Les Albigeois, origines, développement et disparition du catharisme dans la France méridionale


LES ALBIGEOIS

ORIGINES, DEVELOPPEMENT ET DISPARITION DU CATHARISME DANS LA FRANCE MERIDIONALE, D'APRES DE NOUVELLES RECHERCHES

Histoire des Albigeois, — Les Albigeois et l’Inquisition, par Napoléon Peyrat, Paris 1872.

L’histoire de France est depuis longtemps la plus étudiée et la mieux connue des histoires ; cela n’empêche pas que bien des points ont encore besoin d’être éclairés. Notre formation nationale se distingue par un caractère de continuité, de progrès régulier, retardé parfois par de grands désastres, mais reprenant toujours après l’orage sa direction constante. Cela suppose évidemment l’homogénéité foncière des parties intégrantes de l’unité française, sans qu’on doive nier pour cela les variétés qui en diversifient la surface. Ce progrès ne s’accomplit pas sans absorber chemin faisant des élémens étranges, disparates, réfractaires même, qui ressemblent à des blocs erratiques lentement recouverts par les alluvions d’un grand fleuve, et dont il est difficile ensuite de définir la nature et la provenance. Pourtant ils sont là, mole sua stantes, on ne peut les éliminer, et même ils servent, sinon de cause, au moins d’occasion, aux événemens les plus décisifs qui aient concouru à faire la France. La croisade albigeoise du XIIIe siècle, le curieux essai de réforme qui la provoqua, la persistance prolongée de ce mouvement en dépit des circonstances les plus décourageantes, enfin l’extinction totale, absolue du catharisme en des temps où d’autres fermens religieux pourchassés avec non moins d’acharnement s’affirment avec une intensité croissante et tendent déjà la main à la réforme du XVIe siècle, tout ce groupe de faits bizarres aiguillonne au plus haut degré la curiosité. Il y a là comme un paradoxe historique, comme un cas de tératologie nationale. N’oublions pas que la guerre albigeoise fut non la cause, mais le moyen de la fusion du nord et du midi de la France. Cette fusion fut d’abord, il est vrai, l’écrasement brutal de l’une des deux régions par l’autre ; mais toutes deux étaient, trop visiblement destinées à se compléter et à s’unir pour qu’à la longue les principes de cohésion et d’harmonie ne reprissent pas le dessus. Nos historiens ont raconté en détail la grande croisade dirigée par Simon de Montfort au temps d’Innocent III et de Philippe-Auguste. On se rappelle les fines et savantes recherches de M. Fauriel, qui se préoccupa de cette lugubre période au point de vue surtout de l’histoire de la littérature et de la civilisation méridionales[1]. Toutefois il faut reconnaître que, peu familiers avec les questions théologiques, nos historiens n’ont encore su nous donner qu’une idée assez vague du catharisme, c’est-à-dire de la doctrine dite albigeoise, et, quand le résultat politique de l’expédition n’est plus douteux, quand il est certain que désormais l’Aquitaine, le comté de Toulouse et la Provence sont ou seront incorporés au royaume de France, ils ne nous disent plus rien ou presque rien de ces mystérieux sectaires qui furent si longtemps l’âme de la résistance ; ils se bornent à nous apprendre que l’inquisition les acheva.

Il existe pourtant un ouvrage que l’on peut considérer comme classique pour tout ce qui concerne les croyances albigeoises, c’est l’Histoire et doctrine de la secte des Cathares de M. C. Schmidt, professeur de théologie à Strasbourg. Quant à l’extinction finale de l’église albigeoise, nous possédons depuis 1872 l’œuvre en trois volumes de M. N. Peyrat, originaire du pays même où elle jeta ses plus profondes racines et descendant de ses martyrs. Quelques erreurs de point de vue, de graves défauts de composition et de style, ne sauraient ôter à cet ouvrage le mérite de nous instruire sur les derniers tressaillemens du catharisme agonisant. C’est à l’aide principalement de ces deux livres et de données éparses dans plusieurs travaux allemands que nous venons proposer une appréciation raisonnée de cette pauvre secte noyée dans le sang de ses enfans, et dont l’extirpation radicale, impitoyablement poursuivie, a droit à autre chose qu’à un enregistrement banal dans les tables chronologiques de l’histoire de France.

I

Ce qui a contribué à épaissir les ténèbres autour de la question albigeoise, c’est qu’au temps des grandes controverses entre les catholiques et les protestans la passion théologiques s’en mêla. Les réformés, qui pouvaient se rattacher facilement aux vaudois ou pauvres de Lyon, cherchèrent à ranger aussi les albigeois parmi leurs ancêtres spirituels, et se laissèrent trop souvent entraîner à effacer ou du moins à émousser ce qu’il y avait de plus saillant, de plus original dans la secte disparue. De leur côté, les docteurs catholiques, mus par le désir d’atténuer l’horreur du traitement infligé par leur église à ces malheureux, inclinèrent à exagérer les côtés odieux du système religieux des cathares, et tandis que, d’après les premiers, les albigeois auraient presque pu passer pour des calvinistes anticipés, d’après les autres ils n’auraient été qu’un débris répugnant dû vieux manichéisme, une société des plus dangereuses, des plus corrompues, dont la destruction à outrance aurait été une grande mesuré de salut public. Les uns et les autres se trompaient, comme on va le voir, et cependant, l’exagération des deux parts mise de côté, il y avait du vrai dans les deux appréciations.

Une autre circonstance fâcheuse, c’est qu’à l’exception d’un court rituel roman édité en 1852 par M. le professeur Cunitz de Strasbourg nous ne pouvons consulter aucun ouvrage écrit par un docteur albigeois de quelque autorité pour nous renseigner directement sur les croyances réelles de ses coreligionnaires. Nous sommes réduits aux descriptions des adversaires, de quelques apostats, et aux dépositions recueillies par les tribunaux de l’inquisition. les unes sont dénigrantes, les autres suspectes. Ce qu’il faut surtout craindre, quand on les consulte, c’est la tendance de ces juges où de ces historiens, également passionnés, à présenter comme des dogmes immédiats, comme des croyances positivement professées par les cathares, beaucoup d’excentricités ridicules ou repoussantes qui ne sont que des conséquences réelles ou prétendues des principes admis par eux. Rien de plus trompeur qu’une pareille méthode. Par exemple, du fait que l’état de mariage leur paraît inconciliable avec la perfection morale, leurs adversaires concluront que le catharisme autorise l’adultère et même innocente les dépravations les plus cyniques. Ce que les historiens orthodoxes imaginent sur ce thème, les juges-inquisiteurs sauront bien, moyennant la torture, le faire avouer à leurs victimes. Le grand mérite de M. Schmidt est d’avoir, à force de comparaisons minutieuses et de tact critique, réussi à démêler le vrai du faux dans ces épineuses procédures. Enfin il faut bien reconnaître que le jour n’est pas encore fait complètement sur les origines de cette secte, que l’on voit surgir tout à coup au XIIe siècle, armée de toutes pièces, se propageant avec une rapidité merveilleuse dans la France du midi et l’Italie du nord, assez forte, pour alarmer la papauté, donnant la main à des sectes orientales plus anciennes, mais sans qu’on puisse établir un rapport, de filiation directe, — tandis que, tout à côté, dans les mêmes régions très souvent, on assiste à des essais de réforme religieuse partant de principes très différens, dont pourtant les partisans sont à chaque instant mêlés au catharisme au point d’être mainte fois rangés, sous sa bannière. Il y a au premier abord quel que chose d’inextricable dans cette confusion d’hommes et d’idées. Pour nous orienter, commençons par rappeler l’état de l’église latine dans les deux siècles qui précèdent la grande expansion du catharisme.

L’orthodoxie romaine avait triomphé dans tout l’Occident, et triomphé d’une manière absolue. Les Mérovingiens dans le midi des Gaules, les musulmans en Afrique et en Espagne, les Carlovingiens en Italie, avaient complètement anéanti cette hérésie arienne que les Goths, les Lombards et les Burgundes avaient apportée de la Germanie, et qui, vaincue à l’intérieur de l’empire depuis Théodose, avait dû à ce puissant renfort une sorte de floraison nouvelle, du reste très inféconde. L’orthodoxie avait pour elle les populations soumises, plus nombreuses que leurs conquérans, le prestige de la vieille civilisation, auquel les Goths surtout cédaient aisément, et qu’est-ce que ces braves Burgundes, Ostrogoths, Vandales et Visigoths pouvaient comprendre, aux subtilités métaphysiques qui faisaient le fond de la dispute entre Athanase et Arius ? Au surplus la lourde épée franque ne tarda pas à joindre ses argumens à ceux de l’épiscopat catholique, et l’arianisme s’évanouit. La querelle suscitée entre Pelage et Augustin relativement à la grâce et au mérite des œuvres était oubliée, d’autant plus que le siège romain, tout en condamnant Pelage, ne forçait personne, professer l’augustinisme, pur, et qu’en pratique, sinon, en théorie, un magnifique pélagianisme s’étalait dans l’église. — Une autre hérésie, d’un genre bien différent, celle qui avait séduit la jeunesse d’Augustin, et qui avait quelque temps poussé d’effrayantes ramifications dans la chrétienté d’Occident, le manichéisme, avec son dualisme persan, sa saveur franchement païenne, et l’espèce d’ivresse religieuse, qu’il communiquait à ses adhérens, était mort depuis la fin du VIe siècle, écrasé à la fois par la persécution orthodoxe et par les invasions[2]. L’adoptianisme, autre hérésie relative à la personne du Christ, un instant préconisé en Espagne au VIIIe siècle par Élipand de Tolède et Félix d’Urgel, n’avait pas survécu à ses auteurs. En un mot, du Xe au XIIe siècle l’orthodoxie romaine règne sans aucun partage dans tout l’Occident, et ce qui la fortifie encore, c’est que les grandes conquêtes faites par le christianisme au nord de l’Europe sont dirigées par des missionnaires partis de Rome, tout au moins très attachés au siège pontifical, portant avec eux le dogme, le culte et la discipline de Rome.

Cependant et malgré tout il se détache sur ce fond uniforme quelques faits isolés qui, bien que fort rares, donnent lieu de croire qu’il circulait encore dans les couches obscures des populations quelques ruisselets d’hétérodoxie. En 1022, on est tout étonné d’apprendre qu’un grand procès pour crime d’hérésie s’instruit à Orléans. Deux prêtres et onze de leurs partisans sont condamnés au supplice du feu. Et de quel genre d’erreurs sont-ils accusés ? De manichéisme ! Il y en avait donc encore au XIe siècle ! A présent on peut se demander jusqu’à quel point les juges qui les condamnèrent savaient très pertinemment ce que c’était que le manichéisme. D’autre part, pourquoi, parmi tant d’hérésies, avoir été choisir précisément celle-là ? Le plus probable reste toujours qu’il y avait au moins quelques analogies se prêtant à cette identification. Ce qu’il faut noter, c’est que l’un des deux prêtres condamnés avait été confesseur de la reine Constance, femme de Robert de France et fille du comte de Toulouse, Guillaume Taillefer III. A la suite de la jeune reine, nombre de clercs et de laïques aquitains étaient venus dans le nord. Faut-il déjà remonter la Garonne pour rencontrer un foyer d’hérésie ? Ajoutons seulement ce trait qui peint l’époque. Constance voulut assister au supplice des condamnés, et au moment où son ancien confesseur passait devant elle, les mains liées, prêt à monter sur le bûcher, Constance crut faire œuvre pie en enfonçant une baguette de fer dans l’œil du malheureux.

