Les Ailes rouges de la guerre/Texte entier

Les Ailes rouges de la guerre
Les Ailes rouges de la guerreMercure de France (p. 1-247).

LES AILES ROUGES DE LA GUERRE

ÉMILE VERHAEREN



Les Ailes rouges
de la Guerre



— POÈMES —


SEIZIÈME ÉDITION



PARIS
MERCVRE DE FRANCE
XXVI RVE DE CONDÉ, XXVI
MCMXVI
IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE :



Quarante-cinq exemplaires sur japon impérial,

quinze exemplaires sur chine et cent vingt-sept exemplaires

sur hollande Van Gelder, numérotés.



JUSTIFICATION DU TIRAGE





Droits de reproduction, de traduction et d’adaptation réservés
pour tous pays.


À MAURICE MAETERLINCK


Fraternellement


E. V.



LE MONDE S’ARME


Disséminant la guerre
Par régiments entiers à travers monts et terres,
Au long du sombre Oder et de l’Elbe et du Rhin,
Claquent
Partout les plaques
Des ponts d’airain
Au passage volant et trépidant des trains.

Et de même à l’Ouest en une France de vignes
Et de pierres dans le soleil,
Passent par des chemins vermeils,
En fols galops de poussière et d’acier,
Des lignes
Régulières de cavaliers ;

La ville tend son cœur vers ces troupes en marche,
Son cœur fougueux, son cœur profond,
Et les gares, de loin en loin, ouvrant leurs arches,
Engouffrent lentement au creux de leurs wagons
Le remuement tassé de ces cent escadrons.

Et tout à coup se dirigeant vers la Vistule
Du fond des Ourals blancs et des Caucases bleus,
L’innombrable Russie en bataillons houleux
Se précipite et s’accumule ;
L’ordre s’y fait — et les chevaux et les soldats
Frappent si fort le sol des marteaux de leurs pas
Qu’on dirait qu’avec eux marche en avant la terre.

Les mêmes pas autoritaires
Sonnent dans la Hongrie et dans l’Autriche et font
Trembler Vienne et Buda sous leur rythme profond,
Tandis qu’au Nord on les écoute
Ébranler Bruge, Anvers, Liège, Bruxelle et Gan
Et comme emplir de leur tenace battement
L’immensité des routes.


Et la mer obéit au même acharnement
De vitesse et d’essor à travers ses espaces :
Les sous-marins rusés et les croiseurs rapaces
Guettent au pied des caps pour s’élancer vers où ?
Des signaux concordants sont donnés tout à coup.
Les ports sont ameutés de brusques canonnades.
Des obusiers géants quittent les esplanades.
Dans la cale et la soute on travaille partout
Et voici qu’à l’aurore, en ligne de bataille,
Sur les flots montueux que leur étrave entaille,
Passent les cuirassés dardant vers l’horizon
Les obliques et rayonnants buissons
De leurs canons,

Oh ! les retentissants et phosphoreux cratères
Dont les arsenaux d’or illuminent la terre,
De Woolwich à Skoda et d’Essen au Creusot !
L’acier s’y mue en fonte et s’y coule en mitraille ;
Mille obus emboutis s’y rangent en monceaux ;
Déjà se livre au loin la première bataille :

Les eaux d’Heligoland s’emplissent de lueurs ;
Un brusque orgueil monte aux cerveaux, sans que les cœurs
Battent trop fort ou s’exaltent en cris sauvages ;
Autour de Tsing-Tao qui brille sur la mer
L’attaque des vaisseaux rassemble ses éclairs
Et la rage et l’astuce et la terreur voyagent
Ici, là-bas, partout, de sillage en sillage,
Immensément,
De l’un à l’autre bout de l’Océan.

Et par-dessus ces escadres et leurs fumées
Volent de ciel en ciel les paroles armées ;
Chaque onde en est vibrante et, le jour et la nuit,
Passe toute la guerre à travers l’infini ;
L’antenne des hauts mâts recueille et répercute
L’ordre d’où sortira la victoire ou la chute ;
À l’Est, à l’Ouest, au Sud, au Nord,
Autour des appareils mille étincelles d’or
Crépitent — et c’est le feu, le vent, les eaux, la terre,
— Vieux éléments ployés aux ordres du mystère, —

Que l’homme à son tour dompte et qu’il force soudain
À travailler au sort des hommes de demain.

Et tout autour de cette arène déjà rouge,
Avec la crainte en eux que leur destin ne bouge,
Se tiennent inclinés les peuples et les rois
Dont la guerre féroce épargna les royaumes.
Leurs Parlements sont réunis : de grandes voix
Parlent encor sous de grands dômes ;
Pourtant,
Á chaque instant,
L’angoisse emplit les cœurs battants,
Si bien que l’univers entier est haletant
Dans son sang et sa chair, dans ses os et ses moelles,
Du creux des mers jusqu’aux étoiles.



AU REICHSTAG


« PartoutOn affirmait :
« Partout où les cités de vapeurs s’enveloppent,
Où l’homme dans l’effort s’exerce et se complaît
Bat le cœur fraternel d’une plus haute Europe.

De la Sambre à la Ruhr, de la Ruhr à l’Oural
Et d’Allemagne en France et de France en Espagne
L’ample entente disperse un long souffle auroral
Qui va de ville en plaine et de plaine en montagne.


Ici le charbon fume et là-bas l’acier bout ;
Le travail y est sombre et la peine y est rude,
Mais des tribuns sont là dont le torse est debout
Et dont le verbe éclaire au front les multitudes.

Aux soirs d’émeute brusque et de battant tocsin,
Quand se forme et grandit la révolte brutale
Pour qu’en soient imposés les vœux et les desseins,
Leurs gestes fulgurants domptent les capitales.

Ils maîtrisent les Parlements astucieux
Grâce à leur force franche, ardente et réfractaire ;
Ils ont le peuple immense et rouge derrière eux
Et leur grondant pouvoir est fait de son tonnerre.

Leurs noms sont lumineux de pays en pays.
Dans les foyers où l’homme et la femme travaillent,
Où la fille est la servante des plus petits,
Leur image à deux sous s’épingle à la muraille.


On les aime : ne sont-ils point simples et droits
Avec la pitié grande en leur âme profonde ?
Et quand s’étend en sa totale ampleur leur voix,
Ne couvre-t-elle point de sa clameur le monde ? »

Et l’on disait encor :
« Eux seuls tissent les rets où sera pris le sort :
Qu’un roi hérisse un jour de ses armes la terre,
Leur ligue contre lui arrêtera la guerre. »

Ainsi
S’abolissait l’effroi, le trouble et le souci
Et s’exaltait la foi dans la concorde ardente.
La paix régnait déjà normale et évidente
Comme un déroulement de jours, de mois et d’ans.
On se sentait heureux de vivre en un tel temps
Où tout semblait meilleur au monde ; où les génies
Juraient de nous doter d’une neuve harmonie ;
Où l’homme allait vers l’homme et cherchait dans ses yeux
On ne sait quoi de grand qui l’égalait aux dieux,

Quand se fendit soudain — en quelle heure angoissée ! —
Cette tour où le rêve étageait la pensée.

Ce fut en août, là-bas, au Reichstag, à Berlin,
Que ceux en qui le monde avait mis sa foi folle
Se turent quand sonna la mauvaise parole.
Un nuage passa sur le front du destin.
Eux qui l’avaient proscrite accueillirent la guerre.
La vieille mort casquée, atroce, autoritaire
Sortit de sa caserne avec son linceul blanc
Pour en traîner l’horreur sur les pays sanglants.
Son ombre s’allongea sur les villes en flammes.
Le monde se fit honte et tua la grande Âme
Qu’il se faisait avec ferveur pour qu’elle soit,
Un jour, l’âme du droit
Devant l’audace inique et la force funeste.
Aux ennemis dont tue et ravage le geste
Il fallut opposer un cœur qui les déteste.
On s’acharna ensemble à se haïr soudain.
Le clair passé glissa au ténébreux demain.


Tout se troublait et ne fut plus en somme
Que fureur répandue et que rage dardée.
Au fond des bourgs et des campagnes
On prenait peur d’être un vivant,
Car c’est là ton crime immense, Allemagne,
D’avoir tué atrocement
L’idée
Que se faisait pendant la paix,
En notre temps,
L’homme de l’homme.



CEUX DE LIÉGE


 
Dût la guerre mortelle et sacrilège
Broyer notre pays de combats en combats,
Jamais, sous le soleil, une âme n’oubliera
Ceux qui sont morts pour le monde, là-bas,
À Liège.

Ainsi qu’une montagne
Qui marcherait et laisserait tomber par chocs
Ses blocs,
Sur les villes et les campagnes,
S’avançait la pesante et féroce Allemagne.


Oh tragique moment
Les gens fuyaient vers l’inconnu, éperdument
Seuls, ceux de Liège résistèrent
À ce sinistre écroulement
D’hommes et d’armes sur la terre.

S’ils agirent ainsi,
C’est qu’ils savaient qu’entre leurs mains était remis
Le sort
De la Bretagne grande et de la France claire ;
Et qu’il fallait que leurs efforts,
Après s’être acharnés, s’acharnassent encor
En des efforts plus sanguinaires.

Peu importait
Qu’en ces temps sombres,
Contre l’innombrable empire qu’ils affrontaient,
Ils ne fussent qu’un petit nombre ;
À chaque heure du jour,
Défendant et leur ville, et ses forts tour à tour,

Ils livraient cent combats parmi les intervalles ;
Ils tuaient en courant, et ne se lassaient pas
D’ensanglanter le sol à chacun de leurs pas
Et d’être prompts sous les rafales
Des balles.

Même lorsque la nuit, dans le ciel sulfureux,
Un Zeppelin rôdeur passait au-dessus d’eux,
Les désignant aux coups par sa brusque lumière,
Nul ne reculait, fût-ce d’un pas, en arrière,
Mais, tous, ils bondissaient d’un si farouche élan,
En avant,
Que la place qu’ils occupaient demeurait vide
Quand y frappait la mort rapide.

À l’attaque, sur les glacis,
Quand, rang par rang, se présentaient les ennemis,
Sous l’éclair courbe et régulier des mitrailleuses,
Un tir serré, qui, tout à coup, se dilatait,

Immensément les rejetait,
Et, rang par rang, les abattait
Sur la terre silencieuse.

Chaudfontaine et Loncin, et Boncelle et Barchon,
Retentissaient du bruit d’acier de leurs coupoles ;
Ils assumaient la nuit, le jour, sur leurs épaules,
La charge et le tonnerre et l’effroi des canons.
À nos troupes couchées,
Dans les tranchées,
Des gamines et des gamins
Distribuaient le pain
Et rapportaient la bière
Avec la bonne humeur indomptée et guerrière.
On y parlait d’exploits accomplis simplement
Et comme, à tel moment,
Le meilleur des régiments
Fut à tel point fureur, carnage et foudroiement,
Que jamais troupe de guerre
Ne fut plus ferme et plus terrible sur la terre.


La ville entière s’exaltait
De vivre sous la foudre ;
L’héroïsme s’y respirait,
Comme la poudre ;
Le cœur humain s’y composait
D’une neuve substance
Et le prodige y grandissait
Chaque existence :
Tout s’y passait dans l’ordre intense et surhumain.

Ô vous, les hommes de demain,
Dût la guerre mortelle et sacrilège
Même nous écraser dans un dernier combat,
Jamais, sous le soleil, une âme n’oubliera,
Ceux qui sont morts pour le monde, là-bas,
À Liège.



PREMIERS AÉROPLANES


Les roses de l’été — couleur, parfum et miel —
Peuplent l’air diaphane ;
Mais la guerre parsème effrayamment le ciel
De grands aéroplanes.

Ils s’envolent si haut qu’on ne les entend pas
Vrombir dans la lumière
Et que l’ombre qu’ils allongent de haut en bas
S’arrête avant la terre.


L’aile courbe et rigide et le châssis tendu,
Ils vont, passent et rôdent,
Et promènent partout le danger suspendu
De leur brusque maraude.

Ceux des villes les regardant virer et fuir
Ne distinguent pas même
Sur leur avant d’acier ou sur leur flanc de cuir
Leur marque ou leur emblème.

On crie, — et nul ne sait quelle âme habite en eux,
Ni vers quel but de guerre
Leur vol tout à la fois sinistre et lumineux
Dirige son mystère.

Ils s’éloignent soudain dans la pleine clarté,
Dieu sait par quelle voie,
En emportant l’affre et la peur de la cité
Pour butin et pour proie.



LA CATHÉDRALE DE REIMS


Qui parcourait l’espace d’or, dans la Champagne,
En ces midis d’automne où le pampre reluit
La regardait venir à lui
Comme une impérieuse et tranquille montagne.

Depuis le matin clair jusqu’au tomber du jour
Elle avançait et s’approchait
De celui qui marchait ;
Et sitôt qu’il sentait l’ombre des grandes tours

Qui barraient la contrée
Le gagner à leur tour,
Il entrait dans la pierre
Creusée immensément et pénétrée
Par mille ans de beauté et mille ans de prière.
Ô vieux temple français, gardé par tes cent rois,
Dont l’image apaisée illustre tes murailles,
Dis-moi quel chant de gloire ou quel cri de bataille,
Victorieusement, n’a retenti en toi !
Tu as connu Clovis, le Franc et sa compagne
Dont la main a guidé la main de saint Rémy
Et peut-être un écho sous ta voûte endormi,
Jadis, a entendu la voix de Charlemagne.

