour, des retards ou des pertes, puisque, en définitive, il est dans la destinée des substances absorbables, d’entrer tôt ou tard dans le sang. On ne fait donc pas autre chose que d’abréger les délais, de supprimer les pertes, de rendre le développement des phénomènes plus sûr, plus rapide, plus violent et par-là, plus saisissant et plus intelligible : mais, on n’en altère point la nature. C’est simplement une image que l’on grossit pour la mieux voir.

On peut cependant adresser à ce mode de recherche un reproche plus fondé. L’effet que l’on manifeste, dans ces expériences de laboratoire, c’est l’action immédiate d’une dose plus ou moins forte d’alcool ou d’absinthe faisant irruption dans l’organisme. Or, ce n’est pas cet effet-là qui nous intéresse le plus, dans le cas de l’homme, parce qu’en effet il ne risque point de nous échapper. Il nous est facile d’observer la scène rapide de l’ivresse produite par l’absinthe. Il est plus difficile et cependant plus essentiel de connaître le désordre à lointaine échéance produit par l’absorption quotidienne de la liqueur à doses modérées. Or, le premier phénomène ne nous renseigne pas sur le second, Il faudra donc recourir à des expériences instituées autrement ou à l’observation clinique pour être éclairé sur ce qui nous importe, c’est-à-dire sur l’empoisonnement lent, chronique, insidieux, produit par l’habitude des spiritueux.

Les faits d’ingestion de grandes quantités d’alcool ou d’absinthe sont rares. Ils sont généralement suivis de mort. Un fort de la halle vide d’un seul trait une demi-bouteille d’eau-de-vie et meurt en une demi-heure. Le charretier dont Briand raconte l’histoire gage d’avaler deux bouteilles d’alcool en moins de deux heures, il meurt au dernier verre. — Ce sont là des cas exceptionnels. Au contraire, la consommation à doses petites et répétées est le cas général, et il importe au médecin et à l’hygiéniste de connaître les effets lents de cette habitude commune. Nous avons dit que ceux-ci ne peuvent pas se déduire de ceux-là : les deux ordres de faits sont sans relation nécessaire. Il arrive même qu’ils soient contradictoires : les exemples abondent. Le furfurol, pour ne citer que ce cas, produit une intoxication ai eue extrêmement violente ; il est presque inoffensif lorsqu’il est absorbé à doses minimes, espacées et répétées.

Puisque l’intoxication brusque ne peut fournir de renseignemens certains sur l’intoxication lente, il faudrait donc étudier celle-ci d’une manière directe au moyen de l’expérience. Des essais de ce genre ont été réalisés, et nous pouvons signaler entre autres ceux qui ont été exécutés très soigneusement par M. S. Lalou, précisément avec l’essence d’absinthe. Ils prouvent que, par une sorte de mithridatisation à rebours, les effets nocifs de cette substance vont en s’accumulant et que la résistance des animaux à l’empoisonnement diminue de plus en plus.


VI

Les désordres provoqués par les spiritueux, présentent une évolution régulière, invariable d’une liqueur à l’autre. Ce développement typique comprend trois degrés et forme, en quelque sorte, trois cycles superposés. — Le premier c’est la Crise d’ivresse simple due à un abus de boisson accidentel : elle débute le plus souvent par des phénomènes d’excitation dans lesquels se révèle, par la diversité des manifestations, — agitation physique, exaltation cérébrale, gaîté ou tristesse, colère ou sensiblerie, — la diversité des tempéramens des buveurs ou celle des liqueurs enivrantes. Mais un caractère constant de cette scène, c’est que toujours elle se termine dans la prostration. Son début peut être incertain et l’excitation peut faire défaut : sa terminaison est invariable ; c’est la dépression, l’obtusion des sens, la sensibilité émoussée, la baisse de la température, la torpeur, le sommeil de plomb de l’ivrogne qui « cuve son vin. » Cette crise est passagère et ne laissera pas de traces si elle n’est pas suivie de rechutes. — Les désordres alcooliques du second degré sont dus à un abus accidentel, mais commis cette fois par un buveur avéré : alors les phénomènes sont plus graves ; c’est le délire alcoolique complet, ou enfin le delirium tremens. — Enfin, le troisième échelon, l’alcoolisme chronique, provoqué par l’habitude persistante des boissons spiritueuses, est caractérisé par l’imprégnation toujours entretenue, fût-ce d’ailleurs par des doses insuffisantes pour produire les accidens aigus des deux cycles précédens « Les ravages n’ont pas alors le caractère bruyant de l’ivresse simple, ou du délire alcoolique : ils s’accomplissent lentement, dans le silence de la vie végétative, et aboutissent à la déchéance physique, à la dénutrition, à la dégénérescence graisseuse des organes ou à la sclérose conjonctive.

