Les Afghans et la Question indo-russe d’après deux voyageurs français

Les Afghans et la Question indo-russe d’après deux voyageurs français
Revue des Deux Mondes3e période, tome 90 (p. 201-212).
LES AFGHANS
ET
LA QUESTION INDO-RUSSE
D’APRÈS DEUX VOYAGEURS FRANÇAIS

Depuis un demi-siècle, les Afghans ou Pouchtoun ou Pathan ont fait beaucoup parler d’eux, mais jamais autant qu’aujourd’hui. Ils ne sont à la vérité qu’un petit peuple, qui ne fait pas figure dans cette immense Asie où il y a des empires de plus de 100 millions d’âmes. Combien sont-ils? Les évaluations varient entre 2 et 8 millions. Le fait est qu’ils n’ont jamais été recensés. L’Oriental, et surtout l’Oriental musulman, a peu de besoins, et celui qu’il ressent le moins est le besoin des notions exactes. Les curiosités indiscrètes des Européens lui font l’effet d’une maladie, d’un égarement d’esprit; Allah n’a jamais aimé les indiscrets. Qu’il y ait 2 ou 8 millions d’Afghans répandus sur les plateaux d’un territoire montagneux supérieur en étendue à la France, il n’importe : depuis que la Russie, après avoir réduit sous son obéissance le Turkestan, puis le Ferganah, puis la Turkménie, a reculé ses frontières jusqu’à l’Oxus, et que les Anglais l’accusent de convoiter l’Inde, la diplomatie s’occupe beaucoup de l’Afghan. C’est un de ces pions avec lesquels on peut gagner une de ces grandes parties qui changent la face du monde. Les Pouchtoun sont maîtres des chemins qui mènent dans l’Inde, des défilés, des passes qu’ont franchies tous les envahisseurs, les Alexandre, les Tamerlan, les Baber. On raconte qu’un jour le grand empereur Akbar se promenait avec son fils Sélim dans le fort d’Agra, sa capitale. — « Père, lui demanda le prince, pourquoi ne fais-tu pas creuser un fossé autour d’Agra? — Mon fils, répondit l’empereur, le fossé d’Agra, c’est l’Indus. » Les gardiens de l’Indus sont les Afghans. Il y a soixante ans, on pouvait à la rigueur visiter leur pays, ils souffraient qu’on se promenât chez eux ; mais quand on a de puissans et dangereux voisins, on ferme sa maison. Depuis que les Anglais, mal conseillés, leur avaient cherché de sanglantes querelles, ils gardaient à carreau leur frontière de l’est ; depuis que les Russes sont à Merv, ils gardent avec autant de soin leur frontière du nord. À tout Européen qui se présente, ils commencent par dire : « Notre pays est à vous ; attendez seulement les ordres de l’émir. » L’Européen attend, et après qu’il a attendu, on le met à la porte, en lui disant : « Qu’on ne vous y reprenne pas ! Une seconde fois nous serions moins indulgens. » C’est une expérience qu’a faite récemment d’un de nos plus vaillans et aventureux voyageurs, M. Bonvalot, avec ses deux compagnons, le très habile dessinateur M. Pépin et le savant botaniste M. Capus. M. Bonvalot se flattait de se rendre aux Indes par l’Afghanistan. Les lecteurs de la Revue savent déjà qu’il n’y réussit point. Il leur a raconté qu’obligé de retourner sur ses pas, il en fut réduit à entrer dans l’Inde par le Pamir, « ce toit du monde, » à cheminer durant près de trois mois sur des plateaux glacés de 10,000 pieds d’altitude, à escalader des cols fameux par leurs tempêtes de neige et réputés infranchissables. On trouvera dans un beau livre, qui paraîtra dans quelques jours, le récit circonstancié et illustré de sa tentative pour pénétrer dans l’Afghanistan et de sa déconvenue[1].

Lorsqu’il était encore en Perse, un incident lui avait prouvé combien il est difficile d’entrer dans la maison bien gardée des Pouchtoun. Il avait vu arriver à Nazerabad deux touristes déconfits, l’un très grand, l’autre de taille moyenne, qui tous deux avaient trouvé porte close et retournaient en Europe par le Caucase. Le premier était un correspondant du Standard, le second un vélocipédiste américain, condamné à porter plus d’une fois sa voiture sur son dos pour se rendre à Asterabad par une route coupée de canaux ; il se consolait de sa disgrâce en se promettant de s’embarquer avant peu pour Bombay « et de vélocipéder à travers l’Inde : » Cinq mois plus tard, M. Bonvalot, s’étant rendu de Mesched à Samarcande et de Samarcande étant revenu sur les bords de l’Oxus ou Amou, s’apprêtait à le franchir. Les muletiers arabes et le mirza turcoman qui l’accompagnaient le suppliaient de ne pas tenter l’aventure : « Les Afghans, disaient-ils, sont les plus méchans des hommes, ils sont inhospitaliers, menteurs ; ils promettent du miel et donnent du poison. N’aller pas, n’allez pas, il y va de votre vie ! » Le pauvre mirza était pâle comme un mort ? mais son beg lui avait ordonné d’aller, et s’il craignait les Afghans, il craignait encore plus son beg.