Quelques faits analogues, d’une importance moindre encore, ne pouvaient sérieusement compromettre l’unité catholique. Vers la fin du XIe siècle, les luttes de l’empire et du sacerdoce, le pontificat de Grégoire VII, puis le grand mouvement des croisades, absorbèrent les esprits ; mais un autre adversaire de l’église allait lever la tête, et celui-là ne devait pas être facile à vaincre ; Il ne s’agissait pas de dogmes métaphysiques hors de la portée du vulgaire, c’est la conscience morale qui s’insurgeait. La corruption profonde du clergé avait fini par soulever l’opinion. L’église, par ses doctrines et ses prétentions, maintenait un idéal de sainteté très élevé ; dans la pratique, elle semblait prendre à tâche de le démentir. Nous ne referons pas, après tant d’historiens, le tableau très peu édifiant des vices de tout genre dont la hiérarchie ecclésiastique donnait du haut en bas le scandaleux exemple. Il est vrai de dire que cette corruption cléricale ne se distinguait en rien de celle qui régnait dans tous les rangs de la société féodale et que favorisait l’extrême grossièreté des mœurs ; mais les laïques les plus vicieux eux-mêmes sentaient la contradiction qui existait entre la morale officiellement enseignée et la vie réelle de ceux qui l’enseignaient. Des pontifes de mœurs austères, comme Grégoire VII, n’avaient pu élever que des digues insuffisantes contre ce débordement d’immoralité. Le célibat imposé aux clercs par ce pape dans des vues politiques aussi bien que disciplinaires semblait n’avoir abouti qu’à des abus nouveaux et plus crians encore. Du mépris du clergé au doute sur la légitimité de ses pouvoirs religieux, de là à l’ébranlement de la foi dans la doctrine qu’il enseignait, il n’y avait qu’une transition insensible. Depuis le XIIe siècle et par des organes d’une autorité incontestable, tels que saint Bernard, l’idée de la nécessité d’une réforme se répand et devient populaire.

Cependant il y avait plusieurs manières de concevoir cette réforme. Comme le célèbre moine de Clairvaux, on pouvait la désirer sous une forme pour ainsi dire constitutionnelle, c’est-à-dire que, sans toucher au dogme ni à l’organisme traditionnel de l’église, en se servait de l’autorité des conciles et des papes dignes de leur haute position, par de vigoureux appels à la conscience de tous et au moyen d’énergiques mesures disciplinaires, on procéderait Régulièrement à la guérison du grand corps malade ; mais tous ne partageaient pas la foi robuste de saint Bernard dans l’efficacité de cette méthode, ni même dans le droit divin du clergé. Déjà l’on rencontrait des esprits plus hardis qui ne reculaient pas devant une rupture avec l’ordre établi. A son tour, ce point de vue révolutionnaire se prêtait à deux conceptions très différentes. Ou bien l’on procéderait populairement, on laisserait de côté les dogmes et les mystères pour ne s’appuyer que sur la conscience des simples, on remonterait par-dessus le clergé aux sources mêmes de l’enseignement évangélique, on ramènerait l’enseignement chrétien à la simplicité des premiers jours, à la morale prêchée par le Christ lui-même, — ou bien l’un ou l’autre des anciens principes condamnés par l’église reprendrait vie et force contre une hiérarchie qui s’était arrogé des prérogatives démenties par les faits. le propre, l’originalité du catharisme, c’est qu’il appartient à cette dernière catégorie. Bien loin d’être la première des hérésies modernes, il est la dernière des anciennes. C’est ce que nous allons tâcher de démontrer.

Au XIIe siècle en effet, on voit surgir à côté de lui des essais de réforme d’esprit tout démocratique. Tanquelin dans les Pays-Bas (1115-1124), Eudo de Stella en Bretagne (mort en 1148), soulèvent les multitudes au souffle de leur parole ardente, et mêlent à leur opposition furibonde à l’église des idées d’une bizarrerie qui confine à la démence. Ce n’étaient encore là que des ouragans qui passent sans laisser de traces durables. Un mouvement plus sérieux fut celui que suscita le prêtre Pierre de Bruis (1104-1124), bientôt suivi par son disciple Henri, ancien moine de Clairvaux (1116-1148). C’étaient des prédicateurs itinérans, de mœurs austères, animés d’une certaine fureur iconoclaste. Ils en voulaient au baptême des enfans, aux autels, qu’ils faisaient enfouir, aux croix, qu’ils faisaient brûler, à la présence réelle du corps de Jésus dans l’eucharistie, au sacrifice de la messe, à l’efficacité des prières pour les âmes du purgatoire, et ils ramenaient la vie chrétienne à l’observation consciencieuse des préceptes évangéliques ; c’était du radicalisme ecclésiastique. Henri paraît avoir exercé un grand prestige sur les masses. Son action se fit sentir du Mans jusqu’à Lausanne, en passant par le midi de la France. Saint Bernard reçut du pape Eugène III l’ordre d’aller le combattre, et, malgré la protection dont le couvrait Ildefonse, comte de Saint-Gilles, saint Bernard réussit à le faire jeter dans les cachots de l’évêque de Toulouse, où il ne tarda pas à mourir ; Pierre de Bruis doit avoir été brûlé vif par une population furieuse. C’est aux semences de réforme répandues par ces hardis prêcheurs, qu’il faut, selon toute vraisemblance, attribuer l’essor que prend dans la seconde moitié du XIIe siècle la tendance dite des vaudois ou pauvres de Lyon, qui a son foyer principal dans les Alpes et à Lyon, Pierre Valdo pour prédicateur éponyme, et la Nobla Leyczon pour livre-manifeste[3]. Cette association religieuse, essentiellement populaire, d’allures toutes pacifiques, défia toutes les persécutions et subsista jusqu’à la réforme du XVIe siècle, dans laquelle, comme nous l’avons vu, elle se fondit. Quelques différences que l’on puisse signaler entre ces diverses tentatives de réforme, elles ont pour caractère commun de procéder par la suppression de ce qu’elles regardent comme des erreurs ou des superfétations ajoutées par l’église romaine au christianisme évangélique ; elles aspirent à élaguer les branches malades ou parasites, mais non pas à déraciner l’arbre tout entier pour le remplacer par un autre.

Le catharisme ou la religion albigeoise procède d’un tout autre principe. Il ne vise pas précisément à rabaisser le dogme et le culte orthodoxes afin de mettre au premier rang des conditions du salut la piété intérieure et la charité. Il part d’une notion métaphysique de l’Etre divin, laquelle nie radicalement la notion orthodoxe ; il oppose sa tradition, son clergé, son rituel, à la tradition, au clergé, au rituel de Rome, et il est facile de voir que, sans se confondre avec le vieux manichéisme, il se rencontre avec lui sur plus d’un point essentiel.

D’abord il pose en principe un dualisme métaphysique qui serre de bien près le dualisme manichéen. D’après l’enseignement primitif de la secte, le principe du mal existait de toute éternité en face du principe du bien ; mais on peut distinguer deux théories qui se combattirent quelquefois au sein du catharisme lui-même, sans aller jusqu’à la rupture ouverte. Il y eut en effet, comme on va le voir, un adoucissement apporté au dualisme absolu.

D’après la théorie dualiste absolue, le Dieu bon n’aurait créé que des êtres spirituels, invisibles et purs ; c’est le mauvais qui aurait créé la matière et le monde visible, foyer de tout mal physique et moral. Il y a pourtant des esprits ou des âmes sur la terre. Cela vient de ce que le dieu méchant, s’étant introduit dans le monde céleste, a séduit ces âmes et les a entraînées à descendre avec lui sur la terre. Pour les y retenir, il les a renfermées dans des corps et enchaînées par la sensualité. Le Dieu bon consentit du reste à cette incarcération pour que les âmes coupables fussent punies de leur faute. La terre est donc un lieu de pénitence. Les âmes, en vertu de leur nature originelle, que rien ne peut anéantir, doivent infailliblement retourner au ciel ; mais elles s’attardent dans leurs péchés et par conséquent dans la période d’épuration qu’elles doivent subir. C’est pour abréger cette période, qui menaçait de se prolonger indéfiniment, que le Dieu bon envoya sur la terre son fils Jésus, sa plus parfaite créature. La forme corporelle sous laquelle il apparut aux hommes n’était pas réelle, car il ne voulait avoir rien de commun avec l’œuvre du mauvais principe. Aussi ses actes visibles ne sont-ils eux-mêmes que des apparences, n’ayant d’autre réalité interne que les vérités dont ils sont la représentation symbolique. Jésus révéla aux hommes leur vraie nature et le moyen de retourner au ciel. Pour obtenir la délivrance, il est indispensable de s’affilier à l’église des cathares, c’est-à-dire des purs ou des purificateurs. Comme pourtant cette église était peu nombreuse et n’avait pas toujours existé, on admettait une longue série de métempsycoses en vertu desquelles les âmes non purifiées avant la mort rentraient dans d’autres corps, et continuaient ces migrations prolongées jusqu’à ce qu’enfin elles pussent et voulussent entrer dans la communion des purs. Un docteur cathare italien du XIIIe siècle, Jean de Lugio, introduisit une modification dans le système en enseignant que la guerre entre le monde matériel et le monde spirituel était incessante, et qu’il y avait continuellement des âmes attirées sur la terre par le pouvoir démoniaque. La chute des âmes, cause de l’existence d’une humanité terrestre, n’était donc plus un fait primordial, consommé une fois pour toutes ; c’était un fait permanent, répété par chaque enfant venant au monde.

Le dualisme mitigé, qui ramenait la totalité des êtres à un seul Dieu, leur auteur unique, expliquait d’une manière plus mythologique encore la coexistence du bien et du mal. D’après ce système adouci, Dieu avait originellement deux fils, Satanael et Jésus. Le premier, qui était aussi l’aîné, avait été investi du gouvernement du ciel et du pouvoir créateur. L’orgueil le perdit, il aspirait à détrôner son père, et il associa d’autres esprits à sa révolte. Jusque-là, sauf ce qui regarde Jésus, nous retrouvons la vieille légende rabbinique transfigurée par Milton. Satanael est chassé du ciel, il crée l’homme et la femme, séduit celle-ci et devient père de Caïn. Dieu, qui par pitié avait donné une âme à la créature humaine, ne permit pas que le pouvoir de Satanael restât illimité. Il lui ôta la faculté créatrice, mais lui laissa le gouvernement de la terre dans l’espoir que les hommes, grâce au principe divin constitutif de leur âme, finiraient par échapper au pouvoir satanique. C’est parce que cela tardait trop qu’il envoya son second fils Jésus sous l’apparence d’un corps humain. C’est sous cette forme qu’il ressortit immédiatement de la personne de Marie, après avoir pénétré dans son oreille sous forme d’un rayon de lumière[4]. Il accomplit son œuvre rédemptrice en triomphant de Satanael ; Celui-ci perdit le gouvernement du monde, mais conserva le pouvoir de nuire. La rédemption des âmes s’opère selon ce système aux mêmes conditions que dans le premier ; mais, moins lié par la rigueur de son dualisme, admettant même qu’il y a toujours quelques relations entre Satanael et Dieu, ce point de vue mitigé s’ouvre à l’espérance du retour de tous les êtres spirituels, de Satanael lui-même, dans le vaste sein du père de tous.

Les deux systèmes se rejoignaient dans leur manière de considérer les livres saints et dans les formes essentielles de la piété. Ils rejetaient l’Ancien-Testament, qu’ils considéraient comme dicté par le génie du mal, voulant tromper par un faux-semblant de religion pure l’aspiration naturelle de l’âme vers le Dieu saint Jéhovah n’était qu’un déguisement de ce mauvais esprit, et la loi juive le moyen fallacieux d’éterniser son pouvoir. Toutefois ils croyaient trouver dans les prophètes et dans les psaumes des inspirations du Dieu de bonté qui voulait préparer la rédemption. Ils reconnaissaient en revanche l’autorité du Nouveau-Testament[5], mais leur livre favori était le quatrième Évangile, dont ils forçaient évidemment le sens réel, sans qu’on puisse leur contester entièrement le mérite d’avoir devancé la critique moderne en relevant plus d’un passage à tendance dualiste ou favorisant l’idée que le corps de Jésus n’était pas tout à fait semblable au nôtre. Ils tenaient aussi en grand honneur un évangile apocryphe également attribué à l’apôtre Jean, et qui doit leur être venu d’Orient, ainsi qu’une apocalypse, orientale aussi, intitulée Vision d’Ésaïe.

Des principes communs aux deux systèmes résultait également que le péché consistait avant tout dans l’amour des créatures matérielles ; la création visible était aux deux points de vue l’œuvre du mauvais principe. Donc toute inclination sensuelle, toute appétence des biens matériels était coupable per se. La possession de la richesse, le commerce avec les personnes mondaines, le mensonge intéressé, — à moins qu’il ne s’agît d’échapper à la persécution en trompant le grand trompeur infernal, — la guerre, le meurtre des animaux, les reptiles exceptés, l’usage du lait et de la viande, étaient interdits. Ces deux derniers préceptes se rattachaient à l’idée que les animaux étaient ou pouvaient être des personnes jadis humaines qui n’avaient pas achevé la série de leurs métempsycoses ; mais par une singulière contradiction il était licite de se nourrir de poisson. Cette distinction venait de ce qu’on ignorait le mode de propagation des animaux aquatiques ; on ne savait pas qu’ils proviennent, aussi bien que les animaux terrestres, d’une fécondation sexuelle, soumise seulement à d’autres conditions. En revanche, tous les êtres évidemment nés d’une copulation charnelle avaient, en vertu des prémisses connues, une origine impure. Par la même raison, le mariage lui-même était considéré comme illicite. Ne servait-il pas à augmenter le nombre des esclaves de Satanael ? C’est pourquoi la sainteté cathare n’était compatible qu’avec le célibat, et l’on voyait des époux se séparer d’un commun accord pour se vouer entièrement à la purification de leurs âmes.