Temple, tu es sacré, de ton faîte à tes pieds ;
Au soir tombant, se joue à travers tes verrières
Comme un soleil infiniment multiplié ;
Sur tes grands murs, les ténèbres et les lumières —
Joie et deuil — font leur voyage silencieux.
Autour de tes piliers qui fusent jusqu’aux cieux,

Les petits cierges blancs, de leurs clartés pointues,
Illuminent le front penché de tes statues
Et dressent des buissons de flammes dans la nuit.
Une immense ferveur se dégage sans bruit
Des foules à genoux, qui contiennent leurs larmes,
Mais qui savent pourtant qu’au long du Rhin, là-bas,
— Canons, chevaux, drapeaux, soldats —
Rôde et se meut sans cesse un immense bruit d’armes.

Soudain la guerre est là qui monte et envahit.
Le tocsin sonne et sonne et Reims en retentit.
Les cieux sont sillonnés d’une foudre lointaine.
L’orage des canons tonne de plaine en plaine.
Un choc ; et le combat décide du pays.
Les bataillons teutons descendus vers Paris
Sont rejetés et poursuivis jusqu’en Champagne.
Or, puisqu’il fait accueil à tout homme lassé,
Le grand temple de gloire et d’amour traversé
S’en vient aussi vers eux du fond de la campagne.

Mais eux
Prenant ses rosaces pour cibles

Braquent vers lui leur feu terrible.
Il n’est sainte ni saint, il n’est Vierge ni Dieu,
Il n’est pignon, il n’est muraille,
Qu’ils n’atteignent des éclats noirs de leur mitraille.
Les tours, les grandes tours,
Et l’abside brillante et l’obscur baptistère
Sont cernés à leur tour,
D’une ceinture de tonnerres :
Partout le crime ordonne et prodigue la mort.

Alors,
Ce qui fut la splendeur des choses baptisées :
Ogives vers leur voûte immobile élancées,
Verrières d’ombre et d’or, transepts, piliers géants,
Orgues faisant un bruit d’orage et d’océan,
Cryptes dont les grands morts hantaient les labyrinthes,
Douces mains de la Vierge, et regards purs des saintes,
Tout, jusqu’aux bras du Christ, immense et pardonnant,
Est brusquement broyé sous le piétinement
Du plus rageur des sacrilèges.


Ô merveille tuée ! Ô beauté prise au piège !
Ô murs de la croyance atrocement fendus !
Ainsi qu’un rampement de rapides couleuvres,
Le feu mordait la chair divine des chefs-d’œuvre :
On entendait souffrir de beaux gestes tendus
— Depuis quel temps — vers la pitié et la justice.
De pauvres voix sortaient du marbre et du granit ;
Les ostensoirs d’argent par les papes bénis,
Les chandeliers, et les crosses, et les calices
Étaient mordus par les flammes et s’y tordaient ;
L’horreur était partout propagée et brandie ;
Les vieux saints du portail priaient dans l’incendie,
Mais leurs cris vers le ciel dans leur mort se perdaient.

Et maintenant avec ses pauvres bras brûlés
La cathédrale meurt sous les astres voilés.

Hélas ! où sont les plaines d’or de la Champagne
Et les mois de l’automne où le pampre reluit,
Quand on venait vers elle et le jour et la nuit
Comme vers une sainte et tranquille montagne ?



MA CHAMBRE


Ma chambre est close au vent du Nord,
Elle est close et solitaire,
Depuis la guerre ;
Pourtant
Voici le vent
Qui vient et passe et qui s’arrête et passe encor
Avec le défilé des mourants et des morts
À travers les combats qui font trembler la terre.

Oh, la lutte innombrable et le destin géant !
Là-bas au loin, sur l’Océan
Face à face, les vaisseaux sautent :
Les Zeppelins armés traversent la mer haute ;

Kirkholm, Kreusberg, Mitau, Dwinsk, Jacobstat, Vilna,
Cités que la bataille énorme illumina
Et qui toutes, m’étiez, hier encor, inconnues !
Ô guerre dans le sol ! Ô guerre dans les nues !
La fureur s’y condense et l’horreur s’y accroît
Et des plaines aux monts, et des fleuves aux bois
Tout est sombre et terrible et sanglant à la fois.

Depuis la guerre
Ma chambre est close et solitaire.
Dites, où sont-ils donc mes amis de naguère ?

Voici le coin où l’autre mois,
Pensifs et clairs, nous parlâmes à lente voix
De nos belles idées
Une à une par la science élucidées ;
Voici le coin de table où s’appuyait la main
De celui qui, sans jactance ni hyperbole,
Prêchait avec son âpre et vaillante parole
L’espoir humain ;

Voici le siège où s’asseyait
Celui qui tous les soirs venait à mon chevet
Me consoler, lorsque ma tête
Et mon sang et mes nerfs n’étaient qu’affre et tempête.

Hélas ! hélas ! où sont-ils donc ?
En quel délaissement et en quel abandon
Sont-ils flottants au gré de l’immense misère ?
Hélas ! hélas ! où sont-ils donc,
Mes amis de naguère ?

Car moi, ce soir, je n’ai pour compagnon
Que mon foyer à qui je parle et dont la flamme,
Prompte à vivre ou à mourir,
Seule répond
Au sombre ou lumineux désir
Qui tour à tour s’allume ou s’éteint en mon âme.



LES EXODES


Les pas qui s’en allaient jadis
Et du champ à la grange et de l’étable au puits,
Les pas qui s’en allaient par la sente sauvage,
Le dimanche matin, à la messe, au village,
Fuient aujourd’hui
De route en route, à l’infini.

Une à une, les fermes brûlent
Sur les plaines, au crépuscule ;
On croirait voir, là-bas, de larges fumiers noirs
Qui fument dans le soir,

Avec un brusque éclat de feu tout à coup rouge.
La flamme passe et court des fermes jusqu’aux bouges
Et mord déjà l’église et le vitrail ardent
Où Jésus accueillait, dites, depuis quels temps
L’hommage
Des jaunes chameliers et des pourpres rois mages.

De toutes parts
Les gens partent vers les hasards :
Il en est qui s’en vont poussant sur leur charrette
Le lit, le matelas, le banc, la chaufferette,
Et la cage déserte où mourut le pinson ;
D’autres chargent leur dos de vieilles salaisons
Qu’un voile épais et gris défend contre les mouches.
J’en ai vu qui tenaient une fleur à la bouche
Et qui pleuraient, sans rien se dire, atrocement.
Des vieux passent, serrant leur deuil et leur tourment,
Et les mères sont là, pauvres, mornes, livides,
Laissant mordre l’enfant à leur poitrine vide.


D’abord c’est derrière eux,
Que la flamme grandit et saute et tangue et houle :
Son oblique lueur atteint et suit la foule
Qu’on croit voir osciller et marcher dans du feu ;
Les crêtes des pignons croulent dans les fumées,
Les meules aux flancs d’or sont partout allumées,
Le bois flambe à l’orée et crépite et se tord
Et le proche horizon est ligné d’arbres morts.

Les gens qui vont et fuient
Poussent devant leurs pas et leur porc et leur truie,
Et leur chèvre et leur vache au corps lourd et ballant ;
Parfois les suit encore un long troupeau bêlant
Dont la plainte s’enfonce immensément dans l’ombre.
Des chevaux harassés traînent des chars sans nombre
Et les bêtes et les hommes ainsi s’en vont
Vers l’affreuse détresse et le malheur profond,
Se rapprochant et se parlant comme naguère,
Avec des mots qu’entend la terre
Depuis toujours.


Et tout à coup, voici les tours,
Les grandes tours qui s’éclairent de bourgs en bourgs
Et qui tendent jusqu’à la mer la tragédie
Haletante de l’incendie.

La plaine et la forêt s’illuminent au loin.
Mares, fleuves, étangs et lacs sont les témoins
De la terreur qui dans les eaux se réverbère ;
Les étoiles là-haut regardent sur la terre
De rougeoyants brasiers écheveler la nuit.
Tout est silence ou tout est bruit,
Tout est surprise et peur ; tout se plaint et frissonne ;
Et dans les clochers noirs les derniers tocsins sonnent.

Et les foules s’en vont toujours
Et las de leur cœur triste et las de leurs pas lourds,
N’ayant plus sous le front que la seule pensée
D’avancer tout au long des routes défoncées
Par le passage brusque et volant des canons.
Une ville parfois et ses larges maisons

Et ses gares de fer accueillent leurs détresses ;
En des fourgons partants quelques femmes se pressent,
Tandis qu’avec leurs fils, d’autres, obstinément,
— Dites vers quelle horreur, ou vers quel dénuement ? —
Continuent à marcher, tragiques et muettes.

Le feu bondit et rebondit partout :
Ses flammes violettes
Devancent, à cette heure ardente, les remous
De ces foules qui vont et vont, Dieu sait vers où.

Car cette fois, c’est devant eux, que l’incendie
Propage et sa terreur et sa rage brandies ;
Le ciel est angoissé par l’immense lueur
Qui monte et perce et fouille et mord ses profondeurs.
Soudain le brusque autan s’étend de plaine en plaine,
Il ronfle et siffle et crie et part sans perdre haleine
Rallumer sous leur cendre et la flamme et le feu.
Le pays tout entier s’épouvante de Dieu

Si bien que tous croient voir planer dans l’étendue
Comme une fin de monde aux grands vents suspendue.

Et las de leur cœur triste et las de leurs pas lourds,
Longues et fatales comme des houles
Les foules
Passent toujours.



MON ÂME, ELLE EST LÀ-BAS…


Mon âme elle est là-bas,
Mon âme en joie et en alarmes,
Elle est là-bas
Où l’on s’élance, où l’on se bat,
Mon âme elle est là-bas,
Dans les clameurs et dans les armes.

Elle s’exalte et pleure et rit au long du jour.
L’annonce des combats lui est lueur et flamme ;
Mon âme,
Au long des heures et des jours,
N’est plus qu’une pensée et n’est plus qu’un amour.


Mon âme ? — elle est ardente et rayonnante.
Elle fouille sa mémoire
Pour y ressusciter l’orgueil enseveli
De la légende et de l’histoire.
Elle est ardente et frissonnante ;
Elle se cache et se blottit
En vos grands plis,
Drapeaux, qui promenez sur le monde la gloire.

Elle guette votre venue,
Tambours qui débouchez du fond de l’avenue,
Battants au clair, dans la lumière.
Mon âme ? — Elle sonne et vibre tout entière
Au rythme de vos pas,
Soldats,
Qui chantez en passant vos chansons familières.

Mon âme ? — elle est déjà
Là-bas,
Dans la clarté de la victoire.
Tout lui devient ou signe ou geste évocatoires.


Elle est volante au vent
Vivant
Qui frôlera le front
De ceux qui reviendront,
Avec l’épaule en sang ou la main mutilée,
Des corps à corps de la mêlée.
Elle est l’ardeur, elle est la foi.
Elle trépide et crie et follement acclame,
Car l’avenir lui parle et lui chante à la fois,
Et pleurante d’émoi,
Elle écoute, mon âme !



LA FERME DES MARAIS D’OR


Dépensant tous pour leur richesse ou leur besoin
Mille efforts solidaires,
Ils habitaient de père en fils le même coin,
En Flandre, sur la terre.

Les yeux de leurs défunts, les yeux de leurs vivants
— Depuis combien d’années ? —
Regardaient tous passer les mêmes pluie et vent
Sur leur plaine ordonnée.


Les sentiers des taillis reconnaissaient leur pas
Quand, au soir des dimanches,
Ils revenaient en écartant du bout des bras
Toujours les mêmes branches.

Quelle aïeule jadis encrassa le mur blanc
Avec sa main calleuse ?
Quel dos avait laissé aux lattes du vieux banc
Son empreinte anguleuse ?

Aux jours sereins des renouveaux, quand il fallait
Ensemencer la terre
Pour l’assoler dûment, le fils se demandait
Ce qu’eût voulu le père.

Les morts n’étaient point morts : on les sentait remplir
Eux seuls, tout le silence ;
Et la ferme vivait, non de leur souvenir,
Mais de leur existence.


Or, il se fit, un jour,
Quand la guerre soudaine incendia les bourgs
Et les villes en Flandre,
Que cette terre où les vivants et où les morts
Avaient mis leur sueur, leur travail et leur cendre,
Dut subir la bataille et affronter le sort.

L’obus fendit bientôt les arbres de la route
Qui bifurque là-bas, vers Pervyse et Nieuport ;
L’étable au large toit prit feu et brûla toute ;
On en sauva les bœufs en leur couvrant le front
D’un sac profond,
Pour qu’ils ne vissent rien de l’énorme épouvante ;
Un shrapnell tua net la plus vieille servante ;
La huche, le pétrin, l’âtre, le banc de bois
Furent dispersés tous à la fois
Et la muraille
Où l’aïeul, trait pour trait,
Était représenté dans un cadre à portraits
Subit la rage et la fureur de la mitraille.


Tenant leur dernier né serré contre leur chair,
Haletantes et hagardes,
Des femmes se portaient du côté de la mer ;
Des chariots chargés de meubles et de hardes
Se succédaient par les chemins ;
Des vieillards s’éloignaient en plaignant leur village
Et leurs petits enfants s’agrippaient à leurs mains
Sur ces routes, par où fuyaient les attelages.

Dans la ferme des beaux marais,
Nul ne suivit ceux qui partaient :
Les poings serrés et le cœur brave,
Dans la ruine et ses amas,
On se terrait, près des soldats,
Au fond des caves.