L’Oxus fut traversé ; mais à peine arrivait-on à Chow-Tepé, près de Balkh ou de l’ancienne Bactres, on apprit qu’avant de pousser plus loin, il fallait attendre la décision du chef de frontière. Il arriva bientôt, et, selon l’usage, il dit: « Considérez ce pays comme le vôtre, et demandez-moi tout ce qui peut vous être agréable; je suis votre esclave. » Il disait aussi : « j’écrirai à Issa-Khan, beg de Mazari-Chérif, et Issa-Khan, beg de Mazari, écrira à Caboul. Encore un coup, la terre d’Afghanistan est à vous. L’émir expédie vite les affaires ; avant peu, il enverra l’ordre de vous montrer non-seulement Balkh, mais toutes les nombreuses curiosités de notre pays. »

Les trois Français passaient par des alternatives d’espérance et de découragement. Pour abréger leurs longues journées, ils se procuraient des distractions, chassaient un peu, questionnaient beaucoup. Ils faisaient raconter son histoire à un pauvre diable qui était venu à Chour-Tepé servir trois ans son oncle, dans l’espérance d’obtenir sa cousine en mariage : au bout de deux ans, sa passion s’étant refroidie, il avait rompu le marché et, pour le ramener à de meilleurs sentimens, on l’avait mis aux fers. Dans ce même caravansérail se trouvait un épileptique, un possédé, nommé Dadali. L’exorciste s’appliquait à le délivrer de l’esprit malin, en lui frottant le nez avec un oignon et en lui cinglant les épaules de grands coups de fouet. Dans ses convulsions, ce possédé s’écriait: « Nous avons pris des hommes qui ne sont pas de notre pays. Nous tuerons les trois infidèles, après les avoir bâtonnés, et nous porterons leurs têtes à l’émir Abdoul-Rahman, qui nous donnera beaucoup de roupies. »

Quand il était las d’écouter Dadali et ses réjouissantes prophéties, M. Bonvalot s’entretenait avec des marchands de passage qui avaient traversé Caboul et la passe de Bamiane, ou avec un Arabe efflanqué, lequel se rendait à Kachgar, poussé par le désir de voir la Chine et ses merveilles. Il constatait, en conversant avec son Arabe, que si les Européens voyagent dans l’Asie centrale pour étudier sur place l’histoire de Tamerlan ou pour en rapporter des fossiles et des herbiers, le pèlerin oriental court le monde pour le seul plaisir de sortir de chez lui. Un jour, il se sent pris d’ennui, d’une mélancolie profonde, du mal de l’inconnu, et il s’en va visiter les lieux saints comme nos touristes vont en Suisse: « Il passe sur les grands chemins des années entières, retenu ici par la misère, là par le bien-être, ailleurs par une affection. Il grisonne le bâton à la main. Son bonheur sera de partir, et il repart avec la première caravane qui traverse le pays, comme ces oiseaux voyageurs jetés par les ouragans sur les terres éloignées y séjournent jusqu’à ce qu’un jour ils voient dans les airs une bande d’émigrans à qui ils se joignent sans savoir au juste où ils vont; l’important pour eux est de changer de place. »

Quoi qu’on fût prisonniers et fort anxieux, on trouvait moyen de s’égayer à Chour-Tepé, et les Afghans, pour qui cette gaîté était chose toute nouvelle, en concluaient que les trois voyageurs n’étaient ni Russes ni Anglais. « Dans les instans où ils n’étaient pas assombris par le hachich ils prenaient part à nos ébats et riaient avec nous de bon cœur. Nous les avions tous apprivoisés, sauf le hazaré Dadali, le plus bel échantillon de brute humaine que j’aie jamais vu; cependant nous le faisions danser, et tout le monde tombait d’accord qu’il ressemblait à un ours.» Les Afghans avouaient n’avoir jamais tant ri. Mais l’émir, qui ne rit pas souvent et qui se soucie peu qu’on fasse rire ses sujets, avait résolu de renvoyer au plus vite ces Firanghis. C’était le temps où des commissaires russes et anglais s’occupaient péniblement de tracer à l’amiable la frontière septentrionale de l’Afghanistan. Abdoul-Rhaman avait déclaré que personne ne se promènerait dans ses états tant que la commission n’aurait pas terminé ses travaux. M. Bonvalot se souvint que quelqu’un avait dit : « Si une commission avait été chargée de créer le monde, tout serait encore dans le cahos. » Il se résigna; on le reconduisit poliment jusqu’à l’Oxus, en lui donnant à entendre que si jamais il le repassait, on le couperait en morceaux.