Des principes d’une pareille austérité eussent naturellement empêché la société cathare de s’étendre et même de subsister ; mais il y avait, comme dans le vieux manichéisme, deux degrés de pureté. Les parfaits ou les bons hommes, c’est-à-dire ceux qui s’astreignaient à toutes les rigueurs du code cathare, formaient une aristocratie spirituelle, distincte des simples croyans, lesquels pouvaient vivre de la vie ordinaire, tout en faisant de leur mieux pour se rapprocher de la sainteté suprême, mais à la condition de rester en communion permanente avec les parfaits. Ceux-ci leur communiquaient la pureté au moyen du baptême d’esprit appelé consolamentum, et l’administraient par l’imposition des mains sur la tête de leurs pénitens. C’est là le grand rite cathare, caractéristique de la secte, le sacrement qui la rendit populaire, et dont le prestige survécut longtemps à sa courte floraison. C’est par le consolamentum que le croyant recevait l’esprit, c’est-à-dire cette force divine dont l’âme était séparée par le fait de sa chute, et qui devait lui servir de véhicule pour remonter aux sphères éthérées. Quand le moment de l’administrer était venu, un parfait, après une ablution manuelle et une prière dans laquelle il était dit : Aias mené de l’esprit pansât en carcer, « aie compassion de l’esprit mis en prison[6], » prenait le livre des Évangiles, exhortait le pénitent à mettre tout son espoir dans ce consolamentum, puis il posait le livre sur sa tête et prononçait sept fois l’oraison dominicale. Suivait une lecture du commencement de l’Évangile de Jean, et la cérémonie se terminait par une bénédiction et le « baiser de paix. » Le consolé se relevait en communion avec le ciel, quelquefois il se vouait lui-même à la vie des parfaits ; le plus souvent il reprenait son train de vie ordinaire, mais dans l’espoir de réitérer cette cérémonie salutaire, car l’essentiel était de mourir avec le consolamentum encore pourvu de toute son énergie. Aussi voyait-on des malades qui l’avaient reçu refuser ensuite tout remède et tout secours pour être certains de s’endormir dans la pleine possession de l’Esprit-Saint. Autant on était assuré d’obtenir à cette condition la céleste béatitude, autant les âmes qui prétendaient s’en dispenser étaient infailliblement réprouvées, lors même qu’elles auraient passé leur vie dans les austérités et scrupuleusement observé toutes les ordonnances de l’église romaine. Celle-ci, pour les cathares, n’était qu’une institution démoniaque, idolâtrique, plus juive et païenne que chrétienne, et devait sa fondation aux ruses du mauvais esprit, toujours habile dans l’art de retenir les hommes sous son joug en donnant le change à leurs meilleures aspirations. Par conséquent ils rejetaient tous les moyens de salut que cette église offrait aux hommes, tels que la participation au corps réel de Jésus-Christ dans l’eucharistie, l’absolution du prêtre, les indulgences, l’intercession de Marie et des saints, le culte des images et des reliques, et c’est par là qu’après avoir rappelé sur tant de points les vieux manichéens les cathares s’unissaient dans la pratique aux disciples de Pierre de Bruis, de Henri, de Valdo, et devançaient les réformés du XVIe siècle.

D’autre part, ils opposaient à la hiérarchie catholique un épiscopat spécial. Les évêques et les diacres étaient choisis parmi les parfaits. Ils étaient ordinairement itinérans dans les limites de leur diocèse, enseignant et administrant le consolamentum. Ils y joignaient aussi des conseils médicaux pour le soulagement des malades. L’évêque marchait le plus souvent accompagné de deux diacres, qu’il appelait ses deux fils, l’aîné et le puiné, évidemment par imitation de la hiérarchie céleste. Les plus pieux s’agenouillaient devant eux comme devant des réceptacles de l’esprit divin. C’est ce qu’on appelait l’adoration, acte symbolique de l’affiliation à la secte et très curieusement recherché par les inquisiteurs.

On peut voir par cette esquisse comment plus tard il put se faire que les controversistes catholiques et protestans se méprirent, sans se tromper tout à fait, sur le vrai caractère de la société cathare. Les catholiques étaient certainement fondés à prétendre qu’il y avait dans tout cela de forts élémens de manichéisme. Nous y retrouvons en effet ce point de vue dualiste, cette captivité des âmes dans le monde visible, ces efforts du mauvais principe pour les retenir, ce corps fictif du Christ, cette double morale, d’un côté très austère, à l’usage des élus ou des parfaits, de l’autre plus accommodante pour les simples fidèles, cette communication du salut octroyée par les premiers, toutes choses qui distinguent aussi la religion de Mani. D’autre part, il serait injuste de méconnaître les différences très sensibles qui défendent de confondre les deux systèmes. Sans parler de l’adoucissement apporté au dualisme absolu par un grand nombre de cathares, nous ne trouvons pas, chez eux ce mélange de naturalisme païen, cette personnalité divine du soleil, de la lune, de la lumière éthérée, qui jouent un si grand rôle dans la doctrine du mage persan. Le catharisme est incomparablement plus spiritualiste et moins polythéiste. Rien surtout ne ressemble chez lui à ce culte personnel de Mani, qui tenait une si grande place dans le rituel manichéen et qui avait fini par se substituer à celui de Jésus. On ne voit pas même de trace chez nos cathares d’un souvenir quelconque de l’hérésiarque oriental, à moins qu’à leur insu la fête qu’ils appelaient Manisola, et qu’ils célébraient en automne[7], ne dût son nom à quelque tradition lointaine et fruste remontant réellement jusqu’au temps du culte de Mani. On, ne sait pas ce que signifie ce nom mystérieux. L’explication qu’en donne M. Peyrat n’en est pas une ; il est permis seulement de penser que cette fête était en rapport avec leur idée favorite de la réintégration, des âmes dans l’unité divine. Enfin nous devons relever ce trait essentiel du catharisme, qui consiste dans une diminution très notable de l’importance assignée à la personne de Jésus-Christ par la donnée chrétienne traditionnelles. Son œuvre se serait bornée à annoncer la vérité aux hommes, et en réalité lui aurait très peu coûté, car ; ses souffrances, comme son corps, n’auraient été qu’apparentes, Le véritable et permanent agent du salut des âmes, c’est l’esprit qui parvient au commun des hommes par le canal des parfaits. C’est à sa possession immédiate que l’homme doit aspirer, c’est à elle qu’il devra liberté, vérité et charité. C’est par ce côté surtout que le catharisme se dégageait des erreurs et des puérilités de sa théologie, c’est par là qu’il devait se survivre sous d’autres formes, c’est par là, pour tout dire en un mot, qu’il cesse d’être une ancienne hérésie et qu’il tend à devenir moderne.


II

Tâchons maintenant d’esquisser rapidement les origines historiques de ce curieux mouvement albigeois.

Comme nous l’avons dit, c’est au XIIe siècle, sous Louis le Gros, Louis VII et Philippe-Auguste, qu’il se révèle à l’état épanoui, presque dominant au midi de la France et au nord de l’Italie. Ce qui est singulier, c’est qu’il en soit si peu question auparavant. Quelques symptômes précurseurs, que l’on peut glaner çà et là dans le cours du XIe siècle, permettent à peine de soupçonner qu’il existe et qu’il germe. Si les prétendus manichéens condamnés à Orléans en 1022 n’étaient pas précisément des cathares, il est probable pourtant que leurs doctrines avaient plus d’un rapport avec le catharisme ultérieur. En 1035, on découvrait un conventicule cathare au château de Monteforte, près de Turin. En 1058, le quartier de la Pataria, c’est-à-dire des chiffonniers, à Milan, était noté comme un foyer d’hérésie, et de là vint le nom de patarins, qui servit en Italie et ailleurs à désigner les sectaires. Les Italiens les appelaient aussi gazari d’après une prononciation locale du nom cathare, et de ce nom, qui passa sous cette forme en Allemagne, dérivé sans doute le mot allemand ketzer, qui veut dire hérétique ; mais avec le XIIe siècle les traces d’une rapide extension se multiplient. Dès 1115, on signale des cathares à Soissons, à Trêves, dans les Flandres et en Champagne. En 1119, un concile de Toulouse les condamne formellement et enjoint aux seigneurs temporels de les poursuivre. Cette condamnation a peu d’effet. De 1140 à 1146, on voit le catharisme pénétrer à la fois à Périgueux, à Liège et à Cologne. Dans cette dernière ville, le peuple traîna sur le bûcher deux missionnaires de la doctrine suspecte ; mais c’est surtout au midi de la France qu’elle s’implante solidement, au point que, d’accord avec le pape Eugène III, saint Bernard dut parcourir le pays albigeois pour tâcher de ramener les errans. Sa prédication itinérante fut froidement accueillie. L’enthousiasme, qui partout ailleurs naissait sur ses pas, lui fit là complètement défaut, et il revint triste et piqué, attribuant surtout les progrès de l’hérésie à l’incurie et aux mauvaises mœurs du clergé local. En 1163, le concile de Tours, présidé par le pape, réitère les anathèmes du concile de Toulouse, mais sans effet notable. La preuve en est que l’épiscopat méridional, voyant les seigneurs laïques refuser leur concours à la persécution, tâcha de ramener les chefs de l’hérésie par la persuasion et conféra avec eux au château de Lombers, près d’Alby. Naturellement on se sépara sans s’être entendu, et quatre ans après, en 1167, les cathares, désormais connus en France sous le nom d’albigeois, tinrent une sorte de concile à Saint-Félix de Caraman, où ils achevèrent de fixer leur discipline, leur culte et leur organisation. Un évêque hérétique de Constantinople, Nicétas, qui représentait un groupe imposant de communautés orientales imbues des mêmes principes, y vint tout exprès pour établir des relations régulières entre les cathares de l’Occident et ceux de l’Orient. Cette venue d’un évêque d’un genre nouveau frappa beaucoup les imaginations du moyen âge ; on estropia son nom, et il fut grandement question du pape Niquinta, venu des pays lointains pour tout changer. Un instant on put se demander si les deux églises rivales de Rome et de Constantinople n’allaient pas être sérieusement menacées par une catholicité nouvelle qui s’étendait déjà des deux versans des Pyrénées jusqu’aux rives du Bosphore.

Ici se pose là question moins simple qu’on ne le croirait au premier abord, des relations des cathares occidentaux avec ceux de l’Orient.

L’Arménie au VIIe siècle avait été le théâtre d’un essai de retour au christianisme apostolique, du moins au christianisme de saint Paul, dont le promoteur fut un certain Constantin de Samosate. La prétention de mettre toujours la personne et les écrits de l’apôtre Paul au premier rang fit que l’on appela ses adhérens les pauliciens. A leur antipathie contre la loi juive et même contre tout l’Ancien-Testament, ils joignaient des principes très dualistes et une morale très sévère. Le manichéisme comptait encore des partisans dans ces régions écartées ; ses débris passèrent dans l’église paulicienne. Il est à noter qu’en dépit et peut-être en raison même de l’austérité qu’ils affichaient, leurs ennemis les accusent déjà de mœurs honteuses, et prétendent que leur secte n’est qu’une école de dépravation monstrueuse dirigée par un président qu’ils appellent le ryparos, c’est-à-dire l’ordurier. Il est inutile de rappeler ici que toutes les sociétés religieuses à leur tour, celles surtout qui s’enveloppent d’un certain mystère, sont l’objet de ces odieux soupçons. Ce qui pouvait toutefois alimenter ces calomnies, c’était la dépréciation du mariage et de la génération. Malgré des persécutions fréquentes, les pauliciens augmentèrent en nombre dans les provinces frontières de l’empire grec, au point qu’au IXe siècle l’impératrice Théodora leur déclara une guerre à outrance. Les pauliciens se défendirent vigoureusement, et, peu rassuré par les succès des armées impériales, l’empereur Basile, qui redoutait surtout de les voir s’allier aux Arabes, leur offrit de les transporter en Thrace, où déjà plusieurs d’entre eux avaient émigré. Ils acceptèrent, et menèrent dans leur nouvelle patrie une existence assez prospère, concentrée principalement à Philippopolis et aux environs, jusqu’à ce que l’empereur Alexis Comnène, qui leur avait enlevé leurs franchises en 1085, s’avisa en 1115 de les ramener à l’orthodoxie grecque. Il réussit auprès d’un certain nombre, mais l’hérésie s’était déjà propagée au sein des populations slaves, surtout en Bulgarie. On sait combien le vieux polythéisme slave était dualiste, et le penchant au dualisme était resté prédominant dans toute cette région[8]. En même temps, l’ancienne rigueur paulicienne s’adoucit, et, sous le nom de bogomiles, il se forma une société cathare dont les doctrines présentent une étroite analogie avec celles du catharisme mitigé d’Occident. La Dalmatie, l’Albanie, la Bosnie, comptèrent de nombreux adhérens de cette secte. Toutes ces coïncidences, auxquelles se joignent plusieurs traces d’influence et de tradition orientales dans les coutumes et les idées du catharisme d’Occident, ne permettent pas de contester un certain rapport de filiation entre celui-ci et les sectes analogues, originaires de l’Orient, On peut admettre qu’à partir du XIe siècle les croyances pauliciennes et bogomiles débarquèrent plus d’une fois en Italie par suite des relations commerciales établies entre les deux côtés de l’Adriatique.