Là-bas,
Serpentaient à travers une dune ébréchée
Les premières tranchées.
Aux heures des combats brusques mais enragés,

On partageait le pain, la haine et le danger ;
Les gamins se glissant dans l’ombre à ras de terre,
Apportaient la gamelle aux postes militaires
Et parfois la grenade où la mort fermentait.
La ferme et tous ses gens âprement combattaient.

Derrière un mur encor debout, dans la nuit noire,
Ils avaient ménagé un brusque observatoire
Que l’ennemi pendant longtemps ne devina.
Sur les taillis voisins son canon s’acharna.
Dans le verger traînait le fil télégraphique
Qui reliait la ferme au terrain héroïque,
Si bien que tous les jours avec un élan fol,
Quoique fixée et maintenue au sol,
Grâce à ce grand pan de muraille écroulée,
Elle se projetait jusqu’au cœur des mêlées.

La nuit, quand la ténèbre était d’argent et d’or,
Le fermier s’en venait rendre visite aux morts :

Il contournait le mur de l’ancien cimetière,
Il parlait longuement, le front contre la terre,
Et puis s’en revenait tout en causant encor
À quelqu’un d’invisible
Qui passait avec lui le seuil du vieux jardin.

Ce fut aux temps tumultueux de la Toussaint
Que l’ennemi désabusé enfin
Prit la ruine et son grand mur pour cible
D’un peuple de canons qui tonnaient au lointain.
Ce qui se maintenait de la poterne blanche
Et de l’étable et du fournil et du grenier
Fut renversé, dès le matin, sous l’avalanche
Des mitrailles de fer et des bombes d’acier.

L’attaque à l’arme nue
Se déclancha des deux côtés de l’avenue
Qui mène du verger jusqu’aux bords de l’Yser ;
La baïonnette étincelait comme l’éclair,

Frappait, perçait ou se heurtait en un orage
De gestes violents et terribles ; la rage
Sautait des cœurs gonflés et giclait jusqu’aux yeux ;
Des hommes se mordaient en luttant deux par deux ;
Sur les fumiers tassés de la cour déjà rouge,
Un gamin de quinze ans avait saisi la vouge
Et combattait avec cette arme, atrocement.
Le flux de la fureur montait à tout moment.
L’ivresse de tuer et d’achever sa proie
Gonflait chacun d’une âpre et formidable joie
Et les rires sonnaient pendant l’égorgement.

Jusqu’au tomber du jour se balança la lutte,
Tantôt vers la montée et tantôt vers la chute :
On ne savait vers où la maintiendrait le sort,
Quand tout à coup, dressant sa géante poitrine
Entre deux pans encor debout de la ruine,
Le vieux fermier des marais d’or
Avec toute sa voix cria : « Voici les morts ! »
Et comme s’il poussait en avant une armée
De soldats pour la gloire et l’honneur enflammée,

Son geste accompagnait un invincible élan
Vers l’ennemi surpris et tout à coup branlant.

Terribles s’abattaient les coups de la mitraille ;
On ne savait quel dieu redressait la bataille
Pour la fixer ferme et debout entre nos mains ;
Des renforts survenus soutenaient notre droite,
Un clairon de rappel éclatait au lointain,
Le vent frais et léger traversa le soir moite,
L’adieu d’un soleil brusque illumina les cieux
Et l’orgueil remplaça la haine dans les yeux
Victorieux
De nos troupiers chantant leur chanson saccadée
Avant de s’endormir sur leur terre gardée.

Toute cette nuit-là
La présence des morts défendit la ruine ;
Le fermier leur disait des mots ardents si bas
Qu’ils faisaient moins de bruit que l’ombre ou la bruine.


Il sentait leur ardeur vivante s’amasser
Dans la pierre fendue et le sol convulsé
Et son âme comprit que leur sourde puissance
Était le gage désormais,
Jusqu’aux jours fermes de la paix,
Des invincibles résistances.



LA PATRIE AUX SOLDATS MORTS


Vous ne reverrez plus les monts, les bois, la terre,
Beaux yeux de mes soldats qui n’aviez que vingt ans
Et qui êtes tombés, en ce dernier printemps,
Où plus que jamais douce apparut la lumière.

On n’osait plus songer au réveil des champs d’or
Que l’aube revêtait de sa gloire irisée ;
La guerre occupait tout de sa sombre pensée
Quand au fond des hameaux on apprit votre mort.


Depuis votre départ, à l’angle de la glace,
Votre image attirait et les cœurs et les yeux,
Et nul ne s’asseyait sur l’escabeau boiteux
Où tous les soirs, près du foyer, vous preniez place.

Hélas ! où sont vos corps jeunes, puissants et fous,
Où, vos bras et vos mains et les gestes superbes
Qu’avec la grande faux vous faisiez dans les herbes ?
Hélas ! la nuit immense est descendue en vous.

Vos mères ont pleuré dans leur chaumière close ;
Vos amantes ont dit leur peine aux gens des bourgs ;
On a parlé de vous tristement, tous les jours,
Et puis un soir d’automne on parla d’autre chose.

Mais je ne veux pas, Moi, qu’on voile vos noms clairs.
Vous qui dormez là-bas dans un sol de bataille
Où s’enfoncent encor les blocs de la mitraille
Quand de nouveaux combats opposent leurs éclairs.


Je recueille en mon cœur votre gloire meurtrie,
Je renverse sur vous les feux de mes flambeaux
Et je monte la garde autour de vos tombeaux,
Moi qui suis l’avenir, parce que la Patrie.



GUILLAUME II


Les soirs de fête, en des banquets,
Il s’évoquait
À la lueur de candélabres ;
Son buste chargé d’or dans l’or étincelait
Et son verbe emphatique et farouche jonglait
Ou bien avec son casque ou bien avec son sabre.

Il sévissait, pareil à l’aquilon,
De l’un à l’autre bout de son empire énorme ;
Il paradait de large en long,
Coiffé, sanglé, botté, du front jusqu’aux talons.
Pourtant, bien qu’il le décorât des cent galons

De ses cent uniformes,
Son bras gauche restait obstinément difforme.

Il était l’Empereur, mais demeurait celui
Qu’assiègent les grands rêves
Et qui ne parvient pas à soulever le glaive
À deux mains, devant lui.

Son mysticisme dur, violent et rapace
Volait la foudre au ciel pour menacer l’espace ;
La fourberie armait son esprit puritain ;
Il ordonnait et déplorait la tragédie
Du massacre éclairé par le rouge incendie ;
Pendant qu’il brûlait Reims, il pleurait sur Louvain.
11 trompait et mentait jusque dans sa prière,
Il était tout orgueil et son geste hautain
Lui paraissait devoir subjuguer le mystère
Et intimider Dieu.

À toute heure, en tout lieu,
De la Flandre jusqu’en Crimée
Retentissait le pas scandé de ses armées.


Ses régiments ? — il les dressait à coups de botte ;
La schlague ? — il la disait âprement patriote ;
Un morne automatisme animait seul l’essor
Des bataillons compacts qu’il jetait vers la mort.
Dites, pour broyer à la fois France et Belgique,
Dites, depuis quels temps
Préparait-il ses peuples allemands
À sa guerre pédagogique ?

Hier à Jérusalem, et demain à Tanger,
Et plus tard à Bagdad, et puis un jour en Chine,
Le monde était pour lui comme un tremplin léger
Où s’exerçaient son pied, sa jambe et son échine.

Au Nord, les soirs d’été, il se croyait pareil
Aux paladins casqués des légendes insignes.
Parfois, il s’affublait en Lohengrin vermeil
Et son yacht, sur la mer, voguait, blanc comme un cygne.

Il s’employait partout, fantasque et affairé.
Il ne se doutait pas, en son âme étourdie,

Que de tout ce qui est simple, noble et sacré
Il était la coupable et morne parodie.

Son fils, sec et fluet, était plus fol encor.
Bien qu’il mêlât Dieu sait quels vices de caserne
Avec un goût étrange et sombre pour la mort,
On le disait strict et moderne.
Sans doute il eût voulu régner avant son temps.
Pourtant,
Bien qu’ils fussent l’un de l’autre le châtiment,
Fils et père se renvoyaient, publiquement,
La gloire
Et d’être l’un pour l’autre un soleil dans l’histoire
Et de se compléter par leur rayonnement.

Mais leur peine à tous deux était certe infinie,
Quand ils fouillaient, le soir, leur cœur et leur cerveau
Sans y pouvoir trouver ne fût-ce qu’un lambeau
De volante grandeur ou de soudain génie.


Ils ne se disaient rien, car tous deux comprenaient.
L’Empereur, tout à coup, rageait et fulminait,
Et dans un geste brusque il jetait son délire
Comme mesure à son empire ;
Il se voulait grand quand même, dès aujourd’hui
« Son peuple et ses soldats s’affoleraient en lui ;
Ils formeraient ensemble une force damnée,
Hypnotisant la terre et la mer étonnée ;
La cruauté, l’effroi, la rage et la fureur
Peuvent, elles aussi, atteindre à la grandeur ;
On ne sait quoi de formidable et d’âpre éclate
Dans les destins de la science scélérate.
Automatiquement, sera dompté le sort.
Autres apparaîtront et la vie et la mort.
Plus n’est besoin d’honneur, de vertu ni de gloire,
Puisque le calcul fourbe et la trahison noire
Abattent plus sûrement encor
Sur l’univers dompté les poings de la victoire.

D’ailleurs n’est-il point, lui, l’Empereur et le Roi
Qui seul conçoit et définit le droit

Qu’acceptent de ses mains vingt peuples tributaires ?
N’a-t-il point ses canons, dont les feux solitaires
Brisent un fort et ses coupoles d’un seul coup ?
Commençant par Paris, finissant par Moscou,
Avec sa garde blanche il fera ses entrées
Sous les portes aux cent fleurons
Des capitales atterrées ;
Et ses fifres et ses tambours et ses clairons
Annonceront
Que désormais surgit sous le ciel d’Allemagne,
Pour la terreur du monde, un plus grand Charlemagne. »

Hélas ! depuis le temps que ce rêve s’en vint
Battre son front étroit et vain
On a pu voir déjà dans l’immense fumée,
Son aigle noir comme la nuit
N’étendre plus sur lui
Qu’une aile pauvre et déplumée.



NOTRE-DAME DE BONNE ODEUR


À Tervueren, à la lisière d’un bois, près Bruxelles, une chapelle est dédiée à la Vierge. Les gens du pays l’ont appelée : « Notre-Dame de Bonne Odeur. »



Notre-Dame de Bonne Odeur,
Qui domines en ta chapelle,
À Tervueren, près de Bruxelles,
Les pacages en herbe et les jardins en fleurs,
Sois bienveillante
Dès ce printemps aux humbles plantes
Et mets également tes soins
À mûrir les raisins, les pommes et les coings,
Avant que la saison défaillante et fanée
Ne soit par les grands vents, vers sa mort, entraînée !


D’abord,
Ne faut-il pas pour nos grands morts
Des roses tristes ;
Et les femmes qui les assistent,
Ne cueillent-elles point des fruits clairs et rosés
Pour la soif de nos blessés, ?
Car l’heure sinistre à l’heure grave s’ajoute
En Flandre et en Brabant.
On n’y voit plus, au long des routes,
Les hauts charrois de foin aux cheveux retombants,
Ni les hommes portant la gaule
Ou la bêche sur leur épaule.
Ceux qui passent là-bas
Sont des reîtres marchant au pas
Et s’avançant vers les villages
D’après un mouvement compact et saccadé,
Soit pour le feu ou le pillage,
Soit pour le meurtre commandé.

Hélas ! où pousse et vit encor la marjolaine
Et la fleur du lilas et la fleur du sureau ?

Où sont-ils les parfums qui traversent la plaine
Et balancent, le soir, leur voyage sur l’eau ?
Où les brises qui murmurent sous les ramées
Pour que des mots d’amour soient soufflés à l’amant
Par la feuille tremblante et le branchage lent,
Quand les couples s’en vont sous la nuit enflammée ?
Où sont les sentiers clairs que cent petits pieds nus
Marquent de leur empreinte entre les brins de chaume ?
Où la bonne senteur du pain roux et grenu ?
Hélas ! où les clartés ? hélas ! où les arômes ?
Et de quoi désormais, en ces âges d’horreur,
Pourront se réjouir tes benoites narines ?
Voici l’âcre Allemagne en sang et en sueur
Qui remplit d’elle et tes chemins et tes ravines,
Notre-Dame de Bonne Odeur.



FRANCE ET ALLEMAGNE



I


Ô morne crépuscule !
Les Suèves et les Hérules
Menacent à nouveau
Athène et son égide, et Rome et ses faisceaux,
Qu’avait au long des temps, avec un geste libre,
Repris,
Pour s’en vêtir et s’en armer, Paris.

Sur un sol neuf, l’œuvre antique s’était nourri
De force jeune et redressait son équilibre :
Au long des murs reparaissait l’ancien feston,
L’acanthe et la volute et la fleur corinthienne,

Mais par-dessus la barre et l’angle du fronton
S’élançait la ferveur d’une ligne chrétienne.

Ainsi
Sans heurt aucun, ni sans rudesse,
La foi y soulevait vers le ciel la sagesse
Et dotait la raison des ailes de l’esprit ;
Le monument total était si bien construit
Qu’on ne distinguait guère
Où le marbre joignait la pierre,
Ni sur quel horizon tranquille ou emporté
Il imposait aux yeux sa plus nette beauté.

Il triomphait quand l’ombre à l’aube était unie ;
Trente siècles le dédiaient à l’univers ;
Il était un, profondément, quoique divers,
Et le vent dispersait sa nombreuse harmonie
Sans divulguer jamais
Qui de Paris, ou d’Athène, ou de Rome
Rendait l’accord aussi divinement parfait
Pour en charmer l’âme de l’homme.