Tel est, réduit à ses traits essentiels, le tableau général de l’alcoolisme avec ses trois degrés : l’alcoolisme passager, l’alcoolisme avéré et l’alcoolisme chronique. Il exprime indifféremment la destinée du buveur d’absinthe et d’apéritifs, celle du buveur d’eaux-de-vie ou celle du buveur de vin. Et c’est pour cela que beaucoup de médecins, négligeant les variantes que l’usage de tel ou tel spiritueux peut apporter dans les détails, ne veulent admettre qu’un processus unique, l’alcoolisme sans épithète. Cette constance des désordres, en dépit de la variété des liqueurs spiritueuses qui les provoquent, ne peut évidemment être attribuée qu’a l’élément constant qu’elles possèdent en commun, c’est-à-dire à l’alcool éthylique ordinaire. Cette symptomatologie régulière dénonce l’alcool. Elle caractérise et décèle l’empoisonnement alcoolique. — On conçoit que beaucoup de médecins ne cherchent pas à raffiner sur ce point, qu’ils s’en tiennent à cette notion fondamentale et que dans les troubles produits par l’abus des alcools naturels ou industriels, rectifiés ou bruts, aromatisés ou non par les essences, ils n’accusent et ne condamnent que l’alcool. C’est l’alcool lui-même, l’alcool éthylique, l’alcool le plus pur, le plus rectifié, qui est responsable de tous les méfaits produits par les boissons alcooliques, que ce soient les boissons fermentées dites naturelles, telles que le vin, la bière, le cidre ; les liqueurs distillées telles que les eaux-de-vie ; les liqueurs à essence ; les vins aromatisés ou les liqueurs sucrées de toute espèce qui entrent dans la consommation. Appuyés sur ce principe, ils n’ont pas d’autre ennemi que l’alcool, ils considèrent tous les autres comme négligeables et déclarent que rien n’aura été fait tant que celui-là n’aura pas été réduit. Cette opinion a trouvé son écho dans les récentes discussions de l’Académie de médecine.

Une autre école de médecins et de cliniciens savans a voulu aller plus loin dans l’analyse et pousser la recherche au-delà de cette vérité élémentaire, que l’alcool est l’agent nocif par excellence des boissons alcooliques et que l’alcoolisme est une intoxication générique. Ils ont créé des espèces dans le genre. On peut apercevoir en effet que les trois cycles de l’alcoolisme présentent des variantes, revêtent des traits spéciaux suivant la nature du liquide absorbé. Un clinicien exercé peut discerner à diverses nuances les effets du vin, ceux des eaux-de-vie et ceux des liqueurs à essence et les séparer cliniquement. C’est ce qu’a fait M. Lancereaux. Il a distingué trois variétés d’alcoolisme : l’intoxication par le vin ou œnilisme ; l’intoxication par les alcools proprement dits, eaux-de-vie, rhums, ou alcoolisme ; l’intoxication par l’absinthe et les liqueurs similaires ou absinthisme. Ces intoxications sont dites aiguës lorsqu’elles sont provoquées par un excès unique et disparaissent avec lui, et Ton peut établir entre elles une nouvelle distinction suivant que cet excès unique se produit chez un sujet qui en est ou non coutumier. Enfin, ces intoxications dues à l’usage immodéré des boissons sont chroniques « lorsqu’elles parviennent à imprimer à l’organisme des modifications sérieuses et durables. »