Cependant : il ne faudrait pas concevoir cette filiation d’une manière trop absolue. On sait combien depuis Charlemagne jusqu’aux croisades l’Orient et l’Occident demeurèrent étrangers l’un à l’autre. On ne comprend pas du tout comment des missionnaires bulgares ou dalmates, dont au surplus il n’existe aucune trace historique, auraient pu déterminer un grand mouvement religieux au sein de populations comme celles de la Gascogne et de la Provence. Enfin la transplantation des pauliciens d’Asie-Mineure en Thrace est de la fin du Xe siècle, et dès le commencement |du XIe on surprend jusque dans le nord de la France des remous d’hérésie qui présentent au moins de l’analogie avec le catharisme.

Voici l’explication qui nous paraît plausible. Ce qui détermine les révoltes religieuses des XIe et XIIe siècles contre l’église catholique, c’est, nous l’avons dit, l’indignation des consciences laïques soulevées par la corruption du clergé ; par conséquent on peut prévoir que les seules hérésies populaires seront celles qui donneront une expression vigoureuse à l’insurrection des consciences. Naturellement elles trouveront leur terrain le mieux préparé là où il existe une déférence moins enracinée qu’ailleurs aux prétentions romaines. Sans doute l’arianisme était profondément oublié ; il n’en est pas moins remarquable qu’en fait le catharisme n’a jeté en Occident de profondes racines que dans des contrées jadis arienne, que la conquête franque avait ramenées de force dans l’unité catholique, savoir l’Espagne du nord, la France du midi et l’Italie septentrionale. Il est donc hautement probable que, tout en disparaissant comme doctrine professée, l’arianisme dans ces régions avait laissé certaines traditions de défiance, de scepticisme, vis-à-vis du clergé orthodoxe. De même le manichéisme avait dû déposer çà et là quelques sédimens dualistes alimentés par l’importance croissante que la foi du moyen âge attribuait à Satan. Il y a de ces germes longtemps enfouis dans le sol et qui n’attendent qu’un jour propice pour éclore à sa surface. L’antipathie provoquée par les scandales ecclésiastiques une fois arrivée à ce point que l’on regardait tout l’édifice de l’église comme une œuvre diabolique, il n’en fallut pas davantage pour que les esprits imbus de cette hostilité passionnée trouvassent tout naturel un système qui ramenait en quelque sorte cette gigantesque tromperie à la manifestation contemporaine d’une loi permanente et fondamentale de l’univers. On sait ce qui arrive quand un sentiment politique ou religieux d’une certaine violence pénètre dans les masses. Elles ne regardent guère aux détails de la forme qu’on leur propose pour lui donner un corps, à la seule condition que cette forme soit vivement accusée. Et c’est là, ce nous semble, qu’il faut faire place à l’influence du catharisme oriental sur notre Occident. Par des canaux obscurs dont il serait vain de rechercher la trace, il fournit au ferment anticatholique de l’Occident méridional des traditions, des dogmes, des cérémonies, qu’il n’eût pas tirés de lui-même. Il est extrêmement probable que, sans aucun rapport avec l’Orient, le midi de la France eût vu se former quelque hérésie plus ou moins dualiste, il ne l’est pas qu’il eût produit spontanément une théologie et une organisation ecclésiastique si ressemblantes l’une et l’autre à ce que le catharisme oriental avait constitué. Voilà, selon nous, la seule manière de se rendre raison de ce mouvement albigeois, si peu conforme, quand on examine de près ses principes dogmatiques, au génie de nos populations méridionales. Il est à noter que, par une exception très rare dans l’histoire des hérésies, ni les amis ni les adversaires du catharisme albigeois n’ont conservé le souvenir d’un hérésiarque, auteur premier, docteur éponyme, et faisant autorité comme Arius chez les ariens, Pelage chez les pélagiens, etc. Le plus souvent, il est vrai, le rôle de l’hérésiarque est beaucoup plus restreint qu’il ne semble ; son œuvre personnelle se réduirait à bien peu de chose, et même à rien, s’il ne trouvait pas autour de lui des esprits ne demandant pas mieux que de partager ses vues ; mais le fait que nous signalons n’en est que plus instructif. Chez les albigeois, la tendance anti-romaine fut seule tout à fait indigène, le dualisme peut se rattacher à quelques détritus de vieille hérésie ; le système théologique est venu d’ailleurs.

Cette explication rend beaucoup mieux compte de cette étrange histoire que les raisons alléguées ordinairement par nos historiens, telles que la haine de la maison capétienne alliée de Rome, la verve railleuse des troubadours, l’essor des esprits dans ces provinces moins saturées que les autres de barbarie germaine, plus avancées en civilisation que celles du reste de la France. Toutes ces considérations peuvent servir à expliquer pourquoi l’hostilité contre le catholicisme fut plus générale et plus profonde qu’ailleurs, mais elles n’expliquent pas du tout le prestige exercé sur une telle population par une théologie aussi caractérisée, aussi exceptionnelle que celle du catharisme. Quel rapport y a-t-il entre les troubadours, la conservation relative de l’ancienne civilisation, les franchises communales et cette métaphysique dualiste qui fournissait au catharisme ce qu’on peut appeler son dogme nourricier ? Nous ne voyons qu’un élément du problème que notre théorie laisserait sans explication. Pourquoi donc, dira-t-on, les insurgés religieux du midi, au lieu de revêtir ce manteau oriental, n’abondèrent-ils pas tout simplement dans le sens purement réductif de la tradition catholique préconisé par Pierre de Bruis, Henri, les vaudois, et qui aurait tout aussi bien satisfait leurs antipathies et leur besoin de piété plus austère ? J’avoue m’être souvent posé cette question sans pouvoir la résoudre ; mais nous devons à M. Peyrat une observation très fondée et très instructive. Il nous montre que le catharisme était sympathique surtout à la noblesse. Il y avait dans les tendances henriciennes et vaudoises quelque chose de niveleur, de démocratique, qui devait exciter le dédain ou la défiance de l’aristocratie méridionale. Au contraire le catharisme, avec son dualisme raffiné, son organisation épiscopale, ses prétentions à l’aristocratisme religieux, était bien plus en harmonie avec l’esprit d’une société féodale. C’est pour cela qu’il trouva son principal point d’appui dans la brillante noblesse méridionale du XIIe siècle. Tant que celle-ci le protège, il est fort et résiste aux plus formidables assauts. Quand enfin cette noblesse vaincue, découragée, plus que décimée par la guerre, les confiscations, les supplices, ne peut plus ou ne veut plus le soutenir, il s’affaisse et meurt lentement, obscurément, sans se retremper comme d’autres sectes dans le martyre de ses confesseurs.

L’histoire de la lugubre croisade albigeoise n’est plus à faire. On sait qu’après un premier essai de guerre sainte tenté par le cardinal Henri en 1180, et qui ne réussit guère, Innocent III crut nécessaire de frapper les grands coups. Le voyage des légats Raoul et Pierre de Castelnau dans les provinces méridionales eut sans doute pour but officiel de combattre l’hérésie par la controverse, mais aussi et surtout de lui enlever l’appui de la haute noblesse. C’est la puissante maison de Toulouse qu’il s’agissait principalement de détacher. Raymond VI sympathisait visiblement avec les sectaires, sans rompre formellement avec l’orthodoxie catholique. Il résista de son mieux aux objurgations des légats, refusa de persécuter ses sujets hérétiques, fut censuré, excommunié, prit peur et finit par se soumettre à ce qu’on exigeait de lui ; mais Pierre de Castelnau l’avait à peine quitté qu’il fut assassiné. Raymond eut beau protester de son innocence, Innocent III ne voulut pas y croire, et saisit avidement ce prétexte pour lancer la bulle de croisade contre les albigeois. Philippe-Auguste, que d’autres questions absorbaient, ne fit rien pour s’y opposer, mais il refusa de se croiser lui-même. En revanche, l’appel pontifical fut entendu par la noblesse remuante et pauvre du nord. Un tas d’aventuriers se joignit à elle, et trois armées réunies au Puy, à Lyon et à Bordeaux, menacèrent le midi d’une nouvelle invasion de barbares. Il ne pouvait se défendre avec quelque chance de succès qu’à la condition de rester uni ; mais Raymond compromit tout par ses négociations. Les instructions d’Innocent aux légats leur prescrivaient de tout faire pour diviser les chefs hérétiques ou fauteurs d’hérésie, particulièrement de tromper Raymond arte prudentis dissimulationis[9], afin de les abattre plus facilement les uns après les autres, Raymond donna dans le piège. Le chevaleresque Raymond-Roger, vicomte de Béziers, qui refusa d’accepter des conditions honteuses, dut supporter seul l’attaque des croisés (1209). Le sac de Béziers, sous la direction du légat Arnaud et de Simon de Montfort, fut quelque chose d’épouvantable. On voudrait, pour l’honneur de l’humanité, reléguer dans le royaume des légendes la sinistre parole attribuée au légat : « tuez-les tous, le Seigneur connaît les siens. » Elle est malheureusement attestée par César de Heisterbach, un contemporain, et moralement confirmée par l’odieux message qu’Arnaud envoya au pape, comme un bulletin de victoire ! « Les nôtres, dit-il, n’épargnant ni le rang, ni le sexe, ni l’âge, ont fait périr par le glaive environ 20,000 personnes, et après un énorme massacre des ennemis toute la cité a été pillée et brûlée. La vengeance divine a fait merveille[10] ! »

Le vicomte Roger tenait encore dans Carcassonne. Le légat consentit à le laisser sortir, lui douzième, mais tous les habitans de la ville devaient rester à sa merci. « Je me laisserais plutôt écorcher vif, répondit-il, c’est pour moi qu’ils sont tous au danger. » Alors le légat l’attira dans le camp des croisés sous prétexte de négocier, et le fit arrêter traîtreusement. La ville effrayée ouvrit ses portes. Il fut permis au gros des habitans de s’en aller, vêtus seulement de leurs chemises ; mais on en retint 450, hérétiques vrais où supposés, qui furent brûlés sans miséricorde. Comme Béziers, Carcassonne fut pillée de fond en comble.