II

Car notre âme vivait
Parmi ce monument ardent et vaste
Et tout autant que lui, pour mieux s’épanouir
Et se darder vers l’avenir,
Unissait en faisceaux ses multiples contrastes.

Depuis quels temps
Était-elle à la fois et païenne et mystique,
Simple mais nuancée, autre mais identique,
Fragile sous la brise et ferme sous l’autan ?
Bien mieux que toute autre âme, elle épousait l’instant.
Elle était souple et forte et prompte et magnifique ;
Elle exaltait l’audace avec des mots légers ;
Qui la croyait encor languide et léthargique
La surprenait, vaillante et nue, en plein danger ;
Elle enseignait à tous une attitude fière ;
Railleuse un peu, mais ferme et l’épée au côté,
Elle éclairait les yeux de toute la lumière
Que renferment ton cœur et tes yeux, Liberté.


Jadis, dans les cerveaux à dure et fruste écorce,
Dûment, elle implanta, siècle à siècle, le droit ;
Elle avait desserré le poing roux de la force
Pour lui glisser le rameau vert entre les doigts.

Autant sous la clarté qu’à travers l’ombre épaisse,
Elle avait étendu son travail bienséant :
De l’Occident entier elle aurait fait la Grèce
Se répandant au Nord jusques à l’Océan.

À ranimer l’orgueil des cités abattues,
Elle y découvrit l’art et le fit baptiser ;
Elle inclina vers Dieu le front blanc des statues
Et répandit sa flamme en leur torse épuisé.

Elle avait on ne sait quelle ardeur fraternelle,
Allant de peuple à peuple incendier les vœux ;
Elle ornait de ses fleurs la guirlande éternelle
Qui court en longs festons joindre le bien au mieux.


Sa force était lucide et quelquefois sublime :
Le jour où tous les rois furent ses ennemis,
Vingt peuples exaltés par Jemmape et Valmy
Crurent voir ressurgir Platée et Salamine.



III


Un seul lui résista ne la comprenant point.
Dites, depuis quels temps peuplait-il ses montagnes
Du bruit de ses marteaux tonnant entre ses poings
Et frappant dans le fer le sort de l’Allemagne ?

Son âme était flottante aux brumes des forêts ;
Elle y rêvait le soir, quand la peur s’accumule,
À Wotan borgne et lourd qui erre et disparaît
Là-bas, vêtu d’éclairs, au fond des crépuscules.

Comme ses dieux guerriers dans leur ciel fracassant
Ne parvinrent jamais à dompter leur furie,
L’âpre Allemagne au long des jours, des mois, des ans
Ne put jamais qu’organiser sa barbarie.

Parce que ses regards s’hallucinent vers l’or
Comme ceux d’Albéric au fond des eaux, naguère,
Elle en voulut sa part formidable, d’abord ;
Elle en veut aujourd’hui la masse tout entière.


Elle aime la conquête avec férocité :
Les guerres sont pour elle ou l’abri ou le havre ;
Elle marche sur les mourants, le pied botté,
Et son orgueil s’épand de cadavre en cadavre.

Elle est atroce et fourbe et basse à tout moment ;
Elle espère, grâce à l’horreur de cent carnages,
Quand même, un jour, river avec acharnement,
Sur l’ample humanité, son terrible visage.

Mais si tel deuil ou tel crime dût advenir
Et qu’elle réussît à hausser sa marée
Jusqu’à battre le roc sauveur de l’avenir,
L’Europe à tout jamais serait déshonorée.



YPRES


Au temps des communiers têtus et arrogants,
Ypres, la ville égale et de Bruge et de Gand,
Soutint sièges sans fin et révoltes sans nombre,
Si bien que, dans l’histoire,
Sa gloire,
Quoique de splendeur rouge, est de clarté plus sombre.

Les tout premiers,
Ses ouvriers
Organisent chez eux, en leurs maisons minimes,
Avec la trame aux mille jeux,
Tissant les draps lourds et moelleux,
Le travail clair, familial et unanime.


Femmes, filles, garçons aident dûment celui
Qui est, tout à la fois, et le maître et le père.
Chacun tient sa besogne et son devoir de lui
Et l’accomplit,
Selon l’ordre qu’il juge utile et nécessaire.

Avec quelle âpre ardeur, ramassée et concise,
L’homme défend son toit, sa gilde et son église ;
Il est têtu, parce qu’il croit
Que sa cause est le droit,
Et qu’avec son front libre et ses deux mains serviles,
Il travaille à l’orgueil crénelé de sa ville.

Il la veut ferme et forte autant
Qu’est ferme et fort son cœur battant.
Déjà les Halles
Sortent de terre, lentement,
Et muraille à muraille, et fragment par fragment,
Montent, d’une poussée ardente et triomphale,
Vers l’or épars du firmament.


Dans les blocs du fronton, dans, les moellons du seuil,
Dans chaque pierre, il scelle un peu de son orgueil.
Bientôt la voûte immense éclairera son arche
Du voyage quotidien de l’astre en marche,
Tandis que son comptoir à lui étalera
Le luxe ténébreux et luisant de ses draps,
Au pied du seul pilier dont le chapiteau s’orne
D’une acanthe mêlée aux fleurs d’une viorne.

Et puis,
Ne sait-il point aussi,
Qu’aux jours de la prochaine année,
Par-dessus les pignons, les toits, les cheminées,
Se carrera dans l’été d’or
Unique, immense et droit,
Le beffroi ?

Alors,
Grâce à la grande cloche aux poutres suspendue,
Ypres imposera son âme à l’étendue.

Chacun sera d’accord avec ce battement
Pour en rythmer sa joie ou son ressentiment.
Le cœur de la cité pacifique ou guerrière
Vivra et bondira dans ce torse de pierre ;
Il dira le passé, il criera l’avenir,
Si bien qu’aux jours lointains, les races à venir
Ne pourront croire
Que ce témoin de tant de gloire
N’ait authentiquement été,
Dans un morceau d’éternité,
Sculpté.

En vain les temps de décadence et de ruine
Planteront-ils leurs couteaux noirs dans sa poitrine ;
En vain mille ouvriers, avec leurs métiers clairs,
S’en iront-ils ensemble, au delà de la mer,
Installer leur travail sous quelque autre contrôle,
Jamais le haut beffroi ne quittera son rôle
D’être la majesté, la force et l’ornement
D’un beau ciel bleu rempli de nuages flamands.


Hélas ! pour qu’il croulât, hélas ! il a fallu
Qu’un peuple descendît jusqu’au crime absolu
Et, niant la fierté et l’orgueil de la guerre,
Se fît traîtreusement et bassement incendiaire.

Les Halles, et Saint-Martin, et le beffroi
S’allumèrent tous à la fois :
On eût dit que leurs flammes
Faisaient un large brasier d’âmes.
Ce que la ville avait conquis obstinément
Au cours des temps,
En sa croissance triomphale,
Et ses chartes et ses décrets et ses annales,
Et sa tenace ardeur et son courage altier,
Et le renom européen de ses métiers,
Et surtout l’admirable et gothique visage
Que l’âge lui avait fait et parfait d’âge en âge,
Tout fut brûlé et lentement anéanti
Jusqu’au ras de la terre.


Dites, quel éclair fou de haine et de colère
Doit aujourd’hui
Illuminer le cœur de ceux
Qui ont cru voir avec leurs yeux,
Et dans les feux
Et dans les cendres,
Se tordre de douleur et crier jusqu’aux cieux
La Flandre !



LES ZEPPELINS SUR PARIS


21 Mars 1915.


Sous les étoiles d’or d’un ciel ornemental
Glissent les Zeppelins dans la clarté hardie
Et le vent assaillant leurs parois de métal
En fait luire et siffler l’armature arrondie.

Un but sûr, mais lointain, les hèle et les conduit ;
Et tandis qu’ils ne sont encor qu’ombre et mystère
Leur vol énorme et lourd s’avance dans la nuit,
Et passe on ne sait où, au-dessus de la terre.


Les plaines et les bois se dérobent sous eux
Et les coteaux avec leurs fermes suspendues
Et le bourg et la ville aux étages nombreux
D’où leur présence proche est soudain entendue.

Aussitôt jusqu’au Sud, et de l’Est et du Nord,
S’émeut et retentit le télégraphe immense ;
La menace est criée et la vie et la mort
Organisent partout l’attaque ou la défense.

De toutes parts est perforé l’espace gris ;
Des foyers de lumière en tous coins se dévoilent
Et leurs barres de feu vont ramant sur Paris
Avant de remonter se cogner aux étoiles.

Ceux qui guident le vol des navires, là-haut,
Voient luire à leurs côtés la grande Ourse et les flammes
D’Hercule et d’Orion, d’Hélène et des Gémeaux,
Et s’estomper au loin le Louvre et Notre-Dame.


La ville est à leurs pieds et se tasse en sa nuit
Et se range et s’allonge aux deux bords de la Seine ;
Voici ses palais d’or et ses quais de granit
Et sa gloire pareille à la gloire romaine.

L’ivresse monte en eux et leur orgueil est tel
Que rien jusqu’à leur mort ne le pourra dissoudre.
Ne sont-ils pas à cet instant les rois du ciel
Et les dieux orageux qui promènent la foudre ?

Ils bondissent dans l’air lucide ; ils vont et vont,
Évoquant on ne sait quel mythe en leur mémoire
Et creusent plus avant un chemin plus profond,
Dites, vers quel destin de chute ou de victoire.

Les projecteurs géants croisent si fort leurs feux
Qu’on dirait une lutte immense entre les astres
Et que les Zeppelins se décident entre eux
À déclancher soudain la mort et les désastres.


Pourtant jusqu’à Paris aucun n’est parvenu.
Avant qu’un monument ne devienne ruine
Ils s’en sont allés tous, comme ils étaient venus
Avec le coup de l’échec dur en leur poitrine.

Ils n’ont semé que ci et là, de coins en coins,
La mitraille qu’ils destinaient au dôme unique
Où dort celui qui les ployait sous ses deux poings
Et les dominait tous, de son front titanique.

Et, peut-être, est-ce lui qui les a rejetés
Du côté des chemins où la fuite s’accoude,
Rien qu’à se soulever, lentement, sur son coude
Tel que pour le réveil Rude l’avait sculpté.



LE PRINTEMPS DE 1915


Tu me parlais de ta voix belle
Et demandais en insistant :
Y a-t-il encore un printemps
Et les feuilles repoussent-elles ?

La guerre accapare le ciel,
Les eaux, les monts, les bois, la terre ;
Où vient la rose ? où est le miel
Pour les abeilles volontaires ?


Où les pousses des roncerois
Et les boutons des anémones ?
Où la rencontre, au cœur du bois,
Des pas de Flore et de Pomone ?

— Hélas ! plus n’est de floraison
Que celle des feux dans l’espace :
Bouquets de rage et de menace
S’éparpillant sur l’horizon.

Plus n’est, hélas ! de splendeur rouge
Que celle, hélas, des boulets fous
Éclaboussant de larges coups
Clochers, hameaux, fermes et bouges.

Tout est sans joie et sans merci ;
La lutte épand de plaine en plaine
Ses bonds de fureur et de haine :
C’est le printemps de ce temps-ci.



À L’ARRIÈRE


Quand les fleurs de mon choix te décoraient la taille,
T’en souviens-tu ? C’était dans les bois de Saint-Cloud.
Un avion planait par le soir calme et doux
Et blasonnait le ciel du côté de Versailles.
 
Son bruit rude et guerrier nous donnait à songer :
« Quand donc s’en ira-t-il vers les pays féroces,
Par-dessus l’ennemi qui se terre en ses fosses,
Promener son audace et son volant danger ? »


Et nous voyions déjà s’abattre son orage
Dans la terre fumante ; et ses feux en bondir
Pour mordre et déchirer, et tuer et raidir
Cent ennemis fauchés dans leur haine et leur rage.

Oh ! que nos cœurs sont bons et méchants tour à tour !
À cette heure où la nuit au jour mêlait sa cendre,
Contre la cruauté, je ne pus me défendre
Et la mort évoquée exalta notre amour.



SOLDATS MORTS À LA GUERRE


Soldats morts à la guerre,
Qui remplissez le sol mortuaire, là-bas,
Avec le spectacle encor rouge des combats
Dans vos yeux, sous la terre,
Voici venir pieusement vers vous les pas,
De ceux dont l’âme
Vous est ferveur, orgueil, mémoire et flamme,
Mais dont les yeux ne pleurent pas.

Nous vous sentons trop hauts pour gémir sur vos tombes.
Le vent qui tour à tour se soulève ou retombe

Passera seul immensément par les grands bois
Pour tirer de chaque arbre une plainte profonde
Et vous jeter ainsi tous les regrets du monde,
Sans que s’y mêle notre voix.

Nous, nous chantons votre agonie
Héroïque, là-bas, dans un sillon de blé,
Avec autour de vous les adieux rassemblés
De la belle lumière et des plantes amies ;
Nous, nous chantons la mort illuminant vos yeux
Simplement, comme aux jours les plus grands de l’histoire,
Lorsque les mots sacrés de patrie et de gloire
Étaient des mots miraculeux.

Votre âme désormais habitera sur terre
Dans les plis frissonnants et volants des drapeaux ;
Nous en sentirons tous l’effluve autoritaire
Nourrir obscurément les nerfs de nos cerveaux ;
Notre âme sera par votre âme refondue ;
Nous l’entendrons sonner dans notre torse altier
Et si un jour la victoire nous est rendue
C’est qu’en vous, héros morts, nous vivrons tout entiers.