Après tout, nous devons le féliciter de sa déconvenue. Il a eu l’honneur de pénétrer dans l’Inde par le Pamir, d’ouvrir des chemins nouveaux où peu de voyageurs passeront après lui. Il a eu la gloire aussi de prouver jusqu’où peut aller l’héroïsme de la gaîté française, tout ce qu’elle est capable d’endurer sans en mourir. Grâce à trois Français, pour la première fois depuis que le monde est monde, on a ri sur le Pamir. Quand leur vaillant compagnon le Turcoman Rachmed tombait en mélancolie à la pensée qu’il avait quitté Samarcande depuis cent quarante-trois jours, et que, peut-être, il ne la reverrait jamais, M. Bonvalot le consolait en lui racontant des histoires « qu’il lui appliquait comme un baume, » ou en le régalant d’une chanson, ou en lui traduisant les Fables de La Fontaine, qui l’amusaient fort. On eût bien étonné La Fontaine si on lui avait annoncé qu’un jour, sur le Pamir, dont il n’avait jamais ouï parler, ses fables serviraient à remonter le courage d’un Turcoman, malade du désir de revoir le mont Kohac et Samarcande.

Heureusement, pour bien connaître la race afghane, il n’est pas nécessaire de traverser l’Amou. Les émigrans pouchtoun s’établissent volontiers de l’autre côté du fleuve, en Turkménie, où M. Bonvalot en a rencontré beaucoup. Plus tard, après avoir quitté le Pamir, il s’est arrêté pendant plusieurs semaines dans le Yagbistan, pays des Afghans qui n’obéissent pas à l’émir de Caboul. D’autres Pouchtoun encore sont plus commodes à étudier; ce sont ceux du Pendjab, qui habitent entre la rive droite de l’Indus et les monts Soliman et qui, après avoir été vassaux du Grand Mogol, puis englobés dans l’empire des Douranis, puis asservis par les Sikhs, sont devenus, en 1849, les sujets de la reine Victoria. En 1886, un de nos plus savans professeurs du collège de France, M. James Darmesteter, grand orientaliste et fin observateur, qui a beaucoup d’exactitude dans l’esprit et d’imagination dans le style, est allé passer sept mois à Pechawer, cette ville frontière, capitale de l’Afghanistan britannique, et il a raconté dans des lettres aussi agréables qu’instructives tout ce qu’il avait vu et tout ce qu’on lui avait dit[2],

Les Afghans de la reine sont les plus civilisés des Pouchtoun ; ils ne labourent plus avec le fusil en bandoulière, et ils consentent quelquefois à aller en justice. Ce sont des médailles frustes, dont la légende est à moitié effacée. Mais la population flottante de Pechawer se recrute parmi les Afghans de delà la frontière, et surtout parmi les Afridis, qui sont des médailles à fleur de coin. L’Afghan est un montagnard dont le territoire est traversé par la seule route qui mette l’Asie centrale en communication avec le pays le plus riche du monde. Comme tous les peuples montagnards, il est robuste, courageux, jaloux de ses droits et de son indépendance ; mais à force de voir passer des caravanes, il a appris à vivre aux dépens d’autrui. On peut définir le véritable Afghan, et l’Afridi en particulier, un brigand qui a acquis l’esprit commercial. Démontrez-lui qu’il peut s’enrichir sans détrousser les voyageurs et les marchands, il entendra raison, quoique, à vrai dire, il aime mieux prendre que recevoir ; mais la sagesse consiste à préférer ses intérêts à ses goûts. — « Voyez-vous ces Afridis ? disait un jour à M. Darmesteter le révérend Corbyn, en lui montrant trois grands hommes barbus, marchant à grands pas. — À quoi les reconnaissez-vous pour Afridis ? — Ils vont jetant les yeux à droite et à gauche et la main à demi fermée ; c’est l’effet de leur habitude de happer au passage tout ce qui est bon à prendre. »