La croisade était victorieuse. Ceux qui l’avaient provoquée offrirent les domaines hérétiques à des seigneurs du nord qui refusèrent tous, à l’exception de Simon de Montfort. Roger de Béziers mourut bientôt, et Simon n’eut plus guère de compétiteur que Raymond de Toulouse. Celui-ci, voyant trop tard qu’il avait suivi une fausse voie, s’évertuait encore à obtenir l’appui de la cour pontificale. Innocent eût peut-être cédé, son entourage s’y opposa, et malgré l’humilité, des offres que fit Raymond aux conciles de Saint-Gilles et d’Arles, on lui fit des conditions si dures qu’il se retira la rage dans le cœur. La guerre recommença. Raymond cette fois avait des alliés ; mais de nouveaux croisés arrivèrent à Montfort des Flandres, de la Lorraine, des bords du Rhin, du duché d’Autriche, et il remporta près de Castelnaudary une victoire signalée sur les comtes de Toulouse, de Béarn et de Foix. Pourtant un puissant allié s’était déjà mis en route pour les soutenir. Le nord de l’Espagne était alors, lui aussi, un pays d’hérésie ; son principal souverain, Pierre d’Aragon, le brillant vainqueur des Maures à Las Navas de Tolosa, rêvait peut-être la fondation d’un empire à cheval sur les Pyrénées. Il fit faire des remontrances au pape, et, comme elles n’aboutirent à rien, il passa en France avec une armée ; mais Simon et ses croisés le surprirent près de Muret, et il mourut en combattant. Simon se vit donc maître incontesté de la belle région qui va du Rhône aux Pyrénées. Les légats le proclamèrent souverain légitime, et il entra dans Toulouse ayant à ses côtés Louis, fils de Philippe-Auguste, jeune dévot qui aurait voulu brûler la ville hérétique tout entière. Simon se contenta d’en raser quelques quartiers. Et quand le prince Louis vint, tout glorieux, raconter au roi Philippe ses combats, ses prouesses et les résultats bénis de la croisade, son père ne lui répondit que par un morne silence. Le roi de France n’ignorait pas au prix de quel sang innocent ces résultats avaient été obtenus, et il paraît certain que Philippe-Auguste, esprit supérieur à son temps et l’un des rois vraiment grands de notre histoire, recula devant l’occasion qui s’offrait à lui d’agrandir instantanément son royaume sans coup férir. Il ne fit pas même valoir ses droits de suzerain sur le comté de Toulouse. La belle France du midi était ravagée, ses principales villes mises à sac, ses enfans massacrés par dizaines de milliers, et déjà le troubadour Sicard de Marvejols pouvait entonner sa complainte :

Aï ! Tolosa e Provensa,
E la terra d’Agensa,
Bezers e Carcassey,
Quo vos vi ! quo vos vey !
Hélas ! Toulouse et Provence,
Et toi, terre d’Agenois,
Béziers et Carcassonne,
Quels je vous vis ! quels je vous vois !


III

Cependant, et bien que le concile de Latran de 1215 eût sanctionné tous les résultats de la croisade, l’écrasement du midi n’était pas encore complet. A peine Simon de Montfort l’eut-il quitté pour aller s’entendre avec la cour de France, que ses nouveaux sujets s’insurgèrent. Le comte de Toulouse fut rappelé. Simon, furieux, dut revenir en hâte, et trouva les portes de la ville fermées. Les bourgeois pourtant prirent peur et voulurent négocier. A mesure que leurs députés arrivaient près de Simon, celui-ci les faisait arrêter, et, profitant de cette heure de trêve, ses hommes d’armes pénétraient dans la ville. Les Toulousains désespérés élevèrent en hâte des barricades et livrèrent trois batailles de rues, « non comme gens raisonnables, mais comme fous enragés. » Enfin, comme deux quartiers étaient déjà consumés par les flammes, ils se rendirent à condition qu’on épargnerait leur vie et leurs biens. Montfort promit tout et ne tint rien. Il fit emprisonner tous les notables et en fit périr un grand nombre, puis il marcha contre le comte de Foix ; mais, le lendemain même de son départ, Toulouse s’insurgea de nouveau, le vieux Raymond rentra dans sa capitale aux acclamations des habitans, et l’insurrection, un moment découragée, se propagea dans toute la contrée. Simon recommença le siège de Toulouse, s’acharna pendant neuf mois devant ses murs, et finit par mourir d’un coup de pierre que lui lança une femme (1217).

Le ciel semblait de nouveau favorable à la cause albigeoise. Amaury de Montfort, digne fils de son père, héritier de son titre et de ses prétentions, général presque sans armée et comte sans terre, ne parvenait pas même à décider le roi de France à se déclarer son suzerain. La mort d’Innocent III, le peu de sympathie que rencontra la nouvelle croisade promulguée par Honorius III, le retour dans leurs domaines des princes dépossédés, tout encourageait l’hérésie à relever la tête. Elle refleurissait plus touffue, plus foisonnante que jamais. On vit de nouveau les évêques cathares, assistés de leurs diacres, parcourir les villes et les campagnes, présider des assemblées nombreuses, administrer le consolamentum aux malades et aux pénitens. La secte que l’on croyait avoir anéantie défiait de nouveau ses adversaires et se fortifiait de la haine patriotique allumée contre les barbares du nord, contre les Romieus, qui, la croix à la main, avaient porté partout la ruine et le carnage.

Sur ces entrefaites, le vieux Raymond, le comte de Foix et Philippe-Auguste moururent à peu d’intervalle l’un de l’autre (1222-1223), et une nouvelle génération de princes vint présider aux destinées de l’Occident chrétien. Ce furent, pour ce qui touche à notre histoire, le roi Louis VIII à Paris, Raymond VII à Toulouse, Roger-Bernard à Foix, Raymond Trancabel, le jeune fils de l’héroïque défenseur de Béziers, ramené dans le château de ses pères. C’est à ce moment de réaction albigeoise que commence le récit de M. Peyrat.

Nous avons quelques reproches à lui adresser. Que, descendant lui-même des vieux albigeois, il ne se soit pas borné à recueillir avec un soin pieux les vénérables reliques de ses ancêtres martyrs, que plus d’une fois l’indignation contre leurs bourreaux ait donné à son histoire l’accent de la passion, ce n’est pas là ce qui nous étonne. Ce qu’il faut regretter, c’est le ton constamment enflé, c’est la lourdeur et la prolixité de sa narration. Ce n’est pas ainsi qu’on écrit l’histoire. Nous exigeons aujourd’hui des historiens plus de sobriété dans la forme, des faits, des citations nombreuses, des comparaisons de textes et des preuves. On doit se garder de se donner l’apparence de l’érudition quand on manque du matériel nécessaire pour la soutenir, et ne pas se laisser aller à la manie de l’étymologie, quand on néglige les règles au moyen desquelles la science moderne est parvenue à consulter sans danger « la perfide sirène, » comme l’appelle quelque part M. Max Müller[11]. Il est permis d’aimer beaucoup son pays, seulement il ne faut pas que cet amour dégénère en une vanterie perpétuelle de tout ce qui en provient ; on pense alors malgré soi à la renommée très spéciale qu’on a faite aux habitans du bassin de la Garonne. L’historien, là où les documens circonstanciés lui manquent, a le droit de conjecturer, mais non pas celui de décrire à satiété des scènes qui n’ont pour garantie que son imagination, sauf à les coudre moyennant des « sans doute » ou des « certainement. » En un mot, la forme du récit est défectueuse, et le fond prête trop souvent à l’objection.

Quelque laborieuse pourtant que soit la lecture de ces trois volumes, on y glane plus d’une donnée nouvelle et intéressante sur la seconde période de l’histoire albigeoise, bien moins connue que la première. La connaissance exacte des lieux et des traditions locales a mainte fois servi très heureusement l’auteur. Son appréciation du catharisme est trop élogieuse, surtout trop ambitieuse. S’il fallait l’en croire, c’est au catharisme que se rattacheraient presque toutes les grandeurs qui l’ont suivi, depuis Dante jusqu’à Lamartine, depuis l’auteur de l’Imitation jusqu’à Jean-Jacques Rousseau et Mirabeau. On doit toutefois reconnaître qu’il a relevé avec une grande justesse l’élément véritablement fort et vivace de la doctrine albigeoise, celui qui, dégagé d’un alliage compromettant, devait, sous d’autres formes, se perpétuer jusqu’à nos jours et même se retrouver dans les plus récentes transformations du christianisme. Achevons notre étude en signalant les points saillans de l’agonie prolongée qui suivit si promptement la renaissance momentanée de 1217-1225 ; mais auparavant résumons rapidement les principaux faits qui les expliquent.

Louis VIII, on le sait, ne partageait pas les scrupules de son père Philippe-Auguste. Il se fit adjuger par le pape la possession des provinces conquises par Simon, et, malgré les offres de soumission des princes méridionaux, il partit à la tête d’une armée pour leur imposer sa domination directe. En passant, il prit Avignon, après un siège pénible, puis il traversa le pays sans rencontrer de résistance ; mais il n’obtint pas non plus de soumission réelle, et, quand il mourut en Auvergne (1226) de la maladie qui le minait depuis quelque temps, on eût dit qu’il n’avait guère fait autre chose qu’une promenade militaire inutile. Ce fut en réalité Blanche de Castille, mère de saint Louis et tutrice du jeune roi, qui, de concert avec le cardinal Saint-Ange, son très intime conseiller, fit la conquête définitive du midi. Espagnole et ambitieuse, elle fut heureuse de penser que du même coup elle écrasait l’hydre hérétique et reculait jusqu’à la Méditerranée les limites du royaume. Malgré les embarras de sa lutte avec les grands vassaux, elle envoya des renforts à Humbert de Beaujeu, qui commandait l’armée royale presque emprisonnée dans Carcassonne. Toulouse fut bloquée, le midi fut encore une fois dévasté. Les seigneurs méridionaux n’osèrent pas prolonger la résistance. Raymond VII et le comte de Foix durent se rendre à Meaux et passer par toutes les conditions qu’on leur imposa. Raymond vit ses domaines réduits au seul diocèse de Toulouse, avec quelques appendices dans le Quercy et l’Agenois ; de plus il lui fallut s’engager à donner sa fille unique en mariage à l’un des fils de Blanche. Le démantèlement de certaines villes, des garnisons royales dans d’autres, devaient servir de garantie. Enfin il dut promettre de poursuivre les hérétiques sans miséricorde et de subir la flagellation ecclésiastique, qui lui fut administrée à Paris, le 12 avril 1229, devant le grand autel de Notre-Dame.

Les cathares n’osaient plus se montrer à découvert, mais ils étaient toujours nombreux et ardens. Raymond, qui les considérait avec raison comme ses partisans les plus fidèles, ne les poursuivait que mollement. La plupart des grandes familles, après avoir plié sous l’ouragan de la croisade, étaient restées affiliées ou du moins favorables à la secte persécutée. Le comte de Foix lui-même était cathare décidé, et son château servait de refuge aux bons hommes et aux diacres ou diaconesses traqués par les gens de l’évêque de Toulouse. Comme les anciennes sectes gnostiques, comme le manichéisme, la tendance cathare excellait dans l’art de se cacher sous des dehors orthodoxes. Sans en avoir jamais fait un dogme, il semble qu’elle s’accommodait assez bien d’une conformité extérieure avec le rituel catholique, quitte à se dédommager en secret des hommages involontaires qu’elle se croyait forcée de rendre au génie du mal. Voilà la véritable origine de l’inquisition comme institution sui generis. Jusqu’alors la recherche des hérétiques avait été d’une manière générale un des offices de l’évêque. Les instructions pontificales avaient enjoint aux évêques français du midi de redoubler de zèle dans l’accomplissement de cette partie de leurs fonctions ; mais on s’aperçut à Rome que, soit défaut de lumières, soit influences de personnes ou d’intérêts, soit enfin tiédeur plus ou moins calculée, les évêques ne s’y prenaient pas comme il aurait fallu. Ils manquaient de flair pour dépister l’hérésie, d’habileté pour en éventer les secrets, d’énergie pour disperser les conciliabules, pour arracher aux accusés l’aveu de leurs erreurs et les livrer sans miséricorde au bras séculier. Il fallait une police secrète et un tribunal spécial. En 1232-1233 furent rendus les décrets pontificaux qui enlevaient l’office de l’inquisition aux évêques pour en charger les dominicains, comme du saint-office par excellence. On sait ce que c’était que les procédures inquisitoriales. Si jamais les cathares eurent besoin d’un argument nouveau pour être confirmés dans leur croyance que l’église romaine était l’œuvre du diable, ils le trouvèrent certainement dans le mode de procédure qui leur fut appliqué au nom du saint-père. Dénonciateurs payés, accusateurs anonymes, criminels civils admis à témoigner, questions à dessein rendues captieuses, aveux extorqués par la torture, il n’est pas possible de concevoir un renversement plus complet des règles élémentaires de la justice, et il ne faut pas mettre tout cela sur le compte de la grossièreté du temps. La justice ordinaire, tant religieuse que civile, respectait déjà certaines formes tutélaires des accusés, et les consuls de Narbonne, en 1234, surent très bien se plaindre de ce que les inquisiteurs n’observaient ni l’ordre juridique, ni les préceptes du droit canonique. Toulouse, Carcassonne, Alby, Béziers, à peine relevée de ses ruines, toutes les villes et bourgades de la région albigeoise virent se multiplier les proscriptions, les incarcérations, les bûchers des vivans et des morts. Il y eut en effet de fréquens procès posthumes. On voyait souvent les bourreaux traîner le long des rues des claies chargées d’ossemens calcinés, tandis que le héraut de l’inquisition sonnait de la trompe aux carrefours et criait à la foule : Qui aital (ainsi) fara, aital périra ! Les inquisiteurs envoyaient des commissaires jusque dans les moindres villages et sommaient d’abord le curé, puis les habitans, de leur dénoncer tous les suspects. On ramenait à la ville des bandes de malheureux enchaînés. Bien peu revenaient acquittés. La plupart étaient ou condamnés à mort ou immurés pour le reste de leurs jours dans de sombres cachots. Il fallut décupler le nombre des prisons, et, selon la navrante hyperbole d’un contemporain, les carrières des Pyrénées elles-mêmes n’eurent plus assez de pierres pour construire toutes celles qu’on projeta. Alors commença pour les cathares la vie vagabonde et farouche des faidits ou proscrits. Les bois et les montagnes leur servirent de refuge. Ils utilisèrent les grottes nombreuses et profondes des contre-forts pyrénéens, où bien souvent, sans le savoir, ils foulèrent les cendres des aborigènes qui les avaient peuplées aux temps préhistoriques[12]. Il se forma sur les points les plus inaccessibles de la région trois centres principaux de catharisme : à Penne d’Albigeois, qui domine une courbe de l’Aveyron, vers le nord du diocèse d’Alby, — à la Montagne-Noire, non loin de Mazamet, près des sources de l’Arnette, — enfin, plus au sud, à Montségur sur le Thabor. Ce dernier lieu de refuge devint bientôt le plus important. C’est là que se reconstitua le sacerdoce cathare, dont tant de membres avaient subi le martyre. Guilhabert de Castres fut le patriarche désigné peu de temps après le traité de Paris.

