Les Affamés, étude de mœurs contemporaines/48

E. Dentu, Libraire-Éditeur (p. 318-329).
Le Duel  ►


XLVIII

LES DERNIÈRES GOUTTES DU CALICE.


Le lendemain du jour de sa démarche à l’hôtel de Marcus, vers neuf heures et demie, Georges Raymond se disposait à aller trouver Karl Elmerich. Son duel avec le vicomte d’Havrecourt était fixé au jour suivant et il avait dû la veille, en prévision d’une issue funeste pour lui, prendre différentes dispositions qui l’avaient occupé toute la soirée. Il n’avait donc pu retourner chez Karl, et on sait pour quels motifs Karl n’était pas allé chez Georges Raymond.

Parti dès huit heures et demie avec Doubledent, Karl n’était pas rentré quand Raymond arriva. Georges laissa un mot à son adresse, l’invitant à venir le rejoindre à quatre heures, et il alla promener au hasard les sombres préoccupations qui l’assiégeaient.

— Ah ! du moins, se disait-il, Mlle  de Nerval est pure ! Avec quelle noblesse elle a repoussé mes soupçons outrageants ! Elle n’ira pas à ce rendez-vous. C’est pour elle que je me bats, ajoutait-il, pour elle seule ; et, si j’étais tué, je mourrais en prononçant son nom.

Une autre pensée le calmait encore ; il avait envoyé à Hector d’Havrecourt la lettre d’Isabeau et il se disait : Si Hector peut me haïr, parce que moi aussi je l’ai outragé, à présent, du moins, il ne peut plus me croire infâme.

À quatre heures, à cinq heures, à cinq heures et demie, Karl n’était pas arrivé.

— C’est extraordinaire, pensa Georges ; je vais aller chez lui ; et il se félicitait d’être tombé à peu près d’accord avec M. de Marcus sur les bases d’une transaction à intervenir. Son plan était arrêté. Il se proposait de conduire le soir même Karl chez M. de Marcus et de le faire traiter directement avec le comte sans passer par l’intermédiaire de Doubledent. Il comptait aller ensuite chez Doubledent et lui faire des offres catégoriques pour la remise des pièces dont il était porteur.

Malheureusement la journée s’était presque entièrement écoulée sans qu’il pût voir Karl ; dans la position extrême où se trouvait le jeune avocat, il n’y avait pas à balancer ; il résolut d’aller chez le comte avec Karl, même à une heure avancée de la soirée. Mais, quand il revint, Karl rentré une demi-heure auparavant venait de sortir ; on lui répondit que le jeune devait être à sa pension.

— Karl, après être rentré et avoir lu mon billet de ce matin, n’est pas venu chez moi, et il est en ce moment rue Saint-Jacques ! — se dit Georges Raymond. — Qu’est-ce que cela signifie ?

Il prit tout troublé le chemin de la rue Saint-Jacques ; son cœur était serré. Il lui en coûtait, dans les dispositions d’esprit où il se trouvait, d’affronter la table du père Lamoureux, où il n’avait pas reparu depuis plus de deux mois.

Nous l’y précéderons de quelques instants.

La table, ce soir-là, était au grand complet. Tous les habitués ordinaires s’y trouvaient, même Cambrinus. Malgré les préoccupations de sa candidature qui chauffait en ce moment, à toute vapeur, chez les marchands de vin de sa circonscription.

Près de devenir homme politique, Cambrinus, le verre en main, passait gaiement au sein de la basoche les derniers jours qui le séparaient de la célébrité.

Lecardonnel et l’abbé Ecoiffier, placés côte à côte, observaient à la dérobée Karl Elmerich qui ne disait rien.

Le pauvre jeune homme était encore tout étourdi des événements qui venaient de s’accomplir autour de lui, et, au milieu des préoccupations poignantes que la trahison présumée de Georges Raymond faisait naître dans son âme, une pensée dominait en lui toutes les autres. Il songeait à Mlle  de Nerval, dont l’adorable image ne pouvait sortir de son cœur.

— Il l’aime ! se disait-il, et pour l’épouser il a tout oublié.

Belgaric, de l’Odéon, était avec sa maîtresse, la grosse Zoé-Canada, qui écoutait ce qui se disait comme un poisson rouge dans un bocal, pendant que Gédéon Mathieu, faute d’un objet plus digne de sa flamme, prodiguait auprès d’elle les pantomimes et les exclamations admiratives.

Enfin, Oudaille et Soulès, entraînés par Coq, avaient osé reparaître à la pension après l’échauffourée de l’Opéra, dont ils avaient gardé le secret vis-à-vis de leurs camarades.