Les Afridis, comme le remarque M. Darmesteter, sont des gens bien logés. Ils occupent la passe de Khaiber, et toutes les caravanes qui se rendent de Caboul dans l’Inde étant obligées de passer par Khaiber, ces douaniers sans mandat les contraignaient à se racheter du pillage en espèces sonnantes. Ce sont de terribles gens que ces Afridis. « Nadir-Chah, qui de la conquête de la Perse marchait au pillage de l’Inde, fut arrêté un mois dans les passes et dut en frémissant acheter à prix d’or le laisser-passer de cette poignée de sauvages. Les Anglais, en 1842, plus regardans, eurent à regretter amèrement les économies de M. Mac-Naghten : ils les payèrent avec le sang de 15,000 hommes. En 1879, mieux avisés, ils payèrent sans regarder et s’en trouvèrent bien. » Après la guerre, il leur vint une bonne idée ; ils proposèrent aux Afridis de faire la police du défilé aux frais de l’Angleterre. Les Financiers afpidis se livrèrent à de profonds et laborieux calculs; ils mirent en balance ce que rapportait, bon an mal an, le pillage des caravanes et les avantages d’un revenu fixe et assuré. En février 1881, le traité fut signé par une diète ou djirga, représentant toutes les tribus de Khaiber. Le gouvernement britannique reconnaissait l’indépendance des Afridis, et les Afridis s’engageaient, moyennant une subvention régulière, à protéger les caravanes. « Depuis cet accord, ajoute M. Darmesteter, la terrible passe de Khaiber est plus sûre que les rues de Paris ou de Londres, et les Afridis sont définitivement entrés dans les voies de la civilisation, qui est la substitution de l’exploitation régulière à l’exploitation irrégulière. »

Tout officier de l’armée anglaise chargée de garder la frontière du nord-ouest est astreint à un rude labeur : il est tenu de subir un examen de pouchtou, et, comme le dit M. Darmesteter, « c’est un dur morceau à avaler que le pouchtou et qui fait faire bien des grimaces, même à des officiers de l’Inde, c’est-à-dire aux hommes du monde qui ont le plus d’examens à passer. » M. Darmesteter, qui a le génie des langues, s’est donné le plaisir d’étudier le pouchtou, non pour passer un examen, mais pour arriver à comprendre la poésie populaire des Afghans, qui mettent leur histoire en ballades, et à qui leurs chansons tiennent lieu de gazettes et de journaux. L’Afghanistan a produit de grands poètes, des poètes savans, tels que ce Khouchal-Khan, qui avait appris à la cour du Grand-Mogol les élégances de la poésie indoustani et persane : « Il faut, disait-il, que la fiancée Vérité monte sur son noir palefroi, le voile de la métaphore rabaissé sur son front. Comme anneaux de pieds, donnez-lui les clochettes de l’allitération, et suspendez à son cou un collier de rythme mystérieux. Ajoutez les clignemens d’yeux du sens caché : de pied en cap, que tout son corps soit un parfait mystère ! » Moins savans, moins symboliques, mais plus intéressans peut-être, sont les poètes populaires de Caboul ou de Candahar, fidèles interprètes des sentimens et des passions de leur race, de tout ce qui agite le cœur d’un brigand maigre, à la taille élancée et svelte, au nez en lame de couteau, qui méprise également les gros Ousbegs trapus, devenus sujets du Russe, et les habitans des chaudes plaines de l’Inde, à l’œil noyé de pigment, qui se courbent sous la baguette de l’Anglais.

On apprend, en méditant les romances des Pouchtoun, quelle idée l’Afghan se fait de l’amour, et on découvre que sa poésie érotique ne diffère pas trop de la nôtre. D’un bout du monde à l’autre, il n’y a guère qu’une façon de faire l’amour et d’en parler. — « Hier soir, je me suis promené dans le bazar des tresses noires; j’ai fourragé, comme une abeille, dans la volupté des grenades. J’ai enfoncé mes dents dans le menton de ma tendre amie, j’ai aspiré le parfum de la guirlande de ma reine. Jette un regard sur moi, ma charmante. Le serpent m’a mordu au cœur, le serpent de tes tresses noires. » Kouchal-Khan avait déjà dit : « Ton visage est le jour, tes tresses sont la nuit ; je le jure par le matin et je le jure par le soir. » Devenu vieux, après avoir eu cinquante-sept fils, il s’éprit d’une Agnès et l’épousa. Il lui donna des bijoux, des esclaves ; elle pleurait toujours : — « Tu pleures, lui dit-il en colère, parce que tu es jeune et qu’il te faut un jeune. Tu l’auras. » Et avisant un nègre ?d’Abyssinie qui balayait les ordures, il lui cria : « Voilà ta femme ! Prends-la, ou je te fais trancher la tête. » Il se flattait de s’être vengé ; mais quelques jours plus tard, allant à la chasse, il aperçut au sommet d’un monceau de gerbes un homme et une femme qui faisaient voler la paille et folâtraient et riaient et chantaient : c’était le nègre et la princesse. Et Kouchal, accordant son rebab, s’écria : « Je ne veux plus être ni Kouchal ni prince. Plût à Dieu que je fusse un balayeur, la hotte au dos, mais avec ma jeunesse, avec la jeunesse que je n’ai plus ! »