Le fanatisme engendre le fanatisme. La piété cathare, en vertu de ses principes, était plutôt humaine, adoucissante, que violente ; mais il vint un moment, où l’indignation l’emporta. En 1241 une véritable hécatombe d’albigeois avait été consommée à Lavaur. En 1242, un jeune noble retiré à Montségur, d’origine toulousaine, mais d’une famille venue d’Aragon, Raymond d’Alfar, naguère gouverneur pour le comte de Toulouse du château d’Avignonet, ayant appris qu’en tournée dans le Lauraguais les inquisiteurs devaient tenir leurs assises dans la ville qu’il avait dû quitter, résolut de faire un exemple dans l’espoir d’intimider les bourreaux de son pays. Il trouva facilement des complices. La plupart avaient à venger le supplice de quelque parent ou enfant. Avignonet est construite près d’une source qui lui a donné son nom celtique, et ses habitans passaient pour très sympathiques au catharisme. Elle comptait parmi les villes démantelées en vertu du traité de Paris, mais la destruction de ses murs n’était que commencée, c’était encore en réalité une ville fermée. Un gardien livra une des portes aux complices de d’Alfar, et à la faveur des ténèbres ils purent encore s’adjoindre une trentaine d’habitans qui se sentaient menacés. Les treize inquisiteurs, logés au château, venaient de se mettre au lit. Un tumulte indescriptible éclate dans les salles et les corridors. Ce sont leurs serviteurs surpris qu’on égorge. Bientôt les portes de leurs chambres volent en éclats, d’Alfar et les siens font irruption armés de gourdins ; peu d’instans après, les treize inquisiteurs gisaient assommés. Tandis que le gros des conjurés regagnait la montagne et que les inquisiteurs de Carcassonne accouraient avec leurs gens d’armes pour instruire cette sombre affaire, d’Alfar eut l’audace de rester dans la ville et d’assister à son procès par contumace. Les cadavres des inquisiteurs assommés furent rapportés en grande pompe à Toulouse, où on leur fit de splendides funérailles. La dévotion toulousaine les invoque encore aujourd’hui comme des saints patrons. Sur leurs tombeaux, qui n’existent plus, on lisait cet euphémisme : Albigensiumi gladiis pro Christo occisi, « tués pour le Christ par l’épée des albigeois. » La nouvelle de ce meurtre audacieux monta les têtes. Les populations méridionales s’agitèrent. Raymond de Toulouse, qui, tout en feignant d’obéir au pape et au roi de France, n’avait cessé de tramer dans l’ombre des négociations avec les ennemis de la maison capétienne, crut que le moment était venu de lever le masque. Les rois d’Aragon et de Castille lui avaient promis leur concours. Une armée anglaise débarquait à Bordeaux. Toutes les conquêtes de Philippe-Auguste étaient compromises. Le roi Louis IX fut à la hauteur de la situation. Il prévint par une marche rapide l’arrivée des alliés attendus par les Anglais et infligea à ceux-ci deux défaites signalées à Taillebourg et à Saintes. Les velléités de révolte des seigneurs du midi ne tinrent pas devant ces éclatans succès de la maison de France, et Raymond VII dut humblement demander une paix qu’il n’obtint qu’en consentant à de nouvelles aggravations du traité de Paris. Ce fut encore Blanche de Castille qui présida aux négociations. Elle exigea le supplice des conjurés d’Avignonet, et de plus que « l’on coupât la tête du dragon, » c’est-à-dire que l’on détruisît Montségur, ce boulevard suprême du catharisme. On fit périr quelques obscurs complices du drame d’Avignonet ; les plus coupables s’étaient mis hors d’atteinte. Quant à Montségur, il était plus facile d’en ordonner la destruction que d’en venir à bout.

Il faut savoir que déjà le comte de Toulouse, déférant aux volontés de la cour de France, avait promis de s’emparer de ce nid d’aigle et d’enlever ainsi sa citadelle au catharisme condamné. Il avait envoyé des troupes, et, prétextant les difficultés, d’ailleurs très réelles, d’une attaque de vive force, il s’était borné à organiser un blocus qui ne fut pris au sérieux ni par les assiégeans, ni par les assiégés. Aussi Blanche voulut-elle que ce fût désormais l’armée royale, sous les ordres immédiats d’un sénéchal désigné par elle, qui fût chargée du siège. Raymond, déçu et honteux, se rendit en Italie pour faire sa paix, disait-on, avec le pape, peut-être en réalité pour ne pas assister à la ruine totale de ses meilleurs partisans.

Il est peu de sites en France qui parlent plus à l’imagination que celui de Montségur. C’était un domaine de l’antique maison de Belissen-Mirepoix, dont le nom celtique fait penser au temps où Bellisana, Belena ou Mélissende était adorée comme déesse lunaire et guérissante. Cette race vaillante et poétique avait produit des guerriers, des troubadours, et à une époque plus récente des docteurs du catharisme. Il faut ranger parmi ces derniers toute une série de femmes distinguées, dont la plus brillante fut la vicomtesse Esclarmonde, célèbre par sa piété, son savoir et son inépuisable charité. Le pog ou puy de Montségur est une montagne en forme de pyramide tronquée d’environ 2 kilomètres de long sur un demi-kilomètre de large, détachée de la masse montagneuse voisine par le cours encaissé de l’Ers. Les pentes environnantes sont presque partout verticales ; à l’ouest, le talus qui domine le val de Montségur est un peu plus abordable, mais très abrupt encore. Une rampe, menée à force de travail le long de l’escarpement du nord-ouest, conduit seule au plateau, qui lui-même, s’abaissant vers le milieu, se partage en deux plates-formes distinctes. L’horizon, fermé au sud, à l’ouest et à l’est par un gigantesque cirque de montagnes boisées, s’ouvre vers le nord dans la direction des châteaux de Mirepoix et de Pamiers. Des travaux considérables avaient été ajoutés aux vieilles défenses du château en prévision du siège qu’il devait soutenir. Déjà les anciens possesseurs avaient fouillé comme des termites les entrailles de la montagne, et un mystérieux réseau de souterrains avait été percé dans la roche vive, faisant ainsi de Montségur un véritable château des Pyrénées, réalisant tous les rêves de l’école effrayante d’il y a cinquante ans.

Hugues des Arcis, sénéchal de Carcassonne, commença par détruire le camp de Nore sur la Montagne-Noire. La vallée des Clamours, théâtre d’un combat acharné, semble nous apporter dans son nom sinistre l’écho des cris de guerre et de rage qui la remplirent ce jour-là. Puis il reçut l’ordre de se concentrer sur Montségur. L’élite des chevaliers dépossédés par la croisade, une masse de faidits, le patriarche cathare Bertran d’En Marti, successeur de Guilhabert de Castres, un grand nombre de diacres et de diaconesses, étaient venus se renfermer dans le vieux château pour y livrer le suprême combat de leur foi. Des vivres, de l’argent, des armes, avaient été réunis en quantité immense dans les souterrains. Le chef des assiégés fut Pierre Roger de Belissen, qui depuis longtemps s’était préparé à la défense du castel héréditaire de sa famille. Le connétable occupa d’abord les villages d’en bas, et gravit lentement le chemin qui monte de Lavelanet à Montségur. Après des efforts titanesques, il parvint à s’établir sur l’extrémité du plateau opposée au château ; mais les murs de la forteresse étaient très hauts, d’une épaisseur à défier les moyens ordinaires de faire brèche. Il résolut alors de construire ce qu’on appelait une chatte, c’est-à-dire une tour roulante, semblable à celle que les croisés de Godefroy de Bouillon avaient employée lors du siège de Jérusalem. Si l’on parvenait à la rapprocher des tours assiégées, de monstrueuses griffes ou crampons de fer s’abaissaient sur les créneaux, on jetait dessus un pont volant, et on donnait l’assaut.

Une dépression de terrain séparait le campement des royaux de l’emplacement proprement dit du château, et pendant le mois qu’il fallut passer à construire le massif engin, des combats vraiment épiques furent livrés par les deux partis. Les cathares obtinrent du patriarche la convinenza, c’est-à-dire la faculté de recevoir, lors même qu’ils ne pourraient plus parler, le consolamentum et le baiser de paix qui, d’après le rituel, ne s’accordaient qu’à la demande du mourant. Malgré les attaques furieuses des assiégés, la tour mobile fut achevée et posée sur un énorme camion fourni par l’évêque d’Alby. La difficulté était surtout de la faire monter sur la pente opposée du val. Elle n’avançait que pas à pas sur un talus assez raide. Elle mit cinq mois à gravir une rampe de 500 mètres. Quand elle fut tout près du sommet, il lui restait encore à franchir un rebord de rocher par un défilé étroit et tortueux. L’hiver était venu. Il est ordinairement rigoureux sur ces hauteurs, et les assiégés comptaient sur la gelée et la neige pour immobiliser la sinistre machine. L’hiver, par exception, fut relativement doux, se fit longtemps attendre et ne retarda que très peu la marche en avant du monstre de bois. Par des sentiers secrets, aboutissant à des souterrains plus ignorés encore, quelques frères du dehors avaient pu pénétrer dans le donjon, entre autres un délégué des églises cathares de Lombardie. On affirmait que le comte de Toulouse, que l’empereur Frédéric II, allaient intervenir. Vaine espérance ! le comte et l’empereur chassaient ensemble en Calabre et ne songeaient guère à Montségur. Le mois de février vit la tour mobile reprendre sa lente ascension. Enfin elle approcha, sombre et menaçante, de sa rivale, la vieille tour de pierre. On eût dit le combat fantastique de deux géans. Le duel recommença à leurs pieds avec un acharnement sans pareil. Les femmes cathares elles-mêmes s’en mêlèrent, et on les vit, échevelées, courir sur les remparts, encourager de leurs cris leurs défenseurs, lancer l’huile et la poix ardentes, tandis qu’au haut du donjon les prêtres cathares opposaient leurs prières désespérées aux anathèmes que fulminait l’évêque d’Alby du haut de sa tour mobile.

