Les Affamés, étude de mœurs contemporaines/29

E. Dentu, Libraire-Éditeur (p. 167-171).


XXIX

COUP D’ŒIL RÉTROSPECTIF.


Commençons par dire que le cartel de Georges avec le marquis n’eut pas de suite, grâce à l’intervention du vicomte, qui se moqua de leur querelle et les fit déjeuner ensemble ; mais l’aventura galante de Georges Raymond n’en resta pas là.

Après quinze jours de résistance de la part de la comtesse de Tolna qui, d’ailleurs, avait beaucoup d’autres occupations, Georges Raymond fut heureux. L’impétueux jeune homme s’était jeté dans cette aventure avec une fougue dont l’originalité avait intéressé un instant Isabeau.

Il ignorait que cette étrange fille, après avoir poussé ses amants aux dernières limites de le prodigalité, s’en débarrassait sans scrupule au bout de quelques jours et devenait absolument invisible.

Hautaine, fantasque, se vengeant par une sorte de mépris des hommes auxquels elle s’était donnée, s’arrachant de leurs bras quand elle les avait rendus fous, elle était sans cesse en voyage, en Italie, en Espagne, Saint-Petersbourg, courant les villes de jeux, les bains de mer, traînant partout à son char les hommes les plus distingués et ne s’attachant à aucun.

Elle haïssait à mort le vicomte d’Havrecourt, qui avait fait un jour un pari singulièrement outrageant pour la belle comtesse. Elle se flattait d’avoir abandonné tous ses amants sans avoir jamais été quittée la première : or, le vicomte avait parlé, dans un souper, qu’il obtiendrait ses faveurs dans quarante-huit heures, et que quarante-huit heures après il aurait pris congé ; et il avait gagné son pari en notifiant sa retraite par une missive dont le texte impertinent, déguisé sous une forme galante, avait circulé au Jockey-Club. Cette plaisanterie devait coûter cher à d’Havrecourt, à qui la comtesse avait suscité déjà trois ou quatre duels, et qu’elle poursuivait toujours d’une haine implacable.

Sa hauteur avec les hommes n’avait fait qu’augmenter depuis cette époque. Or, il y avait déjà cinq jours que Georges Raymond était favorisé, et Georges Raymond n’était qu’un pauvre avocat sans argent et sans renommée, dont elle ne pouvait rien attendre. Étourdi par un bonheur aussi extraordinaire, il n’avait pas reparu pendant quelques jours à son cabinet, et il était allé se cacher avec Isabeau dans une délicieuse retraite qu’elle possédait aux environs de Paris.

Georges avait donc eu son heure de triomphe : il possédait pour le moment une des plus belles femmes de Paris, et il pouvait s’en croire aimé. Elle lui avait fait jurer un silence absolu sur leurs relations, surtout vis-à-vis de d’Havrecourt, qu’elle lui avait représenté comme un prétendant évincé, devenu depuis lors irréconciliable et cherchant tous les moyens de se venger.

Cette révélation avait fait ouvrir de grands yeux à Georges Raymond, qui s’était demandé en conscience comment il avait pu réussir, lui, débutant, là où le brillant vicomte avait échoué. Comme la vanité n’était pas son défaut, il comprit qu’il y avait la une énigme dont il aurait le mot tôt ou tard ; mais il ne chercha point à la pénétrer, et il garda le secret de sa bonne fortune malgré les plaisanteries du vicomte, qui lui-même avait trop d’esprit pour vouloir lui enlever ses illusions.

Pendant ce temps, le legs de l’oncle Durand allait bon train. D’abord Georges avait prêté six mille francs à d’Havrecourt, qui se les était fait offrir par une de ces phrases indirectes auxquelles on ne résiste pas dans la lune de miel de l’amitié. Il avait prêté trois mille francs à Karl qui, par délicatesse, ne voulait pas les accepter, et enfin il avait acheté un bracelet de six mille francs à Isabeau.

En ajoutant à tout cela les dîners, les soupers, les parties de toute espèce dans lesquelles le vicomte l’avait entraîné, il ne lui restait plus guère présentement que trois ou quatre mille francs ; mais, comme il arrive dans les moments où la fortune semble vous sourire, Georges se faisait toutes sortes d’illusions sur son avenir. L’aplomb qu’il avait acquis, le vernis de badinage et d’élégante corruption qu’il avait gagné au contact du vicomte, lui donnaient une fausse confiance dans ses forces. Commençant à avoir des relations, à être lancé parmi les jeunes hommes aventureux, il en arrivait à compter comme eux sur les coups de dé du hasard.

Le hasard ne venait-il pas de lui accorder inopinément la faveur la plus inespérée à laquelle pût prétendre un jeune avocat sans clientèle et sans renommée ? N’avait-il pas fait tomber entre ses mains l’affaire de Karl Elmerich, sur laquelle il basait, sans se l’avouer, ses plus grandes chances d’avenir ?

Il n’avait pas reparu depuis longtemps à la pension du père Lamoureux ; mais il recevait fréquemment la visite de Karl, à qui il était allé raconter, dès le lendemain, la démarche de Doubledent dans son cabinet.

Georges était cruellement embarrassé pour s’expliquer ; car enfin, s’il avait défendu de son mieux les intérêts de son ami, s’il avait repoussé avec dignité des propositions honteuses, quel profit avait-il tiré de cette entrevue ? Il n’avait obtenu de cet homme aucune indication, aucun renseignement, et, pour comble d’imprévoyance, il ne savait même pas son adresse. Karl, à qui il était allé la demander, ne la savait pas davantage, en sorte que le pauvre Georges Raymond se sentait plus confus qu’enorgueilli de la manière dont il avait rempli sa mission.

Karl Elmerich avait beau approuver tout ce qu’il avait fait, tout ce qu’il avait dit, Georges se rappelait une à une les fautes qu’il avait commises dans sa conversation avec Doubledent. Mais un jour pendant qu’ils étaient en train de causer, un incident fort inattendu se produisit, on apporta à Karl une lettre timbrée de Paris ; elle était ainsi conçue :

« Votre jeune ami est un noble cœur. J’ai voulu l’éprouver, je suis content de lui ; patience pour quelques jours, bientôt nous nous reverrons.

« A. Doubledent. »

— Tu vois bien, dit Karl en sautant au cou du jeune avocat, tu t’étais trompe sur lui, il ne s’était pas trompé sur toi.

— Ah ça, mais il ne donne toujours pas son adresse, dit Georges en tournant et retournant ce billet laconique dont l’écriture fine et correcte déjouait toutes les inductions cabalistiques. Me serais-je trompé, en effet, sur cet homme ? Si celui-là est un envoyé de la Providence, c’est à renoncer pour toujours à juger des gens d’après la mine.