Les poètes afghans ne chantent pas seulement l’amour, ils enseignent à leurs compatriotes le code, les saintes règles de l’honneur ; mais il faut avouer qu’ils les entendent autrement que nous. Le héros de la chanson grecque était le KIephte, le héros des chansons afghanes est le bandit, pourvu qu’il ait cette furie, cette impétuosité d’attaque à laquelle rien ne résiste, cette folie de courage qui ignore le danger. Un Kurde disait à M. Bonvalot : « Trouvez-donc un Russe ou un Anglais, un Ourouss ou un Inglis, qui marche contre un tigre le sabre à la main ! Un Pouchtoun seul en est capable. » Outre le courage, le code de l’honneur afghan comprend trois devoirs, trois vertus cardinales, le respect du droit d’asile, la vendetta et l’hospitalité : se déshonore tout Pouchtoun qui livre un fugitif ou qui ne venge pas sur les enfans l’injure que lui a faite le père, ou qui traite chichement son hôte. « Le pauvre veut recevoir en riche et le riche veut > recevoir en prince ; ils s’endettent pour échappera l’épithète de choum, ladre, la pire qu’où puisse adresser à un Afghan. » Quel que soit l’étranger qui frappe à leur porte, il leur est défendu « d’ouvrir la bouche comme un puits vide, » et de lui dire : « D’où viens-tu ? »

En revanche, l’honneur afghan ne défend pas de voler ; le vol est un art, et il est glorieux d’y exceller. Les Ghilzais, tribu célèbre de l’Afghanistan, sont fiers de leur nom, qui signifie fils de voleur. Quand un petit Ghilzai vient au monde, sa mère perce un trou dans le mur de la maison et l’y fait passer, en lui disant : « Ghal-zai ! sois un bon voleur mon enfant. » C’est toute la cérémonie de son baptême. L’honneur afghan ne défend pas non plus de mentir. En Asie, sauf les Turcs, tout le monde ment ; mais il y a des maladroits qui se laissent prendre. Les Beloutchis, par exemple, ont pour principe que l’homme qui n’est pas allé en prison, qui n’a tué personne, qui n’a pas enlevé la femme de son voisin, n’est pas un vrai Beloutchi. Mais ils ne savent pas tenir leur sérieux en mentant; la chose leur semble si drôle qu’ils éclatent de rire. Les Afghans sont des menteurs consommés, de grands artistes en tromperie, qui ne rient jamais, ils considèrent la parole comme la fausse monnaie la plus commode à frapper, et ils se servent de cette monnaie de plomb pour se procurer de l’or.

L’Afghan mêle l’esprit commercial à tout. Il ne donne pas sa fille en mariage, il la vend, et il entend qu’elle lui rapporte au moins 500 roupies : « Tu restes assise dans ton coin et tu pleures, dit la chanson. Que pouvons-nous faire pour toi? Ton père a reçu l’argent. » Il mêle aussi l’esprit commercial à sa religion. Fervent musulman sunnite, il veut que, comme sa fille, sa dévotion lui rapporte gros. On sait le prix qu’attachaient les rois mérovingiens à posséder le tombeau d’un évêque ou d’un saint; ils y voyaient un double avantage : le saint faisait des miracles, et les foires qu’on tenait en son honneur étaient plus courues que toute autre. Comme les rois mérovingiens, les Afghans pensent qu’il est précieux pour un village d’avoir la tombe d’un martyr ou chahid, lequel attire à la fois la bénédiction du ciel, les pluies fécondantes et une foule de pèlerins bons à piller. Quand on n’a pas de martyrs sous la main, on en fabrique. Les Afridis assassinèrent un saint homme à la seule fin de s’assurer la possession de son cadavre. M. Darmesteter raconte qu’aux premiers temps de l’occupation du Pendjab, le commissaire anglais, le major James, reçut la visite d’un fakir gardien du tombeau d’un saint, et que le fakir lui dit : « Vous savez que quand un vrai saint est mort, son corps s’allonge par degrés dans la terre. Le mien m’est apparu en songe et m’a signifié qu’il était trop à l’étroit, qu’il demandait un mètre de terrain. » Le major accorda le mètre. Bientôt le saint, qui continuait de grandir, en demanda deux; on les lui donna. Mais il grandissait toujours, et le major commençait à s’inquiéter. Un jour le fakir vint lui annoncer que désormais le cadavre mesurait quarante mètres de long: — « Ah ! cette fois, c’en est trop ! s’écria le commissaire; ton saint veut-il donc me chasser du cantonnement? » Et il avertit le fakir que si le mort s’obstinait à grandir, il en coûterait à son ambassadeur. Le fakir se le tint pour dit, et le mort se tint tranquille.