— Mille bombardes mes amis, s’écria Cambrinus en levant son verre, puisque le père Lamoureux s’est fendu ce soir de deux cachets verts en mon honneur, c’est par une duodécuple canette que je veux répondre à sa généreuse initiative.

C’est à toi que je bois, papa Lamoureux, toi qui fus mon père nourricier, noble rôle que la postérité t’enviera. Tu as bien mérité de la jeune France, elle te salue par ma bouche.

Je bois aussi a vous, camarades, avec qui j’ai rompu si souvent le pain de la mauvaise fortune ; je ne peux pas vous serrer tous sur ma noble poitrine. Mais, approche, père Lamoureux, et puisse le baiser que je vais te donner retentir dans tous les cœurs, au milieu du veau et de la salade !

— Gaspard va t’embrasser, Émile (c’était le petit du père Lamoureux.) As-tu du chlore dans tes poches ? (Cambrinus passait pour avoir l’haleine de Louis XIV, seul rapport qu’il eût avec le grand roi.)

— Et non-seulement je bois à vous, mes amis, reprit Cambrinus sans se laisser démonter, en prenant une pose qui consistait à allonger le bras droit et à avancer la tête comme un bélier, — mais je bois à une noble exilée dont l’image est restée dans nos cœurs et qui est le trait d’union de nos espérances.

— Bravo ! s’écrièrent Oudaille, Coq, Soulès, Belgaric et Gédéon Mathieu.

— C’est joliment tapé ! dit l’ex-épicier Berg-op-Zom.

— Dis-donc, comment s’appelle-t-elle, cette dame-là ? Est-ce qu’on pourrait avoir son adresse ? fit Marius.

— Tant pis pour qui ne sait pas comprendre les figures du langage ; je ne réponds pas à l’interrupteur…

— Laissez parler, dit Berg-op-Zom qui se croyait au Corps législatif.

— On ne parle pas politique, vous savez ! cria le père Lamoureux sur le seuil de sa cuisine.

Mais ce rappel à l’ordre se perdit au milieu d’une soudaine improvisation du marquis, que les lauriers de Cambrinus empêchaient de dormir et qui voulait couper une tirade dont on ne pouvait prévoir le développement.

— Représentant des anciennes classes privilégiées, dit-il, n’ayant rien à gagner aux révolutions bourgeoises, je réponds à des allusions insidieuses par une déclaration plus hardie.

Je demande qu’on ouvre les écluses au torrent de la démocratie, c’est-à-dire à l’ignorance et à la bêtise populaires qui doivent venger les injures de ma race. Je fais un pacte d’alliance avec les hommes de désordre dont Cambrinus sera peut-être un jour le représentant, pour qu’ils fassent passer la charrue sur les fondements de la société et de la civilisation.

— À bas ! à bas ! cria-t-on du côté de Coq et de Soulès.

Quant à Cambrinus, il ouvrait déjà la bouche pour répliquer et Dieu sait ce qui allait en sortir, lorsque le retentissement d’une gifle vigoureusement appliquée fit changer le cours de la conversation. C’était Zoé-Canada qui venait de répondre de cette manière aux gestes du docteur Gédéon Mathieu, qui était tombé à ses genoux.

— Oh ! madame ! oh ! les femmes ! oh ! j’ai bien souffert, disait le petit homme à la voix éraillée en portant les mains à sa figure.

Au même instant on entendit à la porte le bruit d’une querelle.

C’était Léon Gaupin, entraînant avec lui Bouton-de-Rose, qui bataillait pour entrer et ne s’y décida qu’en apercevant Karl Elmerich.

— Ce serait le moment de lancer le brûlot, dit l’abbé Ecoiffier à l’oreille de Lecardonnel, car Georges Raymond peut arriver encore d’un instant à l’autre.

— J’ai fait décamper l’homme de la Paternelle[1], dit tout bas Soulès à Oudaille. La police est trop sur ses gardes en ce moment, il n’y a rien à faire.

— Tu as eu raison ; soyons prudents, répondit Oudaille sur le même ton.

Pendant l’intervalle de quelques minutes qui suivit l’arrivée de Gaupin, Louis Gaspard, dit Cambrinus, s’apercevant qu’il ne concentrait plus l’attention, s’esquiva pour porter ailleurs ses tirades et son éloquence.

— Fiasco ! sur toute la ligne, dit Léon Gaupin en entrant. La rue Quincampoix, drame en cinq actes, dix tableaux et un prologue, refusé à le Porte-Saint-Martin.