Soldats,
Qui remplissez le sol mortuaire là-bas,
Avec le spectacle encor rouge des combats
Dans vos yeux, sous la terre,
Voici venir vers vous, pieusement, les pas
De ceux que terrifie à coups d’horreur la guerre,
Mais dont les yeux ne pleurent pas.



L’ÂME PAYSANNE


Les jours de rage militaire,
Quand vibre et siffle et passe et se répand partout
L’obus précis, ardent, volant et fou,
Dites, les gens, les pauvres gens, entendez-vous
Souffrir, gémir, crier, et tout à coup
Se déchirer, jusqu’à son cœur, la terre ?

Elle était votre amour, étant votre souci.
Même l’hiver, sous le ciel blême,
Vous l’aimiez tous plus que vous-mêmes,
Et vos enfants l’aimaient et votre femme aussi ;

Et vous vous parliez d’elle avec des mots si tendres
Que ceux qui n’étaient pas gens du pays,
Depuis toujours de père en fils,
Hélas ! ne vous pouvaient comprendre.

Vos champs vous paraissaient être des hommes sûrs
Qui ne gaspillent pas le grain qu’on leur confie,
Mais font en sorte, aux mois d’été, qu’il fructifie
Et devienne épi clair et moisson sous l’azur.
Vous saviez en quel coin de sol luisant ou terne,
On sème avec profit la rave ou la luzerne,
Et comme il faut qu’on soit patiemment malin
Pour tirer d’un sablon quelques quintaux de lin.
Vos yeux subtils, vos bras musclés, vos mains austères
Immensément se prolongeaient en votre terre,
Si bien qu’aux jours d’éclairs et de tonnerres fous,
Quand l’orage mordait, il semblait mordre en vous.

Dites, les gens, la terre est aujourd’hui blessée
De toute la mitraille en sa chair enfoncée.


Des crevasses d’obus bâillent en des sillons.
Le tilleul de la plaine est fendu tout du long
Et tend vers le haut ciel les moignons de ses branches.
Les toits ont chu des murs comme autant d’avalanches
Et leurs lattis broyés jonchent les carrefours.
Tel un torse troué se dresse encor la tour
Par-dessus le village et l’église en ruines.
Les étoiles, le soir, peuplent cette poitrine
De feux consolateurs que l’on voit au travers.
Tout est morne d’avoir si brusquement souffert :
L’oiseau, la bête et l’homme en leur crainte profonde,
À voir leur sol broyé, croient à la fin du monde.

Pourtant,
Cette terre aujourd’hui lamentable et blessée,
De toute la mitraille en sa chair enfoncée,
Renferme également,
En ses bois désolés et ses plaines cruelles,
Le corps des héros morts qui tous sont morts pour elle.

Dites, les gens
Dont l’âme paysanne entend vivre la terre,

Ce qu’il vous faut sentir en ces heures de guerre,
Uniquement,
C’est l’orgueil et la force et le frémissement
De cette cendre, sous la terre.

Orges, seigles, froments, s’ils sont brûlés, vos grains,
Il n’importe — voici la nouvelle semence.
Elle lève du sol en volontés d’airain ;
Et doit répandre en vous la divine démence
Qui veut qu’on soit terrible et tout à coup vainqueur.
Vous vous tairez devant la gloire,
Plaintes et cris, sanglots et pleurs,
Pour que s’exalte seul et gronde dans les cœurs
Le cri myriadaire et fou de la victoire.



HÔPITAUX


I


Ô femmes dont les mains sont belles,
Vous dédiez, par charité,
Leur sûre et tranquille bonté
Au soin quotidien des blessures mortelles.

Ceux dont les traits se sont pâlis
Sous la souffrance coutumière
Les voient agir dans la lumière,
Quand vous venez, au soir tombant, garder leurs lits.


Leur âme en devient résignée,
Si douce en est la vision,
Lorsque vous frôle un lent rayon
Au long des murs où les couches sont alignées.

Le médicament fade et froid
Et même la tasse où se fanent
Les quatre fleurs d’une tisane
Se dore à la clarté qu’y rassemblent vos doigts.

Tout s’embellit et se rehausse ;
Et néanmoins la mort est là
Qui rôde et regarde déjà
À travers les carreaux vers le terrain des fosses.

Ô le tragique et lumineux hôpital blanc
Assis en des jardins dont les rosiers dolents
Confient aux vents qui passent
Les parfums délicats de leurs floraisons lasses,
En quelle heure d’émoi, de crainte et de menace
Vous ai-je visité avec mon cœur tremblant ?


II


Les dalles des couloirs luisaient comme à l’église ;
Un ordre immaculé s’établissait partout ;
Les angles dessinaient leur netteté précise,
Et les murs s’allongeaient et s’enfuyaient jusqu’où ?

Des malades traînaient aux bancs des réfectoires,
Puis en gagnaient le seuil et causaient sous l’auvent ;
Des linges longs étaient plies en des armoires,
Gardant l’odeur encor des prés et des grands vents.

Un Christ aux larges bras, un grand Christ d’espérance
Semblait sortir de l’ombre et planer sur les maux ;
Dans un coin se carraient les tables de souffrance
Et des instruments clairs brillaient sur des plateaux.

Le soleil éveillait ses prismes en des verres ;
Les scalpels attendaient rangés et acérés ;
De tristes corps passaient prostrés sur des civières,
Avec leurs pauvres yeux souffrants et chavirés.


Dans les salles où l’on mourait, des fleurs fragiles
Vers les derniers regards des blessés se tendaient,
À l’heure où s’entouraient de paravents mobiles
Les râles précurseurs que la mort entendait.


III


Ô sainte vision des misères humaines,
Avec quelle angoissante et pathétique ardeur
Comme on étend les plis retombants d’un suaire
Je vous ai descendue à l’entour de mon cœur !

Je vis en votre deuil et je désire y vivre
Pour mieux aimer tous ceux qui sont plus hauts que moi
Par le courage intense et clair qui les enivre
Et par la fin sublime à laquelle ils ont droit.

Qu’ils succombent là-bas sur des champs de bataille,
Ou bien, un soir, sur des lits d’hôpitaux,
Leur grandeur est pareille et la France leur taille
Un semblable linceul en de mêmes drapeaux.

Et puis les endort tous en sa terre éternelle
Et, pour qu’ils soient gardés et les nuits et les jours,
Elle appelle sa sœur, la Gloire, à son secours,
La Gloire ardente, et dont, aussi, les mains sont belles



LES USINES DE GUERRE


I


Avec les mille éclats de ses mille tonnerres,
Se glissant sous le sol, ou montant vers les cieux,
Avec tous ses marteaux, ses enclumes, ses feux,
La fumante industrie enveloppe la guerre.

À la voir s’exalter derrière chaque front
En des usines d’or sous les hautes murailles,
On dirait un orage innombrable et profond
Auquel un peuple immense immensément travaille.


Fonte rouge, qui peu à peu deviens acier,
Lorsque tu sors soudain, éblouissante et nue,
Comme un sang de soleil de tes sombres cornues,
Tu éclaires, le soir, le pays tout entier.

L’ombre longue subit tes lueurs successives :
Et c’est le champ, et c’est la mare, et c’est le bois,
Et c’est au loin la grange et l’étable massives
Et la ferme d’en haut dont s’allument les toits.


II


Ainsi pour que le front avance ou se maintienne,
On excite les feux partout — et c’est là-bas
Que s’embrasent Woolich, Poutilow et Skoda,
Et que s’éclaire, ici, Chamond et Saint-Etienne.

Oh ces métaux tassés en leurs parcs à lopins !
Les hauts fours embrasés tour à tour s’en nourrissent ;
Autour de leurs flancs creux les ringards retentissent,
Tandis que l’acier mou se serre en des grappins.

De pesants cubes d’or promènent leur lumière
Au ras du sol, avant de se fixer dûment,
Sous la chute précise et sous le poids fumant
Des marteaux s’abattant au long de leurs glissières.

L’obus, d’un seul coup net, se creuse et s’emboutit.
De place en place, on le polit, on le travaille ;
On le bourre à foison de plomb et de mitraille
Et la charge s’endort pour s’éveiller en lui.


Il se glisse et se tasse en de roulants carricles ;
On en mesure et la hauteur et les contours ;
Oh ! ce vrombissement inlassable des tours
Sous le hall formidable et noir où les feux giclent.

Oh ! le geste des mains et des doigts ramassés
Autour du tournoiement de l’acier et du cuivre,
Et les cris des métaux, que leur souffrance enivre
Et qui chantent à se sentir martyrisés

Et s’accordent déjà avec la chanson rouge
Et les cris des soldats qui se ruent pour mourir
Et pour donner leur sang joyeux à l’avenir,
Quand passe la victoire et que le destin bouge.


III


Dites, l’effort total à l’arrière, à l’avant,
Et la docile ardeur de cette double armée
Dans le bruit innombrable et l’énorme fumée
Que tour à tour l’usine ou la lutte enfle au vent !

C’est pour lui, le soldat, que l’ouvrier s’efforce,
Que sa gorge s’embrase à la flamme des fours,
Qu’il y brûle ses yeux peu à peu, tous les jours,
Et que ses bras vieillis se vident de leur force.

C’est au travail féroce et précis des canons
— Quand la fonte se change en lave au fond des cuves
Et que le hall s’enrage et bout, tel un Vésuve —
Qu’en son torse tanné se sèchent ses poumons.

C’est au vacarme fou des moteurs qu’on essaie
Et qui happent et qui mâchent l’air qui bruit
Que son oreille un jour s’émousse ou s’assourdit
Et que parfois sa main n’est plus que sang et plaie.


Oh ! l’héroïque et clair et fraternel accord,
Entre tous ceux qui font et qui portent les armes
Et qui s’emploient, sous le tonnerre et ses vacarmes,
À rebâtir la vie au ciment de la mort.


IV


Et transportant au rythme ardent de leurs machines,
Par delà les forêts, les champs et les collines,
Des lieux où l’on travaille aux lieux où l’on se bat,
Les schrapnells par milliers et les obus par tas,

Les trains, durant la nuit, indiscontinûment,
Avec leur formidable et secret chargement
Serré en des fourgons ou caché sous des toiles,
Les trains après les trains roulent sous les étoiles.

Jusque dans les hameaux des lointaines provinces,
Le sol comme exalté en trépide et en grince,
Le fleuve répandu, le canal encaissé
Au frisson de ses flots sent la guerre passer.

Les trains roulant toujours sous les astres, la nuit,
Emportent, dirait-on, des morceaux du pays :
Plombs, fer, étains, salpêtre, aciers, boulets, mitraille
Et les soldats qui seront grands dans la bataille.


Si bien que c’est le peuple et, avec lui, la terre
Profonde et l’eau multiple et le roc réfractaire
Qui imposent, à l’ennemi enfin dompté,
Pour le présent et l’avenir, leur volonté.



À RAS DE TERRE


Hélas ! en aucun lieu sous le soleil,
Bannière au clair, ne s’exaltent les chevauchées
Des escadrons bondissants et vermeils.
Tout se passe là-bas, en des plaines transies,
En France, en Allemagne, en Belgique, en Russie,
Où face à face sont couchées
Mille troupes se surveillant
De tranchée à tranchée.

Certes un jour, l’élan et la fureur
Décideront et du vaincu et du vainqueur.
En attendant,
C’est un serpentement

Qui bouge et rampe et s’allonge sous terre.

On circule dans le mystère,
L’œil et l’oreille au guet, le pas aventureux ;
Tout le travail se fait secret et ténébreux ;
La vaillance se mue en témérité sombre ;
On se sent le complice et le soldat de l’ombre ;
On ne se parle guère ; on ne pousse aucun cri ;
On creuse le sous-sol jusques à la nuitée
Et l’on attend patiemment
Que l’ennemi surpris,
Sinistrement, soit enfoui
Sous la terre éclatée.

Oh ! les moments de trouble et les heures d’ennui !
On les subit
Et l’on bougonne :
Tout est uni et morne et n’exalte personne.
Il est même des jours
Où l’on se sent si las, si lourd,

Et d’humeur si contraire,
Que l’on voudrait soudainement
Peu importe comment
Finir la guerre.

Devant le front, c’est les postes d’écoute
Qui se dressent aux coins dissimulés dés routes.
Toujours,
Quelqu’un y veille, nuit et jour.
Il guette au loin l’espace, et l’espace le guette ;
Il vit dissimulé dans l’immense tempête,
Le cœur et l’esprit angoissés,
Sous le déchaînement des feux entrecroisés.
Parfois, quand le soir tombe, en été, sur les plaines,
Il entend les crapauds dans les mares prochaines
Paisiblement siffler comme aux temps d’autrefois,
Où il était, parmi les champs ou dans les bois,
Celui qui fait dûment pour le bien de la terre
Les gestes clairs, puissants et millénaires.


Et puis encor passent à ses côtés
Des patrouilles mornes et lentes.
Leur masse est grise ou noire et leur marche hésitante.
Il les voit tour à tour s’avancer, s’arrêter,
Glisser, ramper, et tout à coup comme ausculter
La plaine immense :
On dirait que leur sort à tous est suspendu
À tel bruit souterrain par leur crainte entendu ;
Puis leur marche à tâtons dans la nuit recommence.