Cette race énergique, indomptable, remuante autant qu’arrogante, supérieure en instruction militaire à tous ses voisins, les aurait asservis si elle formait un corps de nation. Mais, comme le reprochait aux Afghans leur grand poète Kouchal, ce qui leur manque, c’est le don de la concorde et de l’unité: « Nous parlons la même langue, disait-il, nous parlons tous pouchtou, mais nous ne comprenons pas ce que nous nous disons l’un à l’autre. » Cependant, si les Afghans, comme les Arabes, n’ont pas la notion de patrie, certaines idées leur sont communes, et deux sortes d’entreprises peuvent les unir pour quelque temps : c’est le djihad ou la guerre sainte, et le loot ou la guerre de pillage, et le plus souvent ces deux guerres se confondent. Il leur a pris plus d’une fois des fureurs d’exterminer l’infidèle et de se gorger de ses biens. Ils sont entrés dans l’Inde au XIIIe siècle, avec les princes de Ghor, et au XVe une dynastie afghane est montée sur le trône de Delhi, d’où le Grand-Mogol a eu quelque peine à la faire descendre.

D’habitude, quand ses idées de traverse le laissaient tranquille, l’Afghan, selon l’expression de M. Darmesteter, vit dans l’émiettement de la tribu. La seule forme de liberté qu’il comprenne, c’est l’anarchie. Les tribus se divisent en clans, les dans en familles, et on se bat avec délices tribus contre tribus, dans contre clans, familles contre familles. On se bat pour s’entre-piller, on se bat aussi pour le simple plaisir de se battre. Il y a dans le Yaghistan un district nommé Bouner, et dans ce district deux montagnes, le Dva-Sara et l’Ukam, qui sont habitées par deux dans différens. Lorsque les gens d’Ilam sentent le besoin de se donner un peu d’exercice, ils vont trouver les gens de Dva-Sara et leur demandent insidieusement laquelle des deux montagnes est la plus haute. — C’est Dva-Sara, répondent-ils. — C’est Ilam, répliquent les autres. L’instant d’après, on se traite de fils de prostituées, de fils de père qui brûle dans l’enfer, et on se canarde.

Quand il retournait mélancoliquement de l’Oxus, qu’il n’avait pu franchir, à Samarcande, qu’il connaissait trop, M. Bonvalot assista un jour à la grande bataille d’une armée de corbeaux, alliés à des pies contre des aigles qui leur disputaient une proie. Les aigles furent mis en déroute; des éperviers, étant intervenus dans cette querelle, furent chassés à leur tour, après quoi, restés maîtres du champ de bataille, les corbeaux et les pies fondirent les uns sur les autres, et les pies ayant vidé la place, les corbeaux attaquèrent les corbeaux. C’est la fidèle image de ce qui se passe dans l’Afghanistan, sous les yeux de l’émir, à qui il importe peu qu’on se balte, pourvu qu’on ne conspire pas contre lui. Les zizanies, les discordes des Afghans sont cause que, tenus en échec à l’est par les Anglais, ils n’ont pas tenté, dans ces cinquante dernières années, de s’agrandir au nord, de porter leur frontière au-delà de l’Amou. S’ils avaient conquis Bokhara, ils auraient eu plus tôt affaire aux Russes. « La question d’Asie centrale, dit M. Bonvalot, eût été tranchée d’un seul coup ou au moins simplifiée singulièrement par la suppression d’un facteur considérable, la puissance afghane et son prestige. Mais l’histoire, ajoute-t-il, aime à traîner en longueur les affaires, et l’on a alors le spectacle de petits peuples, ayant l’âme chevillée au corps et placés par la géographie à côté de colosses qu’ils tiennent en éveil, à qui ils mordent le talon, comme la fourmi fit au vilain tenant en joue un pigeon, qu’il ne put tirer, parce que la fourmi lui fit tourner à temps la tête. L’Afghanistan en est une grosse, elle servira au plus habile de ses voisins, à celui pour le compte duquel elle mordra l’autre. »