Ce qui diminue l’intérêt pratique de ces distinctions, c’est l’existence ordinaire des formes mixtes où les traits des tableaux cliniques se mélangent. Il est rare, en outre, que les buveurs se restreignent à une seule catégorie de boissons et lors même que cela arrive, il y a dans celle-ci bien des substances accessoires communes aux deux autres. Il y a dans les eaux-de-vie des bouquets, des éthers, des alcools, qui sont de véritables essences ; et il y en a aussi dans le vin. Les relations sont particulièrement étroites entre les vins et les eaux-de-vie : on sait à quel point celles-ci participent de la composition du vin qui les fournit.

L’œnilisme n’est peut-être pas très distinct de l’alcoolisme, et on peut les confondre tous deux sous ce nom commun. Mais l’absinthisme paraît décidément très discernable de l’alcoolisme. M. Lancereaux et ses élèves ont signalé les traits qui lui sont propres dans ses trois phases.


VII

L’ivresse aiguë de l’absinthe n’est pas celle de l’alcool ; elle est convulsive et accompagnée de perte de connaissance presque complète. Les phases chroniques ne diffèrent pas moins de part et d’autre : en particulier les tares héréditaires transmises par le buveur d’absinthe à sa descendance (épilepsie) sont beaucoup plus précises que celles qui sont léguées par l’alcoolique.

Les caractères de l’ivresse absinthique avaient, dès le début, frappé l’attention des médecins aliénistes. Habitués à l’observation des crises d’hystérie et d’épilepsie, MM. Motet, Marcé, Challand et Magnan en retrouvaient les traits dans les scènes de l’intoxication par abus d’absinthe. En fait, quelques minutes ou quelques heures, après une absorption excessive d’absinthe, le buveur tombe en proie à l’agitation : puis il pousse des cris et perd à moitié connaissance. Il est pris alors d’une véritable attaque de convulsions : les muscles du cou se raidissent, puis ceux du dos, les mâchoires se serrent : enfin des secousses éclatent, se succédant comme des décharges. C’est le tableau d’une crise de grande hystérie plutôt que d’épilepsie, car il ne manque aux traits de l’attaque du haut mal que le cri du début, la perte absolue et complète de connaissance et la phase asphyxique de la fin. — Rien de pareil ne se montre dans l’ivresse alcoolique.

On a reproduit expérimentalement ces intoxications. L’ivresse de l’alcool et celle de l’absinthe ont les mêmes traits chez le chien et chez l’homme. Le chien alcoolisé montre de l’excitation, de la gaieté ; il jappe, il saule, il aboie ; puis sa marche devient incertaine, il titube, il fléchit son train de derrière, perd l’expression du regard, tombe et s’endort lourdement. A côté et simultanément, on peut avoir le spectacle d’un chien qui a reçu de l’absinthe. Les muscles du dos se contractent énergiquement comme chez le tétanique et courbent le corps en arc : les mâchoires se serrent, les pattes s’étendent. Puis survient la période des secousses convulsives. — En somme l’absinthe jette le chien dans l’épilepsie : l’alcool le fait tomber dans la torpeur.

L’intoxication chronique de l’absinthe se caractérise par la précocité plus grande de son apparition et par les troubles nerveux qui ont un caractère plus marqué et plus exclusif que dans le cas de l’abus de l’alcool. Il y a une exaltation vive de la sensibilité. En somme l’absinthe est un poison convulsivant qui concentre son action sur le système nerveux, tandis que l’alcool est en définitive stupéfiant, et porte aussi bien son action sur les viscères, l’oie, estomac, intestin, que sur le cerveau.