Le Bocal de cornichons, lever de rideau en un acte, refusé au Palais-Royal !

Enfin les Noces Vénitiennes, refusées aux Folies-Dramatiques il y a quinze jours, me sont revenues ce matin des Folies-Nouvelles par le train express. Il ne me reste plus que les Funambules.

— C’est comme moi, dit Belgaric, dans un temps où l’art est dégradé, qui sait si le premier comédien de ce temps-ci n’en sera pas réduit à jouer au Petit-Lazari ?

— Quant au Siége de Corinthe, je ne t’en parle même pas, reprit Gaupin en serrant les mains de Karl. Il ne nous reste plus qu’à allumer un réchaud si tu n’as pas ta succession…

À l’instant un hourrah se fit entendre.

— Tu as une succession !

— Il a une succession !

— Monsieur a une succession !

— Nous avons une succession !

— Ce chat a une succession !

— Eh ! j’ai dit cela en l’air comme j’aurais dit toute autre chose, fit Gaupin, rappelé à la discrétion par un coup d’oeil de l’abbé Ecoiffier qui lui avait recommandé le silence le plus absolu depuis la veille.

— Tu n’as pas de succession !

— Il n’a pas de succession !

— Monsieur n’a pas de succession !

— Nous n’avons pas de succession !

— Ce pauvre chat n’a pas de succession !

Reprit aussitôt le chœur mâle et femelle.

Pendant ce temps-là, Bouton-de-Rose, qui s’était placée auprès de Karl, tournait de temps en temps vers lui son joli visage.

— Oh ! mademoiselle, que vous êtes belle, s’écria Gédéon Mathieu en tombant aux pieds de la jeune fille, Oh ! quels yeux ! quel nez ! quelles dents ! Oh ! les femmes ! Oh ! madame ! que n’ai-je les trésors de Golconde ! Papa Berg-op-Zom, toi qui es riche, et toi Soulès, qui as le sac, comment ne vous changez-vous pas eu pluie d’or…

— Soulès est un rat, interrompit Zoé-Canada.

Cette sortie étonne, puis fit éclater de rire tout le monde.

— Malheureuse, comment le sais-tu ? Et toi, Soulès, qu’as-tu fait ! dit Marius Simon.

— Suffit ! dit Belgaric en étendant le bras vers sa compagne avec un geste de dignité suprême que Talma n’eût pas désavoué. »

— La calomnie ne peut pas nous atteindre, nous ne sommes pas de la même école, dit Oudaille venant au-devant de son collègue qui s’embarrassait.

— Oui, nous sommes des purs, dit enfin Soulès.

— Vive l’Empereur ! cria le marquis.

— Ah ça ! on ne voit plus Georges Raymond, dit Lecardonnel qui, d’accord avec son compère, jugea le moment favorable pour lancer ce qu’il appelait le brûlot.

— Georges Raymond ! Ah ! mais j’ai une jolie histoire vous raconter sur ce monsieur, fit le marquis, et, en un trait de temps, il crayonna un récit dont il résultait purement et simplement qu’après avoir reçu en dépôt, d’un de ses amis, des papiers compromettants, il était allé les livrer au ministère de l’intérieur.

— Mais c’est le dernier des misérables ! dit Léon Gaupin. Cet homme est à jeter dans l’égoût collecteur.

— Comment donc ! mais il le salirait, dit Coq ; s’il entrait ici, c’est à coups de pied quelque part que je le reconduirais.

Karl Elmerich, suffoqué pendant ce récit, était devenu pâle comme la mort.

— Il est impossible que ce récit ne soit pas une affreuse calomnie, dit-il enfin. J’ai peut-être, ajouta-t-il avec des larmes dans la voix, perdu quelques illusions sur Georges ; mais le supposer capable d’une pareille infamie !

— Voyons, bêta, quand on te dit qu’on connaît les gens, veux-tu qu’on te les nomme ?

— Puisqu’on te dit les noms, cher ami, répéta Léon Gaupin.

— Et si je vous disais, moi, que je l’ai vu dans la rue Bergère à l’heure où nous nous échappions des griffes des sergents de ville ; et celui qui me démentirait, je pourrais le remoucher.

— Tu vas me remoucher, Coq, et toi aussi, marquis, dit Marius Simon, car je vais défendre comme avocat d’office cet avocat, puisque les avocats qui sont là ne remplissent pas leur rôle.

— Du propre ! les avocats ! murmura Soulès, qui ne pouvait souffrir la profession, quoiqu’il en fût.