La fourmi mordrait-elle le Russe ou l’Anglais? C’est une question qui l’embarrasse. On assure que l’émir Abdoul-Rhaman, petit-fils de Dost-Mohammed, a fait son choix, qu’il a du goût pour la civilisation et les modes anglaises, qu’au grand étonnement de sa femme légitime et de ses cent et une concubines, il a installé l’éclairage électrique dans son palais, qu’il fait venir du grand magasin de Pechawer toutes les élégances de Régent-Street, et que le précepteur de ses enfans leur apprend l’anglais. Il a oublié que, dans sa jeunesse, il fut l’hôte des Russes, qui lui payaient une pension de 25,000 roubles. Sans doute, il les juge plus dangereux que ses voisins de l’Est; il les tient pour de grands pêcheurs de royaumes, il se défie de leurs amorces et de leur nasse. Les poètes afghans l’accusent d’être « l’enfant des Inglis,» et comme les mœurs anglaises ont dans l’Afghanistan la même réputation que les mœurs françaises en Angleterre : « Caboul, dit la chanson, est devenu l’Indoustan, et le dévergondage sera le lot de nos femmes. Les doubles roupies volent de toutes parts. Mais il reste une grande bataille à livrer; La plaine est toute rouge de fleurs, les roses rouges sont le sang des martyrs. » Un autre chansonnier, plus hardi encore, a osé dire que depuis que le sardar Abdoul Rhaman règne à Caboul, « la foi de l’homme dans l’homme a disparu, qu’il massacre en masse les Ghazis par trahison. » Les Ghazis sont les soldats de la guerre sainte : ils abhorrent l’infidèle, ils n’admettent aucune compromission avec lui, et l’éclairage électrique leur est suspect.

Quoique Abdoul-Rhaman ait interdit à ses sujets de parler de lui, même en bien, sous peine d’avoir la langue coupée, les Afghans continuent de parler. Ils ne souffrent le despotisme qu’à la condition qu’il soit tempéré par l’anarchie, et ils estiment que tout peuple a le droit de chansonner ses souverains; c’est leur déclaration des droits de l’homme, leurs principes de 1789. Bon gré, mal gré, l’émir est tenu de compter avec les chansons et avec l’opinion, il affirme en toute rencontre qu’il n’a d’alliance avec personne, qu’il empêchera l’Ourouss de passer dans l’Inde, l’Inglis de passer en Turkestan. Quand la commission anglaise de la délimitation des frontières retournait de l’Oxus à Pechawer, l’émir lui fit fête, mais la pria de ne point s’attarder en chemin, le bruit s’étant répandu qu’il lui avait vendu l’Afghanistan et qu’elle venait prendre livraison.

— « Il est de l’intérêt des Anglais, nous dit M. Darmesteter, que l’Afghanistan, puisqu’ils ne peuvent l’occuper (toute occupation serait un suicide), soit aux mains d’un chef fort, peu disposé à se laisser absorber par la Russie. La chute d’Abdoul-Rahman serait un désastre pour eux, car elle laisserait le champ libre, soit à une créature des Russes, soit à l’anarchie, qui, elle aussi, sera rasse. Qui sera là pour remettre en bon, chemin des compagnies de Cosaques qui seraient tentées de s’égarer sur, la route d’Hérat? » Malheureusement, il n’est pas prouvé « que l’émir aille dormir son dernier sommeil dans le grand sépulcre qu’il a fait construire à Caboul, aux jardins de Baber, au pied de la tombe, du Grand-Mogol. » Il a beaucoup de cousins, et, en Afghanistan plus qu’ailleurs, tout cousin est un ennemi. C’est par les rigueurs et les cruautés qu’il se défend contre les conspirateurs et les prétendans. M. Bonvalet demandait à un fonctionnaire afghan, si Abdoul-Rahman était un bon émir : — « Oui, répondit-il, un bon émir, juste, mais sévère. En ce moment, il fait couper au moins trente têtes par jour, rien qu’à Caboul.» Ce fonctionnaire exagérait; mais on ne peut nier qu’Abdoul-Rahman ne soit un terrible justicier. Deux jours par semaine, le mercredi et le samedi, il rend ses arrêts, la main au pommeau de l’épée. Il dit : Bekouchid, — et on coupe la gorge à l’accusé ; il dit : Gargara kounid, — et un homme est pendu. Au temps des affaires de Pendjeh, on lui amena un indiscret qui avait annoncé que les Russes approchaient : — « Eh bien! lui dit l’émir, on va te faire monter au sommet de cette tour, et on ne te donnera à manger que quand tu verras arriver les Russes. »

Les Afghans se vantent d’être de grands politiques; on prétend que, chez eux, tout le monde s’intéresse aux affaires d’état, et que des enfans de dix ans les discutent avec des barbes blanches, qu’ils étonnent par leur précoce sagesse. Ce qui est certain, c’est que l’Afghan a l’esprit trop délié pour ne pas se rendre un compte exact de ses intérêts et de sa situation, et qu’il se sent désormais enserré dans un étroit espace entre deux colosses, qui se menacent des yeux par-dessus sa tête. Cette situation, en même temps qu’elle l’inquiète, augmente encore son orgueil de race et lui fait sentir toute son importance : si jamais la grande partie s’engageait, il serait un atout.