L’ennemi veille et se répand aussi
En patrouilles mornes et lentes ;
Leur masse est grise ou noire et leur marche hésitante.
Qu’ait lieu une rencontre au tournant d’une orée,
Sitôt s’entame sans merci
Une lutte férocement exaspérée :
On s’agrippe et l’on se mord
En un farouche corps à corps ;
L’éclair blanc des couteaux au bout des poings travaille
À creuser dans la chair de sanglantes entailles ;

Des heurts, des chocs, des cris
Assourdissent ou perforent la nuit ;
Des coups pleuvent sans nombre ;
Un chien rôdeur au fond des bois, aboie
Et, blocs par blocs, des hommes choient
Et font sur le sol noir de larges monceaux d’ombre.

Ainsi,
Partout en France, en Allemagne, en Russie,
Et plus loin en Égypte, et plus loin en Asie,
La même guerre,
En attendant le branle-bas
Des suprêmes combats,
Condense immensément sa fureur sous la terre.

Tandis qu’au-dessus d’elle à travers l’air, là haut,
L’obus siffle sans cesse et le shrapnell éclate
Avec un bruit heurté de lattes contre lattes ;
On dirait dans la nue un tonnerre nouveau ;
Le ciel n’est que bouquets de flammes suspendues
Dont les fleurs sont la mort en tous sens répandue,

Et dès que le jour fuit,
La nuit
Se balafre des feux errants de cent désastres,
Si bien qu’aux horizons tempétueux,
Les yeux
Croient voir lutter entre eux
Et se heurter et se casser
En deux
Les astres.



RUPERT BROOKE

POÈTE ET SOLDAT



D’après une lettre d’un de ses amis et compagnons d’armes qui l’enterra à Scyros.



Le jour qu’il eut compris que les hautes idées
Devenaient peu à peu
L’enjeu
De la lutte vers le futur échafaudée,
Étant poète, il se promit d’être soldat.

Pas un instant, il n’hésita
À dominer en lui la dangereuse joie
D’être juste et clément à la race de proie
Qui se prouvait cruelle avec tranquillité ;
Son cerveau libre en fut à tel point révolté

Qu’il fit accueil, portes ouvertes,
À la haine innombrable, exaltante et alerte.

Il s’embarqua tel jour d’été,
Quand les vents d’Est couvrent l’immensité
De l’écumante et fougueuse avalanche
Des, vagues blanches ;
Il s’embarqua vers l’Orient,
Jeune, ferme, rapide et souriant,
Voyant déjà surgir au clair de ses prunelles
Les golfes d’or des Dardanelles.

Hélas ! qui donc eût cru que bref serait son rêve
Et que jamais son poing farouche et violent
N’arborerait dans un combat sanglant
Le glaive ?
Hélas ! qui donc eût dit qu’en ces pays vermeils
Où tout lui semblait joie, amour, splendeur et fête,
Son cerveau trop ardent sous son front de poète
Serait tué par le soleil ?


Son corps ne souffrit guère ;
On le mit sur son lit dans sa cabine claire,
Un rayon du couchant visita son chevet
Et son regard encor lucide apercevait
Lentement ses deux mains se dorer de lumière.

Jadis, il eût voulu mourir ainsi,
Par un soir fabuleux, en une île lointaine
Où le troène et l’asphodèle et le souci
S’émeuvent au chant clair et menu des fontaines ;
Or, depuis quatre jours l’ordre du capitaine
Nous faisait faire escale en l’île de Scyros :
De longs parfums de fleurs s’allongeaient sur les eaux
Et la brise chantait aux cordages des moufles
Si bien que ce fut elle, entrant par les hublots,
Qui recueillit et puis dispersa sur les flots
Son dernier souffle.

En uniforme roux coupé en son milieu
D’un seul rang de boutons aux fleurons militaires,

Nous l’avons enterré par un minuit lunaire,
Dans un site merveilleux.

Nous l’avons mis sur nos épaules fraternelles,
Y maintenant sa bière avec nos larges mains.
Des flambeaux allumés éclairaient les chemins
Au long de roches éternelles.

Nous étions comme heureux de le sentir encor
Une dernière fois en son cercueil de hêtre
Nous toucher presque et comme agir de tout son être
Très doucement, contre nos corps.

Nous l’avons longuement couché sous de beaux arbres
Au penchant d’un coteau par la sauge strié ;
Son tombeau fut orné d’un rameau d’olivier
Et recouvert par de blancs marbres.

Ceux de sa compagnie ont voulu que sa croix
Ne fût que deux tronçons d’un pauvre et frêle arbuste
Ils ont inscrit son nom sur une planche fruste,
Prenant pour encre un peu de poix.


Nous l’avons veillé tous, jusqu’à l’aube blêmie ;
Puis l’avons laissé là
Dans sa tombe de soldat,
Avec la mer pour amie.

Depuis
Le sort, tantôt clément, tantôt contraire,
Nous dispersa d’île en île, là-bas, au loin,
Partout où de nos bras sanglants avaient besoin
La France et l’Angleterre.

Mais nul de nous, jamais, n’a desserré le lien
Qui l’unissait au disparu dans la mort noire
Et l’on songeait à lui, avec ferveur et gloire,
Dès qu’on se battait bien.

Plus tard, lorsque la paix docile
Nous sera revenue avec sa force douce,
Nous irons rechercher sous le thym et la mousse
Sa tombe, au cœur de l’île.


Hélas ! le temps qui tout efface
Peut-être en aura fait disparaître la trace,
Et peut-être nos pas
La chercheront en vain dans le soir et l’aurore ;
N’importe, il nous sera plus cher encore
Si nous ne la retrouvons pas.



RUSSIE



I


Cités d’Europe et vous là-bas, villes d’Asie,
Et vous, Moscou, et vous, Irkoutsk et Archangel,
Vous portez tour à tour les couronnes de gel
Dont se pare la blanche et mystique Russie.

On ne sait quelle flamme immense anime en vous
Ce brasier de ferveur qu’est votre âme dardée ;
Tout sacrifice vous l’acceptez à deux genoux
Et vous mourrez, en silence, pour une idée.


Et vous vous partagez le pain de la douleur
Pour que grandisse en vous l’humanité souffrante !
Une neige chaude et secrète est dans vos cœurs
Et vous donne pour feu sa pureté ardente.

Certes vous travaillez à quelque haut destin,
Mais non comme autrefois Sidon, Carthage ou Rome.
Si vous croyez encor dans un ciel incertain,
Vous avez, avant tout, espoir et foi dans l’homme.

Vous vivez dans la flamme et son tressaillement,
Portant le culte en vous de la pitié auguste
Et la divine soif d’être humaines et justes
Pousse votre vertu jusqu’à l’affolement.


II


Je sais, là-bas,
Qu’en une île de la Néva,
Une prison fatale allonge son mystère ;
Le seuil en est usé, le seuil en est fendu,
Si nombreux furent-ils ceux qui s’y sont rendus
Pour y souffrir, pour y mourir
Silencieusement, en des geôles, sous terre.
Je sais
Que c’est la rouge et séculaire tyrannie
Qui seule en a creusé l’accès ;
Et qu’elle est implacable et qu’elle est infinie.

Pourtant,
J’ai moins peur d’elle, en notre temps,
Que de celle qui règne, ordonnée et guerrière,
Des plaines de la Prusse aux monts de la Bavière.
L’une est vantarde et dit qu’elle détient en mains
L’atout qui fixe au jeu le sort du genre humain ;

Elle s’étale, elle s’admire, elle s’encense ;
Elle attend que le monde approuve sa démence.
Tandis que l’autre admet au moins que lentement
On desserre les nœuds de son étranglement.


III


Russie ardente et glaciale,
Je me suis attardé longtemps parmi les dalles
Qui recouvrent de marbres blancs et de croix d’or
Les énormes cercueils de tes empereurs morts ;
C’était à Pétrograde en l’église Saint-Pierre ;
Un peuple doux s’y prosternait de pierre en pierre,
Offrant quelque humble cierge au résineux parfum
À la grande Tzarine ou au grand Tzar défunt ;
Un geste tendre accompagnait ce don minime ;
Tout s’y prouvait familial et unanime ;
Quelque chose de très profond s’accomplissait
Pieusement, comme en secret,
Au fond de ces cœurs bons qui tiraient leur prière
Dieu sait de quelle entente obscure et millénaire.


IV


Tu marcheras un jour libre sur le sol blanc
Qui monte vers l’Oural, ou descend vers l’Ukraine,
Russie étrange et souterraine,
Qui tiens ton avenir entre tes doigts tremblants.
Il te sera d’autant plus sûr que l’ignorance
T’en interdit longtemps la vivace espérance
Et qu’il n’aura pendant des ans
Puisé sa lumière et sa force
Qu’au beau sang lumineux qui coula de ton torse.
Mais aujourd’hui
Il est patent cet avenir ; il brûle, il luit
À travers la ténèbre et l’effroi de la nuit ;
On l’acclame et en Pologne et en Finlande ;
Des innombrables mains lui tressent sa guirlande ;
Il croît, monte, s’épand et s’affirme partout ;
Il parle à voix rapide et se carre debout,
Avec des gestes nets, dans la Douma d’Empire ;
Les buts les plus précis vers leurs cibles l’attirent

Déjà pour l’écouter s’en vint vers lui
Un Tzar, homme loyal, dont il attend l’appui ;
Les cœurs fous, les cœurs sages
Rangent également leurs feux
Mystérieux
Sur son passage ;
On ne sait quoi, dans la clarté et dans le vent,
L’entoure d’un accueil lumineux et mouvant ;
Dites l’immense espoir et l’éclatante joie
Dont il est tour à tour le ferment et la proie
Et puis dites aussi le cri
Qui déjà passe et qui bondit
À travers monts et plaines
De Courlande en Oural et d’Oural en Ukraine.

Sainte Russie aux cent peuples, Russie armée,
Si tu luttes sous les obus et les fumées
Avec des mains comme enflammées,
C’est que tu sais qu’il faut en ce terrible temps
Pour conquérir cet avenir
Unir

Ton destin trouble au destin clair de l’Occident.
Aussi, par-dessus l’Allemagne carnassière,
C’est à notre clarté que tu joins ta lumière
Dans les combats de volonté à volonté
Tu ne t’interdis point l’instant de la bonté.
Tu prends l’homme complet et le dresses dans l’ordre ;
Tu ne l’éduques point à mentir ni à mordre,
Te prédisant, qu’un jour de fraternelle ardeur,
Grâce à notre raison et grâce à ta ferveur,
Le monde
— Quoique affaibli et divisé,
Par la fureur mauvaise et la haine inféconde —
Sera quand même et par vous et par nous
Recomposé.



UN VIEUX SOLDAT


Son grand cœur orageux tonnait en ses paroles
Et ceux qui l’écoutaient se taisaient devant lui.

Il n’importait que l’hyperbole
Enflât parfois de son vain bruit
Ce qu’il disait, les soirs des automnes grisâtres,
Au bord des âtres.

« Dites ! si l’on cognait, du moins, comme autrefois !
Mais aujourd’hui

Tout se passe durant la nuit,
Et nul ne sait d’où se portent les coups sans nombre.
Un projecteur lointain illumine les bois,
Un canon plus lointain s’épuise en longs abois,
Et blocs par blocs les hommes choient
Et rejoignent la mort dans la boue et dans l’ombre. »

Il s’arrêtait.
Sa moustache comme en bataille
Attaquait de son ombre immense la muraille.
Il s’arrêtait, toussait et soudain s’emportait :

« Où est la charge rouge aux fulgurances d’or,
Quand les sabres au clair illuminaient les têtes
Et que mille escadrons étaient mille tempêtes
Accoutumant la terre aux foudres de la mort ?
J’étais à Reichshoffen — voici cinquante années.
Ce fut atroce et prompt. Mais du moins le soleil
Sautait de casque en casque au galop des armées.
On y sauva l’honneur en un instant vermeil.


Je me battis encor dans les plaines d’Alsace.
J’y tenais le drapeau et ne le lâchais pas.
Les boulets allemands m’eussent coupé les bras
Que je l’aurais serré entre mes dents tenaces
Et rapporté, le corps saignant, les pas hagards,
Mais le cœur haut et clair, chez nous, dans la patrie.
Ses trois couleurs mettaient l’orgueil dans mes regards
Et je baisais sa frange usée et appauvrie
Dans l’ombre, au soir tombant, quand nul ne me voyait. »

D’un coup, une nouvelle fois, il s’arrêtait,
Bourrant avec ses doigts calleux son humble pipe.
Il tirait posément de sa poche un briquet,
Et son tabac tassé peu à peu s’allumait
Dans le bruit régulier et mouillé de sa lippe.

« Je me trouvai avec Chanzy, à Saint-Quentin ;
Je m’employais avec fureur, soir et matin,
Au bruit d’un vieux clairon dont l’âme était encore,
Après cent ans d’assaut, trépidante et sonore.


Les plus anciens du bataillon nous avaient dit
Qu’il avait retenti à Marengo, jadis,
Et vous comprenez tous que nous fîmes merveille
Quand il chantait, matin et soir, à notre oreille.
J’ai tué pour ma part dix Prussiens à la fois,
Autant qu’à mes deux mains j’ai d’ongles et de doigts.
J’étais alerte à les frapper en plein visage.
Le plus jeunet était un homme de mon âge
Et le plus vieux, dont le front mort était béant,
Couvrait la terre avec un geste de géant. »

Et tapotant soudain sa pipe presque éteinte
À petits coups, pour la vider contre la plinthe,
Les jeux mouillés par le rappel des souvenirs :

« Nous seuls, en ce temps-là, savions vraiment mourir !
Ne pouvant ni ployer, ni dompter la victoire,
Nous voulions que la mort nous trompât sur la gloire
Nous nous battions plus exaltés que des héros.
Certes, sans nul profit, mais fiers que notre peau

Trouée et lamentable attestât notre rage.
Jamais, à tel degré, n’est monté le courage.
À Sedan, on chargea pour rien, — pour le plaisir.
Le ciel tombant n’était point fait pour nous transir.
À Saint-Privat, le soir venu, sous l’hécatombe
Des vingt corps entassés qui lui servaient de tombe,
Le torse à moitié pris dans cet étau de chair,
Le visage couvert et de sang et de glaise,
Un petit gars têtu, né à Belle-Isle-en-Mer,
Agonisait en se chantant la Marseillaise. »

Le vieux troupier nous regarda l’autre après l’un,
Et comme il nous savait revenus de Verdun :
« Et vous, qu’avez-vous fait de merveilleux, en somme ? »

Alors, l’un d’entre nous s’en vint vers le vieil homme
Et très simple, et sans qu’un trouble se laissât voir :
« Je crois que, nous aussi, fîmes notre devoir ! »



UN DEUIL


Elle eut trois fils ; tous trois sont tombés à Boncelle.
Le soir se fait. J’entends parler sa tendre voix.
Un trop rouge soleil joue encor dans les bois,
Mais la douceur de l’ombre est flottante autour d’elle.

Bien que toute heure, hélas ! lui soit une heure triste ;
Elle ne prétend pas renoncer au malheur
Dont est lasse sa chair, mais dont est fier son cœur
Et dont la clarté belle, en ses larmes, persiste.


Et je la vois là-bas qui de sa lente main
Cueille, pour ses trois morts, trois fleurs dans le chemin
Et mon âme s’emplit de joie involontaire
À voir marcher ce deuil bienfaisant sur la terre.



L’ALLEMAGNE, EXTERMINATRICE DE RACES


Sois célébré, ciel vaste et clair,
Par les beaux soirs où l’on croit voir
Se lever au zénith un geste d’Uranie ;
Et toi aussi,
Sois célébrée et sois bénie,
Tranquillité profonde et infinie
Des champs et de la mer !

Il passe au ras du sol un souffle printanier
Amollisant le dur hiver et sa colère,
Et la joie entre en moi et mon pouls s’accélère
Et mon cœur retentit dans mon corps tout entier.


Pourtant,
Il n’est point encore né l’instant
De te fêter avec mon âme pavoisée,
Belle vie immense et apaisée
Des campagnes, des monts, des grèves et des îles ;
Le haut bonheur humain est en pressant danger.
Trouvant le large espace à son vol indocile
L’aigle teuton tient en ses serres
La terre
Et l’épuise pour s’en venger :
« Que la victoire ait l’épouvante pour compagne ;
Que tout soldat soit brute et lâche avec fureur ;
Et qu’aujourd’hui encore, il songe et fasse honneur
À ses aïeux, les Goths, les Huns et les Hérules ! »

Allemagne ! Allemagne !
Ô faiseuse de crépuscule !
C’est donc bien là le cri qui sort de tes montagnes,
Le même, hélas ! depuis mille et mille ans !
« Il faut vaincre, en isolant,

 
Après chaque combat ténébreux et rapace,
Femmes, filles, enfants,
Afin qu’en eux soit immolée, atrocement,
La race. »

Et les hameaux, par les hordes bouleversés,
Ne sont plus qu’incendie, effroi et fureur rouges,
Brandis de seuil en seuil, des fermes jusqu’aux bouges.
Des cadavres d’enfants s’y tiennent embrassés ;
Leur mère fut violée et gît, là-bas, dans l’ombre,
La chair pillée et nue, au rebord d’un fossé ;
Pleines de sang frais et fumant, des mains sans nombre
Ont essuyé leur crime immonde au long des murs ;
Des doigts de vieillards morts sont crispés vers l’azur ;
Et près du puits miraculeux de la chapelle,
Où, vers le soir, on fusilla
Des garçons de dix ans avec leurs sœurs, par tas,
Restent collés à la margelle
Des fragments répandus de crâne et de cervelle.


Ainsi, pendant les jours aux aurores tragiques,
Partout, en Arménie, en Pologne, en Belgique,
Le même orage,
Dont s’ordonnait, avec férocité, la rage,
A dardé ses lueurs
Et, de village en bourg, réglementé l’horreur.

Dites, le fier bouquet de races que la terre
Élève au ciel d’un geste haut !
Races dardant la foudre ou portant le flambeau,
Races de clair esprit ou de génie austère,
Races de force ou de bonté,
Races de sourde ou d’imployable volonté,
Races des monts, des champs, des villes et des îles,
Races d’orgueil sonore ou de travail docile
Qui toutes n’ont cessé, depuis des milliers d’ans,
D’être belles mais diverses en même temps,
Avec leur instinct riche ou leur raison féconde
Pour servir à l’ardeur innombrable du monde.

C’est à tuer cette ample et fourmillante vie,
Allemagne, que ta fureur s’est asservie ;

Tu veux dominer seule, afin que, seule, l’ombre
Que projette ton aigle avec son aile sombre
Obscurcisse l’éclat des races variées
Et des peuples divers qui règnent sous le ciel.
La force belle, en ton cerveau, s’est dévoyée ;
L’égoïsme sacré y devint criminel ;
Ton droit ne fut jamais qu’orgueil et qu’insolence
Et tu salis en ce temps-ci
Jusques à la science
Que ton esprit rapace arrache à l’infini.

Hélas ! bien que le renouveau anime l’air
Et que, le soir,
Les yeux croient voir
Se lever au zénith un geste d’Uranie,
Reste voilé, ciel vaste et clair :
Rien ne présage encor la paix dans l’harmonie,
Puisque là-bas, au loin, du haut de ses montagnes
Où sa férocité s’accule,
Nous menace toujours et nous hait l’Allemagne,
La faiseuse de crépuscule.



L’ANGLETERRE


L’Angleterre !
Elle s’ancrait parmi les eaux,
Comme un immense et solide vaisseau
Fait de granit et de terre ;
Sa carène de rocs, de caps et de brisants
Domptait les flots retentissants ;
L’Angleterre !
Elle régnait et dominait là-bas
Dans la haute tempête et ses houleux combats,
Brumeuse et solitaire.


À la voir si farouche et si puissante au loin,
On eût dit parfois qu’elle seule était le monde ;
Sa force se prouvait tranquillement féconde :
Elle était dans sa main et non pas dans son poing.
Mais si belle que fût sa grandeur couronnée,
Elle aimait qu’on la vît ample, mais éloignée ;
Elle attisait dans le tréfond de son vieux cœur
Les périlleux amours et les chères erreurs
Et l’antique brasier d’où s’élevaient leurs flammes,
Afin que son orgueil pût, même en notre temps,
Grandir encor en s’exaltant
De l’égoïste ardeur qui calcine les âmes.

Or, aujourd’hui,
Nul ne peut plus vivre pour lui
Seul, loin des autres.
Tout ce qui est d’autrui devient aussitôt nôtre.
Tout ce qui est ou mobile ou changeant
Ici, là-bas, plus loin, au bout de l’Océan,
Importe à mon pays, à ma race, à mon être.


L’univers tournoyant m’assiège et me pénètre
Et mon cœur est coupable et fou, s’il s’interdit
D’écouter tressaillir et penser l’infini.

Angleterre !
Que tu dusses sortir de ton isolement,
Tu l’as compris soudainement
À la lueur sinistre et rouge de la guerre ;
Et c’est d’un coup
Que tu te réveillas et te dressas debout,
Plantant ta loyauté au cœur du conflit brusque.
Ta parole n’est point de celles qui s’embusquent
Au coin d’un vieux traité pour en briser un sceau.
Tu es tranquille et digne et tiens l’honneur trop haut
Pour le descendre au ras d’un marché usuraire.
Tu soutins la Belgique ardente et téméraire,
Plaçant ton cœur près de son cœur
Aux temps rouges de son malheur ;
Tu l’accueillis errante en sa fuite cruelle
Et chaque jour tu te portais au devant d’elle,

Jusqu’aux rochers de Douvre, où dans le vent amer,
Jadis, Lear avait fui
Et crié lui aussi
Tout le long de la mer
Sa détresse immortelle

Longtemps tu avais cru, qu’en ton île, là-bas,
Tu te garais et des assauts et des conquêtes,
Rien qu’à prendre pour alliés et pour soldats
Et le flot innombrable et l’immense tempête.
Ne rassemblaient-ils point pour ta gloire leurs eaux ?
Et quel ciel n’était point barré par les fumées
Que traînaient derrière eux tes triomphants vaisseaux
Foulant de mer en mer les vagues opprimées ?

Pourtant,
Si lumineux que fût ton pavillon battant
Sur l’Océan,
Tu ne pouvais songer à opposer sur terre
À la dure Allemagne une forte Angleterre :

Ton armée était faible et ployait en tes mains ;
Mais tout soudain
Pour qu’elle fût nombreuse et terrible, demain,
Ta volonté se fit si ferme et si profonde
Que jamais peuple au monde
Ne nous paraît avoir voulu
Avec un tel vouloir muet, mais absolu.

Sur tes places, au coin des rues,
À ton appel urgent se massaient les recrues ;
Mille affiches brillaient et s’exaltaient dans l’air ;
Des voix graves parlaient d’honneur et de patrie
Et tes femmes au geste clair
Redonnaient de l’orgueil aux âmes amoindries.
Des phares de Penzance aux beffrois d’Edimbourg,
Tes cités embrasaient de leur cœur tes campagnes ;
Des ouragans d’ardeur sautaient de bourg en bourg
À travers bois, vallons, fleuves, coteaux, montagnes ;
En tous lieux se muait pour les rudes combats

Ta race de marins en peuple de soldats ;
Londre oublia Carthage et se souvint de Rome,
Si bien qu’un jour, son île héroïque trembla
Du long pas cadencé de quatre millions d’hommes.

Et pour qu’à l’avenir tes foules peu dociles
Ne pussent retourner au dangereux passé,
Tu serras dans l’étau d’une loi immobile
La vaillance et le zèle en leur cœur condensés.
La guerre entra volante et brusque en tes usines ;
Elle y mêla pour la bataille et ses enjeux
Étain et fer, acier et plomb, huile et résine
Et l’orage ordonné des gestes et des feux.
Ton esprit replié et tassé sur lui-même
S’ouvrit enfin à l’ample et pressante clarté ;
Il fut comme arrosé d’un merveilleux baptême
Par le péril, l’angoisse et la nécessité.
Ta force lente et vieille en fut remaniée ;
Tout lui devint et renaissance et changement.


Peut-être en fus-tu triste et songeuse un moment,
Mais ta fierté fut grande en même temps
De t’être aussi superbement
Et ressaisie et reniée.

Et désormais, parmi les eaux,
Tu es aux yeux de l’univers cette Angleterre
Qui aime à se sentir amie et tributaire
D’une Europe nouvelle en un monde nouveau
Et qui déjà victorieusement se taille
Pour les grands jours qui vont venir
Son avenir
Dans le bloc fourmillant et sanglant des batailles.



HAMBOURG


Qu’elle était large et belle, assise au bord des mers,
La grand’ville levant cent tours sur ses épaules,
Où les hommes de l’équateur et des deux pôles
Se rassemblaient et trafiquaient de l’univers.

Un maître sombre et fort[1] y dressait sa statue ;
Sur une épée énorme il maintenait ses poings ;
Ses yeux en granit pâle y semblaient les témoins
D’une dépouille immense à ses pieds rabattue.


De monstrueux vaisseaux au travers de la nuit
La lui cherchaient, là-bas, aux limites du monde
Et le vent onduleux et la vague errabonde
Se ployaient sous son ordre et s’exaltaient pour lui.

Il regardait les docks, les quais et les terrasses :
Les blés venus d’Ukraine et des pays lombards
Faisaient des monts et des vallons, sous les hangars,
Et le soleil oblique allumait d’or leurs masses.

La houleuse abondance envahissait le port
Et de là s’épandait au cœur de l’Allemagne
Jusqu’à l’âpre bruyère et l’aride montagne
Et les mines de l’Ouest et les mares du Nord.

Soit à midi, soit vers le soir, soit à l’aurore,
Sous l’Elbe, au long d’un tunnel sombre et phosphoreux
Passaient, marteaux en main, des travailleurs nombreux
Se rendant au travail innombrable et sonore.


La foule à longes remous battait les carrefours,
La gare en débordait, la banque en était pleine ;
On entendait au loin des appels de sirènes
Pleurant vers la cité du fond des brouillards lourds.

Des trains illuminés s’engouffraient sous des arches,
Tout n’y était que fièvre, ardeur, vitesse, envol.
On se disait parfois que sur ce coin de sol
Le monde entier vers l’avenir ouvrait la marche.

Hélas, que reste-t-il de son pouvoir jaloux
Et de l’ancien travail déchaînant son tonnerre
Et des comptoirs jetant jusqu’au bout de la terre,
Leur or myriadaire à travers les vents fous ?

Le maître sombre et fort qui s’y dresse en statue
Sur son épée énorme a laissé choir ses poings
Et ses yeux ne sont plus que de mornes témoins
D’une puissance immense à ses pieds abattue.


Et la banque est déserte et la gare et le port.
Plus rien au long des quais ne s’en va ni ne rentre,
Et les rats restent seuls pour habiter les ventres
Et les torses vidés de ces grands vaisseaux morts.

Hélas ! où sont les grains étagés en montagnes ?
L’Angleterre a paru et soudain l’Océan
A serré dans un siège immobile et géant
L’orgueil et peu à peu la faim de l’Allemagne.