— Mais oui, mais oui, Marius Simon a raison, dit l’abbé Ecoiffier faisant le bon apôtre ; il ne faut pas abîmer les gens comme ça sans savoir ; c’est peut-être vrai, je ne dis pas non ; mais il faut vérifier.

— Il faut vérifier, répéta Lecardonnel.

— Vérifions, dit Berg-op-Zom, qui représentait le chœur antique.

Pendant ce temps-là, quelqu’un parlait dans le corridor, et l’on entendait la voix du père Lamoureux, qui criait :

— Voyez, Jean ! ce qu’il faut servir à M. Georges Raymond, que personne n’a vu ici depuis deux mois.

À ce nom, jeté inopinément dans la salle, il se fit parmi les convives un silence glacial.

— Merci ! dit Georges en s’avançant, j’ai déjeuné.

Et il s’aperçut tout de suite de l’effet extraordinaire que produisait sa présence ; Marius Simon, avec sa verve ordinaire, était seul de force à rompre le silence.

— Accusé, vos nom et prénoms. Asseyez-vous ; vous allez entendre les charges qui sont portées contre vous. Greffier, lisez l’acte d’accusation.

Georges Raymond, qui crut en effet à une plaisanterie et qui n’apercevait pas le marquis, tendit la main à Soulès, qui était le plus rapproché de lui. Soulès mit sa main dans sa poche. Il s’avança vers Léon Gaupin, qui se mit à regarder le plafond.

— Quel toupet ! s’écria Coq en frappant du poing sur la table. Comment osez-vous vous présenter ici après l’affaire du coffret ?

Les traits du malheureux jeune homme se décomposèrent, mais il conserva une contenance ferme.

— Je crois comprendre ce que vous voulez dire, fit-il d’une voix altérée, mais vaillante, car je vois ici le calomniateur. (Il avait aperçu le marquis qui souriait.) Si quelqu’un veut m’adresser une insulte, qu’il le fasse ou plutôt qu’il ose le faire !

Et, en parlant ainsi, les regards du jeune homme étincelaient, sa contenance était si ferme que personne, pas même le marquis, pas même Coq n’osèrent formuler l’accusation.

— Enfin on s’explique. Répondez, dit Coq qui appréciait le courage.

— Je ne m’explique pas, monsieur, parce que, si je voulais parler, j’accuserais sans preuve, et je parlerai quand il le faudra. Viens, Karl, je t’attends, ajouta-t-il brièvement.

— Ne lui parlez pas, ne bougez pas, dit à l’oreille de Karl l’ex-abbé Ecoiffier qui voyait de l’indécision dans les yeux du jeune homme. Il vous ferait passer pour son complice.

Karl se rappela les choses horribles qu’on lui avait dites ; il songea à Mlle  de Nerval et il resta immobile.

— Ah ! toi aussi ? dit Georges avec une amertume poignante. Adieu ! si tu ne me revois plus, tu auras le temps de te repentir.

Et il sortit la tête haute sans se retourner. Tout le monde était troublé. Karl venait de s’évanouir.

— Courez prévenir Doubledent, qui est dans le petit café à côté, dit Ecoiffier à Lecardonnel pendant que les deux femmes jetaient les hauts cris et que le docteur Gédéon passait du vinaigre sur les tempes de Karl.

Raymond était rentré chez lui comme un homme qui n’a plus conscience de ses mouvements. Il lui semblait qu’il venait de recevoir un coup mortel dans les entrailles. Il se trouva devant sa maison sans s’en apercevoir. Son concierge, qui était à sa porte, lui remit immédiatement une lettre. Il en brisa l’enveloppe machinalement et lut ce qui suit en gros caractères :

Copie d’une lettre adressée par la comtesse de Tolna à M. le vicomte d’Havrecourt, qui conserve l’original :
« Monsieur le vicomte,

» Vous avez du recevoir une lettre signée de moi que je désavoue avec horreur. M. Georges Raymond avait caché chez moi un coffret dont j’ignorais l’existence et il l’a fait saisir par la police.

» Traité par moi comme le plus misérable des hommes et abusant de ce que mes gens étaient sortis, il m’a contrainte, le pistolet sur la gorge et sous menace de mort, d’écrire l’affreuse déclaration que vous avez reçue et que je renie comme l’expression de la plus indigne violence. J’ai déposé ma plainte entre les mains de la justice.

« Signé : Isabelle de Tolna. »

Cette lettre n’était qu’une copie, Hector avait conservé, comme il le disait, l’original et il ajoutait ces simple mots au bas de la copie :

« À demain, où vous savez. »



  1. Surnom de l’Internationale.