M. Bonvalot a pu constater que, dans le Yaghistan, dans le Tchatral, les indigènes s’intéressent infiniment aux entreprises, aux projets des Russes. Quant aux Afghans de l’émir, ils reprochent à la commission anglaise, chargée de défendre leurs frontières, de s’être montrée accommodante à leurs dépens, d’avoir cédé à la Russie un morceau de leur territoire. Le gouvernement de l’Inde a perdu dans leur estime; ils méprisent les patiens qui domptent leur cœur, ils ne respectent que les forts qui parlent haut. Demandez à un politicien afghan ce qu’il pense des deux grandes puissances rivales, il vous dira que les Inglis sont très riches, que leurs colonels touchent 6,000 roupies par mois, que les Ourouss sont pauvres, qu’ils paient mal leurs généraux, mais qu’ils ont beaucoup de soldats. S’il vous disait tout ce qu’il pense, il ajouterait peut-être que le champ de pillage est de l’autre côté de r Indus et non de l’Oxus, que si les Afghans s’alliaient aux Ourouss, les Ourouss leur permettraient de rançonner, de louter Delhi, que les Anglais n’ont à leur offrir que le maigre pillage du Turkestan.

L’Angleterre le sait, et elle fait peu de fond sur le bon vouloir des Pouchtoun. Aureng-Zeb, l’empereur mogol qui conquit le Thibet et Golconde, ne comprenait pas qu’on pût vivre hors de Delhi, qu’il appelait le paradis sur terre. Quand on a la joie de posséder un paradis, on a le souci de le défendre contre les voleurs. Les Anglais, qui ont étudié l’histoire, se disent que, si jamais les Russes se mettaient en marche sur l’Inde, ils retrouveraient les logemens préparés par les fourriers d’Alexandre et de Tamerlan. « Les maîtres de la plus riche contrée du globe, écrivait M. Bonvalot, s’acquittent à souhait d’une difficile besogne d’exploitation; ils se tiennent au milieu de millions d’hommes et les dominent par des prodiges d’habileté. Ils font voir ce que peuvent des commerçans et des industriels ayant de la suite dans les idées. Néanmoins, leur puissance semble faite d’artifices; ils remontent un courant, ce qui fatigue les plus intrépides nageurs, tandis que les autres le suivent, ce qui est bien plus commode. »

De son côté, M. Darmesteter estime que, si le choc se produit, la Russie ne trouvera dans l’Inde aucun allié actif et déclaré, mais que si les Anglais n’ont rien à craindre de leurs sujets, ils n’ont pas grand’chose à en espérer. Un fonctionnaire lui disait que les Indiens de Luknow jouaient sur les chances de l’Angleterre et de la Russie, sans grande passion ou pour l’une ou pour l’autre, mais avec une vive curiosité : « Les classes riches, ajoute-t-il, redoutent l’arrivée des Russes, elles se disent qu’ils viendront les louter en grand et se retireront. Elles auraient moins peur si elles pensaient qu’ils resteront. » L’Inde est accoutumée à laisser faire sa destinée par les autres. Elle sera comme la génisse pour qui se battent deux taureaux. Si le Russe était vainqueur, elle lui dirait sans doute ce que dit à son amant la femme aux tresses noires : « Tu as fait le voleur sur mes joues, et mon mari, mon gardien, est en grande colère contre toi. Je le donnerai accès dans le jardin de ma blanche poitrine. J’aime peu le vilain. Je te permettrai de fourrager dans la grange des tresses noires. »

Les Russes arriveront-ils jamais dans l’Inde? Ni M. Bonvalot ni M. Darmesteter n’affirment rien à ce sujet, et ils ont raison. En Orient encore plus qu’en Europe, le chapitre des accidens est infini. Il faut laisser aux astrologues politiques le plaisir d’étonner le monde par leur manie de prophétiser et par leurs audacieuses certitudes. Bayle disait qu’un homme qui s’engage à annoncer l’avenir doit avoir premièrement un front d’airain, et secondement, pour se tirer d’affaire quand il se blouse, un magasin inépuisable d’équivoques.


G. VALBERT.

  1. Aux Indes par terre à travers le Pamir ; E. Plon, Nourrit et Cie.
  2. Lettres sur l’Inde. À la frontière afghane, par James Darmesteter. Paris, 1888 ; Alphonse Lemerre.