Les effets de la liqueur d’absinthe ne sont donc pas dus seulement à l’alcool, mais véritablement et pour une part appréciable aux essences qui entrent dans sa composition. Il restait à savoir, — et c’est précisément la question que le ministre posait à l’Académie, — quelles sont parmi ces essences celles qui possèdent le plus haut degré de nocivité. C’est, en première ligne et tout à fait hors de pair, l’essence de grande absinthe. On avait prétendu que d’autres lui disputaient le pas. MM. Cadéac et Meunier attribuent à l’anis et à la badiane, fort abondans dans la liqueur, un rôle prédominant. Il n’en est rien : c’est bien l’essence d’Artemisia qui a la maîtrise. Parmi les variétés que l’on prépare en diverses régions, l’essence d’absinthe de Paris s’est montrée, dans les recherches de M. Lalou, notablement plus active que l’absinthe du Midi. Celle-ci n’est employée que dans les liqueurs ordinaires et de qualité médiocre. La première est réservée pour les produits de choix. Les essences les plus chères comme les eaux-de-vie les plus chères sont donc aussi les plus toxiques.

L’analyse a été poussée plus loin, par le même expérimentateur. Il a examiné les élémens mêmes de l’essence, et particulièrement la thuyone qui en est le constituant principal. C’est un convulsivant énergique : il est à peu près aussi toxique que l’essence elle-même à égalité de quantité. L’essence lui doit évidemment la majeure partie de son activité. La conclusion se trouve corroborée incidemment par le fait que d’autres essences, — d’ailleurs étrangères à la confection de la liqueur d’absinthe, — se sont montrées très toxiques lorsqu’elles contenaient de la thuyone. Et, par exemple, l’essence de tanaisie qui renferme plus de thuyone que l’absinthe, environ 70 pour 100 est aussi plus malfaisante. Le surplus de l’énergie nocive de l’essence doit être attribué au thuyol et à ses éthers ; les derniers élémens, les carbures résineux, semblent n’avoir qu’un rôle très effacé.

Les autres essences, conjointes de celles d’absinthe dans la liqueur de ce nom, participent aussi à sa toxicité. Les unes, celles d’hysope et de fenouil, agissent dans le même sens, produisant l’excitation de la moelle épinière et faisant éclater les convulsions du tétanos et de l’épilepsie. Les autres se manifestent plutôt par des phénomènes de paralysie et de torpeur, et par-là se rapprochent plus ou moins de l’alcool.

Cette division en poisons convulsivans et poisons stupéfians présente un caractère général. Elle permet un premier classement parmi les nombreuses essences (il y en a une cinquantaine) et les extraits qui sont employés à la confection des diverses liqueurs. — Le premier groupe est le plus dangereux ; en tête se trouvent placées les essences de reine des prés, de wintergreen, de tanaisie et celle de sauge, qui entre dans la composition du vulnéraire ou eau d’Arquebuse ; au troisième rang arrive l’essence d’absinthe, — plus bas le fenouil, l’hysope et ensuite les quinquinas. — Le second groupe est défini d’une manière moins précise. On y trouve : le laurier qui renferme sinon une essence véritable, au moins un alcaloïde qui est paralysant à un degré comparable au curare ; l’essence de noyau (aldéhyde benzoïque) qui provoque un état syncopal et des vertiges ; l’essence de menthe et celle de mélisse dont l’abus a produit, au témoignage de beaucoup de médecins, des paralysies graves qu’on faisait disparaître en en suspendant l’usage : les essences d’anis et de badiane qui tiennent un rang assez élevé dans cette série.

Il sera parfaitement possible de dresser, quelque jour, les deux listes, par ordre de toxicité décroissante, réclamées à l’Académie de médecine par le ministre de l’Intérieur. Dès à présent, l’Académie eût pu établir ces classemens si elle l’eût voulu. Si la chose n’a pas été faite, c’est que la prudente compagnie s’est rendue aux sages avis de quelques-uns de ses membres, de M. Laveran, de M. Joffroy et des chimistes qui, peu persuadés des résultats favorables de cette désignation, en ont aperçu, au contraire, facilement les conséquences fâcheuses et les abus possibles.


A. DASTRE.

  1. Il faut noter, en outre, qu’une loi a déjà rangé l’absinthe parmi les substances vénéneuses et en a réglementé l’usage. Mais elle est restée à l’état de lettre morte. C’est la loi du 26 mars 1872. L’article 4 dispose que « la préparation concentrée connue sous le nom d’essence d’absinthe ne sera plus fabriquée et vendue qu’à titre de substance médicamenteuse. »