Pierre Roger de Belissen, qui jusqu’alors avait soutenu par sa confiance le courage de ses compagnons, redouta une issue fatale. Le trésor de l’église cathare était caché dans le château. Grâce aux souterrains dont jamais les assiégeans ne connurent tous les débouchés, il en fit transporter la plus grande partie par des sectaires dévoués dans la grotte d’Ornolac, aujourd’hui de Lombrives, non loin de Tarascon-sur-l’Ariège. Le reste fut enfoui quelque part dans la forêt de Serrelongue. Une trahison précipita le dénoûment. L’un des sentiers secrets qui aboutissaient au pied des murs fut indiqué par des montagnards aux gens du sénéchal. Un détachement de l’armée royale s’engagea pendant la nuit sur cette échelle vertigineuse et surprit les gardes, qui ne s’attendaient pas à être attaqués de ce côté. Au bruit de la lutte, le sénéchal fait sortir une autre colonne de la tour de bois, la lance contre la poterne orientale, fait pleuvoir les pierres et les flèches du haut de sa gigantesque chatte, et bientôt Pierre Roger se vit forcé de se rendre. Les conditions furent que les hommes d’armes seraient livrés au sénéchal, les prêtres à l’archevêque de Narbonne, et que Pierre Roger pourrait se retirer avec son ingénieur, son chirurgien et toutes les valeurs qu’il pourrait encore emporter de Montségur. Au lever du soleil, les troupes royales prirent possession du château. Quelques-uns des plus hardis parmi les vaincus s’étaient laissés glisser le long d’un câble jusque sur les pointes de rocher du talus inférieur, et s’étaient dérobés dans les ténèbres. La plupart n’osèrent ou ne voulurent pas profiter de ce moyen d’évasion. L’évêque cathare de Toulouse donna la bénédiction suprême à l’assemblée des croyans, et bientôt on vit défiler la lugubre procession des évêques, diacres et parfaits, le patriarche Bertran d’En Marti en tête[13], que l’on conduisait au bûcher. Un assez grand nombre de femmes, dont plusieurs appartenaient à la plus haute noblesse, faisaient partie du funèbre cortège. On les mena sur un monticule voisin terminé par une esplanade qu’entouraient des rochers et des bois. Pendant qu’on élevait un bûcher colossal, l’archevêque de Narbonne et l’évêque d’Alby tâchèrent de les convertir, et, quand tout fut prêt, les sommèrent de reconnaître l’autorité du pape. Pour toute réponse, les cathares s’élancèrent en chantant un cantique sur le bûcher, qui brûlait déjà. Les catholiques entonnèrent le Veni spiritus, sans se douter certainement qu’ils ne pouvaient choisir d’hymne mieux approprié aux sentimens des suppliciés. Ceux-ci étaient 205. Encore aujourd’hui, quand on remue le sol de l’esplanade, on remet au jour des os calcinés mêlés à une poussière humaine.

Ceux des prisonniers qui appartenaient au sénéchal furent dirigés sur Carcassonne, où la prison perpétuelle les attendait. C’est pendant la semaine sainte de l’an 1244 qu’ils descendirent vivans dans leurs tombes. La persécution contre la secte, désormais réduite à l’impuissance, redoubla de violence. On fit la chasse aux faidits avec des chiens ; on appliqua sévèrement une mesure de la police inquisitoriale qui voulait que quiconque passait pour avoir trempé dans l’hérésie ne parût en public que marqué d’une croix de drap jaune : ce signe permettait de reconnaître les suspects et d’exercer sur eux une continuelle surveillance. Ce furent les crouzets. Raymond de Toulouse ne revint de Rome qu’après la prise de Montségur. Ce prince, véritable Hamlet méridional, comme le définit très bien M. Peyrat, forma toujours de vastes projets Sans jamais prendre une décision, si ce n’est à la male heure et quand ce qu’il allait faire ne pouvait qu’empirer la situation qu’il voulait sauver. Il survécut cinq ans à la ruine de sa dernière espérance, et Blanche de Castille, reine de fait pendant l’absence de son fils, parti pour l’Orient, eut avant sa mort, qui arriva en 1252, la satisfaction de voir enfin se réaliser l’espoir qu’elle avait si longtemps caressé. A la mort de Raymond, le comté de Toulouse passa à la maison de France en la personne de son gendre Alphonse, frère de saint Louis et mari de Joana, sa fille unique.

A partir de la chute de Montségur, l’histoire des albigeois n’est plus qu’un martyrologe. Saint Louis, revenu de la croisade, imposa des restitutions aux évêques et aux couvens scandaleusement enrichis par les confiscations, mais il était trop dévot catholique pour modérer la persécution proprement dite. La secte prolongea comme elle put sa tragique existence. On signale encore un synode cathare tenu à Saint-Saturnin vers 1254, où un patriarche, Vivian, fut encore nommé ; mais il alla se fixer en Lombardie, où beaucoup de faidits s’étaient réfugiés. Là, profitant de la lutte continuelle de l’empire et du saint-siège, l’église cathare, bien que proscrite officiellement, devait une tranquillité relative à la prépondérance du parti impérial. Des vengeances privées, sans intérêt historique, forment seules dans notre midi la contre-partie du traitement infligé par l’église triomphante aux débris de sa rivale abattue. En 1270, on surprenait encore des cathares venus pour prier et pleurer sur les ruines de Montségur. Le règne de Philippe le Bel, tout despotique qu’il fût, valut mieux pour les populations méridionales que celui de saint Louis. Il fit payer très cher ses bonnes grâces, selon son habitude, mais il refréna l’inquisition, poursuivit des évêques trop tyranniques, et chercha à substituer autant que possible la justice laïque aux tribunaux dominicains. Clément V, son pape d’Avignon, favorisa lui-même cette tendance. Toutefois Philippe ne voulut pas supprimer la terrible organisation de Grégoire IX. Il avait besoin pour la réalisation de ses desseins de ne pas laisser mettre en doute son orthodoxie. Plus d’une fois encore les sanglans arrêts de l’inquisition soulevèrent les populations indignées. Deux inquisiteurs furent encore massacrés dans le diocèse de Valence en 1321 ; mais on ne cite plus de grandes maisons fournissant encore des martyrs au catharisme ; ses adhérens ne se recrutent plus que dans les classes populaires. M. Peyrat signale avec raison l’espèce de dérivatif que le mysticisme de Jean d’Oliva, de Joachim de Flore, et d’une partie ardente de l’ordre des franciscains, les fratricelles, ouvrit à ce qu’il y avait de plus vivace, de plus moderne, dans la tendance cathare. Le « règne de l’Esprit, » annoncé par l’Evangile éternel, comme devant mettre un terme à celui du Fils et de l’église papale, ressemblait beaucoup à l’idéal que les docteurs du catharisme présentaient comme la félicité suprême réservée à l’humanité purifiée. L’antipathie albigeoise contre la hiérarchie romaine y trouvait aussi son compte. Au milieu de ces sombres annales, on distingue une figure intéressante et peu connue, celle du moine franciscain Delicios, à qui peu de chose manqua pour être le Savonarole de Toulouse, et qui travailla de son mieux à pacifier les esprits, à répandre les idées de tolérance et à sauver les franchises méridionales de la double étreinte de la royauté et du saint-siège. Après quelques succès relatifs, il échoua, et dans sa vieillesse il paya de sa liberté ses généreux efforts. Du reste il ne vécut que peu de mois dans son cachot.

Le catharisme se traîna donc de bûcher en bûcher jusque vers le milieu du XIVe siècle. Depuis lors ce sont plutôt des vaudois et des sorciers que l’inquisition incarcère ou fait brûler, et il est difficile de démêler les lambeaux de tradition albigeoise qui s’attachent parfois aux hallucinations des malheureux condamnés pour avoir rendu un culte au diable. Il est toutefois encore un sombre drame dont la grotte d’Ornolac ou de Lombrives fut le théâtre ; il doit clore cette funèbre histoire.

On se rappelle que dans cette grotte avait été en grande partie déposé le trésor de Montségur. Ce fut une des principales ressources qui permirent à la société cathare de prolonger son existence. Peu à peu cette caverne, aux dimensions fantastiques, était devenue un refuge de faidits. Un évêque cathare habitait dans les profondeurs de la grotte, et cinq ou six cents montagnards s’étaient établis aux alentours. Vers 1328, l’inquisition voulut détruire ce repaire d’hérétiques, dont l’importance lui avait été signalée par de récens procès. La caverne, qui doit avoir servi de lit à un torrent souterrain, a plus d’une lieue de profondeur, et elle est double, c’est-à-dire qu’après avoir parcouru un corridor d’un quart de lieue on se trouve au pied d’une galerie supérieure trois fois plus profonde et plus vaste. On parvient à ce second étage en gravissant un escarpement de 80 pieds coupé de fissures que l’on franchit au moyen d’échelles. Ceux qui, réfugiés dans la grotte d’en haut, retirent après eux les échelles peuvent se croire inexpugnables. Les soldats envoyés pour surprendre les faidits commencèrent par faire évacuer quelques autres cavernes moins importantes qui formaient comme des succursales de celle d’Ornolac, et ils manœuvrèrent de façon à forcer les habitans à se réfugier dans la cathédrale souterraine, espérant ainsi acculer dans une impasse tout ce qui restait de l’église hérétique. Cette opération accomplie, ils pénétrèrent dans la grotte. Lorsqu’ils arrivèrent au pied du grand talus intérieur, ils se virent accueillis par une grêle de flèches et de pierres, et par des cris sauvages qui les glacèrent de terreur. Leur chef ordonna la retraite, mais il fit murer l’étroit boyau qui fait communiquer l’étage inférieur avec le dehors. Lui et ses hommes montèrent la garde durant plusieurs jours à l’entrée de la grotte. Que se passa-t-il dans les entrailles de la montagne ? On l’ignore. Le plus probable est que ces immurés d’un nouveau genre se résignèrent à mourir tous ensemble plutôt que de tomber vivans entre les mains de l’inquisition. La grotte resta longtemps scellée, objet de l’effroi superstitieux des populations. On a trouvé des pots d’argile et des débris de légumes qui font croire qu’ils avaient quelques provisions, un petit étang souterrain leur fournit de l’eau pure ; mais ces ressources ne purent longtemps durer. Les restes humains abondent dans l’étage supérieur. Les suintemens de la voûte en tombant goutte à goutte les ont ensevelis dans une couche épaisse de stalagmites, comme si la montagne eût tissé de ses larmes à ses enfans martyrs un grand linceul de marbre. Ce sont les fouilles entreprises dans l’intérêt de la géologie qui ont révélé l’existence du grand ossuaire[14]. Cette nécropole d’Ornolac fait pendant à l’autre ossuaire cathare que l’on a découvert au fond des tours du château de Foix, où siégea longtemps l’inquisition. Il y avait là des oubliettes et des in pace jonchés d’ossemens humains, et, entre autres effroyables choses, on trouva un grand squelette attaché par le cou, les bras et les pieds à des anneaux scellés dans la muraille.

Le dirai-je ? ce squelette d’un mort qui expira dans ses fers et qui y resta me semble le lamentable symbole du catharisme dans son héroïsme à la fois et dans son impuissance finale. L’église albigeoise a droit au respect dû à toutes les sincérités, à toutes les grandes infortunes, à toutes les protestations courageuses contre la tyrannie temporelle ou spirituelle. La papauté, qui triompha d’elle, sortit affaiblie et déconsidérée par sa victoire même. En même temps que le catharisme s’éteint, la formidable théocratie de Grégoire VII et d’Innocent III tombe pour ne plus se relever. Philippe le Bel peut, sans craindre le sort de ses prédécesseurs, la défier, l’insulter, la réduire à la condition d’instrument de sa politique. Les jours du schisme arrivent à grands pas, et depuis lors la papauté resta sans doute une institution puissante avec laquelle les hommes d’état durent toujours compter, mais une institution irrévocablement abaissée quand on la compare à ce qu’elle était au temps où la chrétienté occidentale tout entière s’inclinait humblement devant des arrêts qui lui semblaient dictés par le ciel même. On ne peut contester que le traitement barbare qu’elle infligea d’abord au catharisme, puis à tous les mouvemens d’indépendance religieuse, acheva dans une foule d’esprits la désillusion que les mœurs dissolues d’un trop grand nombre de prêtres avaient commencée.