LE CRI


Ô cri
Qui retentis, ici,
Monde, l’écoutes-tu à travers tes ruines
Gronder et s’exalter de poitrine en poitrine ?

Ce n’est plus le grand cri d’amour miraculeux
Que les peuples jadis se renvoyaient entre eux ;
C’est le cri d’aujourd’hui,
Que fait courir, immensément, de plaine en plaine,
La haine.


Tu l’entends, Dniéper, et tu l’entends, Volga,
Et toi, Seine si douce, et toi, Loire si belle,
Et toi, libre Tamise, et toi, Escaut, rebelle
Aux outrages récents comme aux vieux attentats.
Sur tes sommets neigeux où la foudre s’écrase
Tu l’entends retentir en tes gorges, Caucase.
La nuit lucide et pure et le matin lustral
Frémissent à l’entendre éclater dans l’Oural.
Avec des pleurs mêlés à sa rage infinie
Il descend longuement sur la rouge Arménie,
Il déchire Erzeroum, Mouch, Sert, Bitlis et Van,
Se glisse sur le flot et saute dans le vent
Pour aller émouvoir et troubler l’Amérique ;
Il vole de Sydney vers le Cap, en Afrique,
Il s’exalte, se multiplie et se grossit,
Mais s’il s’épand là-bas, il se ramasse ici,
Et par-dessus ville et forêt, fleuve et montagne,
Frappe à la fois ton cœur et ta gloire, Allemagne.

Tu as voulu tuer dans l’homme l’être humain
Qu’un Dieu presque tremblant avait fait de ses mains

Pour qu’il fût l’ornement et la clarté du monde ;
Ses yeux dont la lueur était probe et profonde,
Tu leur appris un jour l’espionnage ardent ;
Tu glissas le mensonge atroce entre ses dents
Et sa langue se fit perfide et acérée ;
Tu détournas ses bras des besognes sacrées
Et les rendis experts aux métiers de la mort ;
Tu faussas l’homme et dans son âme et dans son corps,
Le surveillant toujours pour que jamais la force
Droite et fière n’entrât triomphante en son torse
Et ne dressât son front délivré vers les cieux ;
Tu rabaissas sur lui tes poings astucieux,
Bienheureuse d’être à tel point morne et terrible ;
L’honneur et les serments s’égaraient dans ton crible,
L’or de leur grain s’en échappait pulvérisé ;
Tu fis sortir de Dieu le mal organisé
Et peu à peu ce mal composa la prière
Que ton rouge empereur promenait sur la terre
Pour séduire et tromper les papes et les rois.

Allemagne, Allemagne,
L’horreur de tous côtés autour de toi s’accroît ;

Elle t’entoure ainsi qu’un cercle de montagnes
Qui vivantes s’approcheraient
Et de l’aurore au soir et du soir à l’aurore
Te cerneraient et crouleraient.
Pourtant si l’on t’exècre ainsi, c’est moins encore
Pour tout le sang versé en tes crimes déments
Que pour avoir pensé si monstrueusement.

Ô cri
Qui retentis, ici,
Si tragique, aujourd’hui,
Tu peux courir, immensément, de plaine en plaine,
Car tu es juste, ô cri,
Bien que tu sois, la haine.



UN LAMBEAU DE PATRIE


Ce n’est qu’un bout de sol dans l’infini du monde.
Le Nord
Y déchaîne le vent qui mord.
Ce n’est qu’un peu de terre avec sa mer au bord
Et le déroulement de sa dune inféconde.

Ce n’est qu’un bout de sol étroit,
Mais qui renferme encore et sa reine et son roi,
Et l’amour condensé d’un peuple qui les aime.
Le Nord
A beau y déchaîner le froid qui gerce et mord :
Il est brûlant, ce sol suprême.


Quelques troupes, grâce à ce roi,
Y propagent l’exploit
De l’un à l’autre bout de sanglantes tranchées ;
Et l’Yser débordé y fait stagner ses eaux
Sur des vergers de ferme où jadis les oiseaux
Aux vieux pommiers en fleurs suspendaient leurs nichées.

Dixmude et ses remparts, Nieuport et ses canaux,
Et Furne, avec sa tour pareille à un flambeau,
Vivent encore ou sont défunts sous la mitraille.
Ô ciel bleu de la Flandre, aux nuages si clairs
Qu’on les prenait pour des anges traversant l’air,
Qui donc eût dit que tu serais ciel de bataille,
Un jour ?

Sous ta voûte, la gloire et le deuil tour à tour
Apparaissent et s’entremêlent.
Ô noms sacrés ! Keyem, Pervyse et Ramscappelle !
C’est près de vos clochers, en d’immenses tombeaux,
Qu’ils goûtent le repos,

Ceux qui se sont battus avec force et furie.
Le sol qui les aima leur a fait bon accueil,
Si bien que n’ayant ni suaire ni cercueil,
Ils sont, jusqu’en leurs os, étreints par la Patrie.

Parfois,
En robe toute droite, ou de toile ou de laine,
Celle qu’ils acclamaient aux jours d’orgueil, leur Reine
Vient errer et prier parmi leurs pauvres croix ;
Et son geste est timide et son ombre est discrète ;
Elle s’attarde et rêve et quand le soir se fait,
Vers les dunes, là-bas, sa frêle silhouette
Avec lenteur s’efface et bientôt disparaît.

Tandis que lui, le Roi, l’homme qui fut saint Georges,
S’en revient du lieu même où l’histoire se forge
Aux bords de l’eau bourbeuse et sombre de l’Yser ;
Il rêve, lui aussi, et rejoint sa compagne,
Et leurs pas réunis montent par la campagne,
Vers leur simple maison qui s’ouvre sur la mer.


Ô Flandre,
Voilà comment tu vis,
Âprement, aujourd’hui ;
Voilà comment tu vis
Dans la gloire et sa flamme, et le deuil et sa cendre.
Jadis, je t’ai aimée avec un tel amour
Que je ne croyais pas qu’il eût pu croître un jour.
Mais je sais maintenant la ferveur infinie
Qui t’accompagne, ô Flandre, à travers l’agonie
Et t’assiste et te suit jusqu’au bord de la mort.
Et même, il est des jours de démence et de rage,
Où mon cœur te voudrait plus déplorable encor
Pour se pouvoir tuer à t’aimer davantage.



PRIÈRE


L’air vibre et s’incendie à l’autre bout du monde ;
L’air n’est plus qu’asphyxie et tonnerre chez nous ;
Un ciel empoisonné couvre de ses remous
Le fleuve bienfaisant et la terre féconde.

Seigneur ! qu’ils étaient beaux les champs dans le soleil,
Quand le soir grandissait l’attitude superbe
D’un travailleur dressant une à une les gerbes
Avec leur ombre longue au ras du sol vermeil.


Seigneur ! qu’ils étaient beaux, les clos et les chaumières
Et les jardins fleuris de maison à maison
Et les arbres marchant en rang vers l’horizon
Et s’enfonçant au loin dans l’or de sa lumière.

Qu’étaient profonds les bois, qu’étaient douces les eaux
Dans la steppe en Ukraine et la prairie en Flandre,
Quand la bonne rivière avec ses longs méandres
Serrait entre ses bras les bourgs et les hameaux.

Mais aujourd’hui, Seigneur, tout brûle au bout du monde,
Tout n’est que flamme errante et tonnerre chez nous.
Des sous-marins sournois et des avions fous
Ont ravagé les vents et saccagé les ondes.

Vers des pays de brume et de caps désolés
Et puis, là-bas, où des vagues qui montent blanches
Assiègent un roc blanc, à Douvres, sur la Manche,
Et puis jusqu’au Bosphore, et puis jusqu’à Thulé,


Partout, la mort immense et rouge se démène.
Elle part du Volga ou s’élance du Rhin
Et rôde même autour du piédestal marin
D’où Minerve éclairait, de ses ailes, Athènes.

Seigneur, si tout l’espace est en proie à l’effroi,
Pourquoi les angélus y sonnent-ils encore,
Pourquoi les muezzins, au soir et à l’aurore,
Pour monter vers ta gloire, allongent-ils leurs voix ?

Seigneur, ton assistance est partout disputée,
Turc ou chrétien, chacun te somme à le servir
Et te jette d’en bas son outrageant désir
Et sa prière atrocement ensanglantée.

Seigneur, c’est contre toi qu’il déchaîne les maux.
Où désormais poser tes regards sur la terre
Sans que tes yeux n’y voient les cent poings de la guerre
Enfoncer de la mort dans la terre et dans l’eau ?


Seigneur, Dieu de la paix populaire et profonde,
Serais-tu le captif de ces empereurs fous
Et ne comprends-tu pas qu’en pliant leurs genoux
Et t’invoquant ensemble, ils te chassent du monde ?

Ne bénis plus, Seigneur, le vol de leurs drapeaux,
Ni leurs aigles, ni le croissant de leur épée,
Mais simplement, reviens t’asseoir sous la cépée,
Parmi les humbles gens, sous ton humble manteau.



AU PEUPLE ALLEMAND


Dans l’horreur et le meurtre, et la hargne et la rage,
Allemagne, Allemagne, est-ce donc à jamais
Qu’une bande de rois emploiera ton courage
À préparer un crime ou parfaire un forfait ?

Seras-tu à jamais hypocrite et brutale
Et morne et dure, et celle, hélas, qui n’aime point ;
Et ton immense effort dans la lutte vitale
Ne te servira-t-il qu’à mieux crisper ton poing ?


Tu t’entends à régler avec ordre et science
La guerre et son horreur, la bataille et son deuil ;
Mais quand sentiras-tu, sous ton front, la puissance
D’organiser aussi la révolte et l’orgueil ?

Tu ne livres tes bras qu’aux besognes cruelles.
Ton histoire n’est qu’égoïsme âpre et profond.
Pourtant une autre existe et plus grande et plus belle,
Celle qui donne une âme aux peuples qui la font.

Comprendras-tu, un jour, cette force dardée,
Allemagne, par ceux dont le cœur s’est offert
À se battre tragiquement, pour une idée,
Afin qu’en soit grandi l’homme, dans l’univers.

Comprendras-tu ? — ou bien resteras-tu servile
Et liée à tes rois jusques à leur déclin,
Avec, sous tes pieds lourds, les pavés immobiles,
Dans la honte et la boue et le sol de Berlin ?



LES TOMBES


Ô peuple de héros par la mort transformés,
Depuis que vous voilà disparus sous la terre,
Dans l’innombrable deuil et dans la nuit austère
Vous êtes la clarté de l’ombre où vous dormez.

Des grèves de la Flandre aux confins de l’Istrie,
Où que le sol renferme et blanchisse vos os,
Une Europe tout autre éclôt de vos tombeaux
Et rassemble les fleurs des nouvelles patries.


Nous ne pouvons plus croire au destin allemand.
Mais nous croyons en vous, clairs et prochains miracles,
Qui surgirez de la tempête et des débâcles
Dont tremble et brûle encor le monde immensément.

Jadis nous nous bercions aux bonheurs qui endorment.
Nous ne vivions que pour nous seuls — mais aujourd’hui
Tout se fait simple et prompt, mutuel et hardi
Et l’oubli de soi-même est devenu la norme.

L’urgence de revivre envahit nos cerveaux ;
Les vieilles vérités n’ont plus assez de force
Pour armer notre foi et dresser notre torse
En face de l’attente et de l’espoir nouveau.

Nous ne laissons rien choir de l’ancienne espérance ;
Mais nous la contrôlons afin de n’avoir point ;
Au lieu d’un frère, un ennemi comme témoin
Du vieux combat dont l’homme attend sa délivrance.


L’Occident redevient et plus clair et plus pur ;
Dans notre ciel à nous vers le zénith s’observe
Le vol immense et fier et libre de Minerve ;
L’essor des aigles noirs en eût souillé l’azur,

Ô nuages mordus par la gloire et ses flammes !
Peuples, qui secouez l’égoïsme et la mort
Des plis ensoleillés de vos longs drapeaux d’or,
Vos couleurs en faisceaux semblent des faisceaux d’âmes.

C’est vous qui dans vos mains maintenez le flambeau
Que l’expirante Athène a mis aux mains de Rome
Pour découvrir au cœur dédalien de l’homme
Ce qu’il y cache et de plus juste et de plus haut.

C’est vous, vous seuls, qui dans l’Europe de naguère
— Malgré l’immense ardeur dont s’exaltent vos bras
Dès qu’il faut arracher la victoire aux combats —
Aviez l’horreur heureuse et sainte de la guerre.


C’est vous dont a besoin l’imminent avenir
Pour se sauver du poing crispé des tyrannies
Et du peuple fatal à tous dont le génie
N’organise jamais que pour faire souffrir.

C’est vous qui châtierez l’Allemagne superbe
Et dont l’Europe attend immensément debout
La paix organisée et sereine, c’est vous,
Belges, Anglais, Français, Italiens et Serbes,

C’est vous dont la raison maintiendra haut le droit
Qu’ont les hommes de vivre ardents, libres et fermes,
Chacun pour la beauté que son âme renferme
Et selon les serments qu’il délivre ou reçoit.

L’humanité a soif d’une équité profonde ;
L’angoisse du massacre est criante en son sein,
Elle veut que d’après un plus tendre dessin
On sculpte d’autres traits au visage du monde.


Ô peuple de héros par la mort transformés,
Vous nous conseillerez ce qu’il nous faudra faire,
Puisqu’au fond de la tombe et de la nuit, sous terre,
Vous êtes la clarté de l’ombre où vous dormez.



  1. Bismarck.