À ce point de vue, le catharisme, quoique vaincu, tient une place importante parmi les facteurs du monde moderne ; mais n’exagérons rien, et reconnaissons qu’il était incapable de servir de berceau à la société nouvelle qu’enfantait le moyen âge. Pas une seule grande œuvre de pensée, pas un de ces monumens imposans qui affrontent le vandalisme des persécuteurs et lui survivent n’est sorti de là. Si nous oublions un instant ce qu’il y eut de tragique dans ses destinées, que trouvons-nous dans le catharisme ? Une métaphysique puérile, irrationnelle, une mythologie plutôt qu’une doctrine, plus de vieilleries que de nouveautés. Le dualisme dont, sous toutes ses formes, il est pénétré correspond à un point de vue inférieur de l’esprit, et ses conséquences sont toujours funestes : il mène infailliblement à l’ascétisme considéré comme la perfection de l’être humain. En effet, il s’agit toujours, en conformité d’un tel principe, de tuer la vie physique, mauvaise, criminelle en elle-même, élément, non pas seulement inférieur, mais satanique, essentiellement damnable, de la nature humaine. Le mariage, par conséquent la vie de famille, se voient compris parmi les diverses formes de la servitude infernale, et le devoir est d’en sortir, dès et autant qu’on le pourra. Le jeûne poussé jusqu’à l’extravagance, un tas de ridicules abstinences, s’élèvent à la hauteur d’actes sacrés. Comment le monde moderne, dont la grande loi est le travail, pourrait-il s’accommoder d’un pareil idéal ? Il est vrai que le catharisme admet deux morales, l’une pour les parfaits, l’autre pour les simples croyans. C’est encore du dualisme, et du pire. Il n’y a qu’une morale, dont tous sont tenus de réaliser, de leur mieux les exigences, et rien au fond n’est plus démoralisant que de présenter comme moral et satisfaisant un état de choses où la grande majorité croit rester dans la règle en restant dans sa corruption. Supposons un instant que, par impossible, le catharisme fût devenu la religion dominante en Europe. Que serait-il arrivé ? Il n’était pas moins sacerdotal que le catholicisme, c’est-à-dire que, comme l’église catholique, il faisait dépendre l’union avec Dieu de l’union avec le prêtre, et que, comme elle, il niait qu’il pût y avoir un autre intermédiaire légitime entre l’homme et l’influence divine. Ce principe peut assurément être contesté ; mais, une fois admis, il faut reconnaître la prudence supérieure du dogme catholique, qui fait dépendre la légitimité sacerdotale du caractère indélébile conféré au prêtre par son ordination régulière plutôt que du degré de sainteté auquel il peut être parvenu. Comment en effet s’assurer dans tous les cas et dans tous les instans de la réalité de cette sainteté personnelle ? S’il est toujours désirable que le bon exemple donné par le clergé confirme indirectement ses prétentions au gouvernement des âmes, s’il est évident que le contraire aura toujours les plus fâcheux résultats, il n’en est pas moins vrai que l’essentiel est de savoir quelle est l’origine proprement dite du pouvoir sacerdotal, et, encore une fois, l’église romaine a eu l’habileté de la fonder sur la seule base qui convienne à un sacerdoce voulant durer. On doit penser qu’en thèse générale le clergé cathare justifia la haute opinion que ses adhérens avaient de ses vertus. Saint Bernard lui-même témoigne en sa faveur, et le succès de sa propagande ne s’expliquerait pas autrement. Quand l’heure de la persécution fut venue, ce clergé, sauf quelques exceptions, fut courageux, désintéressé, héroïque ; mais calomnierons-nous la nature humaine en disant que, si la persécution ne s’était pas élevée, si le nombre des parfaits, évalué par un contemporain à 4,000, avait toujours été en augmentant, on aurait vu plus d’un faux frère se glisser dans la sainte phalange ? Quelques défections éclatantes dont le souvenir s’est conservé, celle entre autres d’un certain Yvon, qui pendant des années se faufila dans les églises cathares dont il devait plus tard être le dénonciateur, celle encore du frère Batherius, qui fut dix-sept ans cathare et parfait, et qui finit par se faire dominicain, prouvent que ce n’est pas là une pure supposition. C’est la destinée de toutes les sociétés ascétiques, qu’elles soient brahmanes, bouddhistes, musulmanes ou chrétiennes. Le premier mouvement de ferveur passé, l’orgueil, l’intérêt, l’ambition, la sensualité, rentrent peu à peu par mille canaux subtils dans le domaine qu’on avait cru leur fermer à jamais, et il n’est pas facile de les en éliminer. Les sacerdoces, une fois constitués et en possession du pouvoir, n’abdiquent pas volontiers. Ils se retranchent derrière les habitudes prises, les formes rituelles, le prestige des traditions, la régularité de la succession. Tôt ou tard on aurait donc vu le sacerdoce cathare tomber dans les mêmes défauts que ceux qu’il reprochait si amèrement à la hiérarchie romaine, avec cette différence à son désavantage, qu’il aurait été plus infidèle encore que celle-ci à son principe vital, à la seule chose qui fît sa raison d’être.

Nous n’avons rien dit d’un élément qui joua un grand rôle dans la question albigeoise et dont M. Peyrat s’est beaucoup occupé, celui de la nationalité méridionale écrasée pour toujours par le succès de la croisade. Il est en réalité bien difficile de décider si le catharisme put se féliciter d’être intéressé au maintien de la séparation entre le nord et le midi de la France, ou bien si l’indépendance du midi n’eut pas beaucoup à souffrir de sa connexion avec les destinées d’une hérésie détestée. D’un côté, la maison de France se voyait amenée, par l’intérêt de l’unité nationale qu’elle voulait réaliser, à combattre une tendance religieuse qui, dans un tel temps, ne pouvait que contrarier l’objet de sa glorieuse et constante ambition ; de l’autre, l’autonomie du midi devait soulever contre elle des passions religieuses d’une force à la longue irrésistible, du moment qu’on la croyait solidaire du catharisme. En fait, si les deux élémens politique et religieux se prêtèrent quelque temps un mutuel appui, ils contribuèrent par leur alliance à leur chute simultanée. On peut regretter à plus d’un point de vue que la fondation de notre unité française ait coûté tant de larmes et de sang dans la région méridionale, mais on peut le dire sans réticence : Hoc erat in fatis. Le nord et le midi de la France sont absolument nécessaires l’un à l’autre ; leur séparation les condamnerait à l’annulation désespérée. Ils se complètent par leurs qualités et se font équilibre par leurs défauts. Ce n’est pas dans des jours où nous sentons si douloureusement la blessure faite à notre vie nationale par une mutilation récente que nous pouvons hésiter dans notre jugement définitif sur la marche des événemens qui nous ont faits ce que nous sommes. Le catharisme a péri, surtout parce que, ni politiquement, ni religieusement, il n’était né viable. Le grand honneur qui lui reste, c’est d’avoir, en dépit de son principe sacerdotal, contribué à relever la grande idée de la filiation divine de l’âme humaine. C’est là son œuvre féconde, car ce principe, si peu sacerdotal en lui-même, n’est autre chose que celui de la véritable indépendance religieuse. Il aboutit à fonder l’autonomie de la conscience. Le catharisme albigeois est au moyen âge le premier grand martyr de cette autonomie qui constitue aujourd’hui notre plus précieux trésor. Le moyen âge repose tout entier sur le droit prétendu d’opprimer la conscience, soit individuelle, soit collective, soit par la conquête, soit par l’anathème. C’est le jour où tous comprendront que ni la conquête ni l’anathème ne créent une légitimité quelconque, c’est ce jour-là seulement qu’on pourra dire le moyen âge vraiment fini.


ALBERT RÉVILLE.


  1. Voyez la Revue du 18 novembre 1832, et aussi Croisade contre les Albigeois, Paris 1838.
  2. Il sera plus d’une fois question du manichéisme dans cette étude. Rappelons brièvement qu’il doit son nom au mage Mani, qui opéra, au IIIe siècle, une sorte de fusion du parsisme et du christianisme. Comme le parsisme, il pose en principe le dualisme absolu de la lumière et des ténèbres, de Dieu et de Satan. L’armée des mauvais génies attaqua l’armée divine. Le premier-né de Dieu ou l’homme-type, champion du royaume lumineux, fut vaincu, puis sauvé ; mais une partie de sa lumière resta captive des ténèbres. C’est pour la recouvrer que Dieu fit apparaître deux puissances célestes, Christus et le Saint-Esprit, le premier comme soleil et lune, le second comme lumière éthérée, et leur fonction fut d’attirer les parcelles lumineuses disséminées sur la terre. Afin de les mieux retenir, le démon forma l’homme, qui unit ainsi dans sa nature la plus pure lumière terrestre et les ténèbres démoniaques. Ces ténèbres obscurcissaient victorieusement dans le judaïsme et le paganisme cette lumière captive. Alors Christus lui-même descendit sur la terre sous une forme corporelle apparente, et par son enseignement, par sa vertu attractive, il commença la délivrance ; mais déjà ses apôtres défiguraient sa doctrine. C’est Mani qui devait venir comme une incarnation définitive du Saint-Esprit pour révéler le mystère du monde et la voie sûre de la rédemption. Il y avait plusieurs degrés d’affiliation à la secte. Les élus seuls possédaient la connaissance complète du grand mystère et ne le révélaient que sous la forme de l’allégorie aux simples auditeurs. Ceux-ci devaient à l’intercession des élus et à certains rites prescrits par eux de participer sans perdre leur âme aux plaisirs et aux affaires de ce monde. Les élus au contraire menaient la vie la plus austère et ne se nourrissaient guère que d’olives. On reconnaîtra dans cette très rapide esquisse le caractère essentiel de cette doctrine, qui joignait l’idéalisme mystique le plus exalté à un naturalisme encore tout païen. C’est ce qui explique son prestige et sa propagation rapide à l’époque où l’ancien monde flottait encore indécis entre le christianisme et le paganisme.
  3. Voyez, pour ce qui concerne les vaudois, les études intitulées l’Israël des Alpes, par M. Hudry-Menos, dans la Revue du 15 novembre 1867, du 1er avril et du 1er août 1868, et du 1er janvier 1869.
  4. Ce trait curieux n’est pas précisément hérétique ; il est au contraire, sinon approuvé, du moins toléré par la tradition catholique et très fréquent dans les anciens tableaux et les enluminures représentant la conception.
  5. M. le professeur Reuss, de Strasbourg, a étudié de près la version cathare du Nouveau-Testament d’après un manuscrit de Lyon. L’Apocalypse vient tout de suite après les Évangiles et les Actes ; les épîtres dites catholiques suivent, et enfin les épîtres de Paul, augmentées d’une épître aux Laodicéens, tenue longtemps pour authentique. le savant professeur a été frappé de l’exactitude relative de cette version cathare. Le dialecte est un roman se rapprochant de l’espagnol. Ce sont les noms propres qui paraissent avoir le plus souffert.
  6. Rituel cathare de Lyon.
  7. Ils célébraient aussi, en même temps que l’église catholique, les grandes fêtes de Noël, Pâques et Pentecôte, en les interprétant conformément au principe allégorique appliqué par eux aux faits visibles de l’histoire évangélique.
  8. Il se pourrait même qu’une tendance analogue à celle des pauliciens se fût déjà fait valoir parmi les moines slaves en dehors de toute influence asiatique. C’est du moins l’opinion de M. Schaffarik, qui fait autorité en matière d’antiquités slaves, et qui a déterré un pope bulgare du milieu du Xe siècle portant le nom de Bogomil, de Bog, Dieu, — mil, avoir compassion. C’est précisément le nom des cathares slaves.
  9. Recueil des Lettres d’Innocent III, lib. XI, ep. 232.
  10. Uttione divina mirabiliter sœviente, dans le Recueil des Lettres d’Innocent III, lib. XII, ep. 108.
  11. Pour donner un échantillon des illusions étymologiques auxquelles s’abandonne trop aisément M. Peyrat, nous dirons que, d’après lui, le mot romanesque signifie latin-ibère, c’est-à-dire roman, latin, esque, basque, aquitain ou ibère. À ce compte pittoresque signifierait picte-ibère, et tous les adjectifs en esque auraient de l’ibère dans leur composition.
  12. M. Peyrat prétend même que plus d’une fois les antiquaires ont pris pour des ossemens humains fossiles les restes des albigeois ensevelis ou morts sans sépulture dans ces cavernes si fouillées aujourd’hui.
  13. Une sculpture conservée au musée de Foix montre, en avant d’une forteresse que l’on commence à démolir, un personnage en costume d’évêque, la corde au cou, entre deux soldats qui le mènent au supplice. On croit qu’elle représente l’évêque cathare après la prise de Montségur.
  14. M. Peyrat fait observer à juste titre que, si cet amas d’ossemens était fossile, comme l’ont cru des antiquaires qui ne savaient pas que la grotte de Lombrives avait servi de refuge aux cathares proscrits, on devrait en trouver également et même en plus grande quantité dans la galerie inférieure, où les eaux les auraient évidemment